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Si nous interrogeons les théoriciens sur les conditions de l’existence
et de la prospérité des états, nous recevons deux réponses
bien différentes. Suivant un premier point de vue, défendu entre
autres par Hobbes, la base essentielle des sociétés, c’est la force.
Ce système mène à la monarchie absolue à travers l’aristocratie.
D’après une autre opinion, formulée par Rousseau, l’état repose
sur le consentement, sinon de tous, au moins de la majorité. Cette
conception aboutit à la république démocratique, sans éviter pour
cela l’absolutisme. Si nous recherchons maintenant laquelle des
deux théories trouve sa confirmation dans les faits, laquelle par
conséquent mérite notre confiance, voici ce que nous trouvons.
 
Hobbes et Rousseau ont raison l’un et l’autre ; mais chacun d’eux
ne voit qu’une des faces de la vérité. Le philosophe genevois exprime
les aspirations de l’humanité : il montre le but vers lequel
nous marchons ; seulement il ignore les moyens de l’atteindre. Le
penseur anglais est un réaliste ; le point d’arrivée se dérobant à
l’expérience pour ne se révéler qu’au sentiment, il ne s’en préoccupe
guère. Il se borne à chercher la voie que, sous la double
pression des besoins et des circonstances, l’humanité suit pour se
rapprocher d’un terme inconnu. Il n’est point nécessaire que le
chemin mène droit au but. Dans tous les domaines de l’activité de
l’homme, nous voyons se réaliser l’affirmation paradoxale de Platon,
suivant laquelle les contraires naissent des contraires. Il faut reculer
pour mieux sauter, semer pour récolter, se priver pour jouir :
c’est bien souvent en s’éloignant en apparence de la liberté qu’en
réalité on s’en rapproche le plus.
 
Dans le développement des sociétés, la force et le consentement
jouent donc chacun leur rôle, qu’il s’agit maintenant de préciser. La
force peut être employée à l’extérieur pour écarter les dangers en
en détruisant les causes. On peut s’en servir aussi à l’intérieur pour
contraindre les citoyens à obéir ; mais la force ne peut que détruire et
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ne saurait rien créer. La tourner contre les gouvernés, c’est traiter
ceux-ci en ennemis. Elle est un très mauvais ciment social ; sa vraie
place, c’est sa fonction extérieure. La force est la clôture qui protège
le champ ; elle n’est pas la semence qui produit la moisson.
Elle n’est point ce qui fait le mérite de la société ; mais elle en est
la condition préalable et indispensable. Tous les êtres qui composent
le monde soutiennent les uns contre les autres un perpétuel
combat pour l’existence, et les plus faibles sont anéantis. Les états
n’échappent pas à la loi générale ; ils ont besoin de force pour se
développer et surtout pour naître. Aussi la force est-elle là avant eux,
dans les individus. L’enfant a besoin du secours des parens, et la
femme de la protection de l’homme ; la naissance de la famille suppose
la force du père. Plus tard, des chefs de famille qui se sentent
menacés se groupent autour d’un plus puissant ; des sociétés
plus étendues se forment.
 
Ainsi le faible achète la protection du fort en se subordonnant à lui.
C’est là une nécessité à laquelle il ne se soumet que pour en éviter
une pire. Le besoin d’indépendance subsiste, et fera entendre sa
voix dès que les circonstances le permettront. Chacun de nous porte
en son cœur un ennemi de l’ordre social qui se soulève parfois, et
doit être réduit. On recourt alors au seul moyen que l’on connaisse,
à celui qui est employé contre les ennemis du dehors. C’est ainsi
que l’on passe de l’usage externe, qui est l’emploi normal de la
force, à l’usage interne, qui n’est qu’un expédient provisoire, en
attendant mieux.
 
Créée par la protection trouvée chez le père contre des puissances
malfaisantes, conservée par la prédominance du chef sur les
insubordonnés, la société est donc un produit de la contrainte, sans
laquelle elle ne naîtrait probablement jamais. En effet, les avantages
qu’elle procure doivent être achetés, et même chèrement.
L’homme ne se résoudrait peut-être jamais de plein gré aux sacrifices
nécessaires ; si même il s’y résignait, il ne les continuerait pas
avec assez de persistance pour leur faire porter tous les fruits possibles.
Heureusement il se voit forcé de les faire d’abord, ensuite
de les continuer. Il est amené ainsi à en goûter et à en apprécier
les avantages, et, pour s’assurer ces avantages, il finit par vouloir
librement ce qu’il a d’abord subi malgré lui.
 
La force ne doit jamais être absente de l’état ; mais la phase de
son existence exclusive ou même de sa prédominance, l'âge du fer
et du sang, est une période provisoire et passagère. Il n’y a pas de
naissance sans douleur ; seulement la crise ne doit pas se prolonger.
L’emploi interne de la force est un conflit intérieur ; il suppose la
rébellion, l’opposition : il implique une déperdition de puissance
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qui doit être évitée. Il faut que le ciment social, qui consiste d’abord
dans la contrainte exercée par le chef, se trouve plus tard
dans la libre volonté des gouvernés, dans le consentement ; mais
celui-ci ne naît point spontanément, il lui faut du travail et de l’art.
 
