« Correspondance entre Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon » : différence entre les versions

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<pages header=1 auteur="{{titre|Correspondance|[[Auteur:Karl Marx|Karl Marx]] et [[Auteur:Pierre-Joseph Proudhon|Pierre-Joseph Proudhon]]" index="Proudhon - Marx - Philosophie de la misère, Misère de la philosophie, tome 3.djvu" from=325 to=330 />|1846}}
 
 
::Mon cher Proudhon,
 
Je m’étais proposé bien souvent de vous écrire, depuis que j’ai quitté Paris ; des circonstances indépendantes de ma volonté m’en ont empêché jusqu’à présent. Je vous prie de croire qu’un surcroît de besogne, les embarras d’un changement de domicile, etc., sont les seuls motifs de mon silence.
 
Et maintenant surtout sautons ''in media res''. Conjointement avec deux de mes amis, Frédéric Engels et Philippe Gigot — (tous deux, à Bruxelles) —, j’ai organisé avec les communistes et socialistes allemands une correspondance suivie, qui devra s’occuper et de la discussion de questions scientifiques, et de la surveillance à exercer sur les écrits populaires, et de la propagande socialiste qu’on peut faire en Allemagne par ce moyen. Le but principal de notre correspondance sera pourtant celui de mettre les socialistes allemands en rapport avec les socialistes français et anglais ; de tenir les étrangers au courant des mouvements socialistes, qui se seront opérés en Allemagne et d’informer les Allemands en Allemagne des progrès du socialisme en France et en Angleterre. De cette manière les différences d’opinion pourront se faire jour ; on arrivera à un échange d’idées et à une critique impartiale. C’est là un pas, que le mouvement social aura fait dans son expression ''littéraire'', afin de se débarrasser des limites de la ''nationalité''. Et au moment de l’action, il est certainement d’un grand intérêt pour chacun d’être instruit de l’état des affaires à l’étranger aussi bien que chez lui.
 
Outre les communistes en Allemagne notre correspondance comprendra aussi les socialistes allemands à Paris et à Londres. Nos rapports avec l’Angleterre sont déjà établis : quant à la France, nous croyons tous que nous ne pouvons y trouver un meilleur correspondant que vous : vous savez que les Anglais et les Allemands nous ont jusqu’à présent mieux appréciés que vos propres compatriotes.
 
Vous voyez donc, qu’il ne s’agit que de créer une correspondance régulière, et de lui assurer les moyens de poursuivre le mouvement social dans les différents pays, d’arriver à un intérêt riche et varié comme le travail d’un seul ne pourra jamais le réaliser.
 
Si vous voulez accéder à notre proposition, les frais de port des lettres qui vous seront envoyées comme de celles que vous nous enverrez seront supportés ici, les collectes faites en Allemagne étant destinées à couvrir les frais de la correspondance.
 
L’adresse à laquelle vous écrirez ici, est celle de M. Philippe Gigot, 8, rue Bodendrock. C’est lui qui aura également la signature des lettres de Bruxelles.
 
Je n’ai pas besoin d’ajouter que, toute cette correspondance exige de votre part le secret le plus absolu ; en Allemagne nos amis doivent agir avec la plus grande circonspection pour éviter de se compromettre.
 
Répondez-nous bientôt et croyez à l’amitié bien sincère de
 
::Votre tout dévoué,
 
::Charles Marx.
 
 
 
::Bruxelles, 5 mai 1846.
 
 
P.-S. Je vous dénonce ici M. Grün, à Paris. Cet homme n’est qu’un chevalier d’industrie littéraire, un espèce de charlatan qui voudrait faire le commerce d’idées modernes. Il tâche de cacher son ignorance sous des phrases pompeuses et arrogantes, mais il n’est parvenu qu’à se rendre ridicule par son galimatias. De plus cet homme est dangereux. Il abuse de la connaissance qu’il a établie avec des auteurs de renom, grâce à son impertinence, pour s’en faire un piédestal et les compromettre vis-à-vis du public allemand. Dans son livre sur les socialistes français, il ose s’appeler le professeur (Privatdocent, dignité académique en Allemagne) de Proudhon, prétend lui avoir dévoilé les axiomes importants de la science allemande, et blague sur ses écrits. Gardez-vous donc de ce parasite. Peut-être vous reparlerai-je plus tard de cet individu.
 
Je profite avec plaisir de l’occasion qui m’est offerte pour vous assurer combien il m’est agréable d’entrer en relation avec un homme aussi distingué que vous. En attendant, permettez-moi de vous dire
 
::Votre tout dévoué,
 
::Philippe Gigot.
 
 
Quant à moi, je ne peux qu’espérer que vous, Monsieur Proudhon, approuverez le projet que nous venons de vous proposer, et que vous aurez la complaisance de ne pas nous refuser votre coopération. En vous assurant du profond respect que vos écrits m’ont inspiré pour vous, je suis
 
::Votre tout dévoué,
 
::Frédéric Engels.
 
 
 
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::Lyon, 17 mai 1846.
 
::À M. Marx
 
Mon cher Monsieur Marx, je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de votre correspondance, dont le but et l’organisation me semblent devoir être très utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent : mes occupations de toute nature, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves, qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre.
 
D’abord, quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient en ce moment tout à fait arrêtées, au moins pour ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, qu’il est du devoir de tout socialiste, de conserver pour quelque temps encore la forme critique ou dubitative ; en un mot, je fais profession avec le public, d’un anti-dogmatisme économique, presque absolu.
 
Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir ; mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes à priori, ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther ; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J’applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire au jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête d’un mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. À cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non !
 
J’ai aussi à vous faire quelque observation sur ce mot de votre lettre : Au moment de l’action. Peut-être conservez-vous encore l’opinion qu’aucune réforme n’est actuellement possible sans un coup de main, sans ce qu’on appelait jadis une révolution, et qui n’est tout bonnement qu’une secousse. Cette opinion que je conçois, que j’excuse, que je discuterais volontiers, l’ayant moi-même longtemps partagée, je vous avoue que mes dernières études m’en ont fait complètement revenir. Je crois que nous n’avons pas besoin de cela pour réussir ; et qu’en conséquence, nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à l’arbitraire, bref, une contradiction. Je me pose ainsi le problème : ''faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique''. En autres termes, tourner en Économie politique, la théorie de la propriété, contre la propriété, de manière à engendrer ce que vous autres socialistes allemands appelez communauté, et que je me bornerai, pour le moment, à appeler'' liberté, égalité''. Or, je crois savoir le moyen de résoudre, à court délai, ce problème je préfère donc faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy des propriétaires.
 
Mon prochain ouvrage, qui en ce moment est à moitié de son impression, vous en dira davantage.
 
Voilà, mon cher philosophe, où j’en suis, pour le moment ; sauf à me tromper, et, s’il y a lieu, à recevoir la férule de votre main, ce à quoi je me soumets de bonne grâce, en attendant ma revanche. Je dois vous dire en passant que telles me semblent être aussi les dispositions de la classe ouvrière de France ; nos prolétaires ont si grand soif de science, qu’on serait fort mal accueilli d’eux, si on n’avait à leur présenter à boire que du sang. Bref, il serait à mon avis, d’une mauvaise politique pour nous de parler en exterminateurs ; les moyens de rigueur viendront assez ; le peuple n’a besoin pour cela d’aucune exhortation.
 
Je regrette sincèrement les petites divisions qui, à ce qu’il paraît, existent déjà dans le socialisme allemand, et dont vos plaintes contre M. Grün m’offrent la preuve. Je crains bien que vous n’ayez vu cet écrivain sous un jour faux ; j’en appelle, mon cher Marx, à votre sens rassis. Grün se trouve exilé, sans fortune avec une femme et deux enfants, n’ayant pour vivre que sa plume. Que voulez-vous qu’il exploite pour vivre, si ce n’est les idées modernes ? Je comprends votre courroux philosophique, et je conviens que la sainte parole de l’humanité ne devrait jamais faire la matière d’un trafic ; mais je ne veux voir ici que le malheur, l’extrême nécessité, et j’excuse l’homme. Ah ! si nous étions tous millionnaires, les choses se passeraient mieux ; nous serions des saints et des anges. Mais, il faut vivre ; et vous savez que ce mot n’exprime pas encore, tant s’en faut, l’idée que donne la théorie pure de l’association. Il faut vivre, c’est-à-dire acheter du pain, du bois, de la viande, payer un maître de maison ; et ma foi ! celui qui vend des idées sociales n’est pas plus indigne que celui qui vend un sermon. J’ignore complètement si Grün s’est donné lui-même comme étant mon précepteur; précepteur de quoi ? je ne m’occupe que d’économie politique, chose dont il ne sait à peu près rien je regarde la littérature comme un jouet de petite fille ; et quant à ma philosophie, j’en sais assez pour avoir le droit de m’en moquer à l’occasion. Grün ne m’a rien dévoilé du tout ; s’il l’a dit, il a dit une impertinence dont je suis sûr qu’il se repent.
 
Ce que je sais et que j’estime plus que je ne blâme un petit accès de vanité, c’est que je dois à M. Grün ainsi qu’à son ami Ewerbeck la connaissance que j’ai de vos écrits, mon cher M. Marx, de ceux de M. Engels, et de l’ouvrage si important de Feuerbach. Ces messieurs, à ma prière, ont bien voulu faire quelques analyses pour moi en français (car j’ai le malheur de ne point lire l’allemand) des publications socialistes les plus importantes ; et c’est à leur sollicitation que je dois insérer (ce que j’eusse fait de moi-même, au reste) dans mon prochain ouvrage, une mention des ouvrages de MM. Marx, Engels, Feuerbach, etc. Enfin, Grün et Ewerberck travaillent à entretenir le feu sacré chez les Allemands qui résident à Paris, et la déférence qu’ont pour ces Messieurs les ouvriers qui les consultent me semble un sûr garant de la droiture de leurs intentions.
 
Je vous verrais avec plaisir, mon cher M. Marx, revenir d’un jugement produit par un instant d’irritation ; car vous étiez en colère lorsque vous m’avez écrit. Grün m’a témoigné le désir de traduire mon livre actuel ; j’ai compris que cette traduction précédant toute autre lui procurerait quelque secours ; je vous serais donc obligé, ainsi qu’à vos amis, non pour moi, mais pour lui, de lui prêter assistance dans cette occasion, en contribuant à la vente d’un écrit qui pourrait sans doute avec votre secours, lui donner plus de profit qu’à moi.
 
Si vous vouliez me donner l’assurance de votre concours, mon cher M. Marx, j’enverrais incessamment mes épreuves à M. Grün, et je crois, nonobstant vos griefs personnels dont je ne veux pas me constituer le juge, que cette conduite nous ferait honneur à tous.
 
::Votre tout dévoué.
 
::Mille amitiés à vos amis, MM. Engels et Gigot.
 
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