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Quant au consul, il avait fini par se décider à rallier son poste. Il opéra son départ à l’improviste, selon son habitude ; mais il fit de nombreuses escales en route et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il débarqua à Maurice.
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— Vous n’arriverez jamais, lui disait le général qui assistait à son départ.
 
— Et pourquoi n’arriverais-je point ?
 
— Parce que vous ressemblez aux fusils de pacotille ; ils partent quelquefois, mais ils n’atteignent jamais le but.
 
CHAPITRE XXI
 
L’ADMINISTRATION
 
Dans nos possessions de l’Inde, le régime administratif est resté le même depuis Colbert, avec cette nuance que l’État s’est borné à protéger tant qu’a subsisté la Compagnie française, créée par Richelieu eu 1642, et qu’il a dirigé à partir de la dissolution de cette Compagnie que Colbert lui-même, en 1664, reconstitua sur de nouvelles bases.
 
L’administration fut d’abord exercée par des agents commerciaux qui établirent leur siège à Surate en 1668. Le directeur Caron ne réussit point; il s’empara de Trinquemale, dans l’île de Ceylan ; mais, harcelé par les Hollandais, il repassa sur le continent et se fixa dans la ville hollandaise de Saint-Thomé qu’il fut bientôt contraint de restituer à ses premiers occupants.
 
Le successeur de Caron, François Martin, eut l’idée de réunir les débris de la colonie et vint s’installer avec une centaine de personnes sur le territoire de Pondichéry qu’il acquit à beaux deniers comptants du souverain légitime. Grâce à son habile et sage direction, la ville prospéra jusqu’en 1693 où elle fut attaquée et prise par les Hollandais.
 
En vertu du traité signé à Ryswicq, le 20 septembre 1697, notre propriété nous fut restituée. Jedis propriété, parce que le prix d’acquisition en avait été payé par des Français. De cette époque date sa classification dans l’empire colonial de la France. Le premier gouverneur général fut François Martin ; le gouvernement métropolitain fit preuve de justice et de haute intelligence en nommant l’ancien directeur à ce poste éminent.
 
Nos éternelles querelles avec l’Angleterre, en amenant des cessions et des rétrocessions réitérées, rendirent très-irrégulière l’administration qui atteignit à un haut degré de prospérité sous l’impulsion de deux hommes de génie : Martin, que je viens de citer, et l’un de ses successeurs, Dupleix.
 
Ce dernier était un esprit ardent fait d’initiative et d’audace. Il avait les qualités d’un soldat quoiqu’il n’eût étudié que le commerce. Il eut à’soutenir de terribles guerres contre les Anglais aux ordres des généraux Clive et ^Varren Hastings alliés aux Marhattes et aux rois du Mysore et du Tanjaour.
 
Uupleix avait étendu notre domination sur les provinces de Monfanagar, d’Ellour, de Chicakal et de Kajacnandri, sur. l’île de.Seringam, sur le territoire de Karikal, en un mot sur toute la côte d’Orix et la partie de l’Inde située au sud du Godavery. Le Grand Mogol l’avait fait nabab de Carnate ; les rajahs d’Arcate et du Dcccan avaient sollicité son protectorat.
 
Il était admirablement secondé. Son armée était commandée par un héros, le marquis de Bussy, qui mourut en 1785, gouverneur général de la colonie conquise par ses armes. Dupleix avait à côté de lui une femme admirable, la sienne, Jeanne de Castro, créole espagnole d’une beauté presque merveilleuse, douée d’un esprit prévoyant et éclairé, d’un jugement sûr, parlant et écrivant avec la même facilité tous les dialectes de l’Inde, et Dieu sait si le nombre en est grand.
 
Les éclatantes victoires du marquis de Bussy nous livrèrent deux cents lieues de côtes et portèrent la limite de nos possessions jusqu’à la frontière du Bengale. Dupleix dut à sa femme, qui a rendu à jamais immortel son titre de Johanna Begum (la princesse Jeanne), des succès diplomatiques qui auraient assuré l’autorité française dans toute l’Inde, si, en refusant d’envoyer des subsides et des soldats à Bussy et à Dupleix, le cabinet de Versailles ne s’était rendu le complice des ennemis de la France.
 
Une lutte incessante contre des forces décuples et sans cesse renouvelées, alors qu’on ne reçoit ni hommes, ni argent, ni munitions, aboutit fatalement à une catastrophe. Elle fut retardée par Bussy. Mais Dupleix fut brutalement révoqué et son successeur s’empressa de
 
traiter, par ordre, avec les Anglais. Ainsi une évidente
 
trahison de la cour de Louis XV nous coûta toutes nos
 
conquêtes.
 
Depuis la dernière reprise de possession de Pondi- chéry, avec un territoire considérablement réduit, des quatre comptoirs et des loges que j’ai énumérés plus haut, l’administration, coniiée à la marine, est devenue plus régulière. Parmi les gouverneurs qui se sont succédé de 1816 à 1876, trois surtout laisseront un souvenir durable. Ce sont : le vicomte Desbassyns de Riche- mont, commissaire général de la marine, qui présida aux destinées de la colonie, du mois de juin 1826 au mois d’août 1828 ; le général duc de Saint-Simon (alors marquis et maréchal de camp), du 3 mai 1835 au 27 avril 1840, et le contre-amiral de Verninac Saint-Maur, du 29 juillet 1852 au 1" avril 1857.
 
M. de Richement a fondé d’utiles établissements, protégé le commerce et développé l’industrie.
 
M. de Saint-Simon s’est rendu populaire par l’aménité de son caractère et son inépuisable bienveillance à l’égard des indigènes.
 
M. de Verninac a fait plus que ses prédécesseurs. Il a eu l’heureuse audace, dans l’intérêt de l’équité, de toucher à une législation séculaire et de rattacher plus intimement à la métropole, les indigènes soumis à notre autorité.
 
Au-dessous du gouverneur, qui exerce le pouvoir politique, les auxiliaires qui président à l’administration coloniale sont l’ordonnateur et le procureur général. Le premier est toujours un commissaire de la marine qui a, dans ses attributions, la marine, la guerre, les finances et l’intérieur, c’est-à-dire à peu près tout.
 
Le procureur général est le chef de la justice. Son personnel se compose d’un président, de quatre conseillers, de deux conseillers auditeurs, d’un substitut et d’un greffier en chef, pour la cour d’appel, de juges, de lieutenants de juge et de procureurs de la république pour les tribunaux de première instance eu de paix.
 
Dans nos comptoirs de Mahé et d’Yanaon, c’est le chef de service qui rend la justice à ses administrés.
 
En matière de législation civile, la loi indienne est appliquée aux natifs. Dans les procès criminels, la loi française est souveraine. Ces procès sont jugés par cinq magistrats auxquels sont adjoints deux notables.
 
Au civil et au criminel, les causes sont plaidées par des conseils agréés, Européens ou Indiens.
 
A côté de l’administration active est le contrôle exercé par un commissaire-adjoint de la marine. Le contrôleur a le droit d’observation ; mais il ne peut rien empêcher. J’avoue ingénument qu’il est permis de douter de l’efficacité d’un contrôle lorsque celui qui l’exerce est inférieur en grade au contrôlé.
 
En résumé, les rouages administratifs fonctionnent
 
simplement. Comités de bienfaisance, hôpital militaire, léproserie, maison de santé po.ur les natifs, mont-de- piété, imprimerie du gouvernement, journal officiel de la colonie, service de santé bien organisé, pharmacie de la marine qui livre au public ses manipulations au prix de revient ; police dirigée, à Pondichéry, par le maire ; dans les autres comptoirs, par des commissaires européens, ayant sous leurs ordres un certain nombre d’agents indigènes ; rien de ce qui est utile ne manque à nos établissements.
 
Nos administrés s’estiment très-heureux de vivre sous un régime d’une douceur à laquelle ne les avaient point habitués leurs anciens maîtres. En un mot, notre administration a tenu à faire aimer son autorité plutôt qu’à la faire craindre.
 
Il n’en est pas de même chez nos voisins où l’indigène est compté pour rien. Il serait injuste cependant de prétendre que nos voisins n’ont fait que du mal dans le pays. Les chemins de fer, les routes macadamisées, la liberté des cultes et de fort belles constructions, doivent être inscrits à leur crédit.
 
Mais lorsqu’ils parlent avec orgueil de la destruction des thugs et de la suppression des bandes de voleurs, on peut leur répondre qu’ils auraient mis moins d’empressement à détruire les thugs si ceux-ci, au lieu d’étrangler des Anglais, s’étaient bornés à étrangler des indigènes.
 
Les Dacoïts dévalisaient surtout les maisons anglaises. Du reste, leurs bandes ne sont pas supprimées au point de ne pas venir exploiter les propriétés françaises.
 
Quant aux Suttee, dont nos voisins prétendent avoir renversé les bûchers, ils n’ignorent point qu’il y a encore par-ci par-là quelque veuve qui se brûle sur le corps de son mari, en dépit des édits rendus et sous les yeux d’une police qui laisse faire.
 
L’administration de l’honorable Compagnie des Indes a été marquée par de grands scandales. Lord Clive et Warren Hastings ont donné lieu à des enquêtes parlementaires et ont été flétris par ces enquêtes qui les ont convaincus de concussions, de cruautés et d’exécutions de toute sorte. 11 convient d’ajouter à la louange de l’Angleterre qu’elle essaie de réparer dans les Indes, depuis l’insurrection de 1857, les crimes et les fautes du passé.
 
CHAPITRE XXII
 
LA. LÈPRE ET LA LÉPROSERIE
 
Parmi les établissements de noire colonie, il en estun que je ne saurais passer sous silence, bien que la visite que j’y ai faite ne m’ait laissé que do pénibles souvenirs. Je veux parler de la léproserie.
 
La lèpre est un des fléaux. qui déciment les populations de l’Inde. Elle était très-répandue en Europe et en Asie aux temps les plus reculés. Elle a complètement disparu de l’Europe ; mais elle est restée dans l’Inde. Manou en fait état.dans son livre comme constituant un vice rédhibitoire.
 
Il cite cette hideuse affection parmi les causes qui autorisent une seconde épouse. « L’Indien, dit le législa- « leur, peut avoft deux femmes quand la première est « stérile, acariâtre ou lépreuse. » Que d’époux auraient une raison plausible pour contracter une seconde alliance si notre loi leur permettait de s’appuyer sur la maussaderie de leurs femmes !
 
On voit par Jà que la monogamie, qu’on assure être la règle du mariage dans l’Inde, doit y subir plus d’une éclipse et que les prétextes ne manquent point aux époux mécontents pour augmenter le personnel de leur ménage. La prévision n’est pas indispensable d’ailleurs, puisque l’Indien a l’autorisation d’entretenir autant de concubines qu’il lui plaît dans le domicile conjugal.
 
Revenons à la lèpre. Est-elle ou non contagieuse? se communique-t-elle par le contact et par la cohabitation ? Telle est la question que j’examinais avec un ami qui m’accompagnait dans ma visite. Cet ami était anti-conta- gioniste et il me citait, à l’appui de sa thèse, un fait décisif.
 
Il avait habité la Guadeloupe, où une loi draconienne s’il en fut, autorise l’administration à enlever tout lépreux, à quelque classe de la société qu’il appartienne, et à l’interner dans une petite île appelée la Désirade, distante d’environ deux lieues de la Guadeloupe et qu’une mer fort tourmentée isole complètement de la grande terre. La Désirade est la première terre qu’aperçut Colomb dans le golfe américain, celle dont l’aspect changea en adoration les sinistres projets de l’équipage à l’égard du grand navigateur.
 
