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<center>LA LORRAINE
----
 
<references/>
SOUS
 
LE REGIME PRUSSIEN</center>
 
Un des caractères de la guerre de 1870, c’est !a séparation violente
opérée par l’invasion, on pourrait presque dire l’isolement
complet, des diverses parties de la France. Pendant des mois entiers,
les malheureuses provinces de l’est surtout sont demeurées
étrangères au reste du pays. Ce récit fera connaître à la France
ce^que fut la situation des départemens orientaux durant la guerre
et après l’armistice ; il complétera, par des témoignages nouveaux
et des documens authentiques puisés aux archives municipales
du pays, ce qui a été dit ici avec tant d’émotion par M. Mézières
<ref> Voyez la ''Revue'' du 1{{er}} octobre 1870.</ref> sur le sort de nos compatriotes si brusquement placés
sous la loi du vainqueur. On verra par quels procédés l’administration
prussienne sait envelopper et garrotter un pays conquis, et
s’il est possible de compter beaucoup à l’avenir sur « l’insurrection
des départemens perdus. » À Dieu ne plaise de vouloir par là décourager
toute espérance de les recouvrer ; mais il est bon de nous
mettre en garde contre une illusion, afin de bien mesurer, quand le
moment sera venu, notre effort à la difficulté de l’entreprise.
 
 
<center>I.</center>
 
Il y a cinq ans, tandis que la guerre sévissait de l’autre côté du
Rhin, ce n’étaient dans nos provinces de l’est que fêtes triomphales.
Au moment même où les généraux du roi Guillaume arrivaient en
 
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vainqueurs jusqu’aux faubourgs de Vienne, l’impératrice des Français
faisait avec son fils une pompeuse promenade à travers les
villes de Lorraine. Pendant que l’Allemagne fondait son unité au
prix de sanglantes convulsions, on célébrait à Thionville, à Lunéville,
à Nancy, le centenaire de l’incorporation des états de Stanislas
à l’unité française. On se souciait peu alors que Vogel de Falkenstein
eût frappé Francfort d’une contribution de 100 millions,
ou plutôt on ne se souvenait des victoires et des exactions de l’armée
prussienne que pour acclamer avec plus de passion « l’indestructible
unité française. » Il y avait comme un défi à la Prusse dans
l’empressement qu’on mettait à marier au drapeau tricolore les
vieilles couleurs de Lorraine. Le Prussien pouvait bien prendre Hanovre,
Cassel, Francfort ; mais il n’aurait pas Thionville, il n’aurait
pas Metz, il ne verrait pas Nancy ! Un certain enthousiasme patriotique,
un certain entraînement populaire animait ces solennités officielles ;
ce fut précisément l’habileté du gouvernement impérial de
faire coïncider un voyage dynastique avec la célébration d’un grand
anniversaire national, qui empruntait aux circonstances un tel intérêt.
Ce canon de réjouissance, auquel faisait écho, à ce moment
même, le canon des batailles sur le Mein, imposait silence aux rancunes
des partis. L’arbitraire et la maladresse de l’administration
ne réussirent même pas à troubler cette fête ; un arrêté du préfet
de Nancy qui interdisait une séance de l’académie de Stanislas,
dans laquelle MM. Saint-Marc Girardin et de Rroglie devaient
prendre la parole, froissa quelques esprits indépendans, puis se
perdit dans l’enthousiasme général.
 
Devant les splendides façades toutes pavoisées de l’hôtel de ville
et du palais du gouvernement, sur la vaste place royale, ornée de
la statue du roi de Pologne, entourée de ses merveilleuses grilles
en fer forgé et doré, de ses fontaines mythologiques aux groupes
de néréides et de divinités marines, pendant des heures entières,
devant l’impératrice et le prince impérial, défilèrent les corporations
d’ouvriers et les compagnies de francs-tireurs, les députations
de la Lorraine française et de la Lorraine allemande aux pittoresques
costumes, les oriflammes et les drapeaux, les bannières aux ornemens
symboliques. Un vieux soldat de Domremy portait l’étendard
de Jeanne d’Arc, copie traditionnelle de cet étendard qui, au XVe siècle,
mettait en fuite les envahisseurs. Le lendemain, dans les rues
étroites de la partie vieille de Nancy, se déroulait une cavalcade
historique où la jeunesse lorraine chevauchait revêtue des armures
et brandissant les armes des preux du moyen âge ; les trompettes
armoriées retentissaient dans les rues tortueuses où l’on avait apporté
le cadavre de Charles le Téméraire, et sur les balcons en saillie,
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par les fenêtres ogivales du palais où le bon duc René s’était
reposé après la bataille, des femmes en costume du XVe siècle regardaient
passer le cortège. Tels étaient les spectacles qui, sur les
bords de la Moselle et de la Meurthe, en 1866, attiraient les curieux
et les dessinateurs.
 
En exaltant l’unité française, il eût fallu pourtant prévoir les
dangers qui pouvaient un jour la menacer. Ce n’était pas tout que
de rappeler avec éclat cette date mémorable de 1766, Ces fêtes
n’avaient rien à nous révéler, après les guerres de la révolution et
de l’empire, sur l’attachement des populations à la France ; mais le
devoir du gouvernement était de ne rien négliger pour mettre ces
patriotiques contrées à l’abri de nouvelles invasions. Il était beau
de célébrer le souvenir de l’union ; il eût été plus beau encore de
rendre impossible la séparation. L’empereur Napoléon prit évidemment,
comme à l’ordinaire, cette manifestation nationale pour une
manifestation dynastique ; mais cette ridicule précaution contre l’académie
de Stanislas, cette peur d’entendre une note discordante
au milieu du concert d’acclamations, caractérise bien le régime. On
se grisait d’applaudissemens, et on restait méfiant. Vainement, dans
ce pays, le plus avancé de la France pour l’instruction primaire, on
pouvait alors toucher du doigt, au moins dans les campagnes, la
faiblesse de l’esprit public ; vainement les élections de 1869, malgré
les efforts des électeurs urbains, envoyaient au corps législatif,
pour les quatre départemens lorrains, une énorme majorité de
candidats officiels, dont deux comptèrent parmi les ''sept sages.'' Vainement
au plébiscite de 1870 on obtenait en Lorraine 308,000 ''oui''
contre 38,000 ''non'', le gouvernement n’osait avoir confiance dans
ces populations qui lui en témoignaient une si entière et si imprudente.
Il craignait autant d’armer le peuple des frontières que celui
de la capitale. La Lorraine, une des plus belliqueuses provinces de
France au moyen âge, celle qui, en 1792 et en 1814, avait déployé
le plus ardent patriotisme, perdit ces vertus guerrières qui ne se
conservent qu’au frottement du fer. Il semblait que l’empire cherchât
la sécurité de la dynastie dans l’insécurité des frontières, ou
que l’on s’imaginât à Saint-Cloud qu’il suffirait, pour défendre la
Lorraine, de ces armures de preux et de ces hallebardes de la ligue
que Nancy avait exhibées à l’impératrice dans les cavalcades historiques
de 1866. Ici, comme ailleurs, le citoyen devait s’en remettre
du soin de sa défense aux 300,000 soldats de profession de l’armée
permanente.
 
Il s’était formé dans certaines villes, sous le nom de compagnies
de francs-tireurs, des sociétés de tir fort impropres à devenir des
corps militaires, mais fort utiles pour familiariser la jeunesse avec
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le maniement des armes. D’abord ce fut à la cour, comme dans le
public parisien, un grand engouement pour l’uniforme en toile grise
des francs-tireurs vosgiens ; aux fêtes de Nancy, aux fêtes de l’Exposition,
chacun leur fit accueil : le prince impérial consentit à devenir
membre honoraire de la société, et se laissa photographier avec le
feutre à plumes de coq ; puis le ministère de la guerre chercha querelle
à ces compagnies, et prétendit leur imposer des obligations
incompatibles avec leur caractère réel de simples académies de tir ;
elles préférèrent se dissoudre, et la jeunesse y perdit une excellente
école. La garde mobile fut négligée en Lorraine de même que
partout. On distribua quelques grades ; mais aux officiers on négligea
de donner des soldats. Cette milice rappelait trop la nation
armée. Quelques uniformes abondamment galonnés témoignèrent
seuls, aux visites du 1{{er}} janvier, qu’il y avait en France une garde
mobile. Ce fut seulement un arrêté du 18 juillet 1870 qui, trois
jours après la déclaration de guerre, quinze jours avant l’invasion
de la France, organisa les cadres des quinze bataillons de mobile
lorraine et des batteries d’artillerie correspondantes.
 
On sait tous les services que peut rendre la garde nationale sédentaire,
non pas sans doute en rase campagne, mais aux remparts
d’une place forte, sur les derrières de l’armée régulière, pour assurer
le service des subsistances, garder les lignes de chemin de fer,
escorter les convois de prisonniers, ramener les fuyards au combat.
Elle est l’adversaire naturelle du uhlan et du batteur d’estrade ; elle
put même dans des villes ouvertes, à Colmar, à Dijon, à Châteaudun,
sauver à l’occasion l’honneur de la cité. C’est seulement le
9 août 1870, après Forbach et Reischofen, que le corps législatif
consentit à ne pas repousser la proposition de M. Jules Favre tendant
à l’armement immédiat des gardes nationales. Jusque-là, les députés
officiels de Lorraine n’avaient pas été les moins hostiles à tout
armement de cette nature. Cette concession du corps législatif venait
trop tard pour la Lorraine. Quand les habitans se trouvèrent
abandonnés par l’armée, ayant à redouter à la fois l’émeute et l’invasion,
il leur fallut protéger les propriétés privées et les magasins
de l’état avec des bâtons et des brassards. Pendant qu’à Nancy cette
singulière garde civique empêchait le pillage de la manutention, les
citoyens de Toul, sous les murs desquels l’ennemi allait arriver,
étaient initiés pour la première fois aux mystères du fusil à silex !
La routine était si forte, les sous-officiers instructeurs étaient si peu
habitués à voir une arme entre les mains d’un bourgeois, qu’on
voulait, avant de les instruire à bourrer la poudre, leur apprendre
à tenir les pieds en équerre et à tourner la tête à droite ou à gauche.
Enfin l’ennemi parut ; il fallut bien distribuer les fusils.
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Quant aux places qui devaient, de concert avec l’armée régulière,
protéger la Lorraine sans que les Lorrains eussent à s’en
mêler, elles étaient généralement dans une triste situation. Metz,
avec ses forts détachés, était la seule place de l’est qui fût à la hauteur
des exigences de la guerre moderne. Bitche dut à la nature et
au courage de ses défenseurs, bien plus qu’à l’art de Vauban, de ne
rendre sa forteresse qu’après la signature de l’armistice ; mais Marsal
n’était une place forte que grâce aux marais qui l’entouraient ;
or ils se trouvaient alors desséchés. Que signifiaient les fortifications
de Thionville, Montmédy, Longwy et même Verdun, sinon
ceci : villes à brûler ? Toul était dominé de tous côtés par des hauteurs
qu’on avait toujours négligé de fortifier. L’une d’elles, le mont
Saint-Michel, haute de 1,000 pieds et distante des remparts à peine
d’une portée de fusil, dominait la ville et sa cathédrale aux deux
tours de dentelle. Il n’y avait pas à Toul un petit enfant qui ne sût
parfaitement qu’il y avait là-haut place pour une citadelle ; pour
protéger la brave petite ville, la dépense eût à peine égalé la
dixième partie de ce que coûtait un voyage en Égypte. Frouard,
situé au point de rencontre des lignes de Forbach et de Strasbourg,
entouré de collines admirablement disposées, n’était pas fortifié ;
c’est par là que la cavalerie allemande coupa les communications
de l’armée de Metz avec la France.
 
