« La Petite Roque (recueil)/Édition Conard, 1910/Madame Parisse » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
Phe-bot (discussion | contributions)
m Pmx: match
Ligne 13 :
}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/195]]==
 
==I==
Ligne 19 ⟶ 20 :
J’étais assis sur le môle du petit port d’Obernon près du hameau de la Salis, pour regarder Antibes au soleil couchant. Je n’avais jamais rien vu d’aussi surprenant et d’aussi beau.
 
La petite ville, enfermée en ses lourdes murailles de guerre construites par M. de Vauban, s’avançait en pleine mer, au milieu de l’immense golfe de Nice. La haute vague du large venait se briser à son pied, l’entourant d’une fleur d’écume ; et on voyait, au-dessus des remparts, les maisons grimper les unes sur les autres jusqu’aux deux tours dressées dans le ciel comme les deux cornes
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/196]]==
d’un casque antique. Et ces deux tours se dessinaient sur la blancheur laiteuse des Alpes, sur l’énorme et lointaine muraille de neige qui barrait tout l’horizon.
 
Entre l’écume blanche au pied des murs, et la neige blanche au bord du ciel, la petite cité éclatante et debout sur le fond bleuâtre des premières montagnes offrait aux rayons du soleil couchant une pyramide de maisons aux toits roux, dont les façades aussi étaient blanches, et si différentes cependant qu’elles semblaient de toutes les nuances.
Ligne 25 ⟶ 28 :
Et le ciel, au-dessus des Alpes, était lui-même d’un bleu presque blanc, comme si la neige eût déteint sur lui ; quelques nuages d’argent flottaient tout près des sommets pales ; et de l’autre côté du golfe, Nice couchée au bord de l’eau s’étendait comme un fil blanc entre la mer et la montagne. Deux grandes voiles latines, poussées par une forte brise, semblaient courir sur les flots. Je regardais cela, émerveillé.
 
C’était une de ces choses si douces, si rares, si délicieuses à voir qu’elles entrent en vous, inoubliables comme des souvenirs de bonheur. On vit, on pense, on souffre, on est ému, on aime par le regard. Celui qui
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/197]]==
sait sentir par l’œil éprouve, à contempler les choses et les êtres, la même jouissance aiguë, raffinée et profonde, que l’homme à l’oreille délicate et nerveuse dont la musique ravage le cœur.
 
Je dis à mon compagnon, M. Martini, un Méridional pur sang :
Ligne 39 ⟶ 44 :
"Eh bien ! je n’ai rien vu de plus surprenant qu’Antibes debout sur les Alpes au soleil couchant.
 
"Et je ne sais pourquoi des souvenirs antiques me hantent ; des vers d’Homère me
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/198]]==
reviennent en tête ; c’est une ville du vieil Orient, ceci, c’est une ville de l’Odysée, c’est Troie ! bien que Troie fût loin de la mer.
 
M. Martini tira de sa poche le guide Sarty et lut : — Cette ville fut à son origine une colonie fondée par les phocéens de Marseille, vers l’an 340 avant J.-C. Elle reçut d’eux le nom grec d’Antipolis, c’est-à-dire « contreville », ville en face d’une autre, parce qu’en effet elle se trouve opposée à Nice, autre colonie marseillaise.
Ligne 51 ⟶ 58 :
— Peu m’importe ce qu’elle fut. Je vous dis que j’ai sous les yeux une ville de l’Odyssée. Côte d’Asie ou côte d’Europe, elles se ressemblaient sur les deux rivages ; et il n’en est point, sur l’autre bord de la Méditerranée qui éveille en moi, comme celle-ci, le souvenir des temps héroïques.
 
Un bruit de pas me fit tourner la tête ; une
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/199]]==
femme, une grande femme brune passait sur le chemin qui suit la mer en allant vers le cap.
 
M. Martini murmura, en faisant sonner les finales : — C’est Mme Parisse, vous savez !
Ligne 66 ⟶ 75 :
==II==
 
Mme
Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était devenue forte et triste. Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à bedaine et à jambes courtes qui trottent menu dans une culotte toujours trop large.
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/200]]==
Mme Parisse, une demoiselle Combelombe, avait épousé, un an avant la guerre de 1870, M. Parisse, fonctionnaire du gouvernement. C’était alors une belle jeune fille, aussi mince et aussi gaie qu’elle était devenue forte et triste. Elle avait accepté à regret M. Parisse, un de ces petits hommes à bedaine et à jambes courtes qui trottent menu dans une culotte toujours trop large.
 
Après la guerre, Antibes fut occupée par un seul bataillon de ligne commandé par M. Jean de Carmelin, un jeune officier décoré pendant la campagne et qui venait seulement de recevoir les quatre galons.
 
Comme il s’ennuyait fort dans cette forteresse, dans cette taupinière étouffante enferméeenfermé
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/201]]==
e en sa double enceinte d’énormes murailles, le commandant allait souvent se promener sur le cap, sorte de parc ou de forêt de pins éventée par toutes les brises du large.
 
Il y rencontra Mme Parisse qui venait aussi, les soirs d’été, respirer l’air frais sous les arbres. Comment s’aimèrent-ils ? Le sait-on ? Ils se rencontraient, ils se regardaient, et quand ils ne se voyaient plus, ils pensaient l’un à l’autre, sans doute. L’image de la jeune femme aux prunelles brunes, aux cheveux noirs, au teint pâle, de la belle et franche Méridionale qui montrait ses dents en souriant, restait flottante devant les yeux de l’officier qui continuait sa promenade en mangeant son cigare au lieu de le fumer ; et l’image du commandant serré dans sa tunique, culotté de rouge et couvert d’or, dont la moustache blonde frisait sur sa lèvre, devait passer le soir devant les yeux de Mme Parisse quand son mari, mal rasé et mal vêtu, court de pattes et ventru, rentrait pour souper.
 