Un vaste camp, pouvant contenirun millierde lépreux, a été construit à grands frais au sein d’une nature aride et sauvage qui semble être en parfaite harmonie avec l’horreur de sa destination.
 
Mon ami avait été membre d’uae commission chargée d’apurer les comptes et de contrôler les actes du directeur de l’établissement. Introduit au milieu de la population lépreuse, il fut épouvanté des innombrables et hideuses formes qu’affecte la maladie, mais quel ne fut pas son étonnement lorsque, parmi ces débris humains qui exhalaient une odeur fétide, il vit circuler une belle négresse d’environ vingt-cinq ans daiis tout l’éclat de la jeunesse et de la santé !
 
C’était une femme admirable sous le rapport plastique. Elle était couverte de riches bijoux qu’elle étalait avec complaisance. Jamais mon ami n’avait vu de plus beau type ; on eût dit que cette abyssinienne au galbe pur, à l’a peau fine et satinée, était une Vénus taillée par un artiste de génie dans un bloc de marbre noir.
 
Interrogé par mon ami, le directeur lui apprit que, depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire dès l’âge de quinze ans, cette splendide créature habitait le camp et consolait les lépreux possesseurs d’une certaine fortune des rigueurs de leur internement.
 
La non-contagion est donc chose acquise. La lèpre ne se transmet pas absolument par le contact ni par la cohabitation. Mais ce qui n’est pas moins cerlain c’est " qu’elle se transmet par l’hérédité. L’atavisme, pour parler comme les docteurs, cette loi fatale des affections humaines, est un fait démontré par la science. On comprend que, dans un pays bien administré, on cherche à soler les infortunées victimes d’un implacable fléau afin que les sources de la vie ne soient pas empoisonnées dans les populations.
 
L’internement et ses rigueurs sont cependant d’une application impossible dans l’Inde. Les lépreux abondent, sur notre territoire et sur celui de nos voisins les Anglais, à tel point qu’il y aurait folie à recourir aux mesures arbitraires, que la nécessité et l’hygiène publique peuvent seules justifier.
 
L’effacement de la maladie par la suppression des individus étant impraticable, le seul moyen à prendre était d’ouvrir aux victimes du fléau un asile où elles trouveraient tous les secours nécessaires à leur triste état. En conséquence, on a créé une léproserie au centre de nos établissements.
 
La léproserie a eu pour fondateur M. Desbassyns de Richement, ancien gouverneur de la colonie, père du sénateur actuel de ce nom. C’est à l’aide des libéralités de M. de Richement qu’elle a été construite et qu’elle est entretenue.
 
Elle est située à deux ou trois kilomètres de Pondi- chéry, à une courte distance du camp des Makouals. Quand je la visitai, elle ne contenait qu’une douzaine de lépreux, et pourtant on en rencontre des troupes entières chaque jour.
 
L’Indien a horreur de la séquestration. Aux douceurs d’une existence assurée du boire et du manger, il préfère la vie hasardeuse et misérable mais libre. La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde. La charité y est d’ailleurs dans les mœurs et de principe religieux. Souciassys et Fakirs circulent partout, élalant des infirmités vraies ou simulées et recueillant d’abondantes aumônes.
 
Les soins médicaux ne manquent pas aux lépreux. Les officiers du service de santé, attachés à la colonie, ont mis en pratique toutes les ressources de la science pour enrayer la maladie ou la soulager. Mais la maladie est implacable; rien ne la détruit ou n’en suspend le cours. Auprès de ces damnés de la vie, les pieux efforts de l’apostolat ont plus fait que le dévouement des médecins, et la résignation règne du moins dans ce pandémonium des souffrances humaines.
 
CHAPITRE XXIII
 
LES DAGOITS
 
La mendicité ne déshonore pas dans l’Inde, ai-je dit dans le précédent chapitre ; le vol ne déshonore pas davantage lorsqu’il s’exerce dans certaines conditions. La preuve en est, qu’il y existe une caste appelée la caste des voleurs, et qu’elle n’est pas plus mal vue que les autres.
 
Quant aux bandits qui opèrent sur les grands chemins, à main armée, assiègent les maisons, tuant au besoin, et, dans tous les cas, martyrisant ceux qu’ils veulent dépouiller, ils marchent toujours par troupes et ne font pas partie de la caste assez pacifique des voleurs. Ce sont ces bandits que les Anglais prétendent avoir détruits ; cependant, malgré leur destruction, les Dacoïts reparaissent de loin en loin.
 
Pendant mon séjour à Pondichéry eut lieu l’une de
 
ces invasions, très-fréquentes autrefois mais qu’une énergique répression a rendues très-rares sur notre territoire.
 
LesDacoïts ont succédé aux Thugs dans l’Inde anglaise, mais ils ne forment point comme les étrangleurs une secte religieuse poussée au meurtre par le fanatisme et par l’horreur de l’étranger. Leur association n’a d’autre objectif que le brigandage. Très-savamment organisés, ces voleurs enveloppent l’Inde entière d’un réseau continu.
 
Ils ont des intelligences avec les agents indigènes des deux territoires qui leur font connaître le fort et le faible de chaque localité, les ressources que possède chaque aldée, les richesses qui s’y trouvent accumulées ainsi que les moyens de résistance qu’elle peut présenter. Ainsi tenus au courant, les chefs préparent une invasion, et, pendant une belle nuit, se ruent sur notre territoire et envahissent la maison d’un opulent Babou, signalée par leurs correspondants.
 
Cette maison, ils la dévalisent de fond en comble, lia- n’ont recours à l’assassinat qu’à la dernière extrémité; mais, le plus souvent, ils emploient la torture comme le faisaient les Chauffeurs de sinistre mémoire.
 
La terre française est enchevêtrée avec le sol anglais par de si nombreuses enclaves qu’une enjambée suffit à mettre les envahisseurs à l’abri des poursuites. L’audace de ces brigands est telle, leurs mesures sont si
 
bien prises que leurs coups de main réussissent infailliblement.
 
Parmi les souvenirs d’un lointain passé, on cite particulièrement une attaque de nuit accomplie à trois cents mètres du palais du gouvernement. Douze palanquins, bruyamment menés et escortés de Mastalgis ou porteurs de torches, s’arrêtèrent devant la maison d’un des plus riches habitants de la ville noire. Le maître du logis avait reçu, quelques jours avant, une somme considérable.
 
En un clin d’œil l’envahissement.se fit. Toute communication avec le dehors fut interceptée. Le bataillon de cipayes n’était pas encore caserné à cette époque. Chaque soldat se retirait, la nuit, dans sa paillotle. Les assaillants n’avaient donc rien à redouter du côté de la force armée.
 
Lorsque, au bruit de l’invasion et aux cris des victimes, le poste du gouvernement accourut à l’aide, les envahisseurs avaient déjà fui ; les palanquins emportaient les dépouilles. La poursuite dut s’arrêter à la frontière. Quelques coups de fusil, tirés au hasard, n’atteignirent personne.
 
Une autre fois, l’envahissement s’accomplit dans le district de Valdaour, La maison envahie renfermait d’importantes richesses, notamment des bijoux. Tout cela était si bien caché que les assaillants employèrent les grands moyens. Ils s’emparèrent des femmes et les contraignirent à révéler les cachettes en leur appliquant
 
la question.
 
Les pieds et les mains de ces malheureuses, enveloppés de linge, furent imbibés d’huile de coco, et l’on y mit le feu. Cet horrible supplice délia toutes les langues. Aucun des Indiens de l’aldée ne songea à résister. Ils étaient aflolés de terreur du reste et n’avaient pas d’armes pour se défendre.
 
Cette fois néanmoins, l’impunité ne fut point acquise aux coupables. Nos agents se mirent activement en campagne et suivirent à la piste les hardis brigands. La royale compagnie leur prêta, dans cette occasion, une énergique assistance. Sept membres de la horde furent pris et parmi eux le chef. On les livra à la justice.
 
Le procès révéla la puissance d’organisation de ces malfaiteurs. Ils avaient pour complices des Indiens juges et chefs de districts sur le territoire anglais. Pour échapper au châtiment, le principal accusé essaya de la corruption sur nos agents indigènes. On leur offrit de sa part des sommes importantes qu’ils repoussèrent avec mépris.
 
La femme du chef de la bande, jeune et belle Indienne, convertc de bijoux, allait assiéger la porte de nos magistrats. Démarches inutiles : justice fut rendue à chacun. Condamné aux travaux forcés ainsi que ses complices, le chef fut transféré au bagne de Toulon où il mourut quelques années plus tard.
 
Depuis cette razzia, les Dacoïls ne se sont plus risqués sur le territoire français ; mais ils ont continué à exploiter le territoire anglais.
 
CHAPITRE XXIV
 
LA VIE DANS L’INDE
 
Comme dans tous les pays chauds, la vie est douce, calme, mais un peu monotone, dans l’Inde. La plupart des employés dorment sur leurs bureaux, et les promeneurs sont rares pendant la journée.
 
On ne commence à respirer que vers quatre ou cinq heures du soir, alors que s’élève le vent du large. A ce moment, tout le monde se dirige vers la plage, et, sous les grands arbres qui la couvrent, on aspire avec délices la fraîcheur des premières brises.
 
Les notables, fonctionnaires ou négociants, trouvaient un emplacement favorable au pied du phare, à côté du bureau du capitaine du port.
 
Par les soins de M. Hostein, titulaire de cet emploi les serviteurs rangeaient en cercle deux ou trois douzaines de fauteuils en rotin, et les privilégiés, presque toujours les mêmes, venaient se reposer ’de leurs travaux, en ne perdant pas une bouffée de la brise.
 
’ .Comme il n’existe à Pondichéry, ni café,. ni théâtre, ni lieu de réunion publique, on se rencontrait régulièrement à ce cercle improvisé, et l’on s’y racontait les rares nouvelles du jour. Aller à la Pointe-aux-Blagueurs était l’une des distractions inscrites sur. notre. pro-i gramme, qui ne brillait guère par la variété. . Quelquefois nous étions assaillis par des acrobates indigènes. d’une agilité et d’une adresse incomparables, par des escamoteurs ou par des charmeurs de serpents. Ceux-ci.étalaient sur le sol un panier recouvert d’une toile grossière, se mettaient à souffler dans un chalu-. meau, espèce d’instrument primitif, plongeant dans une calebasse creuse, et ils tiraient de là des sons d’une extrême douceur que je ne puis comparer qu’à ceux du hautbois ou de la musette.
 
Au bout de quelques minutes, on voyait surgir du panier les têtes hideuses de deux ou trois serpents ca- pelles qui, se dressant sur leurs queues et ouvrant leurs têtes sur lesquelles se dessinaient parfaitement les deux cercles qui les font désigner aussi sous le nom de serpents à lunettes, se balançaient en mesure en scandant par leurs mouvements chaque note du l’instrument.
 
Ce spectacle ne manque pas de grâce, mais j’avoue en toute franchise que l’horreur que m’ont toujours inspirée les reptiles détruisait à mes yeux le plaisir que paraissaient goûter quelques personnes à suivre la
 
danse étrange et mélodiquement cadencée de ces terribles animaux.
 