Que la Lorraine fût mal préparée à se défendre elle-même et à
couvrir la France, c’est une vérité dont tout le monde avait l’instinct,
aussi la nouvelle de la déclaration de guerre jeta le pays dans
la stupeur ; on eut, malgré l’intrépide confiance qui caractérise les
populations françaises, comme le pressentiment des malheurs futurs
et comme les affres de l’invasion. On était moins pressé en
Lorraine qu’à Paris d’aller à Berlin parce qu’on était plus près de la
frontière. Cet « enthousiasme indescriptible dans la population »
dont le préfet de la Meurthe, à l’exemple de ses collègues des départemens
limitrophes, donnait avis par télégramme au ministère
de l’intérieur, n’existait que dans certaine partie de la population
facile à émouvoir. Pourtant, lorsque tout fut décidé, on fit
contre fortune bon cœur, et quelques conseils de municipalité ou
d’arrondissement écrivirent à l’empereur pour « manifester toute
leur confiance dans le succès prochain de nos armes » (adresse
d’Épinal). Quand la Lorraine tout entière retentit du bruit des préparatifs
guerriers, quand sur toutes les lignes de chemin de fer circulèrent
avec des feuillages et des chants de victoire les longs trains
militaires, quand on vit l’attitude résolue de nos belles troupes
d’Afrique, quand sur les larges promenades plantées d’arbres on
vit défiler ces beaux régimens de la garde, dont les hauts bonnets
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et la fière prestance rappelaient aux compatriotes de Drouot les souvenirs
d’un autre âge, les yeux et les imaginations se laissèrent frapper,
et l’on conçut assez d’illusions pour que les nouvelles de Wissembourg,
de Wœrth, de Forbach tombassent sur les populations
de la Lorraine comme autant de coups de foudre. On ne connut pas
tout d’abord les conséquences incalculables de ces désastres, on
sentait seulement que les jours de 1792 et de 1814 étaient revenus ;
mais on ne savait pas s’il y aurait pour dénoûment une nouvelle
capitulation de Paris ou un nouveau Valmy.
 
Metz barrait le chemin à l’armée de Frédéric-Charles ; mais, devant
celle de Frédéric-Guillaume, la route de Wissembourg à Château-Salins
et Nancy restait libre ; Marsal devait ouvrir ses portes à
la première sommation. Toutefois ce ne furent pas les envahisseurs
que l’on vit d’abord, ce furent ceux qu’ils chassaient devant eux.
 
Les pauvres paysans de la Lorraine allemande arrivèrent les premiers ;
les rues et les places de Lunéville et Nancy furent encombrées
de pauvres diables qui portaient leur avoir au bout d’un bâton,
de pauvres femmes qui tenaient enveloppé leur enfant dans
quelque lambeau d’étoffe ; leur marche précipitée, saccadée, inquiète,
conservait quelque chose de l’impulsion première de la fuite.
Sur des voitures à échelles, auxquelles on avait attelé deux, quatre,
six chevaux, tout ce qu’on avait pu sauver de l’écurie, étaient entassés
sans choix les vieux meubles et les choses précieuses, et,
comme dans le poème de Goethe, « les cages vides, les vieux
tonneaux, les planches de rebut ; » les hommes conduisaient, les
enfans, les femmes et les vieux étaient juchés sur le tout. Du côté
de Château-Salins, la panique avait été effroyable. Au premier cri
d’alarme, on s’était rué hors de chez soi, sans rien emporter, quelques-uns
tête nue. Ces gens ne regardaient même pas derrière eux ;
en avant, ils ne voyaient rien ; ils fuyaient. Si on leur demandait ce
qu’ils craignaient, ils ne pouvaient le dire, — où ils allaient, ils
n’en savaient rien. On nous a raconté que des habitans de Chambrey
et de Château-Salins s’étaient en même temps réfugiés dans
le bois de Chambrey, limitrophe des deux communes. A l’insu l’une
de l’autre, les deux troupes s’étaient installées chacune dans une
partie du bois, avec ses meubles et ses bestiaux, et attendaient ;
mais en entendant, chacune de son côté, à travers le feuillage, des
voix qu’elles ne reconnaissaient pas, la panique les reprit, et, se
tournant le dos, elles recommencèrent à fuir. De hauts fonctionnaires
ne montrèrent pas plus de courage. Un seul, M. Shaken,
maire de Château-Salins, n’avait pas pris peur ; il avait prévu, paraît-il,
dès le premier jour, l’inévitable annexion, et avait offert ses
services au « nouveau gouvernement. » Beaucoup de ceux qui arrivaient
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à Nancy assuraient que c’étaient les gendarmes qui les avaient
obligés à déloger ; d’autres racontaient que les Prussiens s’emparaient
de tous les hommes valides pour les faire marcher en tête de
leurs colonnes, exposés aux premiers feux de nos soldats. Des proclamations
rassurantes des autorités françaises calmèrent enfin ces
terreurs, et rattachèrent les populations à leurs foyers.
 
Dans ces larges voies rectilignes du nouveau Nancy, qui partout
se coupent à angle droit, les convois d’émigrans venaient se heurter
à l’angle des rues avec le défilé plus lamentable encore des débris
de Reischofen : la panique avec la déroute. Les émigrans arrivaient
par la route et la porte du nord, les vaincus par la porte du
sud. Les chevaux sans selle, amaigris, blessés, fourbus, les soldats
hâves, affamés, épuisés par les longues marches à l’aventure à travers
les bois, fantassins, chasseurs, zouaves, turcos, avec des uniformes
hétérogènes, souillés, déchirés, erraient par bandes dans les
rues. Ils avaient mieux conservé leurs fusils que les jeunes soldats
ne l’ont fait depuis, mais non leurs sacs. En revanche, on voyait des
fantassins et des turcos grimpés sur des chevaux enfourchés dans
les hasards de la déroute. Leurs récits et leurs versions étaient souvent
contradictoires ; mais beaucoup articulaient déjà le mot de
''trahison'' tant de fois répété depuis, premier symptôme de cette méfiance
épidémique qui n’a plus cessé de sévir sur le peuple et sur
l’armée. Des mendians affublés de haillons militaires, un troupeau
en uniformes, que les soins de la municipalité ou les ordres des
chefs poussaient vers le chemin de fer pour les parquer à la hâte
dans les wagons, de malheureux vaincus dévorés de honte et de
colère, ou cherchant à s’étourdir par l’ivresse ou par de rauques
chansons, voilà ce qui restait de cette belle armée de Mac-Mahon
qui, quinze jours auparavant, marchait si confiante à l’ennemi, premier
et dernier espoir du citoyen désarmé.
 
Peu à peu, toute cette cohue s’écoula ; puis les administrations
se replièrent » à la hâte avec leurs caisses et leurs archives, les
derniers wagons et les dernières locomotives de la compagnie de
l’Est s’éloignèrent en sifflant dans la direction de Paris. Nancy se
trouva seul, séparé de la France, sans dépêches, sans journaux,
avec les fusils de ses pompiers et les épées de ses sergens de ville,
livré à l’inconnu. En effet, il faut bien le remarquer, les Prussiens,
sans doute, ont paru à Reims, à Amiens, à Rouen, à Versailles, à
Orléans, à Tours, à Dijon ; mais les habitans de l’intérieur avaient
eu le temps de se remettre de la première stupeur ; les journaux et
les correspondances les avaient renseignés sur ce qu’étaient les
Prussiens, sur ce qu’on pouvait craindre ou obtenir d’eux. Les
cœurs s’étaient raffermis et préparés pour des éventualités bien définies.
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L’invasion fut pour eux un fléau, non un coup de foudre.
La manière dont les Allemands sont entrés à Nancy, le 12 août
1870, est bien connue ; la conduite de la municipalité a été appréciée
ici même avec beaucoup d’équité. Le jour de l’apparition
des quatre uhlans légendaires, le maire de Nancy eut une entrevue
avec le chef du corps allemand, campé à l’extrémité du faubourg
septentrional. On l’avertit qu’une armée nombreuse arrivait,
qu’il pouvait épargner à Nancy le passage des troupes en versant
50,000 fr. des deniers de la ville et 300,000 francs des caisses de
l’état. Sur l’assurance que celles-ci étaient parties, le commandant
prussien déclara se contenter des 50,000 francs, mais imposa en
même temps une formidable réquisition de 1,060,000 livres de
pain, 134,000 livres d’avoine, 250,000 litres de vin, etc. Où l’on
put commencer à se faire une idée de la bonne foi prussienne, c’est
lorsque le lendemain, 13 août, malgré cette extorsion d’argent,
qualifiée d’ailleurs plus tard de frauduleuse par le prince royal, qui
ne fit rien pour l’amender, on vit des bandes de 4, de 8, de 15 cavaliers
entrer en ville et la parcourir en tout sens. Beaucoup parmi
eux furent reconnus pour avoir été employés dans les usines et les
mines du voisinage. Aussi ne demandèrent-ils à personne leur chemin
pour chevaucher les uns vers la gare, les autres vers l’arsenal,
d’autres vers la citadelle, deux noms qui malheureusement dans le
Nancy moderne ne font que rappeler les souvenirs d’un autre âge.
La présence de ces cavaliers, insuffisante pour contenir la population,
était plus que suffisante pour l’exaspérer ; un instant on put
craindre un conflit. Enfin le 14 août, une masse énorme de troupes
prussiennes, cavalerie, infanterie, artillerie, en rangs serrés, en
ordre parfait, envahit Nancy. Il est impossible de donner un chiffre
exact, car, au lieu de demander des billets de logement, les officiers
se bornèrent à compter les fenêtres et à pousser leurs hommes
dans chaque maison, par bandes de 10, de 20, de 40, leur laissant
le soin de se ''débrouiller'' avec l’habitant. Il entra ce jour-là dans
Nancy peut-être 30,000 hommes ; un nombre égal ou même supérieur
couvrait les routes, et occupait les villages des environs. Pour
la première fois, on apprit à connaître ces hussards qui portent à
leur colback une tête de mort sur des os croisés ; ces cuirassiers,
au casque pointu d’acier argenté, aux longues bottes montantes
sur des culottes blanches, à la tunique blanche, semblable au justaucorps
en buffle du XVIIe siècle, sur laquelle se sangle la cuirasse :
vivante image des reîtres antiques ; ces agiles uhlans, à la
schapska polonaise, à la longue lance, parée des funèbres couleurs
de la Prusse, noire et blanche ; cette infanterie sombre et pesante,
à qui son casque donne l’air belliqueux, et qui s’enlève d’un
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pas lourd et cadencé, aux sons du fifre et du tambourin ; enfin les
mystérieux canons d’acier, soigneusement enveloppés d’une gaîne
de cuir.
 