La société, avons-nous dit, évite de grands sacrifices. Elle en
impose aussi nécessairement d’autres, plus petits, il est vrai, dans
l’état normal au moins. Les petits sacrifices font toujours souffrir ;
les grands qu’on évite, on ne les sent naturellement pas : on est
d’autant plus exposé à les oublier, que la société remplit mieux ses
fonctions. Or l’homme, et nous ne saurions l’en blâmer, n’accepte
que les privations qui se justifient. L’esprit de mécontentement et
de rébellion procède d’une origine légitime. Au lieu de s’en étonner
ou de s’en irriter, il faut en chercher les remèdes, et pour cela en
étudier les causes. Il faut d’abord donner satisfaction à ce qu’il renferme
de fondé. Les élémens malsains, privés désormais de ce qui
faisait leur force, ne résisteront pas au moyen que je vais indiquer.
Tout individu a des motifs pour se soumettre à la société et d’autres
pour s’en affranchir. Les premiers s’effacent avec chaque progrès
de la civilisation, tandis que les derniers se font sentir toujours
plus fortement. C’est là qu’est le danger ; pour y parer, il
n’est pas nécessaire de rien créer : il suffit de mettre en lumière une
chose qui existe, qui se dérobe seulement à la vue. Cette vérité
qu’il s’agit de révéler, ou plutôt de rappeler, nous l’avons déjà indiquée
en passant ; il faut maintenant la reprendre et la compléter.
 
L’homme, fût-ce même le plus libre et le plus puissant, est loin
d’être absolument indépendant dans ce monde. Il est soumis à une
foule de nécessités ; celles-ci sont parfois inévitables, comme la
mort. D’autres fois nous pouvons nous y soustraire, mais nous ne
le faisons pas impunément. Nous pouvons dissiper notre fortune,
ruiner notre santé, manquer à notre parole ; mais nous ne devons
pas le faire, parce que nous en souffririons.
 
Les nécessités, qui ont leur source dans la force des choses
beaucoup plus que dans l’arbitraire des hommes, ne sont pas seulement
des causes de souffrance ; elles brisent celui qui s’y oppose ;
en revanche, elles secondent celui qui leur obéit. Or, pour leur
obéir, il faut les connaître, et de cette connaissance dépend notre
salut.
 
Ce sont ces nécessités qui nous poussent à vivre en société et à
nous imposer des privations pour cela. Et la société compromet
elle-même son existence en empêchant ces puissances, non pas
d’être, mais de se faire sentir. De là ces oscillations fâcheuses qui
de l’état social nous ramènent souvent à la barbarie. Pour les faire
disparaître, il faut arriver à ce que les nécessités en question cessent
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de nuire sans cesser d’être reconnues. En d’autres termes, il faut
rappeler aux hommes leurs devoirs, les faire souvenir de leur dépendance
vis-à-vis des puissances supérieures ; il faut entretenir en
un mot la religion, ou, comme on disait dans le principe sans attacher
à ce terme aucun sens défavorable, la superstition.
 
Un impérieux besoin de l’esprit pousse l’homme, les peuples-enfans
surtout, à attribuer à toute chose une intelligence et une volonté,
à tout personnifier. C’est ce besoin qui nous fait concevoir les nécessités
mentionnées comme des manifestations de la divinité, de
plusieurs dieux ou d’un seul, suivant le développement de l’esprit
d’abstraction et de généralisation. Les dieux de l’antiquité ne sont
dans l’origine que des personnifications des forces de la nature ou
des élémens, du chaos, de la terre, du ciel, de l’océan. Une fois
imaginés, on s’en servit pour désigner les puissances morales, du
respect desquelles dépend aussi notre salut. La vierge aux yeux
bleus, qui était d’abord la déesse de l’air, du ciel azuré, représente
plus tard la pureté et la sagesse. Le dieu du soleil devient chez
les Grecs la personnification de la poésie qui réchauffe et de la
science qui éclaire ; chez les Romains, on l’identifie avec la bonne
foi, centre du monde moral.
 
Les anciens comprenaient mieux que nous que la divinité intervient
dans toute notre vie, en règle les grandes lignes et les petits
détails. S’ils se trompaient singulièrement quant à la manière dont
cette action s’opère, ils savaient que nous ne pouvons ni faire un
pas, ni dire un mot sans avoir à nous mettre en règle avec les puissances
supérieures. Ils appliquaient cette idée non-seulement aux
individus, mais aux états, qui eux aussi ont des devoirs à remplir.
La superstition avait une grande influence sur la vie publique, et
facilitait la solution de problèmes politiques importans. Les âmes
saines et fortement trempées, celles qui font les meilleurs citoyens,
sont à la fois humbles devant Dieu et fières devant les hommes.
Elles savent devoir à l’un les sacrifices qu’elles ne peuvent pas faire
aux autres sans s’avilir. Avec de tels élémens, l’unité d’action nécessaire
à la société s’établira au nom de Dieu. C’est en s’entendant
sur le terrain religieux qu’on s’accordera en politique. En religion
cependant, l’harmonie ne s’établira pas toute seule ; Là plus qu’ailleurs
peut-être, il y aura autant d’avis différens que de têtes. L’art
et le travail pourront triompher de la dissidence naturelle et ramener
l’unité ; mais il faudra vouloir s’entendre, y prendre peine,
communiquer ses idées aux autres, et surtout écouter les leurs. Il
faudra bien se garder de s’isoler, avec la prétention hautaine de
n’avoir rien à apprendre d’autrui. Alors, en conformant nos actes à
la volonté divine, nous nous trouverons les conformer à ceux des
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autres hommes. L’unité de croyances amènera l’unité de conduite.
 
C’est donc la crainte de Dieu, ou, si on le préfère, la crainte de
la force des choses, qui fait respecter l’ordre social. Tout pouvoir,
physique ou moral, procède de Dieu. Aussi voyons-nous à peu
près de tout temps la religion utilisée comme un moyen de gouvernement.
Les patriotes sincères emploient pour éclairer leur pays
une religion à laquelle ils croient. Les ambitieux, qui ne se soucient
que de leur domination particulière, se servent, pour égarer ou affaiblir
leurs concitoyens, d’une religion appropriée à leur but, et,
s’ils ne la savent point fausse, ils se gardent bien de trop approfondir.
 