Le serpent, en effet, est l’un des fléaux du sud de la péninsule, comme le tigre est celui des provinces du Nord. Ceylau est infestée de serpents et la côte de Coro- mandel en contient d’innombrables quantités, parmi lesquelles brillent au premier rang le cobra ou serpent capelle, et ce petit reptile couleur de terre, d’autant plus dangereux qu’on ne le voit pas, et dont le surnom indique la rapidité avec laquelle son venin se répand dans le sang: on l’appelle serpent minute.
 
On assure que les Indiens ont trouvé un contrepoison pour combattre la morsure du serpent capelle ; mais jusqu’ici, dit-on, on ne connaît aucun remède assez actif pour arrêter l’effet immédiatement mortel de celle de son imperceptible confrère. Ce qui est hors de doute, c’est qu’il n’existe pas dans toute l’Inde de reptile inoffensif.
 
Dans un but purement humanitaire, nous nous avisâmes un jour d’accorder une prime pour la destruction de ces bêtes dangereuses. La prime était de quelques caches, à peine un sou, pour chaque tête de serpent ou de couleuvre.
 
En moins d’un mois, nous eûmes à payer une somme tellement importante aux destructeurs, que nous risquions d’y épuiser notre budget et notre fonds de réserve, qui se montait pourtant à 700,OOfX fr. Nous supprimâmes la prime.
 
Après le dîner, on trouvait des cercles tout formés chez les principaux commissionnaires du pays. Dans les cours ou sous les grandes vérandahs de leurs maisons, ils installaient des tables de jeu, et le premier venu, pourvu qu’il fût de race européenne, entrait, se présentait lui-même et s’installait sans autre cérémonie à une table de bouillotte. On joue beaucoup dans les colonies; cela tient à leur nature même et à l’impossibilité de s’y procurer d’autres plaisirs.
 
On y danse cependant et pour ainsi dire avec frénésie. Ainsi les bals du gouvernement étaient fort courus, et rarement un invité faisait défaut. Plusieurs notables et les officiers de la garnison anglaise de Gou- delour, située à quelques lieues du chef-lieu de nos établissements, venaient s’y délasser de la vie contemplative. Après une heure de sauterie, tout ce monde ruisselait. On aurait dit un ballet de Tritons et de Néréides.
 
Les bals commençaient de bonne heure pour finir vers une heure du matin ; mais, si fatigué et si pressé qu’on fût de rentrer, aucun des invités ne serait parti avant minuit, heure solennelle où, remplaçant les rafraîchissements ordinaires, apparaissait la moulougou- thani. La traduction de ce mol tamoul, composé de deux mots, est : eau de poivre.
 
Ce bouillon est vraiment délicieux, mais il emporte
 
la bouche, et la première impression qu’il procure ne
 
lui est pas favorable. Néanmoins, elle change bien vite
 
et le moulougouthani devient pour les gourmets
 
’attrait de toute bonne fête en Asie.
 
Dans les premiers temps de notre séjour à Pondi- cliéry, l’amiral et moi nous faisions régulièrement1, chaque soir, une longue promenade en voiture dans les environs. Il nous fut possible de nous rendre compte de la prodigieuse fécondité de ce territoire qui, exposé à l’action vivifiante du soleil, a pour auxiliaires de nombreux cours d’eau et des agencements hydrauliques d’une utilité permanente.
 
Ce sol, travaillé avec soin, du reste, par ceux qui n’en .ont été pendant trop longtemps que les usufruitiers, quoique peu étendu en superficie, est arrosé par huit fleuves ou rivières. On y a établi, en outre, neuf grands canaux d’irrigation, cinq barrages et cinquante- trois réservoirs. 11 ne contient pas moins de cinquante- neuf étangs, dont cinq couvrent une grande étendue, et deux cent deux sources. Ces auxiliaires de la production, répartis par la nature ou résultant de la prévoyance humaine, sont appliqués avec une rare sagacité aux besoins de l’agriculture.
 
— C’est au moyen de constantes irrigations qu’on a pu rendre fertile le terrain argileux, mêlé de sable, qui forme le sol. i,a qualité de l’eau est d’ailleurs excellente. On en jugera par ce seul fait que la ville de Pondichéry possède 73 teintureries en pleine activité, et qu’on y apporte de fort loin des masses de pièces de toile de coton à teindre en bleu ; c’est ce produit indigène du Deccan qu’on désigne sous le nom de toile de Guinée. Quant à la production locale du tissu, quoiqu’elle ait baissé depuis quelques années, elle met encore en mouvement 4,126 métiers de tisserands.
 
Les deux races qui vivent côte à côte dans la ville noire ne se ressemblent guère que par le costume ; toutes deux cependant ont le type caucasique. Les musulmans de l’Inde ont la couleur et le galbe de l’Arabe.
 
Si noires que soient certaines castes indoues, aucun de leurs traits ne rappelle le nègre de l’Afrique. Du reste, la couleur de la peau chez les Indiens est, en général, noire claire, quelquefois très-claire, c’est-à-dire presque blanche. Leurs cheveux sont touffus et rudes, mais lisses comme ceux des Européens.
 
Ils sont de petite taille, mais cette taille est bien prise, les attaches sont fines, les pieds et les mains sont tout à fait aristocratiques, les traits du visage agréables et réguliers, l’ensemble est élégant.
 
Les femmes, surtout, ont une incontestable distinction qu’on rencontre même chez celles qui appartiennent aux classes inférieures. Des formes harmonieuses et des traits presque toujours jolis, tels sont les avantages des femmes indiennes. Mais ces avantages durent peu, car elles se marient de bonne heure dans la péninsule, et, à vingt ans, leur beauté s’est changée en une précoce décrépitude.
 
Je ne puis mieux terminer l’esquisse rapide que j’ai tracée de Pondichéry et de ses habitants qu’en disant que cette ville, où tout est sacrifié au développement de l’agriculture, possède l’un des plus vastes jardins botaniques qu’il m’ait été donné de visiter. Le jardin colonial ne comprend pas moins de dix-huit hectares et il renferme de riches collections.
 
Depuis mon retour en France, on a consacré à la botanique un autre jardin, qui ne mesure que 818 ares, mais auquel on a adjoint une magnanerie, qui produit une soie très-estimée, et une école d’agriculture pratique. Cette utile création date de 1861 seulement, elle est due à l’initiative du comité d’agriculture et de commerce de Pondichéry. .
 
Quant à la classification des habitants, elle est facile à établir. Sur les 1,500 blancs, 852 sont fonctionnaires ou employés du gouvernement; les autres se livrent au commerce ou représentent des maisons de la métropole; d’autres font des métiers plus ou moins avouables. Les topas ont pour ressources les petites industries ou la domesticité : parmi les Indiens, ceux qui ne sont pas cultivateurs font du tissage, de la filature ou de la teinturerie.
 
CHAPITRE XXV
 
LA MORT DE ZARA
 
Je me hâte de revenir au général F... et à la générale, que j’ai laissés en train de s’installer dans mon hôtel. Cette gracieuseté de ma part décida très-certainement de l’avenir de mon hôte, qui, tandis qu’il habitait l’hôtel Cumbronne, ne savait trop à quels compagnons raconter ses campagnes, et, peu difficile sur le choix de son auditoire, avait commencé par s’entourer de topas.
 
Or, les topas sont en général de fort braves gens, mais le préjugé de couleur est inexorable dans les colonies, et le général, qui avait déjà une femme noire, devait se perdre infailliblement en se faufilant au sein du topasisme.
 
Son installation dans l’hôtel des Archives, en lui donnant une plus haute idée de lui-même, le mit en relations avec quelques personnes charitables qui lui donnèrent d’utiles conseils.
 
Un excellent homme, le chef de bataillon d’Agon de la Contrie, qui commandait les cipayes, s’y prit de façon à tirer F... du guêpier dans lequel il s’était jeté, sans le vouloir peut-être.
 
Comme le commandant était un auditeur complaisant des opérations militaires du général, celui-ci montra la plus grande condescendance et accueillit ses insinuations comme elles méritaient de l’être, si bien qu’en quelques jours, F... se dégagea de ceux qui l’obsédaient de leur amitié.
 
Cependant, la salubre chaleur du climat de l’Inde n’amenait dans l’état de santé de Zara aucune amélioration ; au contraire, elle dépérissait à vue d’œil, et, au bout d’un mois, elle n’avait plus que le souffle. Ce qui devait arriver arriva bientôt. Un soir, en parlant à son mari de sa voix dolente, Zara rendit son âme à Dieu, et le mari ne s’en aperçut pas tout d’abord.
 
Accoutumé à la léthargie chronique de sa femme, F... crut à un accès de sommeil et sortit pour aller tenter la fortune chez un de ses voisins. Il y rencontra d’Agon de la Contrie et moi, et nous revînmes ensemble dans sa maison avec l’intention de fumer un dernier cigare en attendant l’heure du repos.
 
Mais l’aya (femme de chambre) de Zara accourut tout éplorée sous la vérandah, et, par des gestes désespérés, nous fit comprendre qu’un grave événement était survenu.
 
P... lui demanda en persan en quoi consistait cet événement : l’aya, qui n’entendait pas cette langue et qui n’aurait pu répondre à son interlocuteur, prit le moyen le plus simple pour le mettre au courant ; elle l’entraîna vers la chambre de Zara. ’ Nous entendîmes bientôt des lamentations et des sanglots. L’aya parut à la porte et nous appela. En entrant dans la pièce voisine, nous aperçûmes le général couché sur le corps de Zara, qu’il étreignait avec la force .que donne le désespoir. Le pauvre homme était presque fou ; il nous fit pitié. Sa douleur ne se calma un peu que lorsque les larmes jaillirent de ses yeux.
 
Nous ne ménageâmes pas les consolations à notre ami; mais, de temps à autre, lorsque nous le croyions devenu plus raisonnable, il se livrait à de nouveaux éclats et parlait même de suicide. Cependant, il finit par se jeter sur un lit de repos où nous le laissâmes assoupi.
 
Le lendemain, eurent lieu les obsèques de celle qui avait été sa compagne et que l’exil avait tuée prématurément. La douleur de F... ne lui permit pas d’y assister. Le moment de la séparation devint le signal d’un nouvel accès ; mais, trois ou quatre dames charitables ayant consenti à ne pas le quitter, il reprit une attitude plus résignée.
 
Hélas ! sa tranquillité apparente ne dura pas longtemps ; ses accès le reprirent avec violence. Alors il s’arrachait les cheveux par touffes, se roulait sur le lit qui avait contenu les restes de la chère défunte ; les efforts de ces dames pour l’arracher à la pièce mortuaire étaient infructueux.
 
Dès que la funèbre cérémonie fut terminée, nous vînmes le retrouver, le commandant et moi, et nous dépensâmes en vain toute notre éloquence pour le rendre au calme qui convient aux fortes douleurs.
 
— Elle était si bonne, si dévouée, si aimante ! s’écriait-il lorsque nous lui conseillions d’être raisonnable. Je n’avais qu’elle, jamais personne ne la remplacera dans mon cœur.
 
— Vous avez raison de ne pas la remplacer, répliquait le commandant, d’autant plus que, étant veuf, on redevient garçon et que cet état ne manque pas d’agrément; mais sacrebleu ! il est inutile de vous faire du mal.
 