Le 17 août, après les Prussiens, vinrent les Bavarois, ces Allemands
méridionaux, aux couleurs plus gaies, à l’uniforme bleu de
ciel, au suranné casque à chenille, qui portent à leur boutonnière,
attaché à une houppe verte, le sifflet de ralliement, mais qui se
laissent arracher les épaules par un sac mal équilibré. Pendant des
semaines entières, les régimens bleus succédaient aux régimens
bleus de ciel. Le prince royal fixa son quartier-général à Nancy, le
roi Guillaume à Pont-à-Mousson. L’armée qui vainquit à Sedan et
qui investit Paris passa tout entière, une masse de plus de
400,000 hommes, par Nancy et les communes voisines.
 
Telle est l’histoire de cette fameuse prise de Nancy, ville que
beaucoup de Parisiens croyaient fortifiée, par quatre uhlans. M. Granier
de Cassagnac attaqua cette ville à la tribune, et provoqua une
protestation indignée du conseil municipal et des citoyens. Une
meilleure protestation fut la défense intrépide de Toul par les 3e et
4e bataillons et l’artillerie de la mobile de la Meurthe, la belle conduite
du 1er bataillon à Phalsbourg. En outre les mobiles de la Moselle
sous les murs de Metz, le 2e bataillon de la Meurthe et les
quatre bataillons des Vosges, ces derniers malgré l’insuffisance de
leur équipement, en dépit de leur blouse de toile blanche agrémentée
de galons rouges, sous les pluies d’automne et les pluies
d’hiver, dans les diverses campagnes de l’est, prouvèrent que la
valeur antique n’avait pas complètement dégénéré.
 
En même temps que les canons et les caissons de l’armée allemande,
des centaines de pauvres charrettes, traînées par de misérables
chevaux, conduites par des paysans de la Souabe, recouvertes
sur des cercles de bois d’une bâche poudreuse et sordide, mais soigneusement
numérotées, ainsi que leurs conducteurs, défilaient
sans interruption, se rangeaient sans bruit et avec un ordre admirable
sur les places de Nancy, qu’elles remplissaient aussitôt de
fumiers, et, après avoir reçu leur chargement de vivres ou de munitions,
disparaissaient connue par enchantement pour une destination
inconnue. Des milliers de jeunes gens, qui n’étaient pas tous
de tenue et de manière irréprochables, munis du brassard international,
affluaient au bureau des billets de logement, puis des marchands
de tabac d’Allemagne, puis des brocanteurs, des vivandiers,
jusqu’à des mendians allemands avec leurs femmes et leurs enfans
en haillons ! La Germanie entière se jetait comme affamée sur les
provinces alors si riches de la France orientale.
 
Sur les murailles de Nancy s’étalèrent un certain nombre d’affiches
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comminatoires. Une première proclamation, signée Guillaume,
décrétait la peine de mort non-seulement contre ceux qui attenteraient
à la sécurité des militaires et employés allemands, mais contre
ceux même qui serviraient l’''ennemi'' en qualité d’espions, ou égareraient
les troupes allemandes quand ils seraient ''chargés de leur servir''
''de guides.'' Une seconde proclamation abolissait la conscription,
une troisième donnait cours forcé à la monnaie allemande, et fixait
la valeur du thaler à ''quatre francs'', plus tard à 3 fr. 75. Le prince
royal déclarait qu’il s’occupait « de rendre à la nation et spécialement
à la ville de Nancy les moyens de circulation ''interrompus par''
''l’armée française.'' » Pour faciliter apparemment le retour de la sécurité,
les pompiers avaient été dépouillés dès le 14 août de leurs
fusils à silex, les sergens de ville de leur épée, et les gardes civiques
sans armes sommés de cesser leur service. Il n’y eut plus dans
les villes de Lorraine que les officiers, qui se promenaient en traînant
leur sabre sur le pavé avec un bruit de ferraille, que les soldats, qui
remplissaient les rues, les places, les brasseries, les églises, et qui
pendant huit mois d’occupation ne cessèrent de prendre dans les
maisons les plus pauvres la meilleure part de l’espace, de l’air respirable,
de la nourriture. Le prince héréditaire avait exprimé l’espérance
que « le commerce et l’industrie allaient être rétablis. » C’est pour activer ce résultat désirable que le préfet prussien, le
12 septembre, édicta une amende de 50 francs par jour contre tout
négociant qui n’ouvrirait pas sa boutique. « Un employé sera chargé
par moi, ajoutait-il, de constater journellement les délits et de me
faire un rapport pour pouvoir immédiatement punir les récalcitrans.
»
 
Au milieu de l’anxiété et du désœuvrement général, l’absence de
nouvelles et le voisinage, pendant longtemps, des armées de Bazaine
et de Mac-Mahon lâchèrent la bride à l’imagination maladive
des vaincus. Les nouvelles les plus invraisemblables trouvaient peu
d’incrédules. Des dépêches fantastiques, rédigées dans le style le
plus anormal, étaient lues avidement. On racontait que le prince
Albrecht et le colonel von Hartmann, qui avait le premier affiché
sur les murs de Nancy d’insolentes proclamations, avaient été tués
dans les bois de Toul, et une foule nombreuse stationnait longtemps
devant l’hôtel de France, où l’on prétendait que les cadavres avaient
été apportés. Le roi Guillaume avait failli être pris à Pont-à-Mousson,
et l’on maudissait le traître qui avait fait manquer le coup.
Bazaine avait détruit la première armée et pris cent canons ; Mac-Mahon
était venu à Toul avec 100,000 hommes. Un des caractères
de ce singulier état moral, presque pathologique, c’était la facilité
avec laquelle on entendait des coups de canon imaginaires. Une
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voiture qui passait lourdement, un tonneau qu’on jetait à terre,
suffisaient pour mettre en émoi toute la ville ou tout un quartier.
Beaucoup d’organisations faibles ne résistèrent pas à tant d’émotions,
et les maisons d’aliénés s’ouvrirent pour plusieurs de ces
victimes de la guerre.
 
Que de fois l’on passa de l’espérance la plus ardente au plus
extrême abattement ! Vers les premiers jours de septembre, on
vit, avec une joie mal dissimulée, les Prussiens prendre des précautions
extraordinaires, doubler les postes, proscrire les attroupemens,
exiger le dépôt des armes. Il y avait dans l’air des bruits de
victoire ; deux jours après, on voyait affichée, sans vouloir y croire,
la dépêche de Sedan ! Au mois d’octobre, on apprenait que le général
Cambriels venait d’installer son quartier-général à Épinal, et se
préparait à marcher sur Nancy ; les Allemands cachaient aussi peu
leurs frayeurs que les Français leurs espérances. Tout à coup on
apprenait la reddition de Strasbourg, la marche de Werder et la
perte des Vosges. À la fin du même mois, des paysans venus des
villages du nord assuraient avoir aperçu les éclaireurs de Bazaine ;
peu de jours s’écoulaient, et d’immenses convois de prisonniers
français, des wagons remplis de généraux roulaient avec fracas sur
la ligne d’Allemagne, au milieu de la douleur, de la colère et des
cris furieux de la population. C’est surtout le 16 janvier que dans
les cœurs, jamais lassés d’illusions, l’espérance et l’anxiété montèrent
au degré le plus intense. Bourbaki marchait sur la Lorraine,
assurait-on, avec 200,000 hommes, des bandes de francs-tireurs
inondaient les Vosges ; le 15, un de leurs détachemens apparaissait
en effet à Flavigny, à 12 kilomètres de Nancy, et occupait le pont
sur la Moselle. Les administrations allemandes empaquetaient leurs
archives ; de hauts fonctionnaires requéraient à la municipalité des
voitures de déménagement « grandes et fortes ; » on distribuait secrètement
des armes, pour leur sûreté personnelle, aux employés
et négocians allemands. Hélas ! on allait apprendre la déroute de
Bourbaki, la capitulation de Paris, et le tenace Allemand reprenait
plus fortement la Lorraine à la gorge.
 
Des télégrammes de victoires allemandes étaient toujours affichés
soigneusement, dans les deux langues, sur les murailles des diverses
communes. Sans parler des grands désastres nationaux, ils
nous apportaient presque chaque semaine, avec une régularité
désespérante, la nouvelle d’un nouveau malheur qui frappait directement
la Lorraine. C’était, le 23 septembre, le bombardement et la
capitulation de Toul, le 11 novembre la chute de Verdun, le 24
celle de Thionville, le 12 décembre celle de Phalsbourg, le 14 celle
de Montrnédy, le 25 janvier celle de Longwy : autant de motifs pour
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/155]]==
désespérer que la Lorraine pût rester tout entière à la France. Pourtant
les braves petites villes s’étaient fait écraser sous les obus avant
d’amener le pavillon tricolore.
 
