« Sapho (Daudet)/Chapitre XIV » : différence entre les versions

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— Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa… Je viens de le porter chez l’empailleur.
 
De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant d’un magasin de la rue du Bac, s’accrochait à lui avec un besoin d’effusion qui n’allait guère à ses traits impassibles et durs d’homme d’affaires, et lui racontait le martyre du pauvre Bichito tué par l’hiver parisien, ratatiné de froid malgré les tampons d’ouate, la mèche d’esprit-de-vin allumée depuis deux mois sous sa petite niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien n’avait pu l’empêcher de grelotter, et la nuit d’avant, pendant qu’ils étaient tous autour de
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lui, un dernier frisson le secouant de la tête à la queue, il était mort en bon chrétien, grâce aux flots d’eau bénite que sur sa peau grenue, où la vie s’évanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme, maman Pilar répandait en disant, les yeux au ciel : « ''Dios loui pardonne'' ! »
 
— J’en ris, mais j’ai le cœur gros tout de même ; surtout quand je pense au chagrin de ma pauvre Rosa que j’ai laissée en larmes… Heureusement Fanny était près d’elle…
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Et il perçait une pointe d’envie dans son approbation.
 
Gaussin, le front plissé, éprouvait un véritable malaise à songer que Fanny était retournée chez Rosario ; mais il s’en voulait de
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cette faiblesse, n’ayant plus après tout ni droit, ni responsabilité sur cette existence. Devant une maison de la rue de Beaune, une très ancienne rue du Paris aristocratique d’autrefois où ils venaient de s’engager, de Potter s’arrêta. C’est là qu’il demeurait ou qu’il était censé demeurer pour les convenances, pour le monde, car réellement son temps se passait avenue de Villiers ou à Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile conjugal, pour empêcher que sa femme et son enfant n’eussent l’air trop abandonnés.
 
Jean suivait sa route, esquissant déjà un adieu, mais l’autre lui retint la main dans ses longues mains dures de briseur de clavier et, sans le moindre embarras, comme un homme que son vice ne gêne plus :
 
— Rendez-moi donc un service… montez avec moi. Je devais dîner chez ma femme aujourd’hui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma pauvre Rosa toute seule à son désespoir… Vous servirez de prétexte à ma sortie et m’éviterez une explication ennuyeuse.
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Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement bourgeois du second étage, sentait l’abandon de la pièce où l’on ne travaille pas. Tout y était trop net, sans rien du désordre, de l’active petite fièvre qui gagne les objets et les meubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table qu’encombrait majestueusement un énorme encrier de bronze à sec et reluisant comme dans une devanture ; ni la moindre partition au vieux piano à forme d’épinette dont s’étaient inspirées les premières œuvres. Et un buste en marbre blanc, le buste d’une jeune femme aux traits délicats, à l’expression de douceur, tout pâle dans le jour qui tombait, faisait plus froide encore la cheminée sans feu et drapée, semblait regarder tristement les murs chargés de couronnes dorées, enrubannées, de médailles, de cadres commémoratifs, toute une défroque glorieuse et vaniteuse généreusement laissée à la femme en compensation, et qu’elle entretenait comme les ornements de tombe de son bonheur.
 
À peine étaient-ils entrés, la porte du cabinet se rouvrit, et Mme de Potter parut :
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— C’est toi, Gustave ?
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Elle le croyait seul, s’arrêta devant la figure inconnue, avec une visible inquiétude. Élégante et jolie, d’une recherche de mise intelligente, elle paraissait plus affinée que son buste, la douce physionomie changée en une résolution courageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient sur ce caractère de femme. Les uns la blâmaient de supporter le dédain affiché du mari, ce ménage en ville, connu, installé ; d’autres admiraient au contraire sa résignation silencieuse. Et l’opinion générale la tenait pour une tranquille personne aimant son repos par-dessus tout, trouvant des compensations suffisantes à son veuvage dans les caresses d’un bel enfant et la joie de porter le nom d’un grand homme.
 
Mais pendant que le musicien présentait son compagnon et débitait n’importe quel mensonge pour se débarrasser du dîner de famille, au tressaillement de ce jeune visage féminin, à la fixité de ce regard qui ne voyait plus, n’écoutait plus, comme absorbé de souffrance, Jean pouvait se rendre compte que sous ces
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dehors mondains une grande douleur s’enterrait vivante. Elle parut accepter cette histoire qu’elle ne croyait pas, se contenta de dire doucement :
 
— Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dînerions près de son lit.
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— Filons !…
 
Et de Potter délivré entraîna Gaussin qui regardait descendre devant lui, raide et correct dans son long pardessus serré de coupe anglaise, ce sinistre passionné, tellement ému quand il portait à empailler le caméléon de
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sa maîtresse, et s’en allant sans embrasser son enfant malade.
 