— Songez, ajoutai-je, que Zara était fatalement destinée à mourir jeune ; que, d’après l’avis des médecins, elle endurait d’atroces souffrances et qu’il vaut mieux pour elle que Dieu ait mis fin à son agonie.
 
— Ce "que vous dites là est vrai, je le sens bien, mais c’est plus fort que moi ; cette séparation me tuera.
 
— Soyez homme et elle ne vous tuera pas, d’ailleurs n’est-ce pas une consolation pour vous qu’elle repose à quelques pas d’ici, dans un cimetière tout fleuri qui a plutôt l’air d’une oasis que d’un cimetière ; cela vous fera une délicieuse promenade.
 
— Je compte bien y aller souvent.
 
— Nous irons ensemble tous les jours si vous voulez ; la route est très-belle et elle est juste de la longueur d’un cigare.
 
En lui parlant ainsi, nous ramenâmes peu à peu à ne plus porter atteinte à sa chevelure et à être triste sans manifester sa douleur par des éclats inutiles. La douleur elle-même ne devait pas être éternelle.
 
F... avait peut-être élé sérieusement frappé de la mort subite de sa femme. On s’en aperçut à sa manière d’être pendant les quinze jours qui suivirent l’événement. Il ne parlait plus de ses prouesses dans l’Afghanistan, de son gouvernement d’flérat et de quelques autres phases de sa carrière militaire en Perse.
 
Ces quinze jours passés, un notable changement se fit en lui. Il redevint bavard, et manifesta cette innocente vanité que nous avions remarquée et que nous lui pardonnions d’autant plus volontiers qu’elle était in- offensive.
 
Puis il afficha une certaine recherche dans ses vêtements, consacra au soin de sa toilette plus de temps qu’il ne leur en avait jamais donné, et se transforma, lui autrefois sans façon, en petit-maître désireux de plaire et ne négligeant rien pour y parvenir.
 
CHAPITRE XXVI
 
LE VEUF INCONSOLABLE
 
J’eus bientôt la clef du mystère. Un matin, le général vint me rendre visite au palais du gouvernement et m’annonça, non sans embarras, qu’il était sur le point de se remarier.
 
Je fis un soubresaut d’étonnement.
 
— Ne soyez pas surpris, me dit-il, et surtout ne me jugez pas mal en me voyant dans ces dispositions. J’ai eu pour Zara une sincère aflection qui prenait sa source dans un sentiment autre que l’amour ; mais je suis de ceux qui ne peuvent vivre dans l’isolement, et l’isolement est impossible dans des pays comme celui-ci où la vie est tout intérieure.
 
— Je ne vous blâme point, répliquai-je, et, quoique garçon, je comprends les charmes de la vie conjugale. Quant à mon étonnement, il s’est manifesté involontairement à l’annonce que vous ave? bien voulu me faire. il s’est écoulé un mois à peine depuis la mort de celle qui vous a accompagné jusqu’ici, et un mois...
 
— Et un mois, c’est bien court, alliez-vous ajouter, pour une douleur aussi grande que la mienne ?
 
— Oui, j’allais dire cela ; mais après tout, général, je ne vois pas pourquoi je le dirais, je n’en ai pas le droit.
 
— Ce droit, je vous le reconnais. J’ai rencontré une jeune fille, d’excellente naissance, bien élevée, charmante sous tous les rapports ; me voyant triste, un ami de sa famille et des miens a pensé qu’il y avait là pour moi une alliance convenable et un refuge contre une douleur concentrée. Je me suis accoutumé à cette idée; je me suis laissé présenter à la famille, elle m’a agréé, et, sous peu de jours, je me marie.
 
— Comme militaire, vous aimez à brusquer les événements.
 
— Oui, et je vous prie d’être de la noce.
 
— J’accepte de grand cœur.
 
Quinze jours plus tard, en effet, j’assistai au mariage du général avec mademoiselle C..., jeune blanche indigène, fort bien apparentée dans le pays et d’une figure agréable.
 
Un mois après, grâce à mon insistance auprès du gouverneur, F... était nommé maire de Pondichéry, fonctions qui enfraînaient un traitement respectable et auxquelles s’ajoutaient celles de chef de la police.
 
Le mariage du général le changea du tout au tout. Il acheta un cheval qu’il décora du nom de Beaupoil et une Victoria d’occasion. Il sacrifia sa longue moustache grisonnante sur l’autel de l’hyménée — sa jeune femme avait exigé ce sacrifice — et, pour faire oublier sans doute la différence d’un quart de siècle qui existait entre eux, on ne le vit plus qu’en habits d’une blancheur immaculée, consciencieusement pommadé, parcourant. la ville dans tous les sens, étendu dans sa voiture que traînait encore assez prestement le poussif mais brave Beaupoil.
 
En très-peu de temps de ce régime gymnastique, la bête infortunée dut être remise à l’écurie, pour n’en plus sortir et un peu plus tard envoyée à l’abattoir, c’est ce qui semble résulter du couplet suivant d’une chanson faite sur le général :
 
Beaupoil, qui vous portait naguère,
Maugréait contre le destin :
On rencontrait le pauvre hère
Trottinant du soir au matin.
Brisé par des courses rapides,
Mis sur les flancs, le malheureux
A réclamé les invalides :
Beaupoil n’était pas amoureux.
 
Les petits soins du général pour celle qui avait consenti à porter son nom, sa soumission à ses désirs, et même à ses caprices, devinrent bientôt le sujet de toutes les conversations. La chanson que je viens de citer explique et justifie cette attitude ; faisant allusion à ce qu’on nommait la déroute de F..., elle dit :
 
Consolez-vous d’une défaite
Qui change en myrle le laurier
Et qui, dans une paix parfaite,
Achève le sort du guerrier.
Malgré votre valeur féconde,
Vous avez baissé pavillon :
Le premier général du monde,
C’est le général Cupidon.
 
F... ne s’émut point des petites médisances, des propos caustiques, du sobriquet de général Cupidon, qui lui resta. Il vécut, ou plutôt il vit encore avec sa femme, dans une union parfaite ; ils eurent beaucoup d’enfants et ils furent heureux. Mais il a probablement mis un frein aux concessions, car je l’ai rencontré, il y a deux ans, à Marseille, et ses moustaches avaient repoussé.
 
Le lecteur ne sera pas surpris de voir la chanson mêler à un récit sérieux ses rimes légères. On en a fait beaucoup à Pondichéry et il faudrait un volume pour contenir celles qui mériteraient d’être conservées.
 
La chanson est une arme commode dont le faible se sert parfois avec succès contre le fort. J’ai été chansonné comme d’autres, et j’ai répondu, à mon tour, par des couplets que je m’abstiens de reproduire.
 
Je me bornerai seulement à citer une dernière strophe adressée par un auteur anonyme à un gros traitant, enrichi de fraîche date, qui, à mille prétentions, joignait
 
celle d’avoir fait la guerre avec gloire en Espagne et
 
parlait à chaque instant de la fameuse bataille de Sala-
 
manque dans laquelle il s’était, disait-il,prodigieusement
 
distingué.
 
Le chansonnier, ignorant sans doute la bataille de Salamanque, tançait ainsi le traitant :
 
Ce mastodonte est du négoce
Le ventru le plus étoffé ,
Avec sa tournure de noce,
On dirait un dindon truffé.
Il coupa d’estoc et de taille,
ASalamanque un beau laurier ;
II assistait à la bataille
En qualité de... bachelier.
 
Ceci démontre que le ridicule appelle la satire, et la satire, il faut bien le dire, trouvait largement à s’exercer dans un milieu composé d’éléments hétérogènes, où la fortune, bien ou mal acquise, justifie toutes les excentricités, efface toutes les souillures et impose le plus profond respect. Dans nos colonies, on. est forcément moins difficile qu’en France sur les gens avec lesquels on vit, et le fameux proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui lu es » n’y a point d’application rigoureuse.
 
CHAPITRE XXVII
 
LE CONSEIL ET L’ENQUÊTE
 
J’ai déjà dit à quel point la vie est monotone dans les pays chauds ; on y travaille le moins possible, et on comprend bien pourquoi tout le monde y devient paresseux : la paresse est la première condition de l’existence orientale. Ainsi s’explique la conduite d’un de mes bons amis, capitaine de frégate, qui, ayant obtenu un emploi fort rétribué dans l’administration des phares d’Orient, donna bien vite sa démission et écrivit au [directeur que, en fait de phares, il n’en connaissait pas de meilleur que le far... niente. Cet atroce jeu de mots naquit d’un excès de chaleur ; c’est son excuse.
 
Nos occupations, à nous membres du conseil, devaient naturellement se réduire à peu de chose, étant donné que notre budget annuel s’équilibrait à un million et demi entre les recettes et les dépenses. Nous recevions en dehors un million de rente de la Compagnie des Indes que nous transmettions au trésor métropolitain- Dans un pays qui reçoit plus qu’il ne dépense, où un fonds de réserve important répond à toutes les éventualités et pare à tous les imprévus, l’administration est peu compliquée. Aussi, le conseil se bornait, pour la forme, à tenir une séance le samedi de chaque semaine : une demi-heure suffisait pour épuiser l’ordre du jour.
 
Donc, le sam.edi après déjeuner, les membres du Conseil arrivaient chez le gouverneur, les plus éloignés de l’hôtel en palanquin, les autres à pied, garantis contre les ardeurs du soleil par un vaste parasol blanc doublé de vert que leur dobachi tenait au-dessus de leur lête.
 
En général, on n’avait à examiner que des demandes de secours, d’indemnités ou de prêts, et ces demandes étaient accueillies le plus souvent sans de trop longues discussions.
 
Mais, dès que l’amiral de Verninac eut étudié la législation du pays, le système de l’impôt et de la propriété, vu de près les besoins de l’agriculture, les choses changèrent de face, et le travail, un travail sérieux cette fois, sa substitua bientôt à la paresst; traditionnelle.
 
Au premier abord, l’administration, plongée depuis un siècle dans une somnolence devenue pour elle une douce habitude, trouva qu’il était cruel de la déranger ; que cela n’était pas absolument prescrit par les règlements ; mais il s’agissait d’une innovation appelée à changer la face des choses et à rendre cher, aux populations indigènes, le souvenir de la domination française.
 
Le gouverneur n’hésita point et ne permit pas l’hésitation aux autres. Lui, que j’avais connu à certaines heures, paresseux avec délices, comme Figaro, se mit à compulser les budgets antérieurs et à faire des combinaisons et des calculs du matin au soir.
 
Par son ordre, chaque chef de service transmit à ses subordonnés, à Pondichéry et dans les autres comptoirs, un questionnaire complet, sur la situation morale et matérielle des indigènes, avec invitation d’y répondre à bref délai, paragraphe par paragraphe. C’était une vaste enquête qui comprenait tout : l’agriculture, le commerce, l’industrie, la justice, l’état religieux, etc., etc.
 
Prêchant d’exemple, l’amiral fut obéi sans retard, et les innombrables détails de l’enquête vinrent se centraliser au chef-lieu entre les mains d’une commission choisie parmi les membres du comité d’agriculture et du commerce.
 
Pour bien faire comprendre l’éclatant service rendu par l’amiral de Verninac à l’Inde française et l’inappréciable bienfait dont sa haute intelligence et la constante sollicitude de son administration ont doté ce pays, il me faut enlrer ici dans quelques développements sur l’organisation de la société indienne, telle que l’avaient trouvée les Français en prenant possession d’une partie du sol de la péninsule et .telle qu’elle s’est maintenue depuis sans altération.
 
