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Le colonel Chabert
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Épitre
Allons ! encore notre vieux carrick !
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Et il se remit à manger son pain et son fromage en accotant son épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucou, l’une de ses jambes relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.
Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là ? dit à voix basse le troisième clerc nommé Godeschal en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement qu’il engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc et dont les copies étaient faites par deux néophytes venus de province. Puis il continua son improvisation : … Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé ! Desroches le savant qui faites la
Grosse ! ), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là ? ) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence ! …… (point admiratif et six points : on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au Tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est le esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en… ! Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page. — Eh bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu’entre deux et trois heures du matin : nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschal reprit la phrase commencée : rendue en… Y êtes vous ? demanda-t-il.▼
▲Grosse ! ), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (qu’est-ce qu’il comprit, ce gros farceur-là ? ) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence !…… (point admiratif et six points : on est assez religieux au Palais pour nous les passer), et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au Tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est le esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en… ! Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page. — Eh bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu’entre deux et trois heures du matin : nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschal reprit la phrase commencée : rendue en… Y êtes vous ? demanda-t-il.
— Oui, crièrent les trois copistes.
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— Effacez bien ça ! dit le Principal clerc. Si le juge charge de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée ! Vous causeriez des désagréments au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le : Portez arme ! de la Basoche.
— Rendue en… en ? … demanda Godeschal. Dites-moi donc quand, Boucard ?
— Juin 1814, répondit le Premier clerc sans quitter son travail.
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Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour dire : Je suis sourd.
Que souhaitez-vous, monsieur ? demanda Godeschal qui tout en faisant cette question avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son
— Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à M. Derville.
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Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture duquel on userait toutes les onomatopées de la langue.
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— D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez Mme Saqui.
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D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée par le rire des autres clercs. En conscience, le colonel Chabert est bien mort, sa femme est remariée au comte Ferraud, conseiller d’État. Mme Ferraud est une des clientes de l’étude !
— La cause est remise à demain, dit Boucard.
Sac-à-papier ! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième Chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.
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Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même.
— Quarante-six… Ça doit arriver souvent ! … Et trois, quarante-neuf, dit Boucard.
— Nous espérons, reprit Godeschal après avoir tout relu, que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration de la grande chancellerie de la Légion d’honneur en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici…
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Les bords du chapeau qui couvrait le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut du visage. Cet effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du contraste, les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels se caractérise l’idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.
En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement et se leva pour saluer le jeune homme ; le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en aperçût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à
Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier ! pensa Boucard.
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Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table ; mais, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’Empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois.
L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne.
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Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été, suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts ? Ici, permettez moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgart, un ancien maréchal des logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu’à demain. Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais, l’air ne se renouvelait point, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais.
Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eut eu des vivants ! J’y allais ferme, monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras ! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je ! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les défunts qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire : Respect au courage malheureux ! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant longtemps ! oh ! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il parait que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état duquel je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité ! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il] prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgart.
Derville respecta.
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Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait : son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création sociale entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si longtemps, par tant de personnes et de tant de manières ! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus ; elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eut paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
Où en étais-je ? dit le colonel avec la naïveté d’un enfant ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France.
—
— Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel.
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Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté ; car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme ? J’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799 ! Moi, Chabert, comte de l’Empire ! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal des logis de qui je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue ; je l’aperçus à la promenade, si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret.
Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève. Cette gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins ! Elle me révélait sans fard tous les changements qui étaient survenus en moi ! J’étais donc méconnaissable, même pour
Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparames, après avoir marché aussi longtemps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui.
Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer ! Boutin sera mort, me disais je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtements étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie, qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai rue du Mont— Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi !
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Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi ! Oh ! dès ce jour j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j’existe ; elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi— même. Elle ne m’aime plus ! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste ! Je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur ; eh bien, elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours ! Par moments je ne sais plus que devenir !
Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
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Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de coutume qu’un avoué parût s’émouvoir ; il passa dans son cabinet, d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier.
Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume ? dit l’avoué.
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier et l’éclaira.
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Petit-Banquier, chez un vieux maréchal des logis de la garde impériale, devenu nourrisseur, et nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client ; car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les cotés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs batis avec des ossements et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes.
Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge : VERGNIAUD, NOURICEURE.
L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau serait là ! se dit Derville en saisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que le troisième pendu à l’autre bout attendait que le cochon y fit placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette.
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— Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui.
— Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez vous ? ils ont pris un établissement au— dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune ! … Enfin, suffit !
— Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore !
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— Sacré argent ! Dire que je n’en ai pas ! s’écriait-il en jetant par terre sa pipe.
Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèse-tabac. Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux.
Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.
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Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence.
Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entamera dix ou douze questions préliminaires. Toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui trameront en longueur, quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux : admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert. Savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud ? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez pas eu d’enfants de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien, les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractants. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre age et dans les circonstances où vous vous trouvez une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des éléments de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisants.
— Et ma fortune ?
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Les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paye à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous ! où les trouverez-vous ?
De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat et roulèrent sur ses joues ridées.
J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendome, je crierai là : Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau !
Le bronze, lui ! me reconnaîtra.
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— Et l’on vous mettra sans doute à Charenton.
N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la▼
▲N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la Guerre ?
— Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, mais avec un jugement bien en règle qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
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— Lui ?
— Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. Ça vous le contrariait, et il pansait le cheval ! Je lui dis : Mais, mon général ? — Bah ! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a longtemps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados… Le connaissez-vous, monsieur ?
— Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement dites-moi comment le colonel vous a vexes !
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Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis. Les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’État chargés des affaires privées ?
Un coup
M. le comte Ferraud était le fils d’un ancien Conseiller au Parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la Terreur, et qui, s’il sauva sa tête, perdit sa fortune. Il rentra sous le Consulat et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII, dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg Saint-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capacité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé M. Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’Empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’Empereur échoua. M. Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg Saint-Germain avait adopté comme une de ses gloires ; mais Mme la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’après dix-huit mois de veuvage elle possédait environ quarante mille livres de rente. Son mariage avec le jeune comte ne fut pas accepté comme une nouvelle par les coteries du faubourg
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Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de Talleyrand éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle n’eut été Mme Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait ? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe ? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari ! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou, Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme ; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser.
Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de M. le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varenne, à la porte de l’hôtel Ferraud. Comment, lui si riche, aimé du Roi, n’est-il pas encore pair de France ? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du Roi, comme me le disait Mme de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au Parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte▼
▲Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varenne, à la porte de l’hôtel Ferraud. Comment, lui si riche, aimé du Roi, n’est-il pas encore pair de France ? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du Roi, comme me le disait Mme de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au Parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte
Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du Roi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs qui n’ont que des filles ? Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron.
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— Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.
J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun. Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir rouge des grands officiers de la Légion d’honneur. En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit.
Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée.
Simonnin déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte ; et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.
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Derville lut.
Entre les soussignés,
Monsieur Hyacinthe, dit Chabert, comte, maréchal de camp et grand-officier de la Légion d’honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part ; ( Et la dame Rose Chapotel, épouse de monsieur le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…
— Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
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— Ah ! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves ? Je vous ai prise au Palais-Royal…
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta ; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout à coup : Vous étiez chez la…
— De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.
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Où va madame ? demanda le valet.
—
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
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— Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous ? dit le colonel en se voyant à la barrière de La Chapelle.
—
Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris ? N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un coté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle en jetant sur le colonel un regard triste et doux ; mais moi, n’ai-je pas été autorisée à former d’autres liens ? En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort ? Soyez juge et partie. Je me confie à la noblesse de votre caractère. Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous ; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits.
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Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à
Groslay.
Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte ! Ma situation est intolérable…
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Mille tonnerres ! je serais un joli coco ! Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il.
— Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite.
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentiments contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas le colonel, car elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
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— Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons.
Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut-de-loup, fut en un clin
Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.
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Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
Quoi
— Payé ! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant.
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Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le Greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse
Ferraud.
Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est 1à, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux ? Ils aiment, voilà tout.
— Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente ?
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Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert.
En 1840, vers la fin du mois de juin, Godeschal, alors avoué, allait à Ris, en compagnie de Derville son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin un de ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des mendiants en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans
Tenez, Derville, dit Godeschal à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux.
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Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit : Ce vieux-là, mon cher, est tout un poème, ou, comme disent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud ?
— Oui, c’est une femme d’esprit et très agréable ; mais un peu trop dévote, dit Godeschal.
— Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, le comte Chabert, l’ancien colonel, elle l’aura sans doute fait placer 1à. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là.▼
▲— Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, le comte Chabert, l’ancien colonel, elle l’aura sans doute fait placer 1à. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse
Ce début ayant excité la curiosité de Godeschal, Derville lui raconta l’histoire qui précède. Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup
Bonjour ; colonel Chabert, lui dit Derville.
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Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
— Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah ! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous ? il a fait le lundi. Monsieur, en 1820 il était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la cote de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit : Voilà un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach. — J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
— Quelle destinée ! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfants trouvés, il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l’Homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde ?
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