La société repose donc sur deux bases : la force et la religion, la
milice et l’église. La force est la condition extérieure, la religion le
ciment intérieur, l’essence de la société, le moyen d’obtenir le consentement.
La société ne peut naître sans force ; elle ne peut grandir
sans religion. L’homme peut se passer de tel ou tel dogme
particulier ; il ne peut se passer de croyances relatives aux nécessités
dont il dépend : il en a toujours, même à son insu. Nous retrouvons
la religion chez tous les hommes et chez tous les peuples
qui ont atteint un certain degré de développement. Dans l’antiquité,
il n’y a peut-être pas un état qui ait joué un rôle important
où les pouvoirs de l’organisation politique et sociale ne fussent fondés
sur la religion. Je me dispense de parler des Hébreux ; chez
les Égyptiens, le pouvoir appartenait aux prêtres, dont les rois n’étaient
que les instrumens. Nous pourrions citer des faits à l’appui
de notre thèse chez les Perses, les Hindous, les Carthaginois. Chez
les Grecs, les immortels, par la bouche de Calchas, ordonnent au
roi des rois le sacrifice de sa fille adorée. Chez les Germains décrits
par Tacite, les chefs ne peuvent ni lier, ni frapper un guerrier ; ce
droit n’appartient qu’aux prêtres, qui l’exercent au nom des dieux.
Partout les autorités prétendent tenir leur pouvoir du ciel : nous
allons retrouver le même fait chez les Romains.
 
L’histoire des rapports de la religion et de la politique dans la
république romaine est un phénomène des plus compliqués. Certaines
difficultés nous obligent à employer pour le décrire la méthode
que voici. Nous tracerons d’abord le plan de l’état romain tel
qu’il n’a peut-être jamais été mis à exécution, mais tel que, d’une
manière inconsciente peut-être, on a travaillé à une certaine époque
à le réaliser ; puis nous montrerons les circonstances perturbatrices
qui ont empêché d’atteindre l’idéal, et nous expliquerons le
résultat auquel on a été conduit par la rencontre de ces obstacles.
Caractérisons d’abord la religion des Romains. On laisse de côté ici
tout ce qui tient à la nature intime des dieux, à la mythologie.
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/347]]==
pour ne s’occuper que des rapports de la divinité avec les hommes,
et de son influence sur les affaires de ce monde.
 
La religion romaine est peut-être la plus pratique qui ait jamais
existé ; déjà B. Constant avait dit : « toutes les divinités que nous
rencontrons dans la religion romaine ont quelque fonction nécessaire,
soit à la préservation, soit à l’amélioration des hommes. »
Par une conséquence de ce caractère sans doute, on avait donné
une très grande importance aux puissances morales. « Les divinités
qui sont en entier de création romaine, — je cite encore B. Constant,
— sont pour la plupart des vertus personnifiées : » la concorde
et la piété, la continence et la pudeur, l’espérance, le courage,
la bonne foi, le patriotisme.
 
La position prise par les dieux vis-à-vis du peuple romain rappelle
celle d’une nation ennemie dont on a du reconnaître la supériorité,
et avec qui l’on a fini par conclure un traité de paix et
d’alliance à des conditions inégales. Les formes des relations avec
la divinité sont calquées sur celles des rapports internationaux. Les
immortels prenaient à l’égard des Romains la même position que
ceux-ci envers les peuples qu’ils avaient vaincus sans les anéantir,
la position de patrons vis-à-vis de leurs cliens. C’étaient même des
patrons exigeans et indiscrets, s’ingérant dans tous les détails de la
vie, imposant à tout propos leurs convenances et même leurs caprices.
Les Romains subissaient malgré eux ces exigences ; mais ils
les subissaient, sachant que de leur soumission dépendait leur salut.
Ils ne faisaient aucune entreprise, publique ou privée, avant de
s’être assuré le consentement et le concours des dieux.
 
Pour reconnaître la volonté divine, on pouvait employer plusieurs
moyens. Il y avait une révélation fermée, déposée dans des
documens une fois écrits, et auxquels on ne pouvait rien ajouter :
c’étaient les livres sibyllins. Il y avait aussi une révélation vivante,
qui se continuait à l’infini et à laquelle on pouvait demander des
réponses spéciales sur les problèmes qui se posaient chaque jour ;
c’étaient les aruspices, qui répondaient par les entrailles des victimes ;
c’étaient enfin les auspices, sur lesquels nous nous arrêterons
plus longtemps à cause de leur caractère vraiment national.
 
Quand un magistrat avait choisi un jour pour une assemblée populaire
ou pour une expédition militaire, il se levait pendant la
nuit, et, assisté d’un augure, il interrogeait les signes des cieux.
Au moyen de son ''lituus'', bâton recourbé qui est devenu la crosse
épiscopale, l’augure traçait sur le sol le signe de la croix, deux
lignes entrecoupées, indiquant les quatre points cardinaux. Il déterminait
ainsi ce qu’on appelait un ''temple'', à la fois observatoire
et oratoire. Le but primitif de cette opération était sans doute
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/348]]==
d’examiner si le temps était favorable au projet, si l’assemblée populaire
serait surprise par une averse, ou l’expédition entravée par
un orage. Plus tard les choses se compliquèrent. Du reste on prenait
les auspices à tout propos. Dans l’antiquité, on ne construisait
guère d’édifice, on n’établissait pas de jardin sans les orienter. Les
augures montraient à l’homme sa place dans le grand tout ; ils lui
enseignaient la conduite à tenir pour faire seconder ses entreprises
par les forces éternelles du monde.
 