Cette société, essentiellement aristocratique et théo- cratique, repose tout entière sur Je livre de Manou qui est pour les Indiens ce que le Koran est pour les populations musulmanes, c’est-à-dire un évangile réglant à la fois la vie sociale et la vie privée.
 
Manou, qui vivait huit ou neuf siècles avant l’ère chrétienne, avait donné pour pierre angulaire à son édifice le principe monarchique absolu. . Ce n’était pas seulement toute justice qui émanait du roi, c’était toute la vie humaine. C’était le droit de propriété et tout ce qui en découle. Manou organisait, en un mot, le despotisme sous sa forme la plus concrète.
 
Afin de garantir contre toute atteinte sa puissante organisation, Manou avait fractionné en castes innombrables les éléments de la population. Depuis le plus élevé jusqu’au plus infime, depuis le brahme jusqu’au paria, chacun était donc cantonné dans les liens étroits d’un formalisme stupide qui assouplissait les sujets à l’obéissance passive.
 
Cet état social fut scrupuleusement maintenu. Quand les Indiens se donnèrent à nous, car ils ne furent pas conquis, leurs us et coutumes furent respectés. La France en avait pris l’engagement ; le pacte ne fut jamais violé.
 
Les terres appartenaient en principe au souverain, sur la côte de Coromandel, en vertu de la loi Malmoul. D’après la coutume du pays, elles avaient été divisées en cinq catégories :
 
1° Les jaquirs, terres abandonnées par le prince en faveur de chefs tributaires ;
 
2° Les manioms, terres affectées d’une manière irrévocable à divers fonctionnaires ou à des établissements publics ou religieux ;
 
3° Les sirotions, petites portions de terres concédées avec ou sans redevances ;
 
4° Les adamanoms, ou terres dont le souverain a aliéné la jouissance à perpétuité, mais non la propriété, moyennant une redevance en argent ;
 
5° Les prombocs, ou terres incultes, occupées par les routes, les savanes, les étangs et les cours d’eau.
 
En 1824, et comme moyen de favoriser le développement de l’agriculture, l’administration française adopta un système de concessions de terres qui fut définitivement réglé par une ordonnance du 7 juin 1828. Depuis, aucun changement ne fut apporté à l’assiette de Ja propriété ni à celle de l’impôt.
 
Héritiers directs des droits des souverains indigènes, nous étant engagés à respecter la législation et les
 
usages hindous, les modes de perception d’impôts avaient été maintenus, et la recette s’accomplissait à l’aide de percepteurs locaux placés sous la direction d’un chef appelé thassildar. Les impôts étaient restés fixés, comme au temps jadis, à la moitié du produit des terres. Ils se payaient en nature ou en argent.
 
CHAPITRE XXVIII
 
LA PROPRIÉTÉ ET L’IMPOT.
 
Cet état de choses devait frapper un esprit aussi porté que celui de l’amiral de Verninac vers les améliorations et les réformes utiles. Le partage du produit entre le producteur et le souverain lui semblait hors de toute proportion avec les réalités de la vie. Il y avait là, en effet, un abus excessif de la force, quelque chose d’exorbitant et d’anormal.
 
D’un autre côté, les terres adamanoms, les meilleures, celles que des familles cultivaient de père en fils depuis des centaines d’années, étaient les plus nombreuses et les plus importantes. N’y avait-il point à éveiller, dans les populations, qui n’en étaient qu’usufruitières, les ardeurs de la propriété?
 
En cultivant un sol dont la possession était éphémère, dont il pouvait être dépossédé à tout instant, n’ayant à opposer à la mesure aucun titre sérieux et définitif, l’Indien n’était-il pas réduit à l’état d’ilote ? N’était-il pas condamné à ne pas progresser et à ne jamais connaître la force irrésistible d’expansion de l’initiative personnelle ?
 
Toutes ces pensées bourdonnaient dans la tête d’un homme qui joignait à une rare intelligence le cœur le plus généreux. Il fut aidé dans son œuvre si difficile par l’administration, qui lui avait opposé au début la force d’inerlie, et qu’il avait fini par convaincre et par galvaniser.
 
L’ordonnateur, le procureur général, esprit libéral et droit, moi-même, nous nous attachâmes tous à faciliter la réalisation d’un si noble projet. Le directeur des domaines, M. Gallois-Montbrun, jeune encore, désireux d’être utile, un peu trop zélé peut-être, mais actif et intelligent, apporta à la tâche commune un concours précieux, si bien qu’en quelques mois le plan de cette immense réforme conçu par l’amiral fut rempli avec succès.
 
L’administration métropolitaine hésita un peu, mais, elle aussi, se vit entraînée et elle finit par accueillir le projet comme elle le devait. Par un décret du 16 janvier 1854, la France renonça à son droit de propriété sur les terres adamanoms exploitées par les indigènes.
 
Ce décret portait que, « à Pondichéry et dans ses districts, les détenteurs actuels du sol, à quelque titre que ce fut,qui acquittaient l’impôt réglementaire, étaient déclarés propriétaires incommutables des terres qu’ils cultivent. »
 
Nous ne conservions qu’un privilège sur les récoltes, et, au besoin, sur le sol, pour assurer le recouvrement de l’impôt.
 
Quant à l’impôt lui-même, nous lui fîmes subir une réduction de 33 pour 100. Mais cette réduction, compensée par de prévoyantes mesures, ne porta aucune atteinte aux ressources du budget dont l’équilibre ne fut jamais mieux établi que sous le gouvernement de l’amiral de Verninac. Les produits de la terre augmentèrent rapidement; le classement des parcelles du sol, mieux étudié et mieux entendu, suffit pour combler le déficit que produisait forcément l’abaissement de l’impôt.
 
Cette grande et équitable mesure sera l’éternel honneur de l’administration française. Elle a laissé, parmi les populations locales, un souvenir de gratitude dont la toucbante expression se fit jour lorsque les populations curent à choisir un représentant en France. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la rentrée de l’amiral; on pouvait le croire oublié à son tour, mais les Indiens allèrent le chercher dans sa retraite. La santé^de M. de Verninac ne lui permit point d’accepter ce témoignage d’une reconnaissance qui vit encore dans le pays et qui y éternisera sa mémoire et son nom.
 
On peut le dire hautement, sans crainte de trouver un seul contradicteur, le projet, conçu et réalisé par le gouvernement de rinde en 1852, constitue une œuvre de justice et d’humanité ; mais il a fallu, pour l’accomplir, toute la volonté d’un cœur bienveillant, jointe à une rare sagacité et à une hauteur de vues incomparables. Toucher a la tradition consacrée par des siècles, porter la main sur une législation affirmée par les traités, était une tentative très-audacieuse et très-aléatoire.
 
Ce que les rois indiens n’avaient aucun intérêt à faire, ce qu’aucun gouverneur, avant lui, n’avait osé essayer dejeur de n’y pas réussir peut-être, l’amiral de Verni- nac l’a réalisé en apportant dans ses efforts la ténacité d’un homme qui n’hésite point à risquer sa réputation. pour laisser après lui un peu de bien.
 
Je viens de dire que les efforts avaient été tenaces, et ceci est bien vrai, puisque, au premier bruit qui se répandit d’un remaniement aussi radical, la plupart le déclarèrent impossible, insensé, et décernèrent à son auteur l’épithète de révolutionnaire, que j’eus l’honneur de partager avec lui, en ma qualité de publiciste.
 
Ces sentiments changèrent bientôt, et je dois rendre cette justice à l’amiral, c’est qu’il n’imposa à personne sa conviction et qu’il employa les moyens de persuasion de préférence à tous autres. Étant donnés les pouvoirs presque absolus dont sont investis les gouverneurs, il pouvait dicter des ordres; tout le monde s’y serait soumis sans les discuter. Il agit sagement en faisant de
 
tous ses administrés les partisans de son système, les complices de sa bonne action.
 
Les membres du conseil d’administration, les premiers convertis, lui prêtèrent un concours utile ; leur exemple entraîna le reste. Aussi une belle part leur revient dans le succès obtenu, et aucun d’eux, probablement, ne regrette d’avoir participé à un acte aussi considérable.
 
Chose singulière, après avoir achevé son œuvre, l’amiral, jugeant qu’il n’avait plus rien à faire dans l’intérêt dupays, revint à la paresse, si naturelle à certains grands esprits, et laissa l’administration locale suivre, la bride sur le cou, une route toute tracée.
 
La grande distraction du gouverneur, après le -whist qu’il aimait avec passion, était de faire des réussites, et lorsque, par des combinaisons savantes, il arrivait à caser toutes les cartes d’une façon régulière, il éprouvait une joie d’enfant.
 
Chacun prend son plaisir où il le trouve, dit la sagesse des nations. L’homme qui crachait dans un puits pour faire des ronds voyait non-seulement dans cet eiercice, le moyen facile de passer une heure ou deux, mais il devait y trouver une innocente distraction.
 
CHAPlTFxE XXIX
 
L’ÉCOLE BUISSONN1ÈRK
 
Nous ne laissions échapper aucune occasion de faire l’école buissonnière. L’amiral accepta avec empressement les invitations qu’il avait déclinées jusque-là. Ainsi il se rendit plusieurs fois au lac d’Oussoudou, connu parmi les Européens sous le nom de Grand-Étang, et sur les bords duquel les riches négociants ont élevé à grands frais de charmantes villas.
 
Le lac d’Oussoudou est une immense surface d’eau, servant à l’arrosage des terres, dont la création remonte, dit-on, aux premiers souverains natifs. Elle a été entretenue avec soin et même étendue par notre administration.
 
C’est un point de villégiature très-recherché par les Européens. Constantine, Fantaisie, Sans-Gêne, etc., sont des propriétés bâties sur des terrains, autrefois incultes, aujourd’hui couverts d’arbres et de kiosques. On va s’y reposer, le dimanche, des préoccupations, sinon des fatigues de la semaine, et les propriétaires de ces oasis y amènent régulièrement les capitaines et les su- brécargues des navires qui leur sont consignés.
 
Il y a donc toujours nombreuse société sur ce point, auquel la verdure et l’eau procurent une fraîcheur relative. On s’y livre à des festins qui rappellent, par le nombre des mets et la qualité des vins, les noces de Cana. On joue, pendant les heures du milieu du jour, parce que les cartes sont de toutes les fêtes dans l’Inde ; puis, dès que le soleil est sur son déclin, tout le monde va faire une longue promenade sur l’eau.
 
Je ne sais pas de plus agréable spectacle que celui de toutes ces barques sillonnant l’immensité du lac tranquille, ornées de pavois reflétant dans l’eau leurs vives couleurs,’ayant, chacune,une équipe de rameurs mis en gaieté par un bon dîner et chantant avec plus ou moins d’ensemble des refrains appropriés à la circonstance.
 
Si la rive du lac la plus proche de Pondichéry appartient, à peu près entièrement, à l’élément européen, les trois autres rives ont aussi leurs visiteurs assidus. Ce sont les Indiens qui viennent là dans le but de se distraire et qui s’amusent à leur manière.
 