Un spectacle navrant que Toul, Nancy, Lunéville, devaient surtout
à leur situation sur la principale ligne ferrée des armées allemandes,
c’étaient les convois de prisonniers. D’abord ceux de Sedan,
puis ceux de la Loire et de Metz ; puis, par la saison la plus rigoureuse,
ceux de Paris, de Mézières, du Mans, etc. C’est là surtout
que s’étalait la brutalité, la cruelle insouciance, l’absence de générosité
même dans la victoire, d’humanité même envers le malheur,
qui ferait le fond, si l’on en jugeait par cette guerre, du caractère
allemand. Nos malheureux prisonniers arrivaient, presque sans
chaussure, sans linge, montrant leur poitrine nue sous leur tunique
en lambeaux, peu ou point nourris, entassés, par les froids les plus
âpres de décembre et de janvier, dans des wagons dont la moitié
étaient découverts. Nous en avons vu des centaines, sur de simples
trucs, demi-morts de froid et de faim, exposés à la moindre secousse
à être précipités sur la voie. Mouillés par la pluie, grelottans
sous la neige et la gelée, ils mettaient de longs jours à ce douloureux
voyage, sans descendre de voiture, et remisés la nuit dans les
gares, presque à la belle étoile ! Le matin, on en trouvait de morts ;
d’autres étaient retirés de là à moitié gelés. Les turcos, enveloppés
dans leurs burnous blancs, se couchaient en rond, comme des
chiens, ne demandant rien, cachant leur visage. Les mobiles, moins
endurcis, à chaque gare française, poussaient des cris de détresse.
Dans chaque station importante, il s’était organisé des comités de
secours ; mais le plus difficile était de faire parvenir ces secours aux
malheureux qui les réclamaient. Le commandant d’étape de Nancy,
M. Philippsborn, ne permettait l’accès de la gare qu’à un petit
nombre de personnes, odieusement insuffisant pour distribuer des
secours à un convoi de 1,500 prisonniers. La difficulté était d’autant
plus grande que ces trains qui marchaient si lentement ne voulaient
jamais s’arrêter dans la gare de Nancy, et repartaient au bout
de quelques minutes. Le plus souvent, les prisonniers ne pouvaient
qu’apercevoir de loin les bols de café et de vin chaud, et les vêtemens
de laine qui pouvaient leur sauver la santé et la vie. Combien
de fois des officiers prussiens ont-ils brutalement expulsé de la gare
des dames respectables ! Combien de fois leur ont-ils arraché, avec
des injures, des chauds vêtemens dans lesquels ils ne voulaient
voir qu’un moyen de faciliter les évasions ! Combien de fois des
femmes du peuple, dévorées d’angoisses, ont-elles vu passer de
loin les compagnons d’armes de leurs fils, leurs fils eux-mêmes,
sans pouvoir en approcher ! On a toujours cru apercevoir dans ces
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/156]]==
procédés barbares le désir de faire prendre en horreur aux populations
la continuation de la guerre, en leur montrant que les fils prisonniers
expieraient le patriotisme de leurs familles.
 
Parfois on avait à la gare des caprices d’humanité ; on laissait
approcher « le peuple. » C’est alors qu’on pouvait juger des trésors
de charité et de patriotisme que renfermait cette population si rudement
éprouvée. C’étaient les plus pauvres qui donnaient le plus.
Un ouvrier ôtait ses souliers, et les donnait à un pauvre mobile.
Une femme du peuple apportait trois mouchoirs : « Il m’en reste
encore trois, et je les laverai plus souvent, » Ceux qui n’avaient
absolument rien allaient quêter dans les maisons, et à l’heure des
trains arrivaient sur le quai avec de grands brocs au contenu vermeil,
avec de grands paniers à deux anses remplis de ce savoureux
pain blanc, le dernier peut-être que goûteraient les prisonniers,
condamnés désormais au noir pain de seigle de la captivité,
si meurtrier pour les soldats français. La foule se gardait de faire
du désordre ; on recommandait le calme et le silence aux prisonniers :
ce qui n’empêchait pas le commandant d’étape de déclarer
ensuite que cette expérience lui suffisait et qu’on ne l’y reprendrait
plus. Telle fut la situation morale des vaincus pendant ces huit mois
d’occupation. Nous allons étudier maintenant les procédés administratifs
des vainqueurs.
 
 
<center>II.</center>
 
Les départemens de la France orientale occupés par les armées
allemandes furent immédiatement partagés en deux gouvernemens.
Le gouvernement de Lorraine comprenait le département de la
Meuse, le département des Vosges, les arrondissemens de Nancy,
Toul, Lunéville (Meurthe) et de Briey (Moselle). Le gouvernement
d’Alsace comprenait, outre l’Alsace, le département de la Moselle,
sauf l’arrondissement de Briey, et les deux autres arrondissemens
de la Meurthe, Château-Salins et Sarrebourg, l’un de langue
française, l’autre de langue allemande. Une carte, publiée à Berlin
vers le mois de septembre par M. Kiépert, faisait connaître les
limites administratives des deux gouvernemens, que tous les organes
officiels de l’Allemagne et des pays envahis considéraient
déjà comme les limites politiques des deux empires. En effet, à part
Belfort et sauf quelques remaniement dans les circonscriptions
cantonales, enregistrés d’avance dans les feuilles officielles d’Alsace
et de Lorraine, l’un des deux gouvernemens passa tout entier à
l’Allemagne, l’autre resta tout entier à la France. La Lorraine perdit
son unité ; Metz et Château-Salins durent se considérer dès lors
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/157]]==
comme étrangers à Nancy, et l’on vit bien dans le traitement différent
que subirent les populations les destinées différentes que leur
réservaient les conquérans. L’administration prussienne se montra
infiniment plus dure, plus tracassière, plus rapace dans la Lorraine
française que dans la Lorraine prétendue allemande. A part
quelques persécutions dirigées contre le ''Courrier de la Moselle'', la
presse fut beaucoup plus libre à Metz qu’à Nancy. Les logemens
militaires y constituèrent une charge moins lourde, à laquelle ne
venait pas s’ajouter l’obligation de nourrir le soldat ; les Messins
recouvrèrent presque aussitôt les fusils de chasse, dont on avait d’abord
exigé le dépôt, tandis que les habitans de Nancy, des Vosges
et de la Meuse en sont encore à les réclamer. En revanche, si les
fonctionnaires français étaient tolérés dans le gouvernement de
Lorraine, tous ceux qui, à Château-Salins et dans la Moselle, refusèrent
de continuer leurs fonctions en prêtant serment au roi de
Prusse furent persécutés, puis « expulsés du territoire allemand. »
Nous avons sous les yeux la lettre d’un percepteur français qui subit
trois sommations de reconnaître le nouveau gouvernement, plusieurs
perquisitions domiciliaires, pour retrouver les archives qu’il
refusait de livrer, sept semaines de détention à Metz, au secret et
en contact avec des malfaiteurs, finalement l’expulsion. Combien
d’autres furent en butte aux mêmes vexations !
 
À la tète du « gouvernement général de Lorraine, » furent placés
deux hauts fonctionnaires. M. le gouverneur-général von Bonnin,
général d’infanterie, aide-de-camp du roi de Prusse, s’installa avec
son état-major dans le palais bâti par le roi Stanislas sur l’emplacement
de la demeure gothique des anciens ducs, et où avaient résidé
successivement, comme commandans de grande division militaire,
les maréchaux Pélissier, Canrobert, Mac-Mahon, Forey ;
M. le marquis de Villers, vice-président de la régence de Cologne,
fut investi des hautes fonctions de commissaire civil pour les puissances
alliées. M. de Bonnin, grand vieillard encore vert, avec
sa courte et épaisse moustache grise, portait assez gaillardement
la casquette à large bande rouge, les cinq ou six décorations obligées,
et, comme il convient à tout bon guerrier ou même employé
prussien, ne quittait jamais l’uniforme. On le croyait d’un caractère
assez doux ; ami de la bonne chère et des promenades en voiture
confortable aux frais de ses administrés, ses proclamations, en
dépit des sanctions comminatoires, avaient quelque chose de paternel,
et l’on assure qu’il exécutait à regret des ordres atroces.
Quant au marquis de Villers, il est, comme son nom l’indique, d’origine
française, et une partie de sa famille est encore en Lorraine.
Il est né à Sarrelouis, et, malgré l’annexion de cette ville à la
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/158]]==
Prusse en 1815, sa famille resta au service de la France et des
Bourbons : la révolution de juillet l’a éloignée de l’une et séparée
des autres. Le marquis de Villers a un nom d’émigré, mais c’est un
émigré de 1830. Redevenu Prussien, promu à la vice-présidence du
cercle de Cologne, c’est ce ci-devant marquis français qui fut appelé
par la confiance du roi Guillaume à administrer le pays conquis,
son ancienne patrie. On le voyait peu ; mais on trouvait sa
signature au bas de tous les arrêtés rigoureux. Est-ce comme Prussien
ou comme émigré qu’il sévissait contre les Lorrains ? est-ce
comme révolutionnaires ou comme Français qu’il les contenait d’une
main si dure ? nous l’ignorons ; mais nous avons peine à croire qu’il
ne dût pas se faire quelque violence, lui, fils de Français, compatriote
du maréchal Ney, pour apposer sa signature à l’arrêté que
voici :
 
«... Attendu qu’un grand nombre d’officiers français, prisonniers de
guerre, et de citoyens français, prisonniers ou otages, ont manqué à
leur parole d’honneur ;
 
Porte à la connaissance du public que des ordres sont donnés pour
que désormais ''la parole d’honneur d’aucun Français ne soit acceptée.''
''Le commissaire civil de la Lorraine'',
 
« Marquis {{sc|de Villers.}} »
 
Le gouverneur-général était investi de la plénitude des pouvoirs
que confèrent l’état de siège et la rigueur des lois militaires en pays
ennemi. Le commissaire civil était subordonné lui-même à l’autorité
militaire ; il avait reçu pour mission, assurait-il, de porter aux
Lorrains « tout le soulagement possible, de remédier aux maux
dont la guerre les avait frappés, » de « concilier les intérêts des
troupes allemandes et le bien-être des populations. » L’administration
préfectorale et communale, les finances, la justice, la sécurité
des communications, se trouvaient placées sous sa haute surveillance.
Un essaim d’''assesseurs, ''de ''référendaires'', de docteurs en
droit, venus de l’Allemagne, remplissaient auprès de lui les fonctions
d’attachés, ou constituaient son cabinet. Sous ses ordres se trouvaient :
M. Solger, ''landrath'' de Benthen, en Silésie, « commissaire
délégué pour les affaires concernant le typhus contagieux des bêtes
à cornes ; » M. de Etzel, chef de service pour l’administration forestière ;
M. Fleischhauer, de Cologne, « commissaire spécial des contributions ;
» les surveillans des salines, branche de revenu public
fort importante en Lorraine ; les administrateurs de la caisse générale,
les inspecteurs et directeurs allemands des travaux publics,
tout un vaste personnel d’administration où les surnuméraires, les
assesseurs, les conseillers de Coblentz, de Cologne, du Brandebourg,
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/159]]==
de la Silésie, avaient pu trouver place. Toute cette administration
''civile'' portait la casquette à bandes de couleur, se sanglait dans les
uniformes à boutons de cuivre uni, faisait sonner l’éperon, traînait
le sabre.
 