Les procédés indiqués n’étaient pas les seuls employés pour deviner
la volonté des dieux ; on tirait des conjectures des incidens les
plus insignifians. On sait l’histoire de ce paysan dont les chaussures
avaient été mangées par les rats : évidemment il y avait là un avertissement
des dieux. Consulté sur ce cas singulier, le caustique
Caton n’y pouvait voir aucun prodige. Il y en aurait eu un, dit-il, si
les chaussures avaient mangé les rats. On voyait donc dans chaque
événement une révélation. Encore une fois, le principe était juste,
on se trompait seulement dans l’interprétation. Dans une peste, une
famine, un revers militaire, on voyait le signe du courroux céleste,
et l’on recherchait par quelle faute on l’avait mérité. On attribuait
souvent, il est vrai, à une inexactitude dans quelque détail insignifiant
du culte les résultats de la violation d’une loi physique ou morale.
On s’attachait au général sous les auspices duquel on avait
souvent remporté la victoire, non pas à cause de ses talens, mais
parce que les dieux étaient avec lui. Les personnes, les lieux et les
dates qui rappelaient des désastres étaient soigneusement évités,
comme chargés de la malédiction divine.
 
Les dieux ne donnaient pas seulement des prescriptions isolées
relatives à certains actes particuliers, il y avait aussi des principes
généraux, des institutions, des disciplines, que l’on pensait tenir
d’eux : ainsi les diverses parties du droit. Le point de vue qu’on retrouve
ailleurs était juste. Dans toute disposition juridique, il y a
deux élémens à distinguer, l’un nécessaire, imposé par la nature
des choses, l’autre arbitraire, ajouté par l’homme. Il est dans la
nature des choses que certains droits se perdent quand on reste un
certain temps sans les exercer, mais c’est l’homme qui fixe les délais
de la prescription. La nature nous a donné des besoins à satisfaire ;
elle nous a placés au milieu de circonstances qui déterminent
dans une juste mesure les moyens de satisfaction, tout
en nous laissant pourtant encore quelque choix. Ces besoins et
ces circonstances constituent la raison de la loi ; le moyen choisi
par l’homme en est le dispositif. Les raisons des lois dérivant de
cette nature des choses dont la divinité est la source, elles sont
l’objet de cette face du droit qu’on appelle droit naturel, et qu’on
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/349]]==
pourrait désigner aussi du nom de droit divin. Or l’élément nécessaire
ou divin du droit étant le fonds primitif ou essentiel, il est
chez les peuples enfans de beaucoup le plus important, souvent
même le seul existant. Nous voyons donc, en remontant aux origines,
que le droit est une application de la religion. Nous pouvons
constater ce fait dans toutes ses branches, et nous verrons à peu
près partout le soin de conserver les traditions juridiques confié à
des prêtres.
 
C’étaient les féciaux qui étaient les dépositaires du droit international,
qui disaient si une guerre était juste et pieuse, si les cieux
la permettaient. Dans l’antiquité au moins, les prescriptions de ce
droit étaient scrupuleusement observées, car les violer eût été offenser
non pas les hommes, mais les dieux, déclarer la guerre aux
immortels, attirer le courroux céleste sur la tête du peuple. Quand
on faisait un traité, les deux parties le mettaient sous la garantie
de la divinité, et par des imprécations solennelles on appelait sa
colère sur le transgresseur.
 
Le droit criminel aussi était dans le principe essentiellement religieux.
On punissait dans le crime la désobéissance aux dieux immortels ;
on vouait avec exécration le criminel à la divinité offensée,
comme on livrait à la nation étrangère le Romain qui lui avait fait
tort. Le droit civil était enseigné par les pontifes. On a cru longtemps
que ce mot désignait des faiseurs de ponts. Cette étymologie paraissait
confirmée par la circonstance que les prêtres en question étaient
aussi arpenteurs, mathématiciens, ingénieurs. Suivant la philologie
moderne, ils auraient été des purificateurs ; ils enseignaient aux
hommes ce qu’il fallait faire pour éviter les souillures, pour plaire
aux dieux, pour se bien conduire en un mot, et la morale les amenait
au droit. Les pontifes vouaient une attention particulière aux
règles dont dépend la sainteté de la famille, aux questions de mariage,
d’adoption ; ils étaient les juges naturels en matière de vœux
et de sermens. Chargés de sauvegarder les intérêts économiques
des fondations religieuses, ils se trouvaient conduits à s’occuper
des testament, et d’une manière plus générale de l’organisation de
la propriété. On a remarqué une singulière coïncidence entre le
droit pontifical de la Rome ancienne et le droit canon du moyen
âge, quant aux objets de leur sollicitude. Les deux législations
comprenaient entre autres la rédaction du calendrier, et entreprenaient
de régler les occupations des hommes, les travaux comme
les fêtes, sur les mouvemens des sphères célestes.
 
Le caractère religieux se retrouve dans le droit administratif,
dont les censeurs étaient chargés, et dont la statistique officielle
confiée à ces magistrats était la base. Il apparaît enfin, plus peut-être
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/350]]==
être que partout ailleurs, dans le droit constitutionnel. Les magistrats
avaient un caractère sacerdotal ; leur élection devait être
confirmée par les augures. On ne tenait pas d’assemblée populaire
sans avoir obtenu le consentement des dieux sous la forme
des auspices. Les assemblées primitives ou par curies avaient, à
côté de leur caractère politique, un caractère religieux qui survécut
longtemps au premier. Le sénat ouvrait ses séances par une
longue prière.
 