A certaines époques de l’année, j’ai vu de grandes réunions d’indigènes et même des cérémonies religieuses qui ne manquaient ni de charme ni d’originalité. Par exemple, sur une grande barque pontée, desbrahmes se tiennent, avec leurs dieux en bois sculpté ou en cuivre, sous des berceaux de verdure et de fleurs, entourés des musiciens de leur pagode et de leur cortège de baya- dères. Rien, je l’avoue, ne produit plus d’effet sur l’imagination que cette barque glissant lentement sur le lac.
 
C’est la nuit surtout que la mise en scène est séduisante. Les bayadères, couvertes de diamants, dansent au milieu d’un parterre improvisé, et l’éclat de leurs pierreries reflété par d’innombrables lumières est vraiment féerique. On ne rencontre que dans l’Inde ce mélange du sacré et du profane, cette combinaison perpétuelle de la danse et de la dévotion.
 
Il est peut-être superflu d’ajouter que iF..., orné de l’écharpe municipale, ayant dans les mains la direction de la police, était devenu un personnage considérable et qu’il était de toutes les agapes et de toutes les réjouissances.
 
Le lac d’Oussoudou avait l’honneur de le recevoir souvent sur ses bords. Les jours de courses, en sa qualité de général, F... était là comme juge du camp ; il prenait une part active aux régates, et, s’il s’agissait de danser, le magistrat improvisé se livrait à une sauterie pleine d’originalité.
 
Il faut d’ailleurs lui rendre cette justice qu’il témoignait sa reconnaissance au gouverneur par la stricte exécution de ses moindres désirs et qu’il apporta une notable amélioration dans le service de la police en pliant ses pions à une discipline toute militaire.
 
Quelle chance, en sa double qualité de maire et de chef de la sûreté d’être partout et de se mêler à tout, et comme F... tirait parti de la situation !
 
Les dîners du Grand-Étang n’avaient pas de plus joyeux convive. Pour varier ses plaisirs F... allait de Sans-Gêne àConstantine, de Constantine à Fantaisie, de Fantaisie ailleurs. Il tenait à ne rendre jaloux aucun de ses administrés et se partageait entre eux avec une équité digne de Salomon.
 
C’était en même temps un chasseur émérite, et pendant bien des années il s’est procuré le facile plaisir de massacrer un gibier que, sauf quelques amateurs, personne ne songe à tuer, et qui est d’une telle abondance qu’on ne sait à quelle volée donner la préférence de ses coups de fusil.
 
Mais la chasse, la petite s’entend, est dangereuse dans la péninsule, où l’insolation tue plus d’Européens que le climat et la maladie. La passion de la chasse fait oublier les précautions les plus élémentaires, et un coup de soleil est mortel.
 
J’ai vu disparaître de ce monde plusieurs de mes compatriotes, jeunes, pleins de santé et très-vigoureux, qui, pour ne s’être pas garanti suffisamment la tête, ont succombé à des insolations. Ceci explique pourquoi F..., une fois remarié, a renoncé à la chasse.
 
CHAPITRE XXX
 
LES YAMSAYS
 
La période de travail une fois close, la prolongation de mon séjour au palais du gouvernement devenait inutile. J’y serais cependant resté encore si le brusque mariage du général n’avait laissé libre l’hôtel des Archives.
 
Le commandant d’Agon de la Contrie attendait le passage du prochain paquebot anglais pour rentrer en France avec sa famille. Il s’entendit avec son ami F..., auquel il céda la maison qu’il avait encore plusieurs mois à occuper.
 
Mais, l’avant-veille du jour fixé pour le départ, le pauvre commandant mourut subitement : le départ de la famille fut retardé par cet événement, et F..., pressé de mettre sa lune de miel dans ses meubles, pria la veuve d’aller s’installer ailleurs, ce qu’elle fît en se lamentant de l’impatience de son ami. Mais l’ami, pour l’empire du Grand Mogol, n’aurait pas voulu condamncr sa jeune fiancée à passer la première nuit de ses noces à la belle étoile, ni retarder d’une heure son réengagement dans l’armée des maris.
 
Le mariage et l’organisation de la police, dont les pions ne lui présentaient pas des garanties suffisantes, lient les deux préoccupations du général, revenu à sa emière jeunesse. Il choisissait de nouveaux-pions et inculquait l’esprit militaire ; le reste du temps ap- enait à sa femme, qui lui imposa, dès les premiers
 
le respect de la discipline conjugale, pt au consul G..., le philhellène, nous apprîmes es de nombreuses promenades à travers des con- ptiques, il avait fini par atteindre l’île Maurice et pa^Éinstaller à .Port-Louis, au moment où le chan- cclierW consulat de France, désespérant de le voir ar- river,éBvait à Paris pour s’informer de ce qu’était devenu J| chef.
 
êtes religieuses sont très-communes dans la f péninsule asiatique. Le culte de Brahma, Wich- Siva, avec leur escorte de divinités, dont le nombre celui des dieux et des déesses de l’Olympe, ab- la plupart des jours de l’année. Les mahométans vcèdont en rien aux Hindous sous ce rapport; mais fêtes ont toutes une origine guerrière et célèbrent anglantes batailles.
 
i plus importante est sans contredit celle des Yamsays Si se reproduit, pendant le mois d’octobre de chaque année, à l’époque du grand jeûne mahométan dit mo- haram. Les Yamsays sont des espèces de mascarades, d’une incontestable originalité. Elles sont presque toujours l’occasion de luttes quelquefois sanglantes entre les deux grandes sectes musulmanes, les sunny et les chia.
 
Le dernier jour de ce carême, qui rappelle l’ancienne descente de la Courtille, se termine par une procession tumultueuse dans laquelle figurent des gounes,sortes de mosquées en réduction, que l’on porte jusque sur le bord de l’eau et que l’on arrose avec de l’eau de mer. Les fidèles se précipitent ensuite eux-mêmes dans les flots, où, a ce qu’ils prétendent, ils se lavent de toutes les souillures.
 
Pendant les huit jours que duraient ces fêtes, moitié sérieuses, moitié burlesques, tandis que les sunny et les chia s’administraient force horions, le peuple hindou assistait à ces bruyantes manifestations avec l’impassibilité qui lui est propre.
 
Les coups actuels ne le regardaient point, en effet, et il devait s’applaudir de voir ses anciens maîtres se traiter ainsi de Turc à Maure. Cependant l’origine de la fête remontait à quelque défaite de ses aïeux; la célébration régulière de ce triomphe aurait donc pu troubler sa quiétude.
 
Mais rien ne détourne de leur placidité ces populations qui, ayant vécu successivement sous des dominalions diverses, toutes moins commodes que celle des Européens et par cela même à jamais maudites, se félicitent surtout de voir leurs vainqueurs d’autrefois, vaincus à leur tour, n’avoir plus de privilèges, plus de faveurs, plus d’influence et, en somme, être moins riches qu’eux.
 
Ils assistent, en conséquence, sans sourciller, aux rodomontades carnavalesques des musulmans ; ils ne s’offensent point de certaines manifestations des Yamsays, visant la puissance musulmane et l’abaissement de leur race.
 
Mais, à l’occasion, ils manifcslent à leur manière l’antipathie qui les sépare.
 
Ainsi, lorsqu’éclata la révolte dirigée rar Nana-Saïb, cette révolte, provoquée par les musulmans de l’Inde, se trouva réduite aux seules forces musulmanes. Elle ne fut comprimée qu’avec peine, après une lutte assez longue. Qu’on juge du résultat qui aurait été fatalement obtenu si les forces brahmaniques y avaient pris part, si les sectateurs de la Trimourty .indienne s’étaient IcvôS’cn masse pour reconquérir leur indépendance!
 
Dans cette hypothèse, la lutte eût pris les proportions d’une guerre sainte. A. l’appel de leurs prêtres, une formidable armée, comptant ses soldats par millions, au lieu de les compter par milliera, eût étreint l’armée de lu Compagnie, et pas un Anglais peut-être ne serait resté vivant dans cet immense empire.
 
La haine des Hindous contre la morgue musulmane a sauvé la conquête britannique. Pas un brahme n’a fait un geste pour déchaîner le torrent, car servage pour servage, la population autocthone a préféré la domination civilisée venue d’Europe à l’arbitraire cruel et barbare venu d’Asie.
 
Cependant, si réelle que soit l’antipathie, elle n’empêche pas les Indiens de prendre part aux plaisirs qu’entrainent les fêtes des Yamsays. Celui pour lequel ils affectent une préférence marquée est sans contredit le spectacle qui se tient, pendant les huit jours consaT crés, sur la place du Gouvernement, à Pondichéry.
 
Les proportions grandioses de cette place se prêtent admirablement à l’édification d’une colossale baraque sur laquelle, à trois ou quatre mètres de hauteur, s’étale une scène d’une largeur démesurée.
 
Là, des acteurs improvisés pour la plupart, costumés de vêtements aux couleurs éclatantes, viennent parader successivement. On parle, on chante, on danse sur cette scène où se joue un drame dont l’intrigue, commencée le premier jour, ne se dénoue qu’au dernier.
 
Les assistants serrés forment, devant ce spectacle aussi varié que peu compréhensible, une barrière infranchissable. La population arrive sur la place avec un matériel de campement et des vivres. Hommes,
 
femmes et enfants s’étendent sur l’herbe et n’abandonnent leurs places que lorsque la toile tombe pour la dernière fois.
 
Toute cette foule mange, applaudit, pousse des éclats de rire et sanglote tour à tour. Quand l’action a l’air de se ralentir, qu’une péripétie empoignante se fait trop attendre, quelques-uns se couchent sur l’herbe et font un somme, non sans avoir prié un voisin complaisant de les réveiller au bon moment.
 
Aucun peuple n’est plus porté que le peuple indien vers les spectacles. Frapper les yeux plutôt que l’esprit est un sûr élément de succès auprès d’eux. Ils aiment beaucoup les pièces à grand fracas, à situations fortes; les œuvres de Pixérécourt produiraient plus d’effet là-bas que les meilleures pièces du répertoire français.
 
Eq assistant, à diverses reprises, à ces représentations sans limites, en voyant cette foule de spectateurs qu’on peut évaluer hardiment à dix ou quinze mille personnes, j’ai souvent regretté que quelques-uns de nos théâtres n’eussent pas à leur porte, chaque soir, une queue pareille ; ils pourraient se la partager entre eux, et certainement cela leur rendrait service.
 
CHAPITRE XXXI
 
LES BAYADÈRES
 
Un spectacle Ires-couru est aussi la danse des baya- dères. Pour notre part, nous jouissions deux fois par an de ce divertissement qui avait le mérite de nous être personnellement offert à l’hôtel du Gouvernement.
 
Les pagodes ont des privilèges auxquels tiennent beaucoup et non sans raison les brahmes qui les desservent. Ces prêtres ne laissent donc échapper aucune occasion de faire leur cour au gouverneur, et, chaque année, le premier de l’an et le jour de la fête nationale, une délégation se transporte au palais, portant à la femme du gouverneur des corbeilles de fleurs et de fruits, et accompagnée des musiciens de la grande pagode et des bayaderes dans leurs plus riches atours.
 
On offre les (leurs et les fruits ; puis le gouverneur, la gouvernante et leurs invités prennent place sur des fauteuils à un bout de la grande galerie, et la fêle commence.
 
L’orchestre de la pagode entame ses airs monotones et les bayadères se mettent à danser, se tordant, s’étirant, se dandinant à qui mieux mieux. Ce ballet est terminé par un solo de la première danseuse de la troupe qui, laissant traîner derrière elle une longue pièce de mousseline, à peine large comme la main, se met à tourner sur elle-même.
 