Au-dessous du gouverneur-général et du commissaire civil, viennent
les préfets. L’arrondissement de Briey, détaché de la Moselle,
n’avait à sa tête qu’un simple sous-préfet, M. vo ; à Stockhausen, de
Lunebourg, ''regierungs-assessor'' brunswickois. On confia la préfecture
des Vosges à M. Bitter de Posen, ''ober-regierungs-rath,'' — celle
de la Meuse à M. Hergenbahn, de Wiesbaden, puis à M. Bethman-Hollweg,
de Posen, — celle de la Meurthe à M. le comte
Renard, de Gros-Strelitz, en Silésie. Chacun de ces préfets avait à
côté de lui, à titre d’attachés ou de conseillers de préfecture, deux
ou trois fonctionnaires chargés de l’assister dans l’administration et
de le suppléer en cas d’absence : M. Speyer, conseiller de police à
Francfort, administra pendant près de deux mois le département de
la Meurthe « pour le préfet absent. »
 
Le comte Renard, malgré son nom d’apparence française, n’était
point de race émigrée. Son grand-père ou son bisaïeul n’était ni
comte, ni Renard, et s’appelait Fuchs. Il eût paru grand, s’il n’eût
été si gros : un paletot militaire, aux vastes proportions, avait peine
à embrasser un torse et un abdomen également respectables ; ses
gros doigts avaient peine à retenir l’éternel grand sabre, qu’il faut
porter, si l’on ne veut pas l’entendre battre le pavé ; ses grosses
jambes fourrées dans d’énormes bottes à éperon s’appuyaient lourdement
et fortement, comme celles d’un éléphant, sur le sol lorrain.
Un visage qui paraissait naturellement jovial et bienveillant,
susceptible à l’occasion d’une expression sévère et même féroce,
légèrement congestionné, débordait de son triple menton et de
son épaisse barbe rousse sur le raide col militaire. Ce gros homme
cultivait l’ironie berlinoise et le sarcasme à la Bismarck. Il faisait
l’aumône aux pauvres, et donnait l’ordre de brûler les villages.
Il se livrait parfois à des exploits d’alguazil, entrant à l’improviste
dans un café avec des gens de police et des gendarmes, et
procédant en personne à l’arrestation des consommateurs. Spontanément
ou « par ordre supérieur, » son administration fut selon le
cœur de Bismarck, insolemment bienveillante ou impitoyablement
cruelle.
 
Les maires des communes restèrent partout chargés de l’administration
municipale, sous la surveillance du préfet, avec le concours
de leur conseil. Leurs attributions furent même augmentées
par la suppression des percepteurs. Ils furent chargés de répartir
l’impôt et de le percevoir ; ils étaient responsables du montant des
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/160]]==
contributions ; mais le gouvernement prussien leur accordait 3
pour 100 sur les sommes perçues. C’étaient eux qui devaient empêcher
les jeunes gens de rejoindre l’armée, et, si les francs-tireurs
se montraient dans la commune, c’était le maire et les conseillers
municipaux qui étaient les premiers emmenés au chef-lieu ; leurs
maisons étaient les premières exposées à l’incendie.
 
Les sous-préfets français furent expulsés, et les sous-préfectures
supprimées : nouvelle simplification introduite par l’administration
prussienne. Entre les maires et le préfet, on créa une autorité intermédiaire,
celle des maires de canton. Ils furent « délégués pour
faire exécuter, dans toutes les communes rurales de leur canton
respectif, les décisions de l’autorité supérieure concernant l’administration
publique et le recouvrement des impôts. » Ils faisaient
office de receveurs particuliers, avec une commission supplémentaire
de 1 pour 100. Pour faire respecter leur autorité et « faire
exécuter les décisions de l’autorité supérieure, » les maires avaient
le droit de requérir la force publique, c’est-à-dire la gendarmerie
prussienne : les maires de canton directement, ceux des communes
secondaires par l’intermédiaire des premiers. À voir nos pauvres
maires de campagne à côté de ces grands guerriers graves et bien
nourris, on aurait eu peine à s’imaginer que c’étaient ceux-ci
qui étaient à la disposition de ceux-là. D’ailleurs l’autorité prussienne
avait pourvu à ce qu’on n’eût pas ce scandale d’un vaincu
donnant des ordres à un vainqueur, un paysan français à un gendarme
prussien. « Il est entendu, dit un arrêté du préfet de la
Meurthe, que la gendarmerie seule décidera s’il y a lieu d’obtempérer
à la réquisition, et déterminera les mesures à prendre. »
En effet, on vit bien plus souvent les gendarmes prussiens escorter
à cheval la charrette où les maires et les conseillers municipaux,
en blouse bleue ou en camisole de laine, étaient amenés dans
les prisons de Nancy « qu’obtempérer à leur réquisition. »
 
Il n’était point permis aux maires de se dérober à cet excès d’honneur
et de confiance. Maires on les trouvait, maires il leur fallait
rester, attachés de force à leur fauteuil municipal, comme les curiales
romains du IVe siècle. M. Michaut, administrateur de la verrerie
de Baccarat, un des hommes les plus estimés de la Lorraine,
refusant de remplir les fonctions de maire de la ville et de maire de
canton, renvoya toutes les pièces officielles que lui adressait le préfet.
À la suite de « cette résistance qui ne saurait être tolérée, » le
maire de Baccarat et ses conseillers municipaux furent saisis et
amenés à Nancy. En chemin, l’escorte reçut des coups de fusil : témoignage
de la sympathie, un peu compromettante, des amis de
M. Michaut. La situation s’aggrava ; il persista dans son refus, s’attira
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/161]]==
des vexations sans nombre, fut condamné à l’amende, à la prison,
dut s’enfuir, et fut traqué, suivant l’expression employée par
lui dans une lettre au roi de Prusse, « non comme un ennemi, mais
comme une bête fauve. »
 
Dès que la nouvelle administration fut installée, elle voulut avoir
un organe de publicité. C’est alors que parut le « Moniteur officiel
du gouvernement général de Lorraine et du préfet de la Meurthe
publié par ordre du commissaire civil. » Son rédacteur en chef,
dont on chercherait vainement le nom et la signature dans ces colonnes,
était un certain Huguenin, Suisse d’origine. Je ne me rappelle
plus par quel concours de circonstances il avait été obligé de
quitter son canton natal et de louer à la monarchie prussienne sa
plume et sa connaissance fort approximative de la langue française.
Installé en un coin de la préfecture, il était à la fois censeur et journaliste,
signalait aux sévérités du préfet les articles trop patriotiques
des journaux de la localité, et rédigeait les premiers-Nancy, où il
faisait l’apologie des mesures les plus atroces de l’autorité. On se
procura un imprimeur, fort complaisant d’ailleurs, en faisant le simulacre
d’occuper militairement son imprimerie, des compositeurs
en les menaçant de les faire amener de force, des lecteurs en contraignant
les mairies et les établissemens publics à prendre un abonnement
régulier, au prix fixé par le préfet et payable d’avance. Le
12 septembre, le maire de Nancy recevait la lettre suivante :
 
Monsieur le maire,
 
Je m’empresse de vous faire remarquer que l’abonnement au ''Moniteur officiel''
est obligatoire tant pour les communes des cantons de
Nancy que pour les hôtels, restaurans, cafés, etc. Je vous prie de vouloir
bien me faire connaître le chiffre d’exemplaires qu’il faudra livrer
''pour subvenir à ce besoin.''
 
« ''Le préfet'', comte {{sc|Renard.}} »
 
M. Clavier, propriétaire à Nancy de l’hôtel de ''La Chartreuse'',
était devenu ainsi, à son corps défendant, le lecteur de M. Huguenin.
Au bout d’un mois, il éprouva si peu « le besoin » de continuer,
qu’il refusa de se réabonner. Il fut jeté en prison, et n’en
sortit, après quarante-huit heures de réflexions, que résigné à passer
au bureau d’abonnement. Ce journal avait une ''partie officielle''
consacrée aux dépêches et aux actes de l’autorité, et une partie ''non officielle''
où le rédacteur consacrait quelque article insultant soit à
M. Jules Favre, soit plus tard et avec plus d'âpreté à M. Gambetta.
 
La première précaution que prit l’autorité allemande fut de désarmer
les habitans. L’opération était facile, puisqu’il n’y avait pas
en Lorraine d’armes de guerre. Une affiche signée du commandant
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/162]]==
des étapes, colonel Schartow, enjoignit aux habitans de déposer,
dans les trois jours, toutes les armes qu’ils pouvaient avoir en leur
possession, « telles que fusils, pistolets, sabres, poignards, ''cannes à épée'',
etc. » À Reims, nous avons lu une affiche, signée du général
Tümpling, qui prescrivait le dépôt des armes ''sous peine de mort.''
Cette « publication » aurait manqué son effet en Lorraine. Le colonel
von Schartow trouva quelque chose de plus pratique : une
amende de 500 à 2,000 francs contre les réfractaires, la prison
contre les insolvables. Les « peines prononcées par les lois spéciales
» n’apparaissaient qu’au second plan. Le 4 septembre, on put
assister au défilé divertissant des détenteurs d’armes qui se rendaient
à la mairie. On vit alors paraître à la lumière du jour des
armes invraisemblables, des fusils de munition et des pistolets de
cavalerie qui n’avaient pas secoué leur poussière depuis 1815, à
côté d’armes de luxe et de cabinet, mousquets damasquinés et zagaies
taïtiennes. Les poltrons apportaient tout ce qui avait figure
d’arme tranchante, et l’on voyait des fonctionnaires livrer piteusement
leur grêle et inoffensive épée ; les habiles s’étaient procuré
des fusils rouillés pour pouvoir conserver les lefaucheux dont les
listes de permis de chasse auraient pu révéler l’existence. Les
armes étaient étiquetées au nom de leurs propriétaires « pour leur
être ''éventuellement'' rendues ; » mais les officiers prussiens ont fait
leur choix parmi les meilleurs revolvers et carabines. Il y avait
aussi des patriotes qui cachaient leurs armes dans leurs caves, et
qui attendaient l’occasion favorable pour leur faire revoir le jour.
Pour sanctionner l’arrêté, il y eut quelques perquisitions. Chez un
vieillard impotent on trouva un vieux sabre d’Iéna ; il fut mis en
prison et ne s’en tira qu’en payant l’amende. Une vieille femme fut
arrêtée pour deux charges de poudre éventée qu’on trouva dans
une vieille poudrière ayant appartenu à son défunt mari. Parfois,
mais surtout dans les derniers temps, et plutôt, je crois, pour rechercher
des émissaires garibaldiens que pour découvrir des armes,
des maisons furent cernées, envahies par trente ou quarante soldats,
fouillées de fond en comble. Ces perquisitions furent en somme
peu nombreuses et n’amenèrent aucun résultat.
 