La religion romaine avait donc dans ses beaux temps un caractère
essentiellement pratique ; elle pénétrait toute la vie publique
et privée. Voyons à présent quels étaient les institutions et les
organes chargés de l’entretenir et de la développer. On a vu qu’il
y avait des prêtres ; mais quelles étaient leurs attributions ? La souveraineté
ecclésiastique résidait-elle dans le clergé ou dans la communauté ?
Pour les premiers temps, la réponse paraît facile. Nous
avons affaire à une église nationale, démocratique, laïque, où le
clergé est subordonné au peuple, où l’autorité suprême réside dans
la nation. Quelques détails justifieront cette affirmation.
 
Les prêtres se divisaient en deux catégories ; les uns étaient chargés
de l’exécution matérielle des actes du culte : ceux-là occupaient
une position tout à fait inférieure, ils n’exerçaient aucune influence,
ne jouissaient d’aucune considération ; nous pouvons les laisser de
côté. D’autres, les féciaux, les augures, les pontifes, paraissent avoir
eu, sinon du pouvoir, au moins de l’autorité. Ils semblent même
avoir pu statuer sur certains points. On pourrait se méprendre sur
leur véritable position, que nous allons préciser.
 
Les féciaux concluaient les traités avec l’étranger ; mais ils le
faisaient au nom et sur l’ordre du peuple ou des magistrats : ils
étaient subordonnés au sénat. Sans doute ils donnaient leur avis
sur la légitimité des guerres à entreprendre, mais ils semblent
avoir eu voix consultative plutôt que délibérative, avoir été non des
législateurs, mais des dépositaires et des interprètes du droit.
Quant aux augures, le meilleur moyen de faire comprendre leur
position, c’est de montrer le rôle qu’ils jouent à côté des magistrats.
C’est une erreur de croire que les augures servaient d’intermédiaire
entre les dieux et le peuple. Ce rôle appartenait proprement au roi,
ou au magistrat qui le remplaça après l’expulsion des Tarquins. Le
roi réunissait sur sa tête la plénitude du sacerdoce comme celle de
la magistrature. Il était lui-même augure, et pouvait prendre les
auspices sans se faire assister de personne. Avec le temps, quand
la vie se compliqua, un seul homme ne suffit plus à la masse croissante
des fonctions, et des connaissances nécessaires pour s’en bien
acquitter. Une division du travail devint indispensable ; on créa divers
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/351]]==
collèges de prêtres, entre autres celui des augures. Cette création
dut prendre de l’importance sous la république. Le consul annuel,
souvent enlevé à la charrue, ne pouvait pas être autant que
le roi au courant de tous les détails de la tradition politique et religieuse.
Il pouvait entre autres ignorer bien des minuties relatives
aux formalités augurales. Il était bon de le faire assister d’un spécialiste ;
mais ce dernier avait la position du médecin et de l’avocat,
auxquels on va demander leur avis sans être tenu de le suivre. Le
magistrat n’était point obligé de s’en faire assister, il ne tenait
compte en outre que des auspices pris sur son ordre.
 
Ce droit de consulter les dieux, le roi et le consul le tenaient du
peuple comme leurs autres pouvoirs. Chaque citoyen pouvait en effet
prendre les auspices pour ses affaires privées ; mais on comprend
dans quel désordre on fût tombé, si chacun eût pu les consulter
aussi pour les affaires publiques, et en réclamer l’observation de
l’état. Le droit d’interroger les dieux de la part du peuple appartenait
seulement à l’ensemble de la nation et à ses organes réguliers,
au sénat et aux magistrats. Ces derniers recevaient cette attribution
de leurs prédécesseurs et la transmettaient à leurs successeurs.
Toutefois, quand des malheurs publics avertissaient qu’on ne
marchait plus avec les dieux, que les auspices s’étaient abâtardis,
qu’il fallait les régénérer, on retournait à la source. La série des
magistratures était interrompue, on recourait à l’interrègne. La
communauté romaine reprenait à elle tous les pouvoirs, entre
autres celui d’interroger les auspices, et les faisait exercer à tour
de rôle pendant quelques jours par chacun des sénateurs. Quand
on pensait être resté assez longtemps dans ce régime transitoire,
on nommait de nouveaux fonctionnaires, auxquels on remettait les
auspices rectifiés, et l’on recommençait une nouvelle série. Ainsi
les magistrats tenaient du peuple même les deux attributions du
pouvoir souverain, l’auspice et l’empire. L’auspice consistait à consulter
les dieux dans les signes des temps, à rechercher comment
on devait agir pour s’assurer l’aide des immortels ; c’était la contemplation,
la prière. L’empire, c’était le travail, l’exécution des
prescriptions reçues par l’auspice.
 
Restent enfin les pontifes, dont le chef a succédé à bien des
égards au roi, et occupait le sommet de l’échelle sacerdotale. Leur
haute position ne les empêchait pas d’être subordonnés au peuple,
qui révisait et réformait leurs jugemens, les forçait à l’accomplissement
de leurs fonctions, changeait le mode de leur élection. Un
trait caractéristique se trouve dans les abrogations ou adoptions
d’un père de famille par un autre père de famille. Pour être valables,
les abrogations devaient avoir l’assentiment des pontifes et
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/352]]==
de l’assemblée du peuple ; mais les pontifes n’étaient que des commissaires
instructeurs : ils examinaient si l’affaire proposée ne
présentait pas d’inconvéniens, et le peuple prononçait sur leur
rapport.
 
