« Miss Harriet (recueil)/Édition Conard, 1910/L’Héritage » : différence entre les versions

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À Catulle Mendès.
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Bien qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme un flot sous la grande porte du Ministère de la marine, venus en hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrables portes donnant entrée dans les bureaux.
 
Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers
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entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.
 
Le commis d’ordre du « matériel général », M. César Cachelin, un ancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commis principal par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. En face de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, et s’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une posture roide de copiste méticuleux.
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Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit : « Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible. »
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Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.
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Puis, tirant sa montre, il déclara : « Dix heures moins sept minutes, et tout le monde au poste ! Mazette ! comment appelez-vous ça ? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustre chef. »
 
Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa
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plume sur son oreille, et s’accoudant au pupitre : « Oh ! celui-là, par exemple, s’il ne réussit pas, ce ne sera point faute de peine ! »
 
Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançant la jambe, répondit : « Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira, soyez-en sûr. Je vous parle vingt francs contre un sou qu’il sera chef avant dix ans ! »
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Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent : « Parbleu ! je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos ! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’en fais autant, bien que je déplore votre empressement. De là à appeler le chef “cher maître”, comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y a loin. D’ailleurs moi, je suis du monde, et j’ai d’autres obligations qui me prennent du temps. »
 
M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il
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demeurait songeur, le regard perdu devant lui. Enfin il demanda : « Croyez-vous qu’il ait encore son avancement cette année ? »
 
Pitolet s’écria : « Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dix fois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien. »
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Et on parla de l’éternelle question des avancements et des gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit. On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on s’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments et les mêmes mots.
 
Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel, qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pour lui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorable
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faiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard et convaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.
 
Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara : « À quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là ; et, s’il me passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon que je lui enlèverai l’envie de recommencer ! »
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La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite taille, portant des favoris d’officier de marine ou d’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, et s’approchant du commis d’ordre : « Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V. 1875 ? »
 
L’employé se leva, atteignit un carton au-
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dessus de sa tête, prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le présentant : « Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pas que le chef a enlevé hier soir trois dépêches dans ce dossier ?
 
– Oui. Je les ai, merci. »
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L’autre fit un geste impatient : « Il ne s’agit pas de moi. Moi, je m’en fiche ! Cela n’empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais grand-chose dans le monde. »
 
Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier. Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur
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l’éponge imbibée d’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tant d’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse et triste :
 
« Voici encore de l’encre falsifiée ! »
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Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son transparent et recommença l’en-tête : « Monsieur le Ministre et cher collègue… » La plume maintenant gardait l’encre et traçait les lettres nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.
 
Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils
Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient. C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser les plumes. L’acier se trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l’encre ; et l’expéditionnaire passait des heures à s’étonner et à se désoler, usait des boites de plumes et des bouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.
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Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient. C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser les plumes. L’acier se trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l’encre ; et l’expéditionnaire passait des heures à s’étonner et à se désoler, usait des boites de plumes et des bouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.
 
Alors la charge avait tourné à l’obsession et au supplice. On mêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues dans sa carafe d’eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on lui avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières d’un usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes, pour faire du tort au gouvernement et amener une révolution.
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Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes, qu’il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur mystérieuse d’un inconnu voilé et redoutable.
 
Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le connaissait bien, ce
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coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf ; et chacun s’élança vers la porte pour regagner son compartiment.
 
Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.
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Il avait donc pour son collègue Lesable une considération supérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir secret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.
 
Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du ministère tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédait un million,
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un million net, liquide et solide, acquis par l’amour, disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.
 
La vieille fille, qui avait été galante, s’était retirée avec cinq cent mille francs, qu’elle avait plus que doublés en dix-huit ans, grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf avec une fillette, Coralie, mais elle ne contribuait que d’une façon insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or, et répétant sans cesse à Cachelin : « Ça ne fait rien, puisque c’est pour ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux. C’est elle qui me donnera cette joie d’embrasser un enfant de notre sang. »
 
La chose était connue dans l’administration ; et les prétendants ne manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible. Mais l’ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les latitudes, voulait un garçon d’avenir, un garçon qui serait chef et qui reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off. Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis longtemps un moyen de l’attirer chez lui.
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Tout d’un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.
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Dès qu’il vit entrer le commis d’ordre, il demanda, d’un ton familier où perçait une considération : « Eh bien ! mon cher, m’apportez-vous beaucoup d’affaires ? »
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– Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.
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« Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que… »
 
Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine de respect : « Tra la la. Vous avez l’oreille du chef : et si vous lui dites un mot pour moi, je passe. Songez que j’aurai droit à ma retraite dans dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs de moins si je n’obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu’on dit : “Cachelin n’est pas gêné, sa sœur a un million.” Ça, c’est vrai, que ma sœur a
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un million, mais il fait des petits son million, et elle n’en donne pas. C’est pour ma fille, c’est encore vrai ; mais, ma fille et moi, ça fait deux. Je serai bien avancé, moi, quand ma fille et mon gendre rouleront carrosse, si je n’ai rien à me mettre sous la dent. Vous comprenez la situation, n’est-ce pas ? »
 
Lesable opina du front : « C’est juste, très juste, ce que vous dites là. Votre gendre peut n’être pas parfait pour vous. Et on est toujours bien aise d’ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfin je vous promets de faire mon possible, je parlerai au chef, je lui exposerai le cas, j’insisterai s’il le faut. Comptez sur moi ! »
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Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serra en les secouant d’une façon militaire ; et il bredouilla : « Merci, merci, comptez que si je rencontre jamais l’occasion… Si je peux jamais… » Il n’acheva pas, ne trouvant point de fin pour sa phrase, et il s’en alla en faisant retentir par le corridor son pas rythmé d’ancien troupier. Mais il entendit de loin une sonnette irritée qui tintait, et il se mit à courir, car il avait reconnu le timbre. C’était le chef, M. Torchebeuf, qui demandait son commis d’ordre.
 
Huit jours plus tard, Cachelin trouva un
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matin sur son bureau une lettre cachetée qui contenait ceci :
 
« Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le ministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a signé hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrez demain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien, n’est-ce pas ?
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Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de son protecteur, entra avec solennité et d’un ton cérémonieux :
 
« J’espère que vous voudrez bien me faire
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l’honneur de venir dîner chez nous à l’occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour. »
 
Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux dans les yeux de son collègue, puis il répondit, sans détourner son regard pour bien lire la pensée de l’autre : « Mais, mon cher, c’est que… tous mes soirs sont promis d’ici quelque temps. »
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==II==
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Pendant toute la semaine il s’agita en prévision de ce dîner. Le menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi : un consommé aux œufs, des hors-d’œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet, des petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace, et du désert.
 
Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d’ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelin
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s’adressa au marchand de vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge dont il se désaltérait d’ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une grande maison, par suite de ce raisonnement : « Les petits débitants trouvent peu d’occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu’ils les conservent très longtemps en cave et qu’ils les ont excellents. »
 
Il rentra de meilleure heure le samedi pour s’assurer que tout était prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu’une tomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas arriver à temps, lui avait rôti la figure tout le jour ; et l’émotion aussi l’agitait.
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Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la lumière vive de la lampe coiffée d’un abat-jour vert.
 
Les quatre assiettes, couvertes d’une serviette pliée en bonnet d’évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César trouva cela insuffisant comme coup d’œil, et il appela : « Charlotte ! » La porte de gauche s’ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que son frère de dix ails,
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elle avait une étroite figure qu’encadraient des frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d’un pas un peu traînant, avec des gestes endormis.
 
On disait d’elle, au temps de sa jeunesse : « Quelle mignonne créature ! »
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Mlle Charlotte reprit : « Je ne vois pas l’utilité de cette dépense. Enfin, c’est toi qui payes, cela ne me regarde pas. »
 
Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même : « Je t’assure que cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera. » Cette raison l’avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l’escalier, puis revint au
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bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait au flanc, sur une large étiquette blanche ornée d’armoiries énormes. « Grand vin mousseux de Champagne du comte de Chatel-Rénovau. »
 
Et Cachelin déclara : « Il ne me coûte que trois francs, et il parait qu’il est exquis. »
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Le timbre du vestibule tinta, des portes s’ouvrirent et se fermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s’était élancé, confus et ravi : « Mais mon cher, c’était entre nous ; voyez, moi, je suis en veston. »
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Le jeune homme répondit : « Je sais, vous me l’aviez dit, mais j’ai l’habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit. » Il saluait, le claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta : « Ma sœur, Mlle Charlotte – ma fille, Coralie, que nous appelons familièrement Cora. »
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Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournant vers elle : « Toutes les questions difficiles au bureau, c’est M. Lesable qui les traite. On peut dire qu’il double le chef. »
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La vieille fille salua poliment en déclarant : « Oh ! je sais que monsieur a beaucoup de capacités. »
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La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.
 