Deux mois après le « désarmement » de Nancy, un arrêté du préfet
prescrivit également dans les campagnes la remise des armes entre
les mains des maires de canton. L’esprit positif des administrateurs
allemands, leur connaissance profonde du cœur humain chez
les campagnards se révéla encore dans cette disposition qui frappait
d’une amende de 50 francs par jour les communes retardataires,
et dans cette salutaire admonition qui terminait l’arrêté :
« En obéissant dans le délai voulu, les habitans éviteront les rigueurs
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/163]]==
de l’autorité militaire, ''qui entraînent toujours après elles de''
''fortes amendes.'' »
 
Il y avait d’autres moyens encore d’assurer la sécurité de l’ennemi.
Dans les campagnes et dans les villes, progressivement aigries
par les charges de l’occupation, on n’avait pas perdu l’espérance de
voir les Allemands repasser en désordre, la baïonnette du soldat et
la fourche du paysan dans les reins. La vivacité du caractère français,
la rudesse du soldat allemand, l’habitude qu’ont les officiers
prussiens de voir en Allemagne l’homme du peuple supporter facilement
une correction manuelle, promettaient de nombreux conflits ;
mais les sévères proclamations du roi Guillaume ne restèrent pas
lettre morte. De temps à autre, le ''Moniteur officiel'', à titre d’avertissement
salutaire, publiait une note dans le genre de la suivante :
Dans la nuit du 3 au 4 septembre, le nommé Amboise, de Void,
ayant tiré un coup de pistolet sur une sentinelle, a été saisi en flagrant
délit et traduit devant une cour martiale ; instruction faite, il
a été condamné à la peine de mort et a été fusillé ce matin, le
6 septembre, à six heures du matin. »
 
Pour éloigner jusqu’à la possibilité de ces « attentats, » des arrêtés
préfectoraux interdirent les rassemblement en présence des
troupes allemandes ; on voulut même, chose impossible à faire exécuter,
prohiber les groupes de plus de trois personnes. On les disperserait
par la force, et l’on infligerait à la commune « toutes les
rigueurs de la loi militaire. » Les ouvriers de Nancy avaient pris
l’habitude de s’arrêter devant les soldats prussiens qui tous les soirs,
rangés en ligne devant leur poste, marmottaient des prières en se
cachant la figure dans leurs bérets : ce mélange de militarisme et
de dévotion excitait leur verve irrévérencieuse. Dans d’autres occasions,
on avait répondu à quelque chanson tudesque sur le Rhin
allemand par un couplet des ''Girondins.'' Quand on apprit à Nancy
la révolution du 4 septembre, plusieurs ne résistèrent pas à la tentation
d’aller proclamer la république, sinon au balcon, du moins
à la porte de l’hôtel de ville. Le rassemblement fut assez bruyant
pour attirer l’attention d’un poste de la landwehr, qui, poussant
un hurrah guttural, tomba à coups de sabre et de baïonnette au
travers des groupes et opéra quelques arrestations.
 
Dans les campagnes, il y avait des scènes plus tragiques. Le
''Moniteur officiel'' du 25 octobre, par forfanterie de bourreaux ou
dans l’espoir d’effrayer enfin les populations, publiait un article où
l’on pouvait lire le passage suivant :
 
Le ''Times'' parle de vingt villages brûlés et de 150 paysans fusillés
par voie de représailles d’illicites actes de guerre, et ''nos lecteurs'' se trouvent
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/164]]==
à portée de multiplier les exemples, notamment dans le département
des Vosges où les troupes allemandes ont été forcées d’user de
représailles à cause des hostilités de populations non enrégimentées. En
signalant en outre les actes de fanatisme trop fréquens, tels qu’assassinats
commis ou tentés sur des officiers ou soldats isolés, nous demanderons :
Est-on fondé à appeler paisibles des populations du milieu desquelles
partent de semblables hostilités ? »
 
Les autorités allemandes ont toujours absolument refusé de comprendre
qu’il était moralement et matériellement impossible aux
populations de s’opposer aux opérations des francs-tireurs et autres
éclaireurs français. L’autorité française n’eût pas toujours laissé
impunie une trahison. C’était placer les habitans dans l’alternative
d’être fusillés par les ennemis ou par les amis, innocens ou traîtres,
toujours victimes. Voilà pourtant ce que décrétèrent froidement,
en se fondant sur je ne sais quelles coutumes ou quels précédens,
intraitables dans leur cruel pédantisme, les agens du roi Guillaume.
De là toutes les horreurs de cette guerre.
 
La rapacité allemande inventait aussi des délits imaginaires, de
prétendus attentats pour lesquels elle consentait à transiger enfin
moyennant une indemnité pécuniaire. Un jour un soldat bavarois
prétendit qu’un coup de fusil avait été tiré sur lui dans un faubourg
de Nancy ; en effet, il avait une blessure au pied. Qui accuser ?
La ville tout naturellement, qui fut condamnée à une amende de
100,000 francs. Un autre jour, c’était une balle qu’un soldat prétendait
avoir entendue siffler. Nouvelle enquête, à la suite de laquelle
il fut déclaré qu’à la vérité il était impossible de savoir d’où
le coup était parti, mais qu’''évidemment'' l’auteur de l’attentat ne
pouvait être qu’un Français : nouvelle amende de 2,000 francs.
Une fois même un coup de pistolet partit par maladresse au milieu
d’une rue ; on eut beau montrer aux gendarmes un soldat allemand
qui sournoisement gagnait le coin de la rue, au détour de laquelle
il s’enfuit à toutes jambes, les gendarmes se bornèrent à émettre
cet axiome : les militaires allemands ne portent pas de revolvers.
En conséquence, une perquisition fut vigoureusement conduite dans
les maisons voisines, perquisition qui n’amena la découverte d’aucune
arme, mais à la suite de laquelle on eut à constater la disparition
de quelques bijoux.
 
L’hostilité des populations pouvait se manifester aussi par des
tentatives pour couper les lignes de télégraphe et pour faire dérailler
les trains qui jetaient chaque jour sur le sol français des
milliers d’envahisseurs. Le pauvre paysan essayait, au risque de la
corde et de la fusillade, de réparer l’étrange incurie des généraux
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/165]]==
de l’empire, qui dans leur retraite avaient livré intacts à l’ennemi
tous les tunnels et presque tous les travaux d’art ; mais l’administration
prussienne y avait mis bon ordre. Quand elle ne pouvait
trouver les coupables, elle rendait les municipalités responsables
des dégradations qui se produisaient sur leur territoire. Le 8 septembre,
on lisait la note suivante dans le ''Moniteur'' prussien : « La
ville de Nancy et la commune de Jarville ont été frappées chacune
d’une amende de 1,000 francs à raison de ''plusieurs jets de pierre''
sur la voie ferrée. » Un fil télégraphique coupé le 12 septembre
dans un faubourg de Nancy valut à la municipalité une amende de
500 francs ; elle fut levée sur les réclamations du maire, et parce
que l’amende édictée par les règlement n’était que de 100 francs ;
mais on avertit la ville qu’en cas de récidive ce ne serait plus ni
100 francs, ni 500, mais 1,000 francs pour chaque ligne télégraphique
qui se trouverait coupée. Le gouverneur et le préfet modifiaient
sans cesse leurs arrêtés et toujours dans le sens le plus rigoureux.
 
Plus tard, quand la France commença à se réorganiser, quand
les éclaireurs français apparurent sur tous les points des Vosges,
quand leurs émissaires se glissèrent jusqu’aux portes du palais
même du gouverneur, les amendes et les menaces se trouvèrent insuffisantes.
Après le paysan, les armées allemandes trouvèrent un
ennemi autrement opiniâtre et vigilant : le franc-tireur. C’est alors
que les autorités prussiennes imaginèrent un système d’atroce précaution.
« Plusieurs ''endommagemens'' ayant eu lieu sur les chemins
de fer, dit un arrêté du marquis de Villers, en date du 18 octobre,
M. le commandant de la troisième armée allemande a donné l’ordre
de faire accompagner les trains par des habitans connus et jouissant
de la considération générale. On placera ces habitans ''sur la locomotive'',
de manière à faire comprendre que tout accident causé
par l’hostilité des habitans frappera ''en premier lieu'' leurs nationaux. »
Les notables de Nancy devaient accompagner jusqu’à Toul,
ceux de Toul jusqu’à Commercy, ceux de Commercy jusqu’à Bar-le-Duc ;
le service « d’accompagnement » fut organisé de la même
manière dans la direction de Strasbourg, plus tard dans la direction
d’Épinal. Les représentations furent inutiles ; mais beaucoup
de maires refusèrent les listes de notables qu’exigeaient d’eux les
autorités allemandes. Il faut aussi mentionner la délibération si
fortement motivée du conseil municipal de Bar-le-Duc, qui protesta
contre l’arrêté en se fondant : 1" sur l’assurance donnée par le roi
de Prusse, au début des hostilités, qu’il ne faisait pas la guerre aux
citoyens » français ; 2° sur l’inutilité d’un pareil « accompagnement,
» puisque chaque jour, dans toutes les directions, des centaines
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/166]]==
d’habitans, avec femmes et enfans, volontairement et en
payant, prenaient place dans les wagons prussiens. Le roi Guillaume
tenait sans doute à ce luxe de vexation. Tous les jours, un
certain nombre de citoyens recevait l’ordre d’accompagner « par
mesure de sûreté » tel ou tel train. « En cas de refus, la gendarmerie
procéderait à la contrainte par corps. » Un président de la
cour de Nancy refusa et fut amené sur la locomotive par quatre
gendarmes. Des vieillards accomplirent ce meurtrier voyage par les
âpres nuits d’hiver.
 
Les autorités allemandes ne se souciaient pas de voir les Lorrains,
désespérant d’organiser la résistance dans leur propre pays,
aller grossir les armées françaises alors en voie de formation. Dès
leur entrée en Lorraine, une proclamation du roi Guillaume avait
« aboli la conscription » dans toute l’étendue des territoires envahis,
et menaçait de la détention en Allemagne tout fonctionnaire
qui opérerait ou faciliterait le tirage au sort ; cette proclamation devait
acquérir force de loi dans tout département occupé par les armées
allemandes ''dès qu’elle aurait été affichée dans une seule des''
''localités de ce département.'' La jeunesse des villes et des campagnes
resta quelque temps indécise. D’une part, pour accélérer le
départ des conscrits et des engagés volontaires, « des gens stupides
ou mal intentionnés répandaient le bruit absurde que les habitans
valides seraient pris et enrôlés dans les armées allemandes. » D’autre
part, il en coûtait d’abandonner la chaumière et les vieux parens
sans défense à toute la brutalité de l’invasion. L’antique bravoure
lorraine avait peine à se réveiller ; mais bientôt les campagnes
furent prises d’indignation à la vue des jeunes gens réquisitionnés
à tout moment pour les convois, mal nourris et grossièrement traités,
forcés de bivaquer par les froides nuits d’automne et d’hiver
sur les places des grandes villes, frappés du plat et même du tranchant
du sabre par une soldatesque qui, traitée chez elle en esclave,
n’imaginait rien de déshonorant dans les coups qu’elle donnait
con>me dans ceux qu’elle recevait. L’occupation, dans ses débuts
d’une rapidité foudroyante, avait semé la stupeur ; en se prolongeant,
elle sema la haine et la révolte : les jeunes gens n’aspirèrent
plus qu’à revoir ces uhlans insolens au bout de leur chassepot de
soldat ou de leur carabine de franc-tireur. Le canon de l’héroïque
petite ville de Toul, pendant sept semaines entières, ne cessa de
se faire entendre comme un tocsin patriotique.
 