C’était donc la nation qui possédait l’autorité religieuse suprême ;
elle l’exerçait par les mêmes organes à peu près que son pouvoir
politique, par les comices curiates, quelquefois même par les comices
par tribus, les plus séculiers de tous, enfin par le sénat.
Nous voyons ce corps décider ou autoriser la consécration de nouveaux
temples ou de nouveaux autels, ordonner les fêtes et les
jeux, faire consulter les livres sibyllins ; nous le voyons en un mot
veiller à la conservation du culte national, dont les intérêts étaient
le premier objet soumis à ses délibérations.
 
Deux points sont désormais acquis : toutes les institutions, tous
les actes publics de la Rome ancienne, sont réglés suivant les prescriptions
des immortels. Aussi peut-on dire que cette prétendue république
est gouvernée par les dieux, que c’est une théocratie dans
le sens étymologique du mot, mais non dans l’acception dénaturée
qu’on lui donne aujourd’hui. C’est une vraie théocratie, et non pas
une hiérarchie. Le peuple reçoit directement les révélations des
dieux ; il est souverain après eux, il reconnaît, interprète, exécute
par ses organes leurs volontés. Il se fait seconder par des prêtres
qu’il charge de certaines fonctions, mais dans la dépendance desquels
il se garde bien de se mettre. Il ne se laisse pas conduire par
un clergé ; il n’a pas proprement de caste sacerdotale. Les prêtres se
confondent avec le peuple ; ils peuvent être en même temps hommes
d’état, hommes de guerre, agriculteurs.
 
Avec la théocratie, la marche de l’état sera déterminée par les
intérêts publics subordonnés à la volonté des dieux. Dans la hiérarchie,
à moins d’un développement intellectuel et surtout moral tout
à fait exceptionnel, les prêtres auront bien de la peine à ne pas
substituer, sans s’en douter le plus souvent, leurs convenances particulières
à celles de la nation. Dès lors le peuple n’est plus libre,
il est exploité au profit d’une classe ; il ne peut plus être question
de république dans le sens vrai du mot, car une fois admis que
nous devons nous rendre indépendans des hommes tout en nous
soumettant à la divinité, toute vraie république sera une théocratie,
toute vraie théocratie une république.
 
Pour servir de base à un état libre, pour en assurer le salut, il
faut que l’église soit démocratique et laïque. Il s’agit de fonder
l’unité de conduite sur une unité d’action, non pas imposée, mais
trouvée chez ceux qu’on veut unir. Pour atteindre ce but, il faut
tenir compte du sentiment de tous, car ceux dont l’opinion ne serait
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pas prise en considération seraient laissés en dehors de l’unité
d’action, de l’état, ou n’y seraient maintenus que par la contrainte
physique ou morale, ce qui est précisément ce qu’on veut éviter.
 
Achevons le tableau de l’église de la Rome ancienne par deux
traits. Le premier est commun à toutes les religions de l’antiquité,
sans excepter la religion juive. Pour enseigner, pour former les
esprits et les cœurs, on employait un autre moyen que de nos
jours : on symbolisait au lieu de dogmatiser. Au lieu d’exposer et
de développer un certain nombre d’articles de foi en précisant la
manière dont on doit les entendre, on frappait les sens par les
cérémonies du culte. Celles-ci provoquaient la réflexion sur certaines
vérités, l’alimentaient sans l’enchaîner. On pouvait être tenu
d’assister aux actes liturgiques, mais on restait libre de les interpréter
à sa guise. Dans ces conditions-là, l’unité s’établira plus
lentement, mais elle aura plus de solidité et de sincérité ; les principes
sur lesquels on se trouvera d’accord, au moins généralement,
fourniront à la société une base plus sûre que des théories imposées.
Le second trait est peut-être particulier à la religion romaine ;
je veux parler des lectisternes. C’étaient, disait-on, des banquets
offerts aux dieux pour les apaiser dans les circonstances critiques,
et à l’occasion desquels des lits couverts de coussins étaient préparés
aux augustes convives. En réalité, c’étaient des repas que
les Romains s’offraient les uns aux autres pour resserrer l’union
nationale et se mettre mieux à même d’affronter les dangers dont ils
se sentaient menacés. Toutes les maisons étaient ouvertes, toutes
choses étaient mises en commun ; on exerçait l’hospitalité vis-à-vis
de tous, de ceux qu’on connaissait et de ceux qu’on ne connaissait
pas. On imposait silence aux inimitiés et aux procès ; on enlevait
les fers aux captifs : c’était une véritable agape patriotique.
 
Ainsi tous les citoyens font partie de l’église, tous sont considérés
comme ayant part aux révélations de la volonté divine. Les
institutions et les actes publics sont ordonnés par le peuple ; mais
le peuple n’ordonne rien sans s’être assuré le consentement des
immortels. Le sacerdoce universel est la raison d’être du suffrage
universel. Les Romains des beaux temps gardaient avec un soin
anxieux le traité de paix et d’alliance qu’ils avaient conclu avec le
ciel : ils marchaient avec Dieu, Dieu marchait avec eux, et c’est ce
qui les rendit vainqueurs du monde.
 
Tel était le secret de leur force, cherchons maintenant la raison
de leur décadence. Nous la trouverons dans le fait, que l’idéal tracé
n’a jamais été complètement réalisé. La société romaine avait un
vice originel : le sentiment du bien commun ne dominait pas assez
celui des intérêts particuliers. La conséquence la plus grave de ce
défaut se trouve dans la lutte entre les deux ordres de l’état. On
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n’est pas encore fixé sur les raisons qui amenèrent la distinction des
patriciens et des plébéiens. Suivant une opinion très répandue,
les patriciens auraient, dans le principe, composé à eux seuls l’état
romain, et l’église qui lui servait de base. Les plébéiens n’auraient
été que des annexés, privés au début de tout droit politique. Laissés
de la sorte en dehors de l’état et de l’église, ils restaient étrangers
aux traditions morales, politiques et religieuses. La nécessité de
grossir les armées obligea de les introduire petit à petit dans l’état,
de leur donner une part à la souveraineté. Malheureusement on lésina,
quand il eût fallu se montrer large. On accorda le droit de
suffrage ; mais on refusa l’accès de la magistrature et du sacerdoce.
On avait un excellent prétexte : les magistrats et les prêtres
étaient les intermédiaires entre la divinité et le peuple. Confier ces
fonctions à des gens qui ignoraient ce qui était dû aux dieux, c’était
s’exposer à irriter les immortels et compromettre gravement le
salut de la république.
 