Le mouvement de rotation, très-lent d’abord, ne tarde point à s’animer et devient de plus en plus’vif à mesure que le bout de la bande de mousseline, enroulée entre les mains de la danseuse, se rapproche d’elle. A la lin, II Sb précipite avec une grande rapidité ; le tournoiement, devenu presque vertigineux, s’arrête tout à coup, et la bayadère présente à la gouvernante un pigeon qu’elle a fabriqué, tout en tournant sur elle- même, avec la pièce de mousseline.
 
C’est un tour de force évidemment, mais un tour de force, qui, ne variant que parla rapidité du mouvement de rotation, devient aussi fatigant à suivre qu’il doit l’être à exécuter. On le suit des yeux avec un certain plaisir, une première et une deuxième fois, mais la curiosité satisfaite, il n’offre plus ensuite aucun attrait.
 
Les Indiens raffolent du pigeon, en mousseline bien entendu, de la musique de la pagode que les Européens trouvent peu harmonieuse, et surtout de leurs baya- dères, dont la danse mécanique est loin de présenter les charmes chorégraphiques du plus médiocre ballet de notre Opéra, exécuté par des élèves inexpérimentées.
 
On sait, d’ailleurs, ce que sont et ce que valent ces bayadères dont la réputation surfaite a longtemps régné sans conteste. Ce sont de toutes jeunes filles, fort belles et surtout admirablement faites, recrutées par les brahmes dans les familles croyantes et spécialement destinées au service du culte.
 
Ce motif est déterminant pour les familles qui livrent leurs enfants aux représentants des dieux. Mais, en gens. habiles, les brahmes ne se contentent pas de les initier à la danse sacrée ; ils ne les consacrent point exclusivement aux cérémonies du temple ; ils leur enseignent l’art de plaire et savent tirer de leur beauté un parti peu délicat.
 
L’élevage des bayadères est, pour les brahmes, une affaire de satisfaction personnelle autant que de spéculation. La rivalité qui existe entre les diverses pagodes sert à merveille leurs projets. Le bijou, la pierre précieuse, le diamant et le rubis surtout, constituent, aux yeux des Hindous, plus que l’or et l’argent monnayés, les signes distinctifs de la richesse. Les brahmes d’une pagode mettent tout leur amour propre à réunir le plus de bijoux possible, non pour orner les statues de leurs divinités, mais pour en parer le cou, les oreilles, les mains et les pieds de leurs danseuses, le jour des grandes représentations.
 
La pagode qui couvre ses danseuses des plus beaux ornements est plus sainte et plus honorée que la pagode rivale. Ses prêtres obtiennent du même coup une plus grande autorité, et, par suite, jouissent d’une plus profonde estime.
 
Or, le moyen de réunir beaucoup de bijoux est fourni par les Bayadères qui les reçoivent des étrangers et les rapportent fidèlement à leurs brahmes. L’émulation est soigneusement entretenue parmi ces femmes, les conseils ne leur sont pas épargnés, et elles ne sentent point, dans leur ignorance, que cette émulation malsaine les pousse dans la voie d’une dépravation, inconsciente d’abord, calculée ensuite.
 
Il existe néanmoins une sorte de correctif à tant de dépravation. Dans un pays où l’idée de la pudeur existe à peine, les bayadères rencontrent de redoutables rivales parmi les jeunes filles que les étrangers payent à leurs familles un prix convenu et qu’ils gardent, non pas à litre d’esclaves, l’esclavage n’existant plus dans l’Inde, mais à titre de servantes.
 
Les résidents traitent directement avec les famille* qui ne se croient nullement déshonorées en livrant leurs filles, lesquelles leur reviennent plus tard avec
 
une dot consistant en bijoux. Les mœurs indiennes admettent ces unions passagères, car les jeunes filles ne trouvent à se marier d’une façon sérieuse qu’après ce stage généralement admis comme indispensable.
 
Ces jeunes filles ressentent quelquefois un sincère attachement, une affection vraie, et réparent par là la faute qu’elles ont commise, selon notre civilisation, et qui n’en est pas une selon les mœurs de l’Inde.
 
De sorte que les gens doués de raison les préfèrent aux bayadères. Mais de même que nous voyons, à Paris, les gommeux et les gandins se ruiner bêtement pour des femmes plâtrées, peintes, n’ayant pas plus d’esprit que d’attraits, les ramollis de l’Inde se -laissent plumer par les bayadères qui sont les cocottes de la grande péninsule.
 
Les danseuses des pagodes ont en eux une clientèle qui leur reste fidèle par la raison qu’elles ne reculent devant aucun excès ; qu’elles tiennent tête aux plus intrépides dans les orgies auxquelles elles assistent et qu’elles affichent audacieuseinent les scandales de leur vie excentrique.
 
C’est ce que constatait un vieux magistrat qui n’avait jamais su parler correctement le français, et qui, requérant contre des jeunes gens accusés de rixe et de tapage nocturne, disait que les prévenus étaient réellement coupables, puisqu’ils avaient appelé à eux « des bayadères et des sattinbamquiers. »
 
CHAPITRE XXXII
 
QUELQUES ORIGINAUX
 
La série des originaux était nombreuse et remarquable. Le magistrat improvisé que je viens de citer n’était pas le moins amusant de la confrérie. Il avait une manière de s’exprimer qui n’appartenait qu’à lui, et, circonstance à noter, il était à mille lieues de supposer que les rires de l’audience avaient pour cause ses discours.
 
Un jour, il avait lancé je ne sais quelle bourde l’assistance s’était mise à rire ; l’accusé lui-même prenait part à l’hilarité générale.
 
— Ce rire est indécent, s’écria l’orateur hors de lui. vous, accusé, si vous continuez, je vous adresserai une injection.
 
Il s’opposait à ce qu’on mît les pieds sur les gredinst et, quand il voulait dire que l’audience avait été envahie par la foule, il affirmait qu’il y avait eu influence
 
Ces lapsus lingux n’empêchaient pas notre homme de déployer sur son siège une majestueuse attitude. Il n’était que magistrat intérimaire d’ailleurs, et, dans les colonies comme à la campagne, il est sage de se contenter de ce qu’on a.
 
Si cet homme antique s’exprimait mal, il avait la bosse de la justice; car, aprèsavoir condamné un de ses voisins à cinq francs d’amende pour avoir battu un domestique, il appela la cause de son propre dobachi contre lui-même.
 
Ce dobachi l’avait bien volé, selon l’habitude de tous les dobachis passés, présents et futurs, et le vol lui avait valu comme gratification un coup de pied du maître ; mais il avait inscrit ce coup de pied à la colonne des profits et pertes : il ne s’était pas plaint et n’avait nulle envie de se plaindre.
 
Voilà que son maître, simulant une plainte dont le résultat pouvait être de lui faire rendre gorge sans lui enlever le coup de pied, introduisait sa cause devant Thémis; c’était désolant. Heureusement, le vieux juge ne réclama pas la chose volée, et se borna, dans un mouvement bien senti d’équité, à s’adjugerà lui-même cinq francs d’amende pour avoir, d’un pied léger, atteint un homme en pleine dignité.
 
, II n’y a pas trop à s’étonner de l’originalité de ce juge ni de ses incorrections de langage. La société est bien mêlée. dans les colonies, et je pourrais citer tel gros négûciant de Pondichéry, réalisant chaque année des bénéfices considérables, correspondant de maisons importantes de Paris, de Londres et de Marseille, entouré et chatouillé par une foule de parasites qui chantaient ses louanges du matin au soir, et à qui le défaut d’éducation inspirait des bourdes continuelles.
 
L’un de ces trafiquants que j’interrogeais un jour sur les apparences de la récolte me répliqua avec aplomb :
 
— Les fruits seront rares ; mais les céréaux viennent bien.
 
Et ce n’était pas là un fourchement de langue: c’était une locution que mon homme croyait française, et que je l’amenai à me répéter trois fois dans le cours de la conversation.
 
A côté de ceux-ci Vient prendre place un commissaire de la marine, d’origine allemande, qui eut une fois une singulière altercation avec un capitaine au long cours.
 
Aux termes des règlements de la marine, les navires marchands sont tenus de transporter, sur réquisition, d’un point de la colonie à un autre où ils se rendent, les colis du gouvernement. Or, le capitaine venait prendre sa patente pour Karikal.
 
— Fort bien, dit le commissaire, vous allez à Karikal ? J’ai à vous confier divers colis à remettre au chef du service.
 
— Volontiers, répondit le capitaine, qu’est ce que c’est?
 
— Ce sont des bombes.
 
— Des bombes ! je n’en veux pas, et, comme je ne suis point obligé de les prendre, je les refuse formellement.
 
— Puisque je vous dis que ce sont des bombes !
 
— J’entends bien des bombes !
 
— Mais non, des bombes, des bombes, des bombes !
 
— Encore une fois, je ne veux pas de vos bombes qu’aucun règlement ne m’oblige à embarquer.
 
Les deux interlocuteurs étaient dans une violente colère. En partant, le capitaine envoya le commissaire à tous les diables’, et le commissaire le menaça de lui faire retirer son commandement.
 
L’affaire fut portée devant le gouverneur qui manda le capitaine au long cours. Une très-courte explication suffit pour dissiper le malentendu ; il s’agissait simplement de transporter des pompes à incendie réclamées par le chef de service de Karikal ; l’accent teuton du commissaire avait transformé ces pompes en bombes incendiaires.
 
Le gouverneur et le capitaine rirent beaucoup du quiproquo; le commissaire, qui était bon enfant, prit part à leur hilarité, et les pompes partirent pour leur destination.
 
Dans la galerie des originaux, je ne puis m’empêcher
 
de placer un vieux magistrat, fort intègre du reste, et tout à fait digne de l’estime que ne lui ménageaient pas même ses ennemis. C’était un conseiller près la cour d’appel. Il était fils du grand Broussais; les caprices de la fortune l’avaient placé dans un état presque voisin de l’indigence, en même temps qu’un mariage d’amour lui mettait sur les bras cinq filles à doter.
 
Ce Broussais avait obtenu une place de conseiller à Pondichéry, où il avait d’abord amené sa famille qu’il renvoya en France après quelques mois de séjour. Le voyage de la nichée, aller et retour, coûta en moins d’un an la somme assez ronde de 26,000 francs au trésor. Aussi le père Broussais était-il un épouvantail pour l’administration locale, qui s’attendait à chaque instant à une nouvelle demande de crédit pour le transport de cette collection de filles à marier.
 
Il n’en fut rien. Le conseiller Broussais se résigna à vivre seul dans l’Inde. Il laissa en France sa famille avec laquelle il partagea son traitement, ce qui réduisit de moitié ses ressources. Autant par goût que par nécessité, il s’enferma dans sa maison comme dans une forteresse et n’en sortit que pour aller à la Cour.
 
Le reste du temps, la nuit surtout, on apercevait sa grande silhouette aller et venir sur sa terrasse à la façon de l’ours Martin dans sa fosse. Cette solitude ne fatiguait point Broussais parce qu’elle était tout à fait volontaire, et il en profita pour se livrer à de mystérieuses rêveries qu’il transformait en innombrables
 
volumes.
 