Dans toute la partie occidentale des départemens de la Meurthe
et des Vosges, de chaque localité tour à tour, suivant les variations
du vent, le paysan, debout sur son sillon, entendait ces détonations
lointaines qui éveillaient partout l’espérance, la colère, l’enthousiasme.
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/167]]==
La révolution du 4 septembre, qui apparaissait comme une
régénération de la France et comme une aurore de victoire, fit revivre
quelques-uns des sentimens de 92. C’est alors qu’on vit, par
tous les chemins, des bandes de campagnards en blouse bleue, avec
leurs chapeaux des bons jours, portant au bout d’un bâton une paire
de souliers de rechange et un petit paquet enveloppé dans un mouchoir
à carreaux bleus, poussés en avant par le sentiment du devoir
et le désir de la vengeance : il y avait quelque chose de sombre dans
leurs pas cadencés et leurs chants républicains. Pareillement les
rues à la mode et les belles places de Nancy se débarrassaient de
cette jeunesse dorée à laquelle les petits-maîtres traîneurs de sabre
commençaient à devenir odieux. Quelques-uns restèrent : ce sont
ceux-là qu’on a le plus remarqués. Il y avait plus de dévoûment
chez ces émigrans qu’on ne saurait l’imaginer. Rien dans le milieu
où ils vivaient qui ressemblât à cette exaltation communicative, à
cette fièvre patriotique qui, à Paris, rendait la bravoure facile. On
ne pouvait puiser son courage qu’en soi-même ; on ne pouvait
prendre conseil que de soi : pas d’administration nationale, ni de
bureaux de renseignemens. On partait au hasard. Beaucoup trouvèrent,
aux guichets des gares de chemin de fer ou au détour des
grandes routes, des gendarmes en uniforme vert qui les ramenaient
dans leurs foyers ou même en prison. S’ils arrivaient dans une ville
non occupée, que de contre-temps bien propres à refroidir l’enthousiasme
le plus exalté ! Les employés demandaient à ces malheureux,
qui s’étaient enfuis de chez eux en se cachant presque autant de
leurs maires que des Prussiens, des papiers en règle, extraits de
naissance, certificats, feuilles de route. Les préfets les renvoyaient
aux généraux, les généraux aux préfets. Ces conscrits qui se rendaient
à leurs corps malgré la gendarmerie dérangeaient toutes
les habitudes administratives. Les autorités allemandes s’émurent.
Les préfets prussiens ordonnèrent à tous les maires de dresser la
liste des individus soumis à la conscription, soit pour l’armée régulière,
soit pour la garde mobile. Pour tout individu porté sur
cette liste et dont l’absence ne serait pas justifiée, les parens et
tuteurs, et, à leur défaut, la commune, seraient frappés d’une
amende de 50 francs par jour. Ou ne se hâta que davantage de
partir avant la confection des listes. C’est alors que le préfet de la
Meurthe écrivit au maire de Nancy l’incroyable lettre que nous allons
citer :
 
« Nancy, le 12 septembre 1870.
 
« Monsieur le maire,
 
« Je suis informé qu’un certain nombre de jeunes gens et de personnes
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/168]]==
valides se rendent de Nancy dans le sud de la France pour s’enrôler,
et que la mairie leur a même délivré des saufs-conduits.
 
« Je me trouve dans la nécessité de vous prévenir que tous les habitans
des territoires occupés par les armées allemandes qui s’enrôleraient,
malgré la défense faite par nos proclamations, ''ne seraient pas''
''traités comme prisonniers de guerre, mais condamnés aux travaux forcés''
''ou fusillés.''
 
« De plus, comme tous les noms ont dû être inscrits sur un registre,
la mairie devient responsable des personnes qui partiraient pour s’enrôler
et auxquelles elle aurait délivré des saufs-conduits,
 
Je vous engage donc, monsieur le maire, ''dans votre propre intérêt'',
à ne pas favoriser de telles tentatives, et à ne pas accorder de saufs-conduits
''aux personnes suspectes.''
 
''Le préfet'', comte {{sc|Renard.}} »
 
Ce fut bien autre chose lorsque M. Gambetta se fut emparé de la
conduite des affaires militaires. Les appels sous les drapeaux se
succédaient ; tantôt c’était la classe de 1870 et 1871, tantôt c’étaient
les hommes valides de 21 à 40 ans. La Meurthe, surveillée
de trop près, ne fournit aux bataillons mobilisés qu’un faible contingent ;
mais dans les Vosges presque tout le monde partit.
 
Le gouverneur-général de Lorraine et ses trois préfets prirent
alors des mesures extrêmes. On imposa aux maires la confection
de listes supplémentaires où devaient figurer tous les individus
mâles de la commune jusqu’à l’âge de quarante ans. Il était défendu
à toute personne de cette catégorie de s’absenter « pour
quelque temps que ce fût » sans un certificat du maire, spécifiant
l’endroit où elle se rendait, la cause et la durée de l’absence. A
tout voyageur trouvé sans le certificat, une amende serait infligée
qui pouvait s’élever cà 100 francs ; à toute personne qui s’enrôlerait,
une amende qui pouvait s’élever jusqu’à {{sc|cent mille francs}} ou entraîner
la confiscation des biens « présens ou à échoir. » Les listes
de recensement devaient être produites, les hommes compris sur
ces listes devaient être présentés à toute réquisition de la gendarmerie
et des patrouilles prussiennes. (Arrêté du gouverneur, 10 décembre.)
Malgré ces mesures inquisitoriales, l’empereur d’Allemagne
constatait avec douleur, dans un célèbre ordre du jour à son
armée, que « les habitans de la France avaient déserté en masse
leurs occupations pacifiques, dans lesquelles on n’avait pas voulu
les troubler, pour courir aux armes. »
 
Le commissaire civil, en prenant possession de sa charge, avait
déclaré que « les lois et coutumes seraient respectées, et que le
cours de la justice ne serait point entravé. » Dans une circulaire
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/169]]==
du 18 septembre, il faisait encore aux magistrats français la déclaration
suivante : « 11 n’y a rien de changé dans les termes usuels
dont vous vous êtes servis auparavant. La justice peut être rendue
''an nom de l’empereur, ''mais je ne saurais souffrir qu’on se servît
de la formule : ''au nom du peuple français'', vu que le gouvernement
de la république n’a pas été reconnu par les puissances alliées qui
occupent le pays. » Je ne sais si les membres de la cour ci-devant
impériale et des tribunaux de Lorraine avaient un désir bien vif de
substituer la formule républicaine à la formule du gouvernement
de décembre ; mais ils ne pouvaient se faire à l’idée de rendre la
justice française sous la « protection » des baïonnettes prussiennes
et de soumettre leurs décisions au contre-seing de l’autorité allemande.
Ni les menaces de suppression d’appointemens, ni les formules
d’adhésion courtoisement mises à leur disposition par le commissaire
civil, ni l’autorisation ultérieurement accordée de rendre
la justice ''au nom de la loi'', ne purent les décider à ne plus être en
vacances. L’autorité allemande dut se résigner à laisser en souffrance
la juridiction civile, excepté pour les contestations où des Allemands
se trouvaient parties plaidantes. En revanche, elle s’empara de la
justice correctionnelle et criminelle, et institua pour tout le gouvernement
de Lorraine un tribunal dont les appels ne pouvaient
être portés ''qu’à la cour suprême de Berlin !''
 
Le plus connu des juges de ce tribunal était M. l’assesseur
Puggé. Né à Bonn, élevé aux jésuites de Saint-Clément de Metz, il
parlait français assez correctement, mais non sans accent, et, en sa
qualité de juge instructeur, l’entendait mieux encore qu’il ne le
parlait. D’une quarantaine d’années, légèrement replet, les cheveux
d’un blond fade, le visage blême, il avait des yeux qui rarement
regardaient en face, mais qui alors pénétraient comme de l’acier.
Ce singulier juge, sanglé dans son uniforme bleu, armé d’un sabre
de cavalerie, avait le langage flegmatique, mais tranchant et impérieux.
Il ne laissait pas le prévenu s’égarer dans de longues explications ;
lui coupant brusquement, même brutalement la parole, il
le ramenait à la question. Un jour des notables de Remiremont
détenus en garantie d’une amende imposée à leur commune ont
obtenu, bien malgré lui, la permission d’aller passer huit jours chez
eux. Il leur fait prêter le serment de Régulus. Ils lui exposent alors
qu’ils voudraient être relevés en prison par d’autres, qu’on a besoin
d’eux là-bas, qu’ils sont les uns pères de famille, les autres
chefs d’atelier, etc. — A la bonne heure ! répond M. Puggé, comprenez
donc que, si l’on vous retient ici, c’est parce que cela vous
gêne. — Devant un tribunal où il faisait office de ministère public,
il n’y avait pas beau jeu pour les avocats. Il les raillait avec la brutalité
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/170]]==
de la force dont il tirait son droit ; il requérait toujours le
maximum de la peine, et naturellement il obtenait gain de cause.
D’un flegme imperturbable, il avait un rire en dedans véritablement
sinistre. Il avait l’air de juger à la turque, mais c’était sur
des dossiers admirablement préparés. Le temps qu’il ne passait pas
dans son cabinet ou au tribunal, on le trouvait à la prison. C’est là
qu’il interrogeait sommairement les prévenus et prononçait sur leur
maintien dans la geôle ou leur élargissement.
 