Tout en admettant que l’ordre populaire renfermait de nombreux
élémens étrangers, nous croyons plutôt que la plèbe représente la
nation primitive, du sein de laquelle les patriciens se seraient lentement
séparés. Les derniers étaient les élus auxquels on confiait
les charges et les places dans le sénat. Par la force des choses, les
honneurs se continuaient toujours dans les mêmes familles, dont
les membres n’ont pas eu de peine à se réserver le monopole des
traditions religieuses et politiques, et se sont efforcés d’assurer
leur domination par l’exclusion toujours plus complète du reste du
peuple. Ainsi les deux ordres, au lieu d’être deux élémens de provenances
différentes qui seraient venus se souder pour se confondre
lentement, seraient au contraire le résultat d’une scission qui aurait
eu lieu au sein d’une masse d’abord compacte. Quelque opinion
qu’on adopte, un fait est constant : dès les premiers temps de la
république, la distinction existait ; dès lors il n’y avait plus de
théocratie, ni de sacerdoce universel que pour les patriciens. Le
reste du peuple n’était plus en relation directe avec la divinité ;
entre elle et lui s’était interposée une classe de médiateurs humains,
sous la dépendance desquels il se trouvait ; pour lui, le gouvernement
était hiérarchique.
 
Dans cette position, il n’y avait que trois issues possibles. Il fallait
faire entrer franchement les plébéiens dans l’église en leur
communiquant les connaissances nécessaires : on aurait pu alors
les faire entrer dans l’état ; ou bien il fallait les exclure à la fois
de l’église et de l’état ; ou enfin il fallait renoncer à fonder l’état
sur l’église. De ces trois voies, la première était assurément la
meilleure. Les patriciens auraient associé les plébéiens à la grande
entreprise de la conquête et de l’éducation du monde, ils auraient
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marché avec leur aide vers des destinées plus glorieuses encore que
celles qui leur sont échues, ils auraient évité la honteuse décadence
par laquelle leur patrie a fini ; mais il eût fallu pour cela mettre
l’intérêt de la nation au-dessus de celui de la classe et de l’individu,
et résister à la tentation de dominer ses concitoyens en les
affaiblissant. On ne sut pas choisir le meilleur parti et faire résolument
les sacrifices salutaires qu’il exigeait : on fut entraîné par la
fatalité dans la pire de toutes les voies.
 
On ne pouvait pas laisser en dehors de l’état la masse du peuple,
de qui l’on avait besoin, et voici ce qui arriva. Les plébéiens luttèrent
pour obtenir l’accès des charges ; on le leur refusait en se
fondant sur l’ignorance des traditions religieuses et politiques, de
connaissances qu’on pouvait, et qu’on ne voulait pas leur communiquer ;
mais la force était du côté du peuple, qui gagnait lentement
du terrain. Pour se défendre, les patriciens recoururent à la ruse.
Forcés de céder l’une après l’autre les magistratures politiques, ils
conservèrent plus longtemps les fonctions du sacerdoce, et ils en
tirèrent un grand parti dans l’intérêt de leur classe. Dès la première
moitié du {{sc|iv}}{{e}} siècle de la ville, on emploie les formes religieuses
pour casser les élections anti-oligarchiques. Dès lors la
religion se dénature complètement.
 
Destinée d’abord à réaliser le salut du peuple en le mettant en
relations directes avec les dieux, elle est employée maintenant à
soumettre la nation à la classe qui se trouvait avoir le monopole
du sacerdoce. On l’emploie à satisfaire les intérêts particuliers les
plus mesquins, à se faire dispenser des impôts, à gagner de l’argent.
Aussi devient-elle très coûteuse, ce qu’elle n’était pas dans
le principe ; mais on la consacré surtout au besoin de dominer,
qui est, on ne saurait trop le répéter, de toutes les passions la
plus dangereuse aux états comme aux églises. Or il y a, suivant
un moraliste célèbre, deux moyens de dominer : sa propre supériorité
et l’imbécillité des autres. La Bruyère aurait pu ajouter que
ce dernier moyen étant, non pas assurément le plus avantageux,
mais incomparablement le plus facile, il est aussi de beaucoup le
plus souvent employé. C’est ce qui advint à Rome, et l’instrument
dont on se servit pour égarer le peuple fut précisément la religion.
Des croyances tirées de la conscience publique sont remplacées
par des doctrines imposées et rendues incompréhensibles, à
dessein peut-être. Les symboles sont systématiquement évidés. La
lettre est employée à étouffer l’esprit, qu’elle devrait alimenter ;
mais les patriciens tombèrent eux-mêmes dans l’abîme destiné aux
plébéiens. Pour ne pas communiquer ce qui faisait leur force à
leurs concitoyens, ils le détruisirent ; la religion romaine s’en alla.
La science des auspices, négligée, tomba dans un tel degré d’inanité,
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/356]]==
que Caton l’ancien put dire et Cicéron répéter : On ne comprend
pas deux augures se regardant sans rire.
 