— Tout ça, mon cher, fit le musicien comme en réponse à la pensée de son ami, c’est la faute de ceux qui m’ont marié. Un vrai service qu’ils m’ont rendu là et à cette pauvre femme… Quelle folie de vouloir faire de moi un mari et un père !… J’étais l’amant de Rosa, je le suis resté, je le resterai jusqu’à ce que l’un de nous crève… Un vice qui vous a pris au bon moment, qui vous tient bien, est-ce qu’on s’en dégage jamais ?… Et vous-même, êtes-vous sûr que si Fanny avait voulu ?…
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— À propos de Fanny, vous savez la nouvelle ?… Flamant est gracié, sorti de Mazas… C’est la pétition de Déchelette… Pauvre Déchelette ! il aura fait du bien même après sa mort.
 
Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues qui cahotaient à fond de train dans la rue sombre où le gaz s’allumait, Gaussin s’étonnait de se sentir si ému.
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ému.
 
— Flamant gracié… sorti de Mazas…
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Il se rappelait la correspondance amoureuse datée de la prison, l’obstination de sa maîtresse à défendre celui-là seul, quand elle faisait si bon marché des autres ; et au lieu de se féliciter d’une aventure qui logiquement le déchargeait de toute inquiétude, de tout remords, une angoisse indéfinissable le tint éveillé et fiévreux une partie de la nuit. Pourquoi ? Il ne l’aimait plus ; seulement il songeait à ses lettres restées aux mains de cette femme, qu’elle lirait peut-être à l’autre, et dont – qui sait ? – sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour troubler son repos, son bonheur.
 
Vraie ou fausse, ou cachant sans qu’il s’en doutât un souci d’autre genre, cette préoccupation de ses lettres le décida à une démarche imprudente, la visite à Chaville qu’il
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avait toujours obstinément refusée. Mais à qui confier une mission aussi intime et délicate ?… Un matin de février, il prit le train de dix heures, très calme d’esprit et de cœur, avec la seule crainte de trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à la suite de son bandit.
 
Dès la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux fenêtres du pavillon le rassurèrent ; et se souvenant de son émotion, lorsqu’il voyait fuir derrière lui la petite lumière mouchetant l’ombre, il se raillait lui-même et la fragilité de ses impressions. Ce n’était plus le même homme qui passait là, et certainement il ne trouverait plus la même femme. Il n’y avait pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train n’avaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les mêmes lèpres de rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux échos.
 
Il descendit seul à la station, par ce brouillard pénétrant et froid, prit le petit chemin de campagne tout glissant de neige durcie, la voûte du chemin de fer, ne rencontra personne
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avant le Pavé des Gardes, au tournant duquel apparurent un homme et un enfant suivis d’un employé de la gare poussant sa brouette chargée de malles.
 
L’enfant, tout emmitouflé d’un cache-nez, la casquette jusqu’aux oreilles, retint un cri en passant près de lui. « Mais c’est Joseph… » se dit-il, un peu étonné et triste de cette ingratitude du petit ; et s’étant retourné il rencontra le regard de l’homme qui accompagnait l’enfant par la main. Cette figure intelligente et fine, pâlie par la claustration, ces vêtements de confection achetés de la veille, cette barbe blonde à fleur de menton, qui n’avait pas eu le temps de repousser depuis Mazas… Flamant, parbleu ! Et Joseph était son fils…
 
Ce fut une révélation dans un éclair. Il revit, comprit tout, depuis la lettre du coffret où le beau graveur confiait à sa maîtresse un enfant qu’il avait en province, jusqu’à l’arrivée mystérieuse du petit, et la mine gênée d’Hettéma pour parler de cette adoption, et les regards de Fanny à Olympe ; car ils s’étaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du
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faussaire. Oh ! le joli niais, et comme ils avaient dû rire !… Un dégoût lui en vint de tout ce passé de honte, une envie de fuir bien loin ; mais des choses le troublaient qu’il aurait voulu savoir. L’homme et l’enfant partis, pourquoi pas elle ? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser de lui dans ce coin de souillure et de malheur.
 
— Madame ?… Voilà monsieur !…
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Encore au lit à midi passé ! Jean se doutait bien pourquoi, il connaissait les causes de ces lendemains brisés, harassés ; et pendant qu’il l’attendait dans la salle aux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le « mé » grelottant d’une chèvre dans un jardinet voisin, les couverts épars sur la table le reportaient aux matins d’autrefois, le petit déjeuner en hâte avant le départ.
 