Quand le homard apparut, César déclara : «
Quand le homard apparut, César déclara : « Voilà un personnage avec qui je ferais volontiers connaissance. » Lesable, souriant, raconta qu’un écrivain avait appelé le homard « le cardinal des mers », ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant : « Ah ! ah ! ah ! elle est bien drôle. » Mais Mlle Charlotte, devenue furieuse, se fâcha : « Je ne vois pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise le clergé devant moi. »
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Quand le homard apparut, César déclara : « Voilà un personnage avec qui je ferais volontiers connaissance. » Lesable, souriant, raconta qu’un écrivain avait appelé le homard « le cardinal des mers », ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant : « Ah ! ah ! ah ! elle est bien drôle. » Mais Mlle Charlotte, devenue furieuse, se fâcha : « Je ne vois pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise le clergé devant moi. »
 
Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de l’occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et il conclut : « Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères, j’y a’ été élevé, j’y resterai jusqu’à ma mort. »
 
Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en murmurant : « C’est juste, c’est juste. » Puis il changea la conversation qui l’ennuyait, et par une pente d’esprit naturelle à tous ceux qui accomplissent chaque jour la morne besogne, il demanda : « Le beau Maze a-t-il dû rager de n’avoir pas son avancement, hein ? »
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Lesable sourit : « Que voulez-vous ? à chacun selon ses actes ! » Et on causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même, à force d’entendre parler d’eux chaque soir. Mlle Charlotte s’occupait beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu’il racontait et de son esprit romanesque, et Mlle Cora s’intéressait secrètement au beau Maze. Elles ne les avaient jamais vus, d’ailleurs.
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Mlle Charlotte demanda : « Et M. Boissel ? »
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Lesable haussa les épaules : « Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur. »
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Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.
 
Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce, une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès
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sept heures, de la sortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’y prendre. Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du gâteau des Rois, qu’il partagea avec un mystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.
 
Qui aurait la fève ? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable poussa un petit « Ah ! » d’étonnement et montra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria : « Choisissez la reine ! choisissez la reine ! » Une courte hésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un acte de politique en choisissant Mlle Charlotte ? Elle serait flattée, gagnée, acquise ! Puis il réfléchit qu’en vérité, c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’un sot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois souverain : « Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l’offrir ? » Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit : « Merci, monsieur ! » et reçut le gage de grandeur.
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Il pensait : « Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin ! »
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La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin annonça : « On va desservir pour nous faire de la place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse. » Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fit nuit.
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On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait tiède dehors, comme au mois d’avril ; et tous montèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De place en place Cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit à expliquer : « Tenez, là-bas, c’est l’Éden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein ! comme on les distingue. Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux. »
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Lesable, à mi-voix, demanda : « Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut ? »
 
Elle eut une petite secousse, comme s’il l’avait réveillée, et répondit : « Moi ?… oui,
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le soir surtout. Je pense à ce qui se passe là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens malheureux dans toutes ces maisons ! Si on pouvait tout voir, combien on apprendrait de choses ! »
 
Il s’était rapproché jusqu’à ce que leurs coudes et leurs épaules se touchassent : « Par les clairs de lune, ça doit être féerique ? »
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Elle murmura : « Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave Doré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur les toits. »
 
Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses plaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée, pas plus songeuse qu’il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et il se disait qu’il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras autour de cette taille ronde et ferme et d’embrasser longuement à petits baisers lents, comme on boit à petits coups de très bonne eau-de-vie, cette joue franche, auprès de l’oreille, qu’éclairait un reflet de lampe. Il se sentait attiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par cette soif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate de la jeune fille. Il lui semblait qu’il serait demeuré là pendant des heures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d’elle, à la
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sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Et quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’il dominait la ville énorme, qu’il planait sur elle ; et il sentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur ce balcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres, de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.
 
Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver, comme s’il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.
 
Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l’allumant. « Je sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de cigarettes. Il n’y a rien de meilleur que d’en griller une ici. Moi, S’il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions, car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deux voisines, celle de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a pas coûté cher dans le temps, ces maisons-là. » Et, se tournant vers la salle, il cria : « Combien donc as-tu payé les terrains d’ici, Charlotte ? »
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donc as-tu payé les terrains d’ici, Charlotte ? »
 
Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler. Lesable n’entendait que des lambeaux de phrase. « … En 1863… trente-cinq francs… bâti plus tard… les trois maisons… un banquier… revendu au moins cinq cent mille francs… »
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==III==
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Une inquiétude, cependant, agitait l’esprit de Lesable : la tante n’avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun acte définitif. Elle avait cependant consenti à jurer « devant Dieu » que son testament était fait et déposé chez maître Belhomme, notaire. Elle avait promis, en outre, que toute sa fortune reviendrait à sa nièce, sous réserve d’une condition. Pressée de révéler cette condition, elle refusa de s’expliquer, mais elle avait encore juré avec un petit sourire bienveillant que c’était facile à remplir.
 
Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote, Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille lui plaisait
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beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, il s’était rendu aux efforts de Cachelin.
 
Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par un doute. Et il aimait sa femme qui n’avait en rien trompé ses attentes. Sa vie s’écoulait, tranquille et monotone. Il s’était fait d’ailleurs en quelques semaines à sa nouvelle situation d’homme marié, et il continuait à se montrer l’employé accompli de jadis.
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L’année s’écoula. Le jour de l’an revint. Il n’eut pas, à sa grande surprise, l’avancement sur lequel il comptait. Maze et Pitolet passèrent seuls au grade au-dessus ; et Boissel déclara confidentiellement à Cachelin qu’il se promettait de flanquer une roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, en face de la grande porte, devant tout le monde. Il n’en fit rien.
 
Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d’angoisse de ne pas avoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besogne de chien ; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot, malade neuf mois par an à l’hôpital du Val-de-Grâce ; il arrivait tous les matins à huit heures et demie ; il partait tous les soirs à six heures et demie. Que voulait-on de plus ? Si on ne lui savait pas gré d’un pareil
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travail et d’un semblable effort, il ferait comme les autres, voilà tout. À chacun suivant sa peine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi qu’un fils, avait-il pu le sacrifier ? Il voulait en avoir le cœur net. Il irait trouver le chef et s’expliquerait avec lui.
 
Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappa à la porte de ce potentat.
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Le chef cessa d’écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corps mince, frêle, maigre, serré dans une redingote noire de forme sérieuse, semblait tout à fait disproportionné avec le grand siège à dossier de cuir. Une rosette d’officier de la Légion d’honneur, énorme, éclatante, mille fois trop large aussi pour la personne qui la portait, brillait comme un charbon rouge sur la poitrine étroite, écrasée sous un crâne considérable, comme si l’individu tout entier se fût développé en dôme, à la façon des champignons.
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La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeux saillants, et le front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetés en arrière.
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– Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cette question-là ?
 
– C’est que j’ai été un peu surpris de ne pas recevoir d’avancement cette année comme les années dernières. Permettez-moi de m’expliquer jusqu’au bout, cher maître, en vous demandant pardon de mon audace. Je sais que j’ai obtenu de vous des faveurs exceptionnelles et des avantages inespérés. Je sais que l’avancement ne se donne, en général, que tous les deux ou trois ans ; mais permettez-moi encore de vous faire remarquer que je fournis au bureau à peu près quatre fois la somme de travail d’un employé ordinaire et deux fois au moins la somme de temps. Si donc on mettait en balance le résultat
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sultat de mes efforts comme labeur et le résultat comme rémunération, on trouverait certes celui-ci bien au-dessous de celui-là ! »
 
Il avait préparé avec soin sa phrase qu’il jugeait excellente.
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Lesable, confus et irrité, se retira.
 
Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle se montrait ordinairement gaie et
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d’humeur assez égale, mais volontaire ; et elle ne cédait jamais quand elle voulait bien une chose. Elle n’avait plus pour lui le charme sensuel des premiers temps, et bien qu’il eût toujours un désir éveillé, car elle était fraîche et jolie, il éprouvait par moments cette désillusion si proche de l’écœurement que donne bientôt la vie en commun de deux êtres. Les mille détails triviaux ou grotesques de l’existence, les toilettes négligées du matin, la robe de chambre en laine commune, vieille, usée, le peignoir fané, car on n’était pas riche, et aussi toutes les besognes nécessaires vues de trop près dans un ménage pauvre, lui dévernissaient le mariage, fanaient cette fleur de poésie qui séduit, de loin, les fiancés.
 
Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, car elle n’en sortait plus ; elle se mêlait de tout, voulait gouverner tout, faisait des observations sur tout, et comme on avait une peur horrible de la blesser, on supportait tout avec résignation, mais aussi avec une exaspération grandissante et cachée.
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Elle allait à travers l’appartement de son pas traînant de vieille ; et sa voix grêle disait sans cesse : « vous devriez bien faire ceci ; vous devriez bien faire cela. »
 
Quand les deux époux se trouvaient en
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tête-à-tête, Lesable énervé s’écriait : « Ta tante devient intolérable. Moi, je n’en veux plus. Entends-tu ? je n’en veux plus. » Et Cora répondait avec tranquillité : « Que veux-tu que j’y fasse, moi ? »
 
Alors il s’emportait : « C’est odieux d’avoir une famille pareille ! »
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La tante, maintenant les harcelait sans cesse avec l’idée fixe d’un enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflait dans la figure : « Mon neveu, j’entends que vous soyez père avant ma mort. Je veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroire que Cora ne soit point faite pour être mère. Il suffit de la regarder. Quand on se marie, mon neveu, c’est pour avoir de la famille, pour faire souche. Notre sainte mère l’Église défend les mariages stériles. Je sais bien que vous n’êtes pas riches et qu’un enfant cause de la dépense. Mais après moi vous ne manquerez de rien. Je veux un petit Lesable, je le veux, entendez-vous ! »
 
Comme, après quinze mois de mariage,
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son désir ne s’était point encore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante ; et elle donnait tout bas des conseils à Cora, des conseils pratiques, en femme qui a connu bien des choses, autrefois, et qui sait encore s’en souvenir à l’occasion.
 
Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée.
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Mais le chef reprit froidement : « Du moment que M. Cachelin est resté près d’elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser mon bureau se désorganiser pour des raisons personnelles à mes employés. »
 
Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table, et il attendait cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que la grosse
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horloge de la grande cour sonna, il s’enfuit, quittant, pour la première fois, le bureau à la minute réglementaire.
 
Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude était vive ; et il monta l’escalier en courant.
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– Qu’est-ce que dit au juste le docteur ?
 
– Il dit que c’est une attaque. Elle en peut revenir, mais elle peut aussi mourir cette nuit.
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peut revenir, mais elle peut aussi mourir cette nuit.
 
– Avez-vous besoin de moi ? Si vous n’en avez pas besoin, j’aime mieux ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoir dans cet état.
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L’espace, d’un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut des teintes d’or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintes vertes, d’un vert léger frotté de lumière, puis il devenait bleu, d’un bleu pur et frais sur les têtes.
 
Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles, dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant de leurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagne lointaine, planait une nuée
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rose, une vapeur de feu dans laquelle montaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tous les sommets sveltes des monuments. L’Arc de Triomphe de l’Étoile apparaissait énorme et noir dans l’incendie de l’horizon, et le dôme des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament sur le dos d’un édifice.
 
Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l’air comme on boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire des gestes violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde et triomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l’avenir plein de bonheur ! Qu’allait-il faire ? Et il rêva.
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Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre. Un poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier de fraises étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans les assiettes.
 
On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des
On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des journées comme je n’en voudrais pas souvent. Ça n’est pas gai. » Il disait cela avec un ton d’indifférence dans l’accent et une sorte de satisfaction sur le visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit, trouvant le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout à fait rafraîchissante. Mais Lesable se sentait l’estomac serré et l’âme inquiète, et il mangeait à peine, l’oreille tendue vers la chambre voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s’y fût trouvé. Cora n’avait pas faim non plus, émue, larmoyante, s’essuyant un œil de temps en temps avec un coin de sa serviette.
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On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des journées comme je n’en voudrais pas souvent. Ça n’est pas gai. » Il disait cela avec un ton d’indifférence dans l’accent et une sorte de satisfaction sur le visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit, trouvant le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout à fait rafraîchissante. Mais Lesable se sentait l’estomac serré et l’âme inquiète, et il mangeait à peine, l’oreille tendue vers la chambre voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s’y fût trouvé. Cora n’avait pas faim non plus, émue, larmoyante, s’essuyant un œil de temps en temps avec un coin de sa serviette.
 
Cachelin demanda : « Qu’a dit le chef ? »
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« Ça a dû faire une émotion quand on a su qu’elle était malade ? » Et il songeait à sa rentrée glorieuse quand elle serait morte, aux têtes de ses collègues ; il prononça pourtant, comme pour répondre à un remords secret : « Ce n’est pas que je lui désire du mal à la chère femme ! Dieu sait que je voudrais la conserver longtemps, mais ça fera de l’effet tout de même. Le père Savon en oubliera la Commune. »
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On commençait à manger les fraises quand la porte de la malade s’entrouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu’ils se trouvèrent, d’un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et la petite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elle prononça tranquillement : « Elle ne souffle plus. »
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Il demanda avec angoisse : « Est-ce fini ? »
 
Cachelin, qui contemplait aussi sa sœur, se
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tourna vers lui et ils se regardèrent. Il répondit « Oui », voulant forcer son visage à une expression désolée, mais les deux hommes s’étaient pénétrés d’un coup d’œil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils se donnèrent une poignée de main, comme pour se remercier l’un l’autre de ce qu’ils avaient fait l’un pour l’autre.
 
Alors, sans perdre de temps, ils s’occupèrent avec activité de toutes les besognes que réclame un mort.
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Lorsqu’il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer il gagna le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de se mêler au mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie de crier aux passants : « J’ai cinquante mille livres de rentes », et il allait, les mains dans les poches, s’arrêtant devant les étalages, examinant les riches étoffes, les bijoux, les meubles de luxe, avec cette pensée joyeuse : « Je pourrai me payer cela maintenant. »
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Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idée brusque l’effleura : « Si elle n’était point morte ? S’ils s’étaient trompés ? »
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Dès qu’ils se trouvèrent tous trois dans l’appartement, Cachelin prononça à voix basse : « À présent que la bonne est partie se coucher, nous pouvons regarder s’il n’y a rien de caché dans les meubles. »
 
Et les deux hommes se mirent à l’œuvre. Ils vidaient les tiroirs, fouillaient dans les poches, dépliaient les moindres papiers. À minuit, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Cora s’était assoupie, et elle ronflait un peu, d’une façon régulière. César demanda : « Est-ce que nous allons rester ici jusqu’au jour ? » Lesable, perplexe, jugeait cela plus convenable. Alors le beau-père en prit son parti : « En ce cas, dit-il, apportons des fauteuils » ;
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et ils allèrent chercher les deux autres sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunes époux.
 
Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec des ronflements inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelle immobilité.
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– En ce cas, je vais la prévenir de s’apprêter.
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Et Lesable sortit de son pas vif.
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« Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mes dernières volontés :
 
« Je laisse toute ma fortune, s’élevant à un million cent vingt mille francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de ma nièce Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance
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des revenus aux parents jusqu’à la majorité de l’aîné des descendants.
 
« Les dispositions qui suivent règlent la part afférente à chaque enfant et la part demeurant aux parents jusqu’à la fin de leurs jours.
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Puis maître Belhomme remit poliment le papier entre les mains de Cachelin, ahuri de saisissement.
 
Il crut même devoir ajouter quelques explications : « Mlle Cachelin, dit-il, lorsqu’elle me fit l’honneur de me parler pour la première fois de son projet de tester dans ce sens, m’exprima le désir extrême qu’elle avait
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de voir un héritier de sa race. Elle répondit à tous mes raisonnements par l’expression de plus en plus formelle de sa volonté, qui se basait d’ailleurs sur un sentiment religieux, toute union stérile, pensait-elle, étant un signe de malédiction céleste. Je n’ai pu modifier en rien ses intentions. Croyez que je le regrette bien vivement. » Puis il ajouta, en souriant vers Coralie : « Je ne doute pas que le desideratum de la défunte ne soit bien vite réalisé. »
 
Et les trois parents s’en allèrent, trop effarés pour penser à rien.
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Ils regagnaient leur domicile, côte à côte, sans parler, honteux et furieux, comme s’ils s’étaient mutuellement volés. Toute la douleur de Cora s’était soudain dissipée, l’ingratitude de sa tante la dispensant de la pleurer. Lesable, enfin, dont les lèvres pâles étaient serrées par une contraction de dépit, dit à son beau-père : « Passez-moi donc cet acte, que j’en prenne connaissance de visu. » Cachelin lui tendit le papier, et le jeune homme se mit à lire. Il s’était arrêté sur le trottoir et, tamponné par les passants, il resta là, fouillant les mots de son œil perçant et pratique. Les deux autres l’attendaient, deux pas en avant, toujours muets.
 
Puis il rendit le testament en déclarant : « Il
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n’y a rien à faire. Elle nous a joliment floués ! »
 
Cachelin, que la déroute de son espérance irritait, répondit : « C’était à vous d’avoir un enfant, sacrebleu ! Vous saviez bien qu’elle le désirait depuis longtemps. »
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En rentrant, ils trouvèrent une foule de gens qui les attendaient, ces gens dont le métier s’exerce autour des morts. Lesable rentra chez lui, ne voulant plus s’occuper de rien, et César rudoya tout le monde, criant qu’on le laissât tranquille, demandant à en finir au plus vite avec tout ça, et trouvant qu’on tardait bien à le débarrasser de ce cadavre.
 
Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit. Mais Cachelin, au bout d’une heure, alla frapper à la porte de son gendre : « Je viens, dit-il, mon cher Léopold, vous soumettre quelques réflexions, car, enfin, il faut s’entendre. Mon avis est de faire tout de même des funérailles convenables, afin de ne pas donner l’éveil au ministère. Nous nous arrangerons pour les frais. D’ailleurs, rien n’est perdu. Vous n’êtes pas mariés depuis longtemps, et il faudrait bien du malheur pour que vous n’eussiez pas d’enfants. Vous vous y mettrez, voilà tout. Allons au plus
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pressé. Vous chargez-vous de passer tantôt au ministère ? Je vais écrire les adresses des lettres de faire-part. »
 
Lesable convint avec aigreur que son beau-père avait raison, et ils s’installèrent face à face aux deux bouts d’une table longue, pour tracer les suscriptions des billets encadrés de noir.
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Aussitôt le repas fini, elle retourna dans sa chambre. Lesable sortit pour aller à la Marine, et Cachelin s’installa sur son balcon afin de fumer une pipe, à cheval sur une chaise. Le lourd soleil d’un jour d’été tombait d’aplomb sur la multitude des toits, dont quelques-uns garnis de vitres brillaient comme du feu, jetaient des rayons éblouissants que la vue ne pouvait soutenir.
 