L’homme ne peut pas oublier complètement sa dépendance des
nécessités supérieures. Il voudra toujours connaître ces puissances,
se faire une idée quelconque de la manière dont il doit se conduire
à leur égard. Il est donc essentiellement religieux, ou superstitieux,
comme on voudra. S’il ne trouve pas la satisfaction de ce besoin
dans la religion officielle, il la cherchera ailleurs. Aussi, quand la
religion nationale se fut dénaturée pour servir les passions d’un
parti, toutes les superstitions de l’Orient se donnèrent-elles rendez-vous
sur les rives du Tibre. Leur influence fut toute démoralisante ;
il ne faut pas s’en étonner. Une religion nationale, fondée
sur le sacerdoce universel, doit concilier l’unité d’action avec la liberté
de pensée. Pour résoudre ce problème, elle offre à tous les
esprits les mêmes alimens, afin de favoriser un développement
uniforme chez tous ; mais elle laisse ce développement s’opérer,
elle recherche ensuite quels sont les points sur lesquels on est
tombé d’accord, et elle en fait la base de l’action commune. Quant
aux points controversés, elle les laissera se débrouiller. Elle opérera
ainsi dans les croyances une sélection qui sera fondée sur le
consentement, sinon universel, au moins général, et qui produira
le meilleur effet sur les idées.
 
Les points constans, les plus conformes à la vérité, sont fixés par
la pratique que l’on édifie sur eux ; Ils se transmettent d'âge en âge
par le précepte et surtout par l’exemple. Les points controversés
au contraire restent dans la fournaise de la discussion jusqu’au jour
où ils seront suffisamment épurés. Les hommes font leur éducation
réciproque en se résistant mutuellement, en se forçant de se
régler les uns sur les autres. Des croyances destinées à satisfaire
des besoins individuels manquent de ce frein salutaire ; elles sont
exposées à s’abandonner à l’exubérance et au dévergondage. On
peut les comparer à des verges qui auraient conservé leur rigidité, si
elles avaient été liées en un faisceau, mais qui, livrées à elles-mêmes,
se contourneraient dans tous les sens. C’est au moins ce qui est arrivé
à Rome, et là le mal était encore aggravé par une circonstance mentionnée
à plusieurs reprises par les auteurs, et que l’on retrouve ailleurs,
en Irlande par exemple. Les prêtres de ces religions étrangères
devaient vivre, et, comme ils n’avaient pas de revenus alloués par
l’état, ils étaient réduits à exploiter les fidèles, et à les entretenir
dans des dispositions favorables. On comprend les tentations auxquelles
ils étaient exposés ; on sent combien était compromise la
pureté de leur doctrine. Les religions étrangères entamaient donc
la morale publique, et minaient les fondemens de l’ordre social.
On s’en était aperçu dès le {{sc|iv}}{{e}} siècle de la ville ; vers la fin du
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/357]]==
VIe siècle, le mal prit des proportions hideuses et effrayantes sous
la forme des bacchanales. Débauches de toute espèce, assassinats
par tous les moyens, faux testament, faux témoignages, voilà quelques-uns
des fruits du nouveau culte. L’état comprit qu’il ne pouvait
rester indifférent en ces matières. Nous le voyons recourir à
plusieurs reprises à des mesures sévères contre les superstitions
étrangères, qui, toujours détruites, renaissent toujours.
 
La faute commise était de ne pas comprendre que, lorsqu’il
s’agit des moyens de satisfaire un besoin impérissable, on ne détruit
que ce que l’on remplace. Pour combattre les croyances démoralisantes,
il n’y a qu’une chose : c’est, non pas assurément
d’en imposer, mais d’en proposer de meilleures. On ne sut pas
employer ce remède ; aussi la décadence fit-elle des progrès rapides,
et on se lassa bientôt de lutter contre elle. La société retombe
dans l’enfance, le consentement disparaît ; on est dès lors
contraint de le remplacer par la force. Il n’y a plus d’autre gouvernement
possible que le césarisme appuyé sur la soldatesque. On
retourne à la barbarie, en attendant qu’une nouvelle religion, qui
depuis quelque temps se prépare en silence, vienne recommencer
l’histoire de la civilisation.
 
Lorsque, du pied du Capitole, on contemple cette longue place
où fut le Forum, on découvre à quelque distance un bâtiment qui
doit son nom moderne à ses proportions colossales. Cette coupe gigantesque
qui sort de terre, c’est le Colisée, où plus de soixante
mille personnes pouvaient aller contempler les martyrs livrés aux
bêtes féroces. Cette pâture de chair et de sang est la communion
qui s’est substituée aux cérémonies de l’ancien culte, c’est le moyen
employé à la fois pour remplacer les vieilles croyances et pour
étouffer les nouvelles ; c’est par de tels spectacles qu’on forme les
âmes, et qu’on unit les cœurs. Ce bâtiment, dit-on, a été construit
par les Juifs, par un peuple qui a tout perdu, même son pays, et
qui cependant, dispersé sur le globe, suivit depuis quinze siècles à
ses vainqueurs, parce qu’il a su conserver sa religion nationale.
 
L’histoire n’est pas un vain jeu de l’esprit ; elle nous apprend à
connaître les forces sociales, invariables en elles-mêmes, sous l’infinie
diversité de leurs manifestations. Elle nous montre comment
nous devons nous conduire à l’égard de ces puissances pour nous
faire porter vers le but de nos efforts ; mais, pour réussir, il faut
encore comprendre les circonstances au milieu desquelles on se
trouve, car elles aussi contribuent à déterminer la manière dont on
doit s’y comporter.
 
{{sc|Henri Brocher}}.