A force de se rencontrer, ils sourirent en se revoyant, peut-être ; et à force de se revoir, ils s’imaginèrent qu’ils se connaissaient. Il la salua assurément. Elle fut surprise et s’inclina,
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/202]]==
si peu, si peu, tout juste ce qu’il fallait pour ne pas être impolie. Mais au bout de quinze jours elle lui rendait son salut, de loin, avant même d’être côte à côte. Il lui parla ! De quoi ? Du coucher du soleil sans aucun doute. Et ils l’admirèrent ensemble, en le regardant au fond de leurs yeux plus souvent qu’à l’horizon. Et tous les soirs pendant deux semaines ce fut le prétexte banal et persistant d’une causerie de quelques minutes.
 
Puis ils osèrent faire quelques pas ensemble en s’entretenant de sujets quelconques ; mais leurs yeux déjà se disaient mille choses plus intimes, de ces choses secrètes, charmantes dont on voit le reflet dans la douceur, dans l’émotion du regard, et qui font battre le cœur, car elles confessent l’âme, mieux qu’un aveu.
Ligne 82 ⟶ 97 :
Et il fut convenu entre eux qu’ils s’aimaient sans qu’ils se le fussent prouvé par rien de sensuel ou de brutal.
 
Elle serait demeurée indéfiniment à cette étape de la tendresse, elle, mais il voulait
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/203]]==
aller plus loin, lui. Et il la pressa chaque jour plus ardemment de se rendre à son violent désir.
 
Elle résistait, ne voulait pas, semblait résolue à ne point céder.
Ligne 95 ⟶ 112 :
 
La journée lui parut fort longue. Il la passa en partie à se bichonner et à se parfumer.
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/204]]==
 
Au moment où il se mettait à table pour dîner on lui remit une autre enveloppe. Il trouva dedans ce télégramme : « Ma chérie, affaires terminées. Je rentre ce soir train neuf heures. Parisse. »
Ligne 105 ⟶ 123 :
: : : : : : : : : : « Jean de Carmelin. »
 
Et, ayant fait porter cette lettre, il dîna avec tranquillité. Vers huit heures, il fit appeler le capitaine Gribois qui commandait après lui ; et il lui
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/205]]==
dit, en roulant entre ses doigts la dépêche froissée de M. Parisse :
 
"Capitaine, je reçois un télégramme d’une nature singulière et dont il m’est même impossible de vous donner le contenu. Vous allez faire fermer immédiatement et garder les portes de la ville, de façon à ce que personne, vous entendez bien, personne n’entre ni ne sorte avant six heures du matin. Vous ferez aussi circuler des patrouilles dans les rues et forcerez les habitants à rentrer chez eux à neuf heures. Quiconque sera trouvé dehors passé cette limite sera reconduit à son domicile ''manu militari''. Si vos hommes me rencontrent cette nuit, ils s’éloigneront aussitôt de moi en ayant l’air de ne pas me reconnaître.
Ligne 125 ⟶ 145 :
 
==III==
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/206]]==
 
Le train de Marseille entra en gare à neuf heures précises, déposa sur le quai deux voyageurs, et reprit sa course vers Nice.
Ligne 135 ⟶ 156 :
 
Effarés, stupéfaits, abrutis d’étonnement, ils s’écartèrent et délibérèrent ; puis, après avoir pris conseil l’un de l’autre, ils revinrent avec précaution afin de parlementer en faisant connaître leurs noms.
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/207]]==
 
Mais les soldats devaient avoir des ordres sévères, car ils les menacèrent de tirer ; et les deux voyageurs, épouvantés, s’enfuirent au pas gymnastique, en abandonnant leurs sacs qui les alourdissaient.
Ligne 146 ⟶ 168 :
Ils se remirent en marche, mais ne retrouvèrent point sur la route leurs sacs abandonnés.
 
Lorsqu’ils franchirent, un peu inquiets
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/208]]==
encore, la porte de la ville, le commandant de Carmelin, l’œil sournois et la moustache en l’air, vint lui-même les reconnaître et les interroger.
 
Puis il les salua avec politesse en s’excusant de leur avoir fait passer une mauvaise nuit. Mais il avait dû exécuter des ordres.
Ligne 154 ⟶ 178 :
 
==IV==
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/209]]==
 
M. Martini avait fini de parler. Mme Parisse revenait, sa promenade terminée. Elle passa gravement près de moi, les yeux sur les Alpes dont les sommets à présent étaient roses sous les derniers rayons du soleil.
Ligne 161 ⟶ 186 :
Aujourd’hui, il l’avait oubliée sans doute, à moins qu’il ne racontât, après boire, cette farce audacieuse, comique et tendre.
 
L’avait-elle revu ? L’aimait-elle encore ? Et je songeais : « Voici bien un trait de l’amour moderne, grotesque et pourtant héroïque.
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/210]]==
L’Homère qui chanterait cette Hélène, et l’aventure de son Ménélas, devrait avoir l’âme de Paul de Kock. Et pourtant, il est vaillant, téméraire, beau, fort comme Achille, et plus rusé qu’Ulysse, le héros de cette abandonnée ! »
 
</div>
 
[[cs:Paní Parissová]]
==[[Page:Œuvres complètes de Guy de Maupassant, XVI.djvu/211]]==