Et Cachelin, en manches de chemise, regardait, de ses yeux clignotants sous ce ruissellement de lumière, les coteaux verts, là-bas, là-bas, derrière la grande ville, derrière la banlieue poudreuse. Il songeait que la Seine coulait, large, calme et fraîche, au pied de ces collines qui ont des arbres sur leurs pentes, et qu’on serait rudement mieux
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sous la verdure, le ventre sur l’herbe, tout au bord de la rivière, à cracher dans l’eau, que sur le plomb brûlant de sa terrasse. Et un malaise l’oppressait, la pensée harcelante, la sensation douloureuse de leur désastre, de cette infortune inattendue, d’autant plus amère et brutale que l’espérance avait été plus vive et plus longue ; et il prononça tout haut, comme on fait dans les grands troubles d’esprit, dans les obsessions d’idées fixes : « Sale rosse ! »
 
Derrière lui, dans la chambre, il entendait les mouvements des employés des pompes funèbres, et le bruit continu du marteau qui clouait le cercueil. Il n’avait point revu sa sœur depuis sa visite au notaire.
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Mais peu à peu, la tiédeur, la gaieté, le charme de ce grand jour d’été lui pénétrèrent la chair et l’âme, et il songea que tout n’était pas désespéré. Pourquoi donc sa fille n’aurait-elle pas d’enfant ? Elle n’était pas mariée depuis deux ans encore ! Son gendre paraissait vigoureux, bien bâti et bien portant, quoique petit. Ils auraient un enfant, nom d’un nom ! Et puis, d’ailleurs, il le fallait !
 
Lesable était entré au ministère furtivement et s’était glissé dans son bureau. Il trouva sur sa table un papier portant ces mots : « Le
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chef vous demande. » Il eut d’abord un geste d’impatience, une révolte contre ce despotisme qui allait lui retomber sur le dos, puis un désir brusque et violent de parvenir l’aiguillonna. Il serait chef à son tour, et vite ; il irait plus haut encore.
 
Sans ôter sa redingote de ville, il se rendit chez M. Torchebeuf. Il se présenta avec une de ces figures navrées qu’on prend dans les occasions tristes, et même quelque chose de plus, une marque de chagrin réel et profond, cet involontaire abattement qu’impriment aux traits les contrariétés violentes.
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Le visage de M. Torchebeuf s’était immédiatement rasséréné. Et il répondit avec une nuance de considération : « En ce cas, mon cher ami, c’est autre chose. Je vous remercie, et je vous laisse libre, car vous devez avoir beaucoup à faire. »
 
Mais Lesable tenait à se montrer zélé : «
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Merci, cher maître, tout est fini et je compte rester ici jusqu’à l’heure réglementaire. »
 
Et il retourna dans son cabinet.
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Lesable répondit avec un ton parfait de désintéressement : « Non, pas au juste. Le testament dit douze cent mille francs environ. Je sais cela parce que le notaire a dû nous communiquer immédiatement certaines clauses relatives aux funérailles. »
 
De l’avis général, Lesable ne resterait pas au ministère. Avec soixante mille livres de rentes, on ne demeure pas gratte-papier. On est quelqu’un ; on peut devenir quelque chose à son gré. Les uns pensaient qu’il visait le Conseil d’État ; d’autres croyaient qu’il songeait à la députation. Le chef s’attendait à recevoir sa démission pour la transmettre au directeur.
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recevoir sa démission pour la transmettre au directeur.
 
Tout le ministère vint aux funérailles, qu’on trouva maigres. Mais un bruit courait : « C’est Mlle Cachelin elle-même qui les a voulues ainsi. C’était dans le testament. »
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==IV==
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Il se demandait aussi : « Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfant depuis deux ans que je suis marié ? » Et la crainte de voir son ménage demeurer stérile lui faisait battre le cœur.
 
Alors, comme le gamin qui regarde, au sommet du mât de cocagne haut et luisant, la timbale à décrocher, et qui se jure à lui-même d’arriver là, à force d’énergie et de volonté, d’avoir la vigueur et la ténacité qu’il faudrait, Lesable prit la résolution désespérée d’être père. Tant d’autres le sont, pourquoi ne le serait-il pas, lui aussi ? Peut-être avait-il été négligent, insoucieux, ignorant de quelque chose, par suite d’une indifférence complètecomplè
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te. N’ayant jamais éprouvé le désir violent de laisser un héritier, il n’avait jamais mis tous ses soins à obtenir ce résultat. Il y apporterait désormais des efforts acharnés ; il ne négligerait rien, et il réussirait puisqu’il le voulait ainsi.
 
Mais lorsqu’il fut rentré chez lui, il se sentit mal à son aise, et il dut prendre le lit. La déception avait été trop rude, il en subissait le contrecoup.
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Mais il n’osait point, se jugeant encore souffrant, approcher de la couche conjugale. Il hésitait et tremblait, comme un général qui va livrer bataille, une bataille dont dépendait son avenir. Et chaque soir il attendait au lendemain, espérant une de ces heures de santé, de bien-être et d’énergie où on se sent capable de tout. Il se tâtait le pouls à chaque instant, et, le trouvant trop faible ou agité, prenait des toniques, mangeait de la viande crue, faisait, avant de rentrer chez lui, de longues courses fortifiantes.
 
Comme il ne se rétablissait pas à son gré,
Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l’idée d’aller finir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt la persuasion lui vint que le grand air des champs aurait sur son tempérament une influence souveraine. Dans sa situation, la campagne produit des effets merveilleux, décisifs. Il se rassura par cette certitude du succès prochain, et il répétait à son beau-père, avec des sous-entendus dans la voix : « Quand nous serons à la campagne, je me porterai mieux, et tout ira bien. »
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Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l’idée d’aller finir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt la persuasion lui vint que le grand air des champs aurait sur son tempérament une influence souveraine. Dans sa situation, la campagne produit des effets merveilleux, décisifs. Il se rassura par cette certitude du succès prochain, et il répétait à son beau-père, avec des sous-entendus dans la voix : « Quand nous serons à la campagne, je me porterai mieux, et tout ira bien. »
 
Ce seul mot de « campagne » lui paraissait comporter une signification mystérieuse.
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Cora, enchantée de vivre ainsi au bord de la douce rivière, allait s’asseoir sur les berges, cueillait des fleurs, rapportait de gros bouquets d’herbes fines, blondes et tremblotantes.
 
Chaque soir, ils se promenaient tous trois le long de la rive jusqu’au barrage de la Morue, et ils entraient boire une bouteille de bière au restaurant des Tilleuls. Le fleuve, arrêté par la longue file de piquets, s’élançait entre les joints, sautait, bouillonnait, écumait, sur une largeur de cent mètres ; et le ronflement
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de la chute faisait frémir le sol, tandis qu’une fine buée, une vapeur humide flottait dans l’air, s’élevait de la cascade comme une fumée légère, jetant aux environs une odeur d’eau battue et une saveur de vase remuée.
 
La nuit tombait. Là-bas, en face, une grande lueur indiquait Paris, et faisait répéter chaque soir à Cachelin : « Hein ! quelle ville tout de même ! » De temps en temps, un train passant sur le pont de fer qui coupe le bout de l’île faisait un roulement de tonnerre et disparaissait bientôt, soit vers la gauche, soit vers la droite, vers Paris ou vers la mer.
 
Ils revenaient à pas lents, regardant se lever la lune, s’asseyant sur un fossé pour voir plus longtemps tomber dans le fleuve tranquille sa molle et jaune lumière qui semblait couler avec l’eau et que les rides du courant remuaient comme une moire de feu. Les crapauds poussaient leur cri métallique et court. Des appels d’oiseaux de nuit couraient dans l’air. Et parfois une grande ombre muette glissait sur la rivière, troublant son cours lumineux et calme. C’était une barque de maraudeurs qui jetaient soudain l’épervier et ramenaient sans bruit sur leur bateau, dans le vaste et sombre filet, leur pêche de goujons luisants et frémissants, comme un trésor tiré du fond de l’eau, un trésor vivant de poissons d’argent.
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Cora, émue, s’appuyait tendrement au bras de son mari dont elle avait deviné les desseins, bien qu’ils n’eussent parlé de rien. C’était pour eux comme un nouveau temps de fiançailles, une seconde attente du baiser d’amour. Parfois il lui jetait une caresse furtive au bord de l’oreille sur la naissance de la nuque, en ce coin charmant de chair tendre où frisent les premiers cheveux. Elle répondait par une pression de main ; et ils se désiraient, se refusant encore l’un à l’autre, sollicités et retenus par une volonté plus énergique, par le fantôme du million.
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Cachelin, apaisé par l’espoir qu’il sentait autour de lui, vivait heureux, buvait sec et mangeait beaucoup, sentant naître en lui, au crépuscule, des crises de poésie, cet attendrissement niais qui vient aux plus lourds devant certaines visions des champs : une pluie de lumière dans les branches, un coucher de soleil sur les coteaux lointains, avec des reflets de pourpre sur le fleuve. Et il déclarait : « Moi, devant ces choses-là, je crois à Dieu. Ça me pince là » – il montrait le creux de son estomac – « et je me sens tout retourné. Je deviens tout drôle. Il me semble qu’on m’a trempé dans un bain qui me donne envie de pleurer. »
 
Lesable, cependant, allait mieux, saisi
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soudain par des ardeurs qu’il ne connaissait plus, des besoins de courir comme un jeune cheval, de se rouler sur l’herbe, de pousser des cris de joie.
 