Ces volumes manuscrits ne verront jamais le jour sans doute, et c’est vraiment dommage ; à défaut d’autre mérite, ils ont probablement celui de l’originalité, leur auteur ayant enfanté, dans ses longues heures de loisir, une religion nouvelle et consigné par écrit toutes les combinaisons auxquelles sont soumises les innovations de ce genre.
 
Il y avait en même temps à Pondichéry un brave homme qui était venu dans l’Inde à la suite d’une burlesque aventure. Il était parmi nous depuis quelques mois et faisait partie de la gamelle.
 
C’était un négociant établi à Paris qui, un soir, au spectacle, se prit de querelle avec un capitaine de Marseille. Tous les deux avaient mauvaise tête, de sorte que l’affaire ne put être arrangée.
 
On se rendit au bois de Vincennes, le matin à la première heure; on se mit en garde et le capitaine marchand tomba. Le négociant ramassa ses habits, revint à Paris, entassa dans une malle tout ce qui lui tomba sous la main en linge et en vêtements, prit le premier train partant pour Marseille, monta sur un paquebot qui chauffait et arriva en quelques jours à Alexandrie.
 
Ne se trouvant pas assez loin du théâtre du meurtre, il traversa l’Egypte et s’embarqua à Suez sur le steamer des Indes. A bord, un voyageur français auquel il conta son cas lui conseilla de se rendre tout simplement à Pondichéry, où il vivrait avec des compatriotes et ne serait pas tracassé.
 
Lorsque j’y arrivai, il attendait que son affaire fût terminée en France. Il lui tardait de rentrer, car il’avait laissé sa maison en désarroi. Mais, et ceci fait l’éloge de son cœur, il se désolait d’avoir tué un homme.
 
Un jour que nous aspirions la brise à la Pointe-aux- Blagueurs, le capitaine d’un des navires mouillés au large vint pour s’asseoir dans notre cercle.
 
Son apparition fit bondir l’exilé volontaire :
 
— Mais c’est lui, s’écria-t-il, c’est lui !
 
— Qui lui? demandâmes-nous.
 
— Eh bien! celui que j’ai tué!
 
— Moi-même, dit le capitaine.
 
Les gens que vous tuez se portent à merveille comme vous voyes.
 
— Vous n’êtes pas mort ?
 
— Pas encore que je sache, moun pichoun, et même, si vous voulez recommencer, je vous embroche à la façon d’un poulet, car vous n’êtes pas fort. Vous m’avez effleuré d’un coup de maladroit qui ne devrait pas compter.
 
— Cependant vous êtes tombé !
 
— J’étais tellement ahuri de votre botte insensée que je me suis allongé en riant comme un bossu.
 
— Je suis enchanté du résultat, répliqua le négociant.
 
— Nous alignons-nous encore ?
 
— Pas le moins du monde, capitaine, dis-je à mon tour. Acceptez le dîner de la gamelle ; vous vous mesurerez à la fourchette.
 
— Ça me va, troun de l’air.
 
Les deux adversaires se prirent par le bras, et tout en marchant, le capitaine dit au négociant :
 
— Mais quelle peur vous avez eue I pourquoi avez- vous pris ainsi la poudre d’escampette ?
 
— Le saisissement. Lorsqu’on a tué un homme !
 
— Oh ! si peu, si peu.
 
— Capitaine, on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que le remords.
 
La conséquence de la rencontre fut que le négociant refit ses malles et repartit, la semaine suivante, regrettant, nous dit-il, les queuques amis qu’il laissait à Pondichéry.
 
CHAPITRE XXXIII
 
UN SAUVAGE CIVILISÉ
 
Nos colonies ont été de tout temps les exutoires de la métropole. Lorsqu’un fils de famille tourne mal, ses parents, s’ils ont des relations dans le monde officiel, obtiennent pour lui un emploi qui l’éloigné du théâtre de ses folies et facilite sa conversion au bien.
 
Au nombre des viveurs, battus par la tempête, qui étaient venus s’échouer sur la côte de Coromandel, à leur tête peut-être, était placé un homme jeune encore, un peu trapu, vigoureusement trempé et d’une force musculaire incomparable, que M. de Verninac,en 1848, alors il occupait le ministère de la marine, avait emballé pour l’Inde, à la recommandation de son beau-frère.
 
L... avait été placé à la direction du domaine, seule administration ouverte dans nos départements d’outremer à ceux qui ne font pas partie de la hiérarchie maritime. Fatigué autant que dégoûté, à force d’avoir vécu
 
vite, à l’exemple de beaucoup d’autres, L... venait de
serrer les nœuds de l’hyménée, au moment où les
événements politiques rapprochèrent de lui son ancien
protecteur.
 
L’expérience et le temps avaient accompli chez ce personnage une métamorphose complète. Il ne restait plus rien en lui du viveur d’autrefois, du coureur d’aventures, du riche bohémien qui avait jeté sa fortune à tous les souffles de son caprice, dont le jeu, les duels et les faciles amours avaient été longtemps les seules occupations.
 
Dépouillé, en moins de trois ans, de l’héritage paternel qui s’élevait pourtant à un million, n’ayant en perspective que des espérances lointaines, le dissipateur eut assez de force de caractère pour rompre avec les vices qui l’avaient ruiné et pour manifester énergiquement la volonté de se refaire une fortune.
 
Ramassant quelques bribes de sa’ trop courte opulence, il se rendit en Amérique. Il espérait trouver ce qu’il cherchait dans quelqu’une de ces petites républiques encore mal assises dans leur autonomie et livrées à des révolutions périodiques, nécessaires peut- être à la constitution des nationalités et des peuples, comme, en matière d’hygiène, l’expulsion violente des humeurs est indispensable au corps humain.
 
Notre homme devint tour à tour corsaire, négrier, marchand d’esclaves. Une fois, sa barque fut coulée avec toute sa cargaison ; il échappa seul au naufrage et gagna la côte voisine à la nage. :
 
Une autre fois il fut pris en flagrant délit de traite, mis en prison, jugé et condamné à être pendu. Il descella les barreaux de sa prison et se sauva au moment décisif, non sans avoir assommé d’un coup de poing un gardien qui avait eu l’imprudence de le poursuivre.
 
Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut loin de tout centre habité et s’assit sur une pointe de rocher afin de se reposer et de réfléchir. Le résultat de ses réflexions fut que n’ayant ni vivres,-ni argent, ses vêtements tombant en loques et se trouvant dans l’impossibilité de les remplacer, il aurait tort de se préoccuper de rien et qu’il fallait laisser à la Providence le soin de pourvoir à ses besoins.
 
d’est ce qu’il fit, aidant la Providence, lorsque la soif ou la faim le tourmentait trop, mangeant de l’herbe ou des fruits sauvages et s’abreuvant à un ruisseau d’eau bourbeuse et saumatre qui faisait semblant de couler près de l’endroit où il aurait planté sa lente s’il en avait eu une.
 
Trois jours se passèrent ainsi sans amener de changement dans sa situation. A l’expiration des trois jours, il s’interrogea de nouveau pour savoir ce qui lui restait à faire. Il se répondit que, la Providence lui tenant rigueur, il n’avait plus qu’à se laisser mourir de faim.
 
Il grava ce programme dans sa tête et commença à le
 
mettre à exécution. Avec l’énergie de son caractère, il serait allé jusqu’au bout ; lorsque le soir, à la lueur du crépuscule, il aperçut au large un corps mobile qui se balançait sur les flots. Ce pouvait être une barque ; comme elle était loin encore, et qu’il manquait de patience, il remit au lendemain pour la reconnaître et s’endormit.
 
En s’éveillant avec l’aurore, il aperçut une toute petite barque amarrée à un roc, et, au-dessous de sa couche de pierre, un homme, blanc comme lui, et presque nu, qui dormait sur le sable.
 
11 alla à l’homme et le secoua :
 
— Monsieur, dit le dormeur réveillé en sursaut, nous n’avons jamais été présentés l’un à l’autre.
 
Cette phrase avait été prononcée dans le pur dialecte des bords de la Tamise ; elle était aussi anglaise par la pensée que par la forme. L... savait l’anglais parce qu’il avait adoré trois Anglaises au temps de sa splendeur ; il salua gravement et répondit :
 
— C’est juste, milord, j’ai donc l’honneur de vous présenter L..., — c’est moi, — ex-richenaturel de Paris, exnégrier, ex-corsaire, ex-traitant, ayant en perspective pour le moment une potence et hors d’état de vous offrir mieux qu’une hospitalité archi-écossaise.
 
— Je vous présente à mon tour, répliqua l’Anglais, sir Williams G..., ex-riche naturel de Londres, ex-négrier, ex-corsaire, ex-traitant, ne possédant au monde que cette mauvaise barque qui l’a soustrait aux bras amoureux d’une potence à laquelle on l’avait fiancé.
 
— Ah! bah! s’écria L..., et d’où venez-vous, cher confrère ?
 
— Du Pérou; les juges n’y sont pas aimables... et vous?
 
— Moi, je viens du Chili ou plutôt je foule encore sa terre inhospitalière et je voudrais bien m’en aller, car la justice chilienne, qui ne vaut pas mieux que celle du Pérou, est ici sur son domaine.
 
— J’ai une idée, dit l’Anglais, je vous la communiquerai en route, si vous voulez bien accepter un passage sur mon vaisseau.
 
— Et vers quel rivage mettrons-nous le cap ?
 
— Vous ne pouvez rester au Chili ; je ne puis aller au Pérou: cinglons vers le Brésil, à moins que vous n’ayez une préférence quelconque.
 
— Je n’en ai aucune : la vie est bête partout ; les gens, qu’ils soient civilisés ou non, sont odieusement méchants ; je déteste le monde, les hommes et les femmes surtout ; mon intention est de me cacher dans quelque bois touffu et impénétrable et d’y mourir le plus tôt possible.
 
— C’est la proposition que j’allais vous faire. Comme vous, je n’ai plus rien à attendre de la société ; j’ai vidé d’un trait la coupe des plaisirs, il ne me reste qu’une douzaine de guinées. Allons au Brésil ; nous emploierons mes capitaux à acheter des armes de pacotille, des ustensiles de chasse et de pêche : nous vivrons dans quelque forêt vierge, où personne ne viendra nous déranger.
 
— C’est ça, faisons-nous sauvages : j’ai toujours senti de la vocation pour cet état.
 
L... enjamba la barque. Sir Williams, qui avait à bord quelques biscuits de mer et une gourde d’eau-de- vie, offrit un lunch à son hôte. Puis ils mirent la voile dehors. Ce ne fut pas sans dangers qu’ils abordèrent à la côte brésilienne.
 
Alors ils abandonnèrent la barque et marchèrent droit devant. eux. A la première bourgade qu’ils rencontrèrent, ils achetèrent de la poudre, du plomb, des balles, un filet, des lignes et quelques autres outils, puis ils se remirent en route, s’inquiétant peu de l’endroit où la route les conduisait. Ils finirent par atteindre une de ces forêts hérissées d’arbres immenses comme on en rencontre dans l’intérieur du Brésil.
 
— Nous voici rendus, dit L..., nous serons là comme deux coqs, et nous aurons pour sujets plusieurs races de singes, ce qui ne nous changera pas beaucoup, quoique je les tienne pour moins désagréables que les hommes.
 
— Bâtissons notre ’wigvam dans ce lieu agreste et restons-y jusqu’à l’éternité.
 
Les premiers jours, ils s’y plurent beaucoup, mais