« Boccace (Gebhart) » : différence entre les versions

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MOUF
Cette page est bien lugubre. C'est la chronique de la peste de 1348. Boccace la dédie « aux dames compatissantes, donne pietose », si souvent invoquées par Dante. Ne cherchez point ici une fantaisie d'esprit raffiné, atteint de morbidezza, la mélancolique ironie d'un poète pessimiste épris des contrastes violens de la mort et de la vie, le charnier d'Ezéchiel ou le cimetière d'Hamlet. Non, l'idée de ce Florentin, fils adoptif de Naples, est plus simple, très méridionale et, je l'avoue, légèrement païenne. Afin de la bien pénétrer, arrêtons-nous un instant aux vigiles mortuaires du Décaméron.
 
Cette peste était le retour d'un accident familier. Dix fois par siècle, les navires marchands et les caravanes de Venise, de Gênes, de Pise, ramenaient à l'Italie et à l'Europe le fléau asiatique. Les symptômes et la marche de la maladie, cent fois décrits, sont à peu près les mêmes, depuis la peste d'Athènes racontée par Thucydide, jusqu'à la peste de Milan, en 1576, et celle de Marseille, en 1720. Dans chacune de ces catastrophes, reparaît le même désarroi moral, la fuite des peureux, la désertion des plus impérieux devoirs, l'oubli de la famille, la trahison des amis, les gens sages qui pèsent prudemment leur manger et leur boire et jusqu'à l'air qu'ils respirent et plongent le nez dans les drogues, les parfums et les fleurs; les étourdis, qui se jettent éperdument dans toutes les débauches; les femmes, qui perdent toute pudeur; les malades délaissés, l'avidité féroce des serviteurs. Ici, quelques traits, pris sur le vif, accentuent la peinture traditionnelle de la crise. Boccace a vu, dans une rue de Florence, deux porcs occupés à fouiller et à secouer des griffes et des dents les haillons d'un mort; tout à coup ils tournèrent, pris de vertige, sur eux-mêmes et tombèrent morts. A peine quelques voisins osaient accompagner les morts jusqu'à l'église. Les confréries « des nobles et distingués citoyens » cédaient la place à d'immondes fossoyeurs qui emportaient le cercueil à la course vers l'église la plus voisine, précédés de quatre ou six clercs, con poco lume, avec peu de cierges, et parfois « sans aucun cierge. » Puis on précipitait la triste dépouille à la première sépulture « inoccupée » que l'on trouvait sur le chemin. Chaque matin, le clergé recueillait, en passant, alignées sur des tables, devant leurs maisons, des familles entières. Deux clercs venaient-ils, avec une seule croix, chercher un mort, en un clin d'oeil ils se voyaient à la tête d'une procession de cercueils qui couraient sur leurs talons. Bientôt les cimetières regorgèrent d'habitans ; on creusa alors, près des églises, des fosses profondes où les corps étaient déposés « par couches », à la façon des « marchandises dans la cale des navires », recouverts de quelques poignées de terre, jusqu'à ce que la tombe fût comblée de cadavres. On mourait en foule dans la campagne, et les troupeaux, privés de leurs bergers, erraient le jour à travers champs et rentraient le soir d'eux-mêmes à la maison vide. A Florence et dans le contado florentin, plus de cent mille personnes moururent. « On déjeunait le matin, dit Boccace, avec ses parons et ses amis ; on soupait le soir avec ses ancêtres dans l'autre monde. »
 
Le noir archange passa sur la chrétienté entière, et le monde se crut arrivé à son dernier soir. Il mourut, selon certains chroniqueurs, soixante personnes sur cent. A Constantinople, on perdit le fils de l'empereur Andronicus ; en France, la reine et trois princes du sang; à Florence, l'historien Jean Villani; à Rome, sept cardinaux; en Provence, la bien-aimée de Pétrarque, Laure de Noves.
 
Or, un mardi matin, se rencontraient, à l'issue de la messe, dans la claire église de Santa-Maria-Novella, à Florence, sept jenes dames, en grands habits de deuil, qui n'avaient nulle envie de goûter de sitôt au banquet funèbre. La plus âgée n'avait pas plus de vingt-huit ans, la plus jeune moins de dix-huit. « Chacune d'elles était sage et de noble race, belle et de moeurs pures et d’une grâce honnête. » La doyenne de l'aimable cercle, Pampinea, prit la parole, et se fit l'interprète des terreurs et des ennuis de ses compagnes : « En vérité, on voit dans Florence beaucoup trop d'enterremens ; les fossoyeurs et les mauvais sujets y tiennent insolemment le haut du pavé et chantent des chansons bien libertines. Ici, dans l'église des dominicains, on ne voit presque plus de frères, et il est fort triste de penser que les autres sont morts. » Quand Pampinea rentre chez elle, elle ne trouve plus, de toute sa maison, que sa femme de chambre, et cette désolation lui fait dresser les cheveux. » Dans la rue, elle croit apercevoir « les pâles fantômes de ses amis morts. » « Nous serions bien sottes, dit-elle, de séjourner plus longtemps dans une ville où les nonnes elles-mêmes se rient de la clôture et se donnent du bon temps. Notre vie vaut autant que la vie d'autrui et elle ne tient pas à nos corps par des liens plus solides que chez les autres. Allons-nous-en donc ensemble à la campagne, dans nos villas, afin de fuir à la fois la mort et les mauvais exemples, et livrons-nous à l'allégresse et au plaisir, en tout honneur, bien entendu, et au grand air pur des champs, des bois et de la mer. »
 