Il jugea les temps venus, Ce fut une vraie nuit d’épousailles.
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La vie devenait dure pour eux. Ils avaient maintenant aux lèvres des paroles désobligeantes ; et Cachelin, qui flairait la situation, les harcelait d’épigrammes de vieux troupier, envenimées et grossières.
 
Et une pensée incessante les poursuivait, les minait, aiguillonnait leur rancune mutuelle, celle de l’héritage insaisissable. Cora maintenant avait le verbe haut, et rudoyait
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son mari. Elle le traitait en petit garçon, en moutard, en homme de peu d’importance. Et Cachelin, à chaque dîner, répétait : « Moi, si j’avais été riche, j’aurais eu beaucoup d’enfants… Quand on est pauvre, il faut savoir être raisonnable. Et, se tournant vers sa fille, il ajoutait : Toi, tu dois être comme moi, mais voilà… » Et il jetait à son gendre un regard significatif accompagné d’un mouvement d’épaules plein de mépris.
 
Lesable ne répliquait rien, en homme supérieur tombé dans une famille de rustres. Au ministère on lui trouvait mauvaise mine. Le chef même, un jour, lui demanda : « N’êtes-vous pas malade ? Vous me paraissez un peu changé. »
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Il comptait bien sur son avancement, à la fin de l’année, et il avait repris, dans cet espoir, sa vie laborieuse d’employé modèle.
 
Il n’eut qu’une gratification de rien du tout, plus faible que toutes les autres. Son beau-père Cachelin n’eut rien. Lesable, frappé au cœur, retourna trouver le chef et, pour la première fois, il l’appela « monsieur » : « À quoi me sert donc, monsieur,
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de travailler comme je le fais si je n’en recueille aucun fruit ? »
 
La grosse tête de M. Torchebeuf parut froissée : « Je vous ai déjà dit, monsieur Lesable, que je n’admettais point de discussion de cette nature entre nous. Je vous répète encore que je trouve inconvenante votre réclamation, étant donné votre fortune actuelle comparée à la pauvreté de vos collègues… »
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Et Lesable se retira, plus atterré de cet avancement perdu que de l’héritage imprenable.
 
Mais comme Cachelin venait d’arriver à son bureau, quelques jours plus tard, le beau Maze entra avec un sourire sur les lèvres, puis Pitolet parut, l’œil allumé, puis Boissel poussa la porte et s’avança d’un air excité, ricanant et jetant aux autres des regards de connivence. Le père Savon copiait toujours, sa pipe de terre au coin de la bouche, assis
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sur sa haute chaise, les deux pieds sur le barreau, à la façon des petits garçons.
 
Personne ne disait rien. On semblait attendre quelque chose, et Cachelin enregistrait les pièces, en annonçant tout haut, suivant sa coutume : « Toulon. Fournitures de gamelles d’officiers pour le Richelieu. – Lorient. Scaphandres pour le Desaix. – Brest. Essais sur les toiles à voiles de provenance anglaise ! »
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Pitolet reprit : « Vous avez toujours bien trouvé le secret pour faire des enfants, puisque vous en avez eu plusieurs ? »
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Le bonhomme releva la tête : « Vous savez, monsieur Pitolet, que je n’aime pas les plaisanteries sur ce sujet. J’ai eu le malheur d’épouser une compagne indigne. Lorsque j’ai acquis la preuve de son infidélité, je me suis séparé d’elle. »
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Pitolet reprit : « Tout le monde dit, en effet, que le premier est de vous. Cela suffit. C’est très beau d’avoir un enfant, très beau et très heureux. Tenez, je parie que Lesable serait enchanté d’en faire un, un seul, comme vous ? »
 
Cachelin avait cessé d’enregistrer. Il ne riait pas, bien que le père Savon fût sa tête de Turc ordinaire et qu’il eût épuisé sur lui
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la série des plaisanteries inconvenantes au sujet de ses malheurs conjugaux.
 
Lesable avait ramassé ses papiers ; mais, sentant bien qu’on l’attaquait, il voulait demeurer, retenu par l’orgueil, confus et irrité, et cherchant qui donc avait pu leur livrer son secret. Puis le souvenir de ce qu’il avait dit au chef lui revint, et il comprit aussitôt qu’il lui faudrait montrer tout de suite une grande énergie, s’il ne voulait point servir de plastron au ministère tout entier.
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Lesable s’était remis à remuer des papiers, faisait semblant de lire et de ne rien entendre ; mais il était devenu blême.
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Boissel reprit avec la même voix de voyou : « De l’utilité des héritiers pour recueillir les héritages, dix centimes, deux sous, demandez ! »
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Maze, toujours le dos au feu et relevant de ses deux mains les basques de sa redingote, reprit en riant : « On fait ce qu’on peut, mon cher. Nous sommes comme vous, nous ne réussissons pas toujours… »
 
Une explosion de rires lui coupa la parole. Le père Savon, stupéfait, comprenant vaguement qu’on ne s’adressait plus à lui, qu’on ne se moquait pas de lui, restait bouche béante, la plume en l’air. Et Cachelin attendait, prêt à tomber à coups de poing sur le premier que le hasard lui désignerait.
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sur le premier que le hasard lui désignerait.
 
Lesable balbutia : « Je ne comprends pas. À quoi n’ai-je pas réussi ? »
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Mais Lesable tremblait de colère, et perdant toute mesure : « Monsieur Maze, je ne suis pas, comme vous, un grand fat, ni un grand beau. Et je vous prie désormais de ne jamais m’adresser la parole. Je ne me soucie ni de vous ni de vos semblables. » Et il jetait un regard de défi vers Pitolet et Boissel.
 
Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calme et l’ironie ; mais,
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blessé dans toutes ses vanités, il voulut frapper au cœur son ennemi, et reprit d’un ton protecteur, d’un ton de conseiller bienveillant, avec une rage dans les yeux : « Mon cher Lesable, vous passez les bornes. Je comprends d’ailleurs votre dépit ; il est fâcheux de perdre une fortune et de la perdre pour si peu, pour une chose si facile, si simple… Tenez, si vous voulez, je vous rendrai ce service-là, moi, pour rien, en bon camarade. C’est l’affaire de cinq minutes… »
 
Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l’encrier du père Savon que Lesable lui lançait. Un flot d’encre lui couvrit le visage, le métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante. Il s’élança, roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper. Mais Cachelin couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grand Maze, et, le bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il le rejeta contre le mur. Maze se dégagea d’un effort violent, ouvrit la porte, cria vers les deux hommes : « Vous allez avoir de mes nouvelles ! » et il disparut.
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Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération, par la crainte qu’il avait eue de tuer quelqu’un en prenant part à la lutte.
 
Aussitôt rentré dans son bureau, Maze
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tenta de se nettoyer, mais il n’y put réussir ; il était teint avec une encre à fond violet, dite indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant sa glace, furieux et désolé, et se frottant la figure rageusement avec sa serviette roulée en bouchon. Il n’obtint qu’un noir plus riche, nuancé de rouge, le sang affluant à la peau.
 
Boissel et Pitolet l’avaient suivi et lui donnaient des conseils. Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec de l’huile d’olive pure ; selon celui-là, on réussirait avec de l’ammoniaque. Le garçon de bureau fut envoyé pour demander conseil à un pharmacien. Il rapporta un liquide jaune et une pierre ponce. On n’obtint aucun résultat. Maze, découragé, s’assit et déclara : « Maintenant, il reste à vider la question d’honneur. Voulez-vous me servir de témoins et aller demander à M. Lesable soit des excuses suffisantes, soit une réparation par les armes ? »
 
Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche à suivre. Ils n’avaient aucune idée de ces sortes d’affaires, mais ne voulaient pas l’avouer, et, préoccupés par le désir d’être corrects, ils émettaient des opinions timides et diverses. Il fut décidé qu’on consulterait un capitaine de frégate détaché au ministère pour diriger le service des charbons. Il n’en
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savait pas plus qu’eux. Après avoir réfléchi, il leur conseilla néanmoins d’aller trouver Lesable et de le prier de les mettre en rapport avec deux amis.
 
Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère, Boissel s’arrêta soudain : « Ne serait-il pas urgent d’avoir des gants ? »
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Mais Lesable, encore exaspéré, cria : « Comment ! il m’insulte, et il vient encore me provoquer ? Dites-lui que je le méprise, que je méprise ce qu’il peut dire ou faire. »
 
Boissel, tragique, s’avança : « Vous allez nous forcer, monsieur, à publier dans les journaux
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un procès-verbal qui vous sera fort désagréable. »
 
Pitolet, malin, ajouta : « Et qui pourra nuire gravement à votre honneur et à votre avancement futur. »
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II restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n’a jamais songé à cette possibilité, qui ne s’est point préparé à ces risques, à ces émotions, qui n’a point fortifié son courage dans la prévision de cet événement formidable. Il voulut se lever et retomba assis, le cœur battant, les jambes molles. Sa colère et sa force avaient tout à coup disparu. Mais la pensée de l’opinion du ministère et du bruit que la chose allait faire à travers les bureaux réveilla son orgueil défaillant, et, ne sachant que résoudre, il se rendit chez le chef pour prendre son avis.
 
