« Boccace (Gebhart) » : différence entre les versions

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LE GROS CUL DE TA MERE POND
Voulez-vous bien comprendre l'originalité de Boccace et de son œuvre et juger la valeur du Décaméron, embrassez d'abord d'un rapide coup d'oeil la vie et l'oeuvre de son grand ami, le poète Pétrarque, dont le conteur consola la vieillesse et à qui il ne sur vécut que d'une année. Pétrarque est l'initiateur de la Renaissance. Au delà de Rome, de Cicéron, de Virgile, il put entrevoir et saluer la maîtresse intellectuelle de Rome et de l'humanité, la Grèce antique. Il étudie le grec sous deux ou trois maîtres, dépense la moitié de sa fortune dans la recherche des manuscrits grecs, forme toute une académie de jeunes lettrés, de patriciens, et Boccace lui-même à l'apostolat de l'antiquité. Déjà vieux, valétudinaire, il dort et mange à peine, travaille seize heures par jour, écrit encore la nuit à tâtons sur son lit. Il ne parvient pas à déchiffrer Homère, mais il en caresse amoureusement le manuscrit; il sent sa fin prochaine, lègue ses chers livres à la république de Venise et redouble d'ardeur. « Je vais plus vite, je suis comme un voyageur fatigué. Jour et nuit, tour à tour, je lis et j'écris, passant d'un travail à l'autre, me reposant de l'un par l’autre ; il sera temps de dormir quant nous serons sous teere. » Im peurt avec une grâce merveilleuse. Un matin d’été, dans ma maison d’Arqua, on le trouve endormi de l’éternel sommeil, le front couché sur un livre.
 
Il a vu l’aurore d’une civilisation très noble, et cependant, en lui, de sa jeunesse à sa dernière lecture, tout est mélancolie et découragement. Cette âme vibrante, lyrique et maladive, qui n’a jamais su se détacher d’elle-même, ne nous rend que ses émotions, ses tristesses et ses souffrances, amours chimériques et douloureuses, ennuis d’exil, espoirs évanouis, rêves de citoyen enflammé par les souvenirs de Tive-Live, que les misères d’un âge affreux ont dissipés, vanité de la gloire et de la liberté, amertume de la vieillesse, charmes de la solitude, douceur de la mort. Toutes se passions ont été déçues, tous ses efforts impuissans, toutes ses missions diplomatiques stériles. Les fantômes qu’il a poursuivis ont échappé à son étreinte : Laure de Noves, la République romaine, le principat mystique de Rienzi, le secret de la langue grecque. Mais il n’a pu ni ramener à Rome l’Eglise d’Avignon, ni rappeler en Italie le protectorat de l’Empire. Autour de lui, le moyen âge tombe en ruines, et lui, qui fut l’ouvrier inconscient de l’avenir, l’adversaire ironique de la scolastique, il s’attarde, par certaines formes de son art et les habitudes de sa pensée, au moyen âge. La poésie de ses sonnets se fond trop souvent dans l’abstraction ou la subtilité ; ses traités de morale ont la sécheresse du XIIe siècle ; tel chapitre de ses dialogues sur la Vie solitaire ou la Paix des religieux, semble une page détachée de l’Imitation. Et, sur le front pâle de celui que l’on appelle volontiers « le premier homme moderne », la lueur d’aurore prend parfois la teinte attristante du crépuscule.
 
Combien différent Boccace n'apparaît-il pas tout d'abord ! Moins grand par la pensée, moins pur par le cœur, mais plus vivant, d'un esprit plus éveillé et plus heureux, on ne l'imagine point enfermé dans le désert de Vaucluse ou la retraite ombreuse d’Arqua. « Il était, dit Philippe Villani, agréable et de caractère joyeux, plaisant en ses propos et amoureux des beaux discours. » C’est un homme de conversation et de plaisir qui n'entend rien au platonisme, à qui la gaieté d'une société polie est aussi nécessaire aire que la lumière du jour. La cour riante de Naples, au temps de Robert d'Anjou, est véritablement son cadre naturel. On y lit des vers d'amour et on les commente, car les dames n'y sont point farouches. « Souvent, dit-il, telle y entre Lucrèce, qui retourne Cléopâtre à sa maison. » L'allégresse de Naples, la sensualité légère qu'on y respire, le sourire voluptueux de son golfe, les mœurs bruyantes, l'insouciance morale de son peuple charmèrent Boccace autant que la solennité un peu funèbre de Rome et de sa campagne enchantait Pétrarque. Est-il né près de Florence ou à Paris, est-il par sa mère et son berceau Français ou Toscan? on ne le saura sans doute jamais très sûrement (1). La veine gauloise est en lui fort visible, mais la finesse florentine, le sens inné de l'élégance, le goût passionné des choses charmantes, le sont bien plus encore. Reçut-il un jour quelque degré de cléricature? nous ne le saurons pas davantage. Tout jeune homme, il fut contraint par son père d'étudier le droit canon, la banque, le commerce : il préféra aux Décrétales la lecture de nos fabliaux et de nos romans. Dès qu'il se sentit à peu près le maître de sa destinée, il se jeta à la fois, non sans étourderie, dans la littérature et les aventures amoureuses.
 