La très discrète Filomena répondit : « C'est une sage pensée et nous ne demandons pas mieux; mais vous savez, mesdames, combien les femmes sont malhabiles à tenir leur maison et à se conduire en l'absence de tout homme. Nous sommes mobiles, fantasques, soupçonneuses et timides à l'excès. J'ai grand'peur que notre compagnie ne se brouille et ne se sépare bientôt. -Cela est bien vrai, dit Élisa avec candeur, mais comment faire pour emmener des cavaliers qui nous protègent et nous conseillent dans notre solitude? »
 
Trois jeunes gens entraient, à l'heure même, dans Santa-Maria-Novella, non pour y entendre une messe basse, mais pour y retrouver leurs dames, qui étaient parmi les sept Florentines. On se fit la révérence, et Pampinea proposa aux cavaliers de conduire l'exode féminin. Ils acceptèrent de bonne grâce, et le mercredi, dès l'aurore, ce monde charmant s'enfuyait à deux milles de la triste nécropole, dans une villa située sur une colline, entourée d'un parc, de jardins et de prairies. Les caves étaient fournies de vins précieux; les vastes chambres, très fraîches, jonchées de fleurs et ornées de peintures riantes. Pampinea fut élue reine du joli royaume et couronnée d'une guirlande de fleurs. Elle choisit ses ministres et donna un règlement à la communauté. Après le repas du matin, on chantait, on dansait. on errait dans les prairies ; puis, à l'heure brûlante de midi, on se quittait pour la sieste; vers trois heures, on se réunissait de nouveau sur un tapis d'herbes fleuries, et là, assis en cercle, au souffle frais de la brise marine, au chant lointain. des cigales, pendant dix soirs d'été, les cénobites de cette douce Thélème, les dames comme les jeunes cavaliers, racontèrent des histoires.
 
Ce Prologue du Décaméron est une grande nouveauté. C'est un adieu au moyen âge, à l'ascétisme monacal, à la religion de la mort. Pour la première fois, un écrivain proteste contre la tristesse séculaire des races chrétiennes. La mort souveraine, invincible, méchante; la mort consolatrice et maternelle, qui ouvre la porte de la vie véritable; la mort indifférente et fatale qui foule aux pieds l'homme en sa fleur
 
 
Tout homme de la femme yssant,
 
Rempli de misère et d'encombre,
 
Ainsi que fleur tost finissant,
 
Sort et puis fuyt comme fait l'umbre;
 
 
L'Italie se détourne de la formidable vision, car elle n'a pas le courage de l'envisager avec le calme dédain des sages antiques, et la vie seule lui semble bonne, la joie seule excellente et le rire plus divin que les larmes. Elle se fait déjà une conscience nouvelle, voluptueuse et légère. L'enfer de son plus grand poète st un cauchemar inquiétant qu'elle rejette pour toujours. Elle revient à l'inspiration sensuelle de ses clercs errans du temps
 
Fronde sub arboris amœna
Suave est quiescere,
Suavius ludere in gramme
Cum virgine speciosa.
 
Le Triomphe de la Mort, de Pétrarque, qui est sans doute une date plus récente que le Décaméron, se rattache encore aux idées et aux émotions d'autrefois. L'ombre de Laure morte dit au poète : « Je suis vraiment vivante, et c'est toi qui es mort et qui seras mort jusqu'à l'heure dernière qui t'enlèvera à la terre. La mort est la fin d'une prison ténébreuse pour les âmes gentilles; pour les autres, qui ont mis leurs soins dans la fange, elle est une douleur. »
 
Regardez maintenant, au Campo Santo de Pise, le Triomphe dela Mort, qui est de l'école florentine d'Orcagna, et contemporain de Boccace. An dernier plan de la fresque, c'est encore la tradition macabre qui passera, hors d'Italie, aux peuples austères et tristes, à Albert Dürer et à Holbein. La mort, toute en noir, fauche pêle-mêle les rois, les papes, les clercs, les abbesses, et court à une retraite ombreuse où, sous les orangers chargés de fruits d'or, autour desquels voltigent des amours, des cavaliers et des dames écoutent un concert de musique. Plus bas, dans le désert farouche, les Pères ascétiques s'agenouillent et prient. Voilà pour le passé. Et voici, au premier plan du tableau, le Verbe de la Renaissance. Une chevauchée brillante, jeunes seigneurs et jeunes dames, est arrêtée brusquement par trois sépulcres ouverts, par trois cadavres de rois couronnés : l'un, livide et difforme, l'autre, rongé des vers, le troisième, squelette décharné. Le cortège se penche avec plus d'ennui que de terreur vers la poussière humaine, et la contemple avec des gestes de déplaisir plutôt que de pitié. Mais n'en doutez pas, jeunes dames et jeunes seigneurs vont tourner bride, non point du côté des Ermites du désert, mais vers la lumineuse villa florentine où les attendent, parmi les myrtes et les buissons d'églantiers, les heureux conteurs du Décaméron.
 
 
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