M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessité d’une rencontre armée ne
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lui apparaissait pas ; et il songeait que tout cela allait encore désorganiser son service. II répétait : « Moi, je ne puis rien vous dire. C’est là une question d’honneur qui ne me regarde pas. Voulez-vous que je vous donne un mot pour le commandant Bouc ? c’est un homme compétent en la matière et il pourra vous guider. »
 
Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit même à être son témoin ; il prit un sous-chef pour le seconder.
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Et une longue discussion commença, où furent élaborés successivement quatre projets de lettres, les excuses devant être réciproques. Si M. Maze reconnaissait n’avoir pas eu l’intention d’offenser, dans le principe, M. Lesable, celui-ci s’empresserait d’avouer tous ses torts en lançant l’encrier, et s’excuserait de sa violence inconsidérée.
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Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.
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Une émotion extraordinaire régnait dans l’administration. Les employés allaient aux nouvelles, passaient d’une porte à l’autre, s’abordaient dans les couloirs.
 
Quand on sut l’affaire terminée, ce fut une déception générale. Quelqu’un dit : « Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable. » Et le mot courut. Un employé rima une chanson.
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mot courut. Un employé rima une chanson.
 
Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit, soulevée par Boissel : « Quelle devait être l’attitude des deux adversaires quand ils se trouveraient face à face ? Se salueraient-ils ? Feindraient-ils de ne se point connaître ? » Il fut décidé qu’ils se rencontreraient, comme par hasard, dans le bureau du chef et qu’ils échangeraient, en présence de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.
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Elle s’approcha : « À mon sujet ? Comment ? »
 
Il s’était assis rageusement dans un fauteuil.
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Il reprit : « Il m’a insulté… Je n’ai pas besoin de t’en dire plus long. »
 
Mais elle voulait savoir : « J’entends que tu me répètes les propos qu’il a tenus sur moi. »
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Elle s’intéressait maintenant à cette affaire, attirée, comme toutes les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda, adoucie tout à coup, prise soudain d’une certaine estime pour cet homme qui allait risquer sa vie : « Quand est-ce que vous vous battez ? »
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Il répondit tranquillement : « Nous ne nous battons pas ; la chose a été arrangée par les témoins. Maze m’a fait des excuses. »
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Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, des gestes canailles de vieux troupier et des intonations d’homme.
 
Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte, vigoureuse, la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde et vibrante,
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le sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elle regardait, assis devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve, rasé, avec ses courts favoris d’avocat. Elle avait envie de l’étrangler, de l’écraser.
 
Et elle répéta : « Tu n’es capable de rien, de rien. Tu laisses même tout le monde te passer sur le dos comme employé ! »
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Cachelin déclara : « Si seulement on pouvait divorcer. Ça n’est pas agréable d’avoir épousé un chapon. »
 
Lesable se dressa d’un bond, tremblant de fureur, éclatant à ce mot. Il marcha vers son beau-père, en bredouillant : « Sortez d’ici !… Sortez !… Vous êtes chez moi, entendez-vous… Je vous chasse… » Et il saisit sur la commode une bouteille pleine d’eau sédative qu’il brandissait comme une massue.
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sédative qu’il brandissait comme une massue.
 
Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant : « Qu’est-ce qui lui prend, maintenant ? »
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Devant cette gaieté qui l’insultait encore, il devint fou, et s’élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu’il la giflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue, suffoquant. Elle rencontra le lit et s’abattit dessus à la renverse. Il ne lâchait point et frappait toujours. Tout à coup il se releva, essoufflé, épuisé ; et, honteux soudain de sa brutalité, il balbutia : « Voilà… voilà… voilà ce que c’est. »
 
Mais elle ne remuait point, comme s’il l’eût tuée. Elle restait sur le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dans ses deux mains. Il s’approcha, gêné, se demandant ce qu’il allait arriver et attendant
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qu’elle découvrît son visage pour voir ce qui se passait en elle. Au bout de quelques minutes, son angoisse grandissant, il murmura : « Cora ! dis, Cora ! » Elle ne répondit point et ne bougea pas. Qu’avait-elle ? Que faisait-elle ? Qu’allait-elle faire surtout ?
 
Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu’elle s’était éveillée, il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battu une femme, sa femme, lui, l’homme sage et froid, l’homme bien élevé et toujours raisonnable. Et dans l’attendrissement de la réaction, il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux, d’embrasser cette joue frappée et rouge. Il toucha, du bout du doigt, doucement, une des mains étendues sur ce visage invisible. Elle sembla ne rien sentir. Il la flatta, la caressant comme on caresse un chien grondé. Elle ne s’en aperçut pas. Il dit encore : « Cora, écoute, Cora, j’ai eu tort, écoute. » Elle semblait morte. Alors il essaya de soulever cette main. Elle se détacha facilement, et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil fixe, inquiétant et troublant.
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Il reprit : « Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par la colère. C’est ton père qui m’avait poussé à bout. On n’insulte pas un homme ainsi. »
 
Elle ne répondit rien, comme si elle n’entendait
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pas. Il ne savait que dire, que faire. Il l’embrasse près de l’oreille, et, en se relevant, il vit une larme au coin de l’œil, une grosse larme qui se détacha et roula vivement sur la joue ; et la paupière s’agitait, se fermait coup sur coup.
 
Il fut saisi de chagrin, pénétré d’émotion, et, ouvrant les bras, il s’étendit sur sa femme ; il écarta l’autre main avec ses lèvres, et lui baisant toute la figure, il la priait : « Ma pauvre Cora, pardonne-moi, dis, pardonne-moi. » Elle pleurait toujours sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des chagrins profonds.
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La nuit venait, emplissent d’ombre la petite chambre ; et lorsque la pièce fut bien noire, il s’enhardit et sollicita son pardon de manière à raviver leurs espérances.
 
Lorsqu’ils se furent relevés, il avait repris sa voix et sa figure ordinaires, comme si rien ne s’était passé. Elle paraissait au contraire attendrie, parlait d’un ton plus doux que de
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coutume, regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, comme si cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli son cœur. Il prononça tranquillement : « Ton père doit s’ennuyer, tout seul chez lui ; tu devrais bien aller le chercher. Il serait temps de dîner, d’ailleurs. » Elle sortit.
 
Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça la soupe ; puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec sa fille. On se mit à table et on causa, ce soir-là, avec plus de cordialité qu’on n’avait fait depuis longtemps, comme si quelque chose d’heureux était arrivé pour tout le monde.
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==V==
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Sa fille et lui, ligués d’instinct, enragés par la pensée constante de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir, ne savaient qu’inventer pour humilier et torturer cet impotent d’où venait leur malheur.
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En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait : « Nous avons peu de chose pour le dîner. Il en serait autrement si nous étions riches. Ce n’est pas ma faute. »
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Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cette honte de paraître impuissant.
 
Elle le regarda, étonnée d’abord, cherchant la vérité dans ses yeux, puis ayant compris,
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et pleine de dédain : « Tu as un enfant, toi ? »
 
Il répondit effrontément : « Oui, un enfant naturel que je fais élever à Asnières. »
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Cachelin se chargea d’annoncer au ministère que son gendre était malade ; et le ménage Lesable, renseigné par un médecin voisin, sonnait à une heure précise à la porte du docteur Lefilleul, auteur de plusieurs ouvrages sur l’hygiène de la génération.
 
Ils entrèrent dans un salon blanc à filet d’or, mal meublé, qui semblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ils s’assirent.
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Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leur tour vint et ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçut un gros homme de petite taille, cérémonieux et froid.
 
Il attendit qu’ils s’expliquassent ; mais Lesable ne s’y hasardait point, rouge jusqu’aux oreilles. Sa femme alors se décida, et, d’une voix tranquille, en personne résolue à tout pour arriver à son but : « Monsieur, nous venons vous trouver parce que nous n’avons pas d’enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous. »
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La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora ne semblait point gênée, se prêtait à l’examen attentif du médecin en femme qu’anime et que soutient un intérêt plus haut.
 
Après avoir étudié pendant près d’une heure les deux époux, le praticien ne se prononça pas. « Je ne constate rien, dit-il, rien d’anormal, ni rien de spécial. Le cas, d’ailleurs, se présente assez fréquemment. Il en est des corps comme des caractères. Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints pour incompatibilité d’humeur, il n’est pas étonnant d’en voir d’autres stériles pour incompatibilité physique. Madame me parait particulièrement bien constituée et apte à la génération. Monsieur,
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de son côté, bien que ne présentant aucun caractère de conformation en dehors de la règle, me semble affaibli, peut-être même par suite de son excessif désir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vous ausculter ? »
 
Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtemps son oreille sur le thorax et dans le dos de l’employé, puis il le tapota obstinément depuis l’estomac jusqu’au cou et depuis les reins jusqu’à la nuque.
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La consultation coûta quarante francs.
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Lorsqu’ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colère sourde et prévoyant l’avenir : « Me voilà bien lotie, moi ! »
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Cora, qui piétinait d’impatience, demanda : « Est-ce fini, ces manières-là ? Quand tu seras prêt ? » Il se leva, comme se lèvent les victimes, et se remit en route sans prononcer une parole.
 
Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il ne modéra point sa fureur. Il gueulait : « Nous voilà propres, ah bien ! nous voilà propres. » Et il regardait son gendre
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avec des yeux féroces, comme s’il eût voulu le dévorer.
 
Lesable n’écoutait pas, n’entendait pas, ne pensant plus qu’à sa santé, à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et la fille, ils n’étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il la voulait garder.
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Des mois encore s’écoulèrent. Il ne restait plus qu’un an avant le terme final.
 
Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énorme calendrier dont il effaçait
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un jour chaque matin, et l’exaspération de son impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semaine lui échapper cette fortune, la rage de penser qu’il lui faudrait trimer encore au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deux mille francs, jusqu’à sa mort, le poussaient à des violences de paroles qui, pour moins que rien, seraient devenues des voies de fait.
 
Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d’un besoin furieux de le battre, de l’écraser, de le piétiner. Il le haïssait d’une haine désordonnée. Chaque fois qu’il le voyait ouvrir la porte, entrer, il lui semblait qu’un voleur pénétrait chez lui, qui l’avait dépouillé d’un bien sacré, d’un héritage de famille. Il le haïssait plus qu’on ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait en même temps pour sa faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuis qu’il avait renoncé à poursuivre l’espoir commun par crainte pour sa santé.
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Elle répondait : « Non, papa. »
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Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelin sans cesse répétait : « Quand un homme n’est pas un homme, il ferait mieux de crever pour céder la place à un autre. »
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==VI==
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Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l’un vis-à-vis de l’autre avec la politesse cérémonieuse d’adversaires qui ont failli se battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettait entre eux une politesse exagérée, une considération plus marquée, et peut-être un désir secret de rapprochement, venu de la crainte confuse d’une complication nouvelle. On observait et on approuvait leur attitude d’hommes du monde qui ont eu une affaire d’honneur.
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Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d’un grand coup de chapeau tout à fait digne.
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Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie, ils eurent des prévenances l’un pour l’autre, d’où naquit bientôt une certaine familiarité, puis une intimité que tempérait une réserve, l’intimité de gens qui s’étaient méconnus, mais dont une certaine hésitation craintive retient encore l’élan ; puis, à force de politesses et de visites de pièce à pièce, une camaraderie s’établit.
 
Souvent ils bavardaient maintenant, en
Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dans le bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgue d’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme du monde ; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voir avec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beau commis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front le haut de la porte, il murmurait en regardant son gendre : « En voilà un gaillard, au moins ! »
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Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dans le bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgue d’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme du monde ; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voir avec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beau commis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front le haut de la porte, il murmurait en regardant son gendre : « En voilà un gaillard, au moins ! »
 
Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le père Savon ne quittait jamais sa copie, la chaise de l’expéditionnaire, sciée sans doute par quelque farceur, s’écroula sous lui, et le bonhomme roula sur le parquet en poussant un cri d’effroi.
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Les trois autres se précipitèrent. Le commis d’ordre attribua cette machination aux communards et Maze voulait à toute force voir l’endroit blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller le vieux pour le panser, disaient-ils. Mais il résistait désespérément, criant qu’il n’avait rien.
 
Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s’écria : « Dites donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que nous sommes bien ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à la maison. Ça nous ferait plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à ma fille qui
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vous connaît bien de nom, car on parle souvent du bureau. C’est dit, hein ? »
 
Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles de son beau-père : « Venez donc, vous nous ferez grand plaisir. »
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Cachelin reprit en se frottant les mains : « Tu verras, c’est un rude gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, il ne ressemble pas à ton mari, celui-là ! » Elle ne répondit rien, confuse comme si on eût pu deviner qu’elle avait rêvé de lui.
 
On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui de Lesable autrefois. Cachelin
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discutait les plats, voulait que ce fût bien, et comme si une confiance inavouée, encore indécise, eût surgi dans son cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelque prévision secrète et sûre.
 
Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avec agitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportée la veille du bureau. On était dans la première semaine de novembre et le jour de l’an approchait.
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Cachelin, en apercevant les fleurs, s’écria : « Ça, au moins, c’est distingué. » Et sa fille se rappela que Lesable n’en avait point apporté le jour de sa présentation. Le beau commis semblait enchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois chez de vieux amis, et lançait à Cora des galanteries discrètes qui lui empourpraient les joues.
 
Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort
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séduisant. Quand il fut parti, Cachelin demanda : « Hein ! quel bon zig, et quel sacripant ça doit faire ! Il parait qu’il enjôle toutes les femmes. »
 
Cora, moins expansive, avoua cependant qu’elle le trouvait « aimable et pas si poseur qu’elle aurait cru. »
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On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines de monde, jusqu’à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaient devant, d’un pas égal, hanche à hanche, balancés d’un même mouvement, d’un même rythme, comme deux êtres créés pour aller côte à côte dans la vie. Ils parlaient à mi-voix, car ils s’entendaient à merveille, en riant d’un rire étouffé ; et parfois la jeune femme se retournait pour jeter derrière elle un coup d’œil sur son père et son mari.
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Cachelin les couvrait d’un regard bienveillant, et souvent, sans songer qu’il parlait à son gendre, il déclarait : « Ils ont bonne tournure tout de même, ça fait plaisir de les voir ensemble. » Lesable répondait tranquillement : « Ils sont presque de la même taille », et heureux de sentir que son cœur battait moins fort, qu’il soufflait moins en marchant vite et qu’il était en tout plus gaillard, il laissait s’évanouir peu à peu sa rancune contre son beau-père dont les quolibets méchants avaient d’ailleurs cessé depuis quelque temps.
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Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et il recommença à harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même il attaquait Maze, comme s’il lui en eût voulu aussi de la catastrophe suspendue sur eux et dont la date inévitable se rapprochait à chaque minute.
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Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à fait heureuse, tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, le terme menaçant et si proche.
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La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluies dernières, entre ses berges rongées par les crues de l’hiver ; et toute la campagne trempée d’eau, semblant sortir d’un bain, exhalait une saveur d’humidité douce sous la tiédeur des premiers jours de soleil.
 
On s’égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne des mottes de terre, plus accablé que de coutume, songeant plus amèrement, ce jour-là, à leur infortune bientôt
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complète. Lesable, morose aussi, craignait de se mouiller les pieds dans l’herbe, tandis que sa femme et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora, depuis quelques jours, semblait souffrante, lasse et pâlie.
 
Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner. On gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant ; et le déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôt servi sous la tonnelle, sur la table de bois vêtue de deux serviettes, et tout près de la rivière.
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Lesable, inquiet, demanda : « Qu’est-ce qu’elle a donc ? » Maze, troublé, rougit, balbutia : « Mais… Je ne sais pas… elle allait bien tout à l’heure ! » et Cachelin demeurait effaré, la fourchette en l’air avec une feuille de salade au bout.
 
Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, il l’aperçut la tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide lui coupa les jarrets et il s’abattit sur sa chaise, jetant des regards effarés sur les deux hommes qui semblaient
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maintenant aussi confus l’un que l’autre. Il les fouillait de son œil anxieux, n’osant plus parler, fou d’angoisse et d’espérance.
 
Un quart d’heure s’écoula dans un silence profond. Et Cora reparut, un peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l’interrogea d’une façon précise ; chacun paraissait deviner un événement heureux, pénible à dire, brûler de le savoir et craindre de l’apprendre. Seul Cachelin lui demanda : « Ça va mieux ? » Elle répondit : « Oui, merci, ce n ‘était rien. Mais nous rentrerons de bonne heure, j’ai un peu de migraine. »
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Mais Cora ne répondit point d’abord ; puis, après avoir hésité quelque temps : « Ce n’était rien. Un petit mal au cœur. »
 
Elle marchait d’un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres. Lesable, mal à l’aise,
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l’esprit troublé, hanté d’idées confuses, contradictoires, plein d’appétits de luxe, de colère sourde, de honte inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeurs qui ferment les yeux au matin pour ne point voir le rayon de lumière glissant entre les rideaux et qui coupe leur lit d’un trait brillant.
 
Dès qu’il fut rentré, il parla d’un travail à finir et s’enferma.
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Elle murmura, intimidée tout à coup : « Non… pas encore… je… j’attendais. »
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Mais Cachelin s’écria : « Bon, c’est bon. Ça te gêne. Attends, je vais le lui dire, moi ! »
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Il criait : « Plus d’un million, songez, plus d’un million ! » Il se remit à danser, puis soudain : « Mais venez donc, elle vous attend : venez l’embrasser, au moins ! » et le prenant à plein corps, il le poussa devant lui et le lança comme une balle dans la salle où Cora était restée, debout, inquiète, écoutant.
 