De cette première période littéraire et de ses amours napolitaines, il nous reste des sonnets, le petit roman de Madonna Fiammetta, les demi-confidences indiscrètes du Filocopo et de la Teseide, inspirés, l'un, par notre Floire et Blanche fleur, l'autre par la vénérable histoire médiévale de Thésée, duc féodal d'Athènes ; puis l'Amorosa Visione où « la dame gentille, plaisante et belle », la « belle Lombarde, » la Gloire et une foule de personnes augustes Saturne, Avicenne, Cicéron, Hécube, Nemrod, Caton, Absalon, Dante et Pâris défilent et gesticulent avec la raideur familière aux héros des très vieilles tapisseries; le Filostrato, roman chevaleresque et homérique, en octaves, où le grand prêtre grec Calchas paraît, près de sa fille Chryséis, en qualité d'évêque de Troie, in partibus in fideliaam, enfin, le Nin fale Fiesolano, un joli poème bucolique et mythologique d'amour heureux, qui finit bien mal et trop tôt par le repentir tardif de la nymphe de Fiesole et le désespoir du berger Africo. L'amant se tue naïvement, comme il convient, au bord du ruisseau témoin de son bonheur d'un seul jour. Ici, Boccace ne fait plus penser à nos trouvères ni aux pâles tapisseries de nos aïeux: il s'est inspiré d'Ovide et fait pressentir le Corrège.
 
Les plus belles fêtes ont une fin. Le père de Boccace, guelfe de vieille roche, du fond de son comptoir florentin, suivait d'assez méchante humeur la vie poétique et joyeuse de son héritier, à la cour angevine. En 1341, il le rappela à Florence. La première entrevue fut certainement pénible. « L'aspect horrible de ce vieillard froid, rustique et avare m'attriste et m'effraie chaque jour davantage », écrit Giovanni dans son Ameto. Ajoutez que le séjour de Florence était bien moins riant alors que celui de Naples. Un duc d'Athènes, en chair et en os, plus difficile à vivre que Thésée, Gaultier de Brienne, durant près d'une année, pendit les mécontens, vida le coffre-fort des bourgeois et leur enleva leurs filles. En quelques mois, Boccace eut en raccourci le spectacle des agitations qui troublaient Florence depuis plus de deux siècles coups d'État, conspirations, émeutes, incendies, massacres et proscriptions, et, du haut du campanile communal, la clameur lugubre du tocsin. L'incorrigible jeune homme, loin de se convertir à cette vie nouvelle, souhaitait passionnément de s'enfuir à Naples. « 0 combien est heureux celui qui se possède en pleine liberté, ô vie de plaisir, phis belle qu'aucune autre ! »
 
 
0 lieto vivere e più ch'altro bello !
 
 
Il revint donc à ses premières amours. Mais Robert le Sage était mort ; André, neveu et gendre du bon roi, assassiné, avait été jeté par les fenêtres du palais ; Louis de Hongrie, frère de la victime, chassait Jeanne, la reine sanglante, et s'emparait violemment du royaume ; les chants et les rires avaient cessé et les amours pleuraient sur les rives du golfe charmant. La peste de 1348 rappela Boccace à Florence. Son père venait de mourir et laissait à sa tutelle un très jeune frère, Giacomo, issu d'un second et récent mariage du vieux marchand. Florence et la Toscane étaient en deuil. Toutes sortes d'impressions graves, l'influence morale de Tétrarque, alors dans toute sa gloire, l'étude assidue de Dante, la maturité commençante de la vie, produisent alors sur l'esprit de Giovanni un effet singulier, comme une soudaine fécondation. Il suffit qu'un souffle de tristesse l'ait effleuré pour que son propre génie lui soit révélé, et qu'il prenne des choses humaines une conscience nouvelle, plus généreuse et plus claire. Sa période lyrique est désormais close. Il renonce à répandre l’histoire de son coeur en des poésies ou des romans d'une assez médiocre invention. Il s'est beaucoup diverti jusqu'alors ; mais il vient de traverser des heures mauvaises, et tout ce qu'il a aimé comme le peu qu'il a souffert de la vie lui dévoile les joies ou les misères de la vie d'autrui. Le sens dramatique s'éveille en lui. Montrer, sans mélancolie aucune, les passions, les ridicules, les vices de son temps, non point sur des tréteaux et par l'artifice du dialogue, mais par des contes, telle sera l'oeuvre du grand écrivain. A la Divine Comédie qu'il devait commenter, déjà vieux, devant les petits-fils des hommes que Dante avait brûlés et marqués d'infamie, Boccace fera succéder la comédie italienne, surtout florentine, souvent aussi la tragédie humaine, avec ses horreurs et ses larmes. Les modèles que lui laissaient les premiers couleurs florentins étaient bien imparfaits, mais, à peine aura-t-il touché au genre qu'il le transformera, et la Nouvelle sortie de ses mains paraîtra le premier grand monument littéraire de la Renaissance. S'il eut assez de pitié ou de courage pour suivre, à travers Florence pestiférée, le corps de l'honnête et pudique Francesco da Barberino, peut-être, tout en cheminant, a-t-il médité le plan du Decaméron et, rentré au logis, en a-t-il écrit la première page.
 
(1) Voyez, ce sujet, l'étude de M. Henry Cochin dans la Revue du 15 juillet 1888.
 
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