Fanny entra avec un élan vers lui, puis,
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s’arrêtant devant sa froideur, ils restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme lorsqu’on se retrouve après ces intimités brisées, de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance de rive à rive, et entre soi l’espace immense des flots roulants et engloutissants.
 
— Bonjour… dit-elle tout bas, sans bouger.
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— C’est l’enfant… il a déjeuné là ce matin avant de s’en aller…
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— S’en aller ?… Où donc ?
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— C’est vrai, dit-elle, toujours très douce, mais je vais te les rendre, elles sont là…
 
Il la suivit dans la chambre, aperçut le lit défait, recouvert en hâte sur les deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes brûlées mêlée
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à des parfums de toilette de femme, qu’il reconnaissait comme le petit coffret nacré posé sur la table. Et la même pensée leur venant à tous deux :
 
— Il n’y en a pas lourd, dit-elle en ouvrant la boîte… nous ne risquerions pas de mettre le feu…
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— Et toi ?… Est-ce que tu comptes rester ici ?…
 
Elle détourna les yeux pour lui échapper,
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balbutiant que ce serait bien triste. Aussi elle pensait… elle partirait peut-être bientôt… un petit voyage.
 
— Dans le Morvan, sans doute ?… En famille !…
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— Oui, il était tard, il neigeait… On lui a fait un lit sur le divan.
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— Tu mens, il a couché là… il n’y a qu’à voir le lit, qu’à te regarder.
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Elle vit venir le coup sans l’éviter, le reçut en pleine figure, puis avec un grondement sourd de douleur, de joie, de victoire, elle sauta sur lui, l’empoigna à pleins bras : « M’ami, m’ami… tu m’aimes encore… » et ils roulèrent ensemble sur le lit.
 
Le passage à grand fracas d’un express le réveilla en sursaut vers le soir ; et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se reconnaître, tout seul au fond de ce grand lit où ses membres rompus comme par une
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marche excessive semblaient posés les uns à côté des autres, sans attaches ni ressorts. L’après-midi, il était tombé beaucoup de neige. Dans un silence de désert, on l’entendait fondre, ruisseler contre les murs, le long des vitres, s’égoutter dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de coke de la cheminée qu’elle éclaboussait.
 
Où était-il ? Que faisait-il là ? Peu à peu, dans la réverbération du petit jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche, éclairée d’en bas, le grand portrait de Fanny dressé en face de lui, et le souvenir lui revenait de sa chute, sans le moindre étonnement. Dès en entrant, devant ce lit, il s’était senti repris, perdu ; ces draps l’attiraient comme un gouffre, et il se disait : « Si j’y tombe, ce sera sans rémission et pour toujours. » C’était fait ; et sous le triste dégoût de sa lâcheté, il y avait comme un soulagement à l’idée qu’il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyable bien-être du blessé qui, perdant son sang, traînant sa plaie, s’est étendu sur un tas de fumier pour y mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes,
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s’enfonce délicieusement dans la tiédeur molle et fétide.
 
Ce qui lui restait à faire maintenant était horrible, mais très simple. Retourner à Irène après cette trahison, risquer un ménage à la de Potter ?… Si bas qu’il fût tombé, il n’en était pas encore là… Il allait écrire à Bouchereau, au grand physiologiste qui le premier a étudié et décrit les maladies de la volonté, lui en soumettre un cas terrible, l’histoire de sa vie depuis la première rencontre avec cette femme quand elle lui avait posé sa main sur le bras, jusqu’au jour où, se croyant sauvé, en plein bonheur, en pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du passé, cet horrible passé où l’amour tenait si peu de place, seulement la lâche habitude et le vice entré dans les os…
 
La porte s’ouvrit. Fanny marchait tout doucement dans la chambre pour ne pas le réveiller. Entre ses paupières closes, il la regardait, alerte et forte, rajeunie, chauffant au foyer ses pieds trempés de la neige du jardin, et de temps en temps tournée vers lui avec le petit sourire qu’elle avait le matin, dans la dispute.
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Elle vint prendre le paquet de maryland à sa place habituelle, roula une cigarette et s’en allait, mais il la retint.
 
— Tu ne dors donc pas ?
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— Flamant ne pourra pas te rejoindre…
 
Elle resta songeuse et mystérieuse dans son
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nuage de tabac. Lui, tenait toujours sa main, frôlait son bras nu, et bercé par le dégoulinement de l’eau tout autour de la petite maison, il fermait les yeux, s’enfonçait dans la vase doucement.