Dès qu’elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par une brusque émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avait l’air d’un juge et elle d’une coupable.
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Enfin il dit : « Il paraît que tu es enceinte ? » Elle balbutia d’une voix tremblante : « Ça en a l’air. »
 
Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il les colla l’un à l’autre, nez à nez, en criant : « Embrassez-vous donc, nom d’un chien ! Ça en vaut bien la peine. » Et, quand il les eut lâchés, il déclara, débordant d’une joie folle : « Enfin, c’est partie gagnée ! Dites donc, Léopold, nous allons tout de suite acheter une propriété à la campagne. Là, au moins vous pourrez remettre votre santé. »
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Il sourit, sans répondre encore.
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Cachelin, grisé d’espoirs, emporté dans les rêves, continuait : « Qui sait ? nous pourrons prendre de l’influence dans le pays. Vous serez peut-être député. Dans tous les cas, nous pourrons voir la société de l’endroit, et nous payer des douceurs. Vous aurez un petit cheval et un panier pour aller chaque jour à la gare. »
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Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable, qui voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne put regagner son cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde, peut-être par oubli, dans le lit encore vide où allait entrer sa femme. Et toute la nuit il lui sembla que sa couche oscillait comme un bateau, tanguait, roulait et chavirait. Il eut même un peu le mal de mer.
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Il fut bien surpris, en s’éveillant, de trouver Cora dans ses bras.
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Elle le rassura tout de suite : « Oh ! oui, va. Je ne me suis pas trompée. »
 
Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Il parcourait de la main son
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ventre enflé. Il déclara : « Oui, c’est vrai – mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contestera peut-être notre droit. »
 
À cette supposition une colère la prit. – Ah ! mais non, par exemple, on n’allait pas la chicaner maintenant, après tant de misères, de peines et d’efforts, ah, mais non ! – Elle s’était assise, bouleversée par l’indignation.
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Quand il eut examiné la jeune femme il déclara : « Ça y est, bravo ! »
 
Et il écrivit sur une feuille de papier : « Je soussigné, docteur en médecine de la Faculté de Paris, certifie que Mme Léopold Lesable, née Cachelin, présente tous les
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symptômes d’une grossesse datant de trois mois environ. »
 
Puis, se tournant vers Lesable : « Et vous ? Cette poitrine, et ce cœur ? » Il l’ausculta et le trouva tout à fait guéri.
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Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leur explication, parcourut de l’œil le certificat, et comme Lesable insistait : « Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde », il jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue de la jeune femme.
 
Ils attendaient, anxieux ; l’homme de loi
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déclara : « Parfaitement. Que l’enfant soit né ou à naître, il existe, et il vit. Donc, nous sursoierons à l’exécution du testament jusqu’à l’accouchement de madame. »
 
En sortant de l’étude, ils s’embrassèrent dans l’escalier, tant leur joie était véhémente.
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==VII==
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Maze venait moins souvent et semblait, à présent, mal à son aise dans la famille ; on le recevait toujours bien, avec plus de froideur cependant, car le bonheur est égoïste et se passe des étrangers.
 
Cachelin lui-même paraissait éprouver une certaine hostilité secrète contre le beau commis qu’il avait, quelques mois plus tôt, introduit avec empressement dans le ménage. Ce fut lui qui annonça à cet ami la grossesse
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de Coralie. Il la lui dit brusquement : « Vous savez, ma fille est enceinte ! »
 
Maze jouant la surprise, répliqua : « Ah bah ! vous devez être bien heureux. »
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Et Lesable répondit : « Le fait est qu’il ne gagne pas à être beaucoup connu. » Cora avait baissé les yeux. Elle ne donna pas son avis. Elle semblait toujours gênée en face du grand Maze qui, de son côté, paraissait presque honteux près d’elle, ne la regardait plus en souriant comme jadis, n’offrait plus de soirées au théâtre, et semblait porter, ainsi qu’un fardeau nécessaire, cette intimité naguère si cordiale.
 
Mais un jeudi, à l’heure du dîner, quand
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son mari rentra du bureau, Cora lui baisa les favoris avec plus de câlinerie que de coutume, et elle lui murmura dans l’oreille :
 
« Tu vas peut-être me gronder ?
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Elle reprit, pour bien établir la situation des deux hommes, qu’elle avait réglée d’avance : « Au bureau, tu feras semblant de ne rien savoir, et tu lui parleras comme par le passé : seulement il ne viendra plus ici. »
 
Et Lesable, prenant avec tendresse sa
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femme dans ses bras, la bécota longtemps sur les yeux et sur les joues. Il répétait : « Tu es un ange !… tu es un ange ! » Et il sentait contre son ventre la bosse de l’enfant déjà fort.
 
 
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==VIII==
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Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine la Seine.
 
De grands événements s’étaient accomplis pendant l’hiver. Aussitôt l’héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, qui fut aussitôt liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupait ses loisirs à découper, au moyen d’une fine scie mécanique, des couvercles de boites à cigares. Il en faisait des horloges, des coffrets, des jardinières, toutes sortes de petits meubles étranges. Il se passionnait
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pour cette besogne, dont le goût lui était venu en apercevant un marchand ambulant travailler ainsi ces plaques de bois, sur l’avenue de l’Opéra. Et il fallait que tout le monde admirât chaque jour ses dessins nouveaux, d’une complication savante et puérile.
 
Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse : « C’est étonnant ce qu’on arrive à faire ! »
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La cérémonie eut lieu par un dimanche éclatant de juin. Tout le bureau était convié, sauf le beau Maze, qu’on ne voyait plus.
 
À neuf heures, Lesable attendait devant la
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gare le train de Paris, tandis qu’un groom en livrée à gros boutons dorés tenait par la bride un poney dodu devant un panier tout neuf.
 
La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapelet de voitures d’où s’échappa un flot de voyageurs. M. Torchebeuf sortit d’un wagon de première classe, avec sa femme en toilette éclatante, tandis que, d’un wagon de deuxième, Pitolet et Boissel descendaient. On n’avait point osé inviter le père Savon, mais il était entendu qu’on le rencontrerait par hasard, dans l’après-midi, et qu’on l’amènerait dîner avec l’assentiment du chef.
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Lesable s’élança au-devant de son supérieur, qui s’avançait tout petit dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille à une rose rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d’un chapeau à larges ailes, écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect de phénomène ; et sa femme, en se haussant un rien sur la pointe des pieds, pouvait regarder sans peine par-dessus sa tête.
 
Léopold, radieux, s’inclinait, remerciait. Il les fit monter dans le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s’en venaient modestement derrière, il leur serra les mains en s’excusant de ne les pouvoir porter aussi dans sa voiture trop petite : « Suivez le quai, vous
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arriverez devant ma porte : Villa Désirée, la quatrième après le tournant. Dépêchez-vous. »
 
Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit, tandis que le groom sautait lestement sur le petit siège de derrière.
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Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son gros bras le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravate noire qui ne pouvait porter d’épingle, il piqua le bijou sur le revers de sa redingote, au-dessous de la Légion d’honneur, comme autre croix d’ordre inférieur.
 
Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montant vers Suresnes, le long des berges plantées d’arbres. Le soleil tombait en pluie sur l’eau, en faisait un fleuve de feu. Le commencement du repas fut grave, rendu sérieux par la présence de M. et Mme Torchebeuf. Puis on s’égaya.
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Cachelin lâchait des plaisanteries de poids, qu’il se sentait permises, étant riche et on riait. De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainement choqué.
 
Au dessert, il fallut apporter l’enfant, que chaque convive embrassa. Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gens de ses yeux bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peu sa tête bouffie où semblait s’éveiller un commencement d’attention.
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Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce, depuis la cave jusqu’au grenier, puis ils parcoururent le jardin, d’arbre en arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deux bandes pour la promenade.
 
Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel et Pitolet dans les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf et Lesable, avec leurs maris, remontaient sur l’autre berge, des femmes honnêtes ne pouvant se mêler au monde débraillé du dimanche.
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se mêler au monde débraillé du dimanche.
 
Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suivies des deux hommes qui causaient gravement du bureau.
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Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit : « C’est ainsi tous les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays. »
 
Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deux gaillards couchés au
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fond. Une d’elle cria vers la berge : « Ohé ! ohé ! les femmes honnêtes ! J’ai un homme à vendre, pas cher, voulez-vous ? »
 
Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui de son invitée : « On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Comme ces créatures sont infâmes ! »
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Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhomme semblait perdu.
 
Cachelin reprit : « Si monsieur Torchebeuf
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le permet, nous allons le garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avec nous ? »
 
Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire sur la dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé de cette mauvaise farce.
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Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau, répondit : « Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l’a trompé avec un mauvais sujet et qui a fini par s’enfuir avec lui. » Puis la grosse dame ajouta : « Je dis que c’était un mauvais sujet, je n’en sais rien. On prétend qu’ils s’aimaient beaucoup. Dans tous les cas, le père Savon n’est pas séduisant. »
 
Mme Lesable reprit gravement : « Cela n’excuse
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rien. Le pauvre homme est bien à plaindre. Notre voisin d’à côté, M. Barbou, est dans le même cas. Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre qui passait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Je ne comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. À mon avis, il devrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérables qui apportent la honte dans une famille. »
 
Au bout de l’allée, la nourrice apparut, portant Désirée dans ses dentelles. L’enfant venait vers les deux dames, toute rose dans la nuée d’or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de ce même œil pâle, étonné et vague qu’elle promenait sur les visages.