Cet homme fut longtemps la terreur de nos campagnes. C’est
lui qui se transporta à Vézelise, à la première nouvelle de la mésaventure
de ses gendarmes. Il arriva dans la soirée avec une
escorte imposante ; il réunit sur la place les habitans consternés,
leur ordonna de se tenir debout, la tête découverte, et leur reprocha
en termes effrayans de violence leur prétendue complicité avec les
francs-tireurs. La fureur le gagnant, il s’écria en tourmentant la
poignée de son sabre avec un accent impossible à rendre : « Eh
bien ! c’est moi qui brûlerai !... c’est moi qui pillerai !... c’est moi qui
exterminerai !... » Et la première exécution commença. À Fontenoy-sur-Moselle,
il fit remettre le feu à plusieurs reprises et activa l’incendie
par un emploi méthodique et judicieux du pétrole. Rien n’égalait
à l’occasion le cynisme et la brutalité de son langage envers
les vaincus. C’est lui qui disait à une dame respectable contre
laquelle ses hôtes prussiens avaient porté plainte : « Vous résumez
en vous toutes les méchancetés de cette odieuse race française. »
C’est lui qui, recevant la visite d’un médecin de Longwyon, qui venait
l’implorer pour ses compatriotes, répondait à ses prières :
C’est un pays de canailles, vous êtes tous pour les Français. »
Ce bizarre représentant de la justice tudesque qualifiait assez bien
son rôle et la situation : « Je ne suis que l’''outil'' de mon gouverneur. »
 
À l’apparition des premières troupes allemandes en Lorraine, les
journaux du pays, privés de nouvelles, se trouvèrent réduits à la
moitié de leur format, et, se faisant de plus en plus petits, prirent le
caractère d’une simple feuille volante. Ceux de Nancy ne publièrent
que de rares et timides nouvelles, et désignaient les noms propres
par les initiales. Tels qu’ils étaient, ils excitèrent pourtant les susceptibilités
de l’administration allemande. Il fut d’abord question
de censure, et les pauvres follicules s’y seraient soumises volontiers ;
mais le maire leur donna l’avertissement officieux qu’elles « excitaient
une grande irritation chez les autorités prussiennes et pourraient
attirer sur la ville des rigueurs déplorables. » Alors elles se
résignèrent « à faire à leurs concitoyens le sacrifice de leur publication
en attendant des jours meilleurs. Quand Metz capitula, le
rédacteur du ''Courrier de la Moselle'' fut d’abord jeté en prison, sur
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/171]]==
la demande, à ce qu’on prétend, du général Coffinières. On déclara
ensuite aux journaux messins, également par l’intermédiaire du
maire, que tout article « de nature à agiter la population » entraînerait
la suppression du journal ou l’incarcération du rédacteur
dans une forteresse. Les généraux de l’armée française étaient aussi
inviolables que les autorités prussiennes. Quelques jours après, les
journaux obtenaient, par l’établissement d’une censure prussienne,
une situation un peu moins périlleuse ; mais au mois de décembre
nous les trouvons de nouveau privés de cette impérieuse et salutaire
tutelle, réduits à voguer, à leurs risques et périls, entre les deux
écueils de la suppression et de l’incarcération. Un journal osa pourtant
au mois d’octobre se fonder à Nancy sous d’aussi redoutables
auspices, ''le Nouvelliste'' ; mais il ne tarda pas d’être victime d’une
singulière fantaisie de M. Huguenin. Ce rédacteur-censeur, trop
amoureux de sa prose, avait imaginé de contraindre l’unique feuille
française de Nancy à reproduire en tête de ses colonnes, à titre de
communiqué, les diatribes les plus vertes du ''Moniteur'' prussien
contre M. Gambatta et le gouvernement de la « démence nationale. »
À toutes les objections sur la tyrannie d’un pareil régime, les Allemands,
toujours archéologues à contre-temps, n’avaient qu’une
réponse : en 1809, Napoléon fit fusiller le libraire Palin de Leipzig.
Pendant ce temps, M. de Bismarck reprochait à M. Gambetta de
bâillonner « la voix infaillible de la presse libre. » Encore les Lorrains
étaient-ils plus heureux que les Normands à Évreux, où le
général von Barby menaça de bombarder la ville pour un article
du ''Progrès de l’Eure.''
 
Les docteurs en droit de la préfecture prussienne paraissaient
avoir fait une étude particulière des lois répressives promulguées
en France contre la presse et contre la librairie. Les imprimeurs
furent avertis que « les prescriptions légales concernant la déclaration
et le dépôt à la préfecture étaient toujours en vigueur. » Les
précautions redoublèrent lorsque partout de petits imprimés, venus
on ne sait d’où, répandirent dans les villes et les campagnes les
circulaires d’une préfecture française clandestine, les injonctions de
M. Gambetta aux mobilisés, les menaces contre les marchands de bois
et les bûcherons qui abattraient les arbres vendus par la Prusse dans
les forêts de l’état.
 
Les journaux de l’intérieur de la France étaient proscrits. On pouvait
seulement s’abonner par l’intermédiaire de la poste allemande
aux journaux étrangers ; mais, quand les sympathies des neutres
commencèrent à se manifester en faveur de la France, la presse
étrangère elle-même fut interdite.
 
L’armistice et les élections durent constituer à la presse lorraine
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/172]]==
une situation un peu plus tolérable ; mais toute allusion hostile à
l’Allemagne ou à ses fonctionnaires entraînait la saisie du journal
et la confiscation d’un cautionnement de 1,000 francs ; après deux
avertissement de ce genre, qui différaient de ceux de M. de Persigny
en ce qu’ils n’étaient point gratuits, le journal était supprimé. On se
montra assez tolérant pendant les huit jours de la période électorale ;
seulement ensuite tous les journaux furent trouvés coupables
« de propos outrageans et provocateurs à l’adresse des armées ou
des autorités allemandes, » et frappés en conséquence.
 
L’instruction publique fut un peu moins maltraitée que la presse.
Il n’y eut aucun changement dans le programme des écoles primaires
et dans la situation des instituteurs. Les collèges des villes
furent respectés comme établissemens communaux, et n’eurent pas
d’inspection à subir. Le lycée de Nancy voulut profiter des idées
qui ont cours en Allemagne sur l’autonomie des établissemens d’instruction,
et renonça provisoirement à son caractère d’école de l’état.
Le recteur et les facultés ne pouvaient aussi facilement dépouiller
ce caractère. Aussi le premier fut-il suspendu de ses fonctions
par l’autorité allemande. Il répugnait aux professeurs de l’académie
d’avoir à donner l’enseignement supérieur français devant un auditoire
où pouvaient se mêler non-seulement des militaires ou des
employés, mais des agens prussiens. Il n’y eut donc pas plus de
rentrée en novembre pour les facultés que pour les tribunaux.
Seulement les professeurs continuèrent à donner chez eux, dans
des conférences privées, l’instruction nécessaire aux jeunes gens qui
aspirent aux grades supérieurs de l’université, et, malgré les arrêtés
contes les fonctionnaires français qui continuaient clandestinement
leurs fonctions, ils ne furent pas inquiétés.
 
Le service des contributions pour le gouvernement général de
Lorraine fut organisé par un décret du gouverneur, le 5 septembre
1870. On essayait de justifier la levée des contributions sur ce
que « le rétablissement nécessaire de l’ordre légal et des administrations...
demande beaucoup de moyens en argent, qui devront
être fournis sans retard. » Le même argument servit à légitimer
l’exploitation des forêts de l’état et l’exploitation, par les forestiers
venus d’outre-Rhin, des coupes de bois « projetées par leurs confrères
en France. »
 
On a vu comment les maires de commune et de canton remplacèrent
les percepteurs et les receveurs particuliers. Quant à l’assiette
de l’impôt, elle fut singulièrement simplifiée. On maintenait
l’impôt direct ; mais on remplaçait les contributions indirectes, le
timbre et l’enregistrement par une prestation pécuniaire équivalant
au produit de ces impôts pendant les années précédentes. En d’autres
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/173]]==
termes, les impôts indirects étaient supprimés, l’impôt direct
doublé ou triplé. Le commerce du tabac, du sel et des cartes à
jouer cessa d’être monopolisé par l’état. La manufacture de tabac
à Nancy, en vertu d’une convention passée avec le prince royal,
devint établissement municipal. La ville s’engageait à fournir par
jour d’abord 30,000, plus tard 90,000 cigares à l’armée allemande ;
elle pouvait livrer le reste à la consommation. Un point était resté
obscur dans ce traité. La ville pourrait-elle s’attribuer le bénéfice
de cette exploitation ? Le conseil municipal, à ce qu’il semble, l’avait
ainsi compris ; il fut détrompé par l’administration des contributions,
qui l’invita poliment à verser à la caisse du gouvernement
une somme de 35,000 francs, montant présumé de ses bénéfices.
On résista ; le 11 septembre, M. le ''steuer-rath'' Fleischhauer, en
grand uniforme vert, vint sommer les conseillers d’opérer le versement.
Il avait pris la précaution d’amener avec lui un serrurier
avec une collection de fausses clefs, pour crocheter la caisse municipale.
Elle était vide ; alors il déclara que les conseillers resteraient
prisonniers dans la salle des délibérations jusqu’à ce qu’on
se fût procuré la somme. Il ne se retira qu’après l’avoir reçue et
soigneusement comptée.
 
Indépendamment de la première réquisition en argent s’élevant
à 50,000 fr., d’amendes successives montant à près de 200,000 fr.,
de réquisitions en nature vraiment écrasantes, de logemens militaires
perpétuels, du versement de ses profits sur le tabac, la contribution
mensuelle de la seule ville de Nancy fut d’abord fixée à
91,000 francs ; mais, à partir du 1{{er}} janvier 1871, elle fut augmentée
d’une capitation de 25 francs par habitant, et de plusieurs
autres impositions, et arriva au chiffre de 327,000 francs par mois.
 
Une charge aussi lourde était celle des réquisitions en nature.
Ce furent d’abord tous les chevaux de la ville que l’on dut amener,
le 14 août, sur la grande place, pour que les officiers prussiens
pussent faire leur choix. Le 17 août, à l’arrivée des Bavarois, il
fallut recommencer cette exhibition ; mais les Allemands du sud furent
très dépités en s’apercevant que leurs frères du nord avaient
pris le meilleur. Le 18 août, on requit la carte d’état-major de la
France que possédait la bibliothèque, et l’on somma la ville de livrer
tout ce que les marchands avaient de cartes de France ou de
cartes de Lorraine, sous peine de 200,000 francs d’amende. Sans
parler de l’immense quantité de pain, vin, viande, café, épiceries
de toute sorte, que pouvaient consommer journellement une garnison
de 6,000 hommes et 15,000 ou 20,000 hommes de troupes
de passage, on eut à meubler les locaux des diverses administrations,
à garnir d’objets de toilette les boudoirs des officiers, à
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/174]]==
fournir à cette bureaucratie paperassière une quantité inappréciable
de papier. Au palais du gouvernement, on ne se refusait
rien : on réquisitionnait jusqu’à un verre en cristal, jusqu’à un
valet de chambre, jusqu’à un tire-botte ! La ville eut à payer au
mois de janvier, pour le compte de l’état-major, une note de
37,729 fr. 70 cent., que ces austères guerriers avaient consommés
en moët de première qualité, perdreaux truffés et fine Champagne.
Les malheureux conseillers, en permanence à l’hôtel de ville, étaient
littéralement accablés de bons de réquisitions, d’explications en
jargon semi-tudesque, ponctuées quelquefois par des cliquetis de
sabre. Ici, il fallait un corbillard pour une ambulance ; là, une calèche
pour un officier amateur de promenade. Il fallait tantôt faire
courir chez l’épicier et tantôt chez le pharmacien. La ville devait
non-seulement approvisionner ses huit ou dix ambulances, mais
encore celles de Pont-à-Mousson et du pays messin. Elle avait à
fournir jusqu’à la table du prince Frédéric-Charles, en son quartier général
de Corny, Une réquisition du 30 septembre demande pour
lui :
 
« Trois cuisseaux de veau, deux dos de veau, six poulardes, trois oies,
cinq canards, trois dindes, un panier de choux-fleurs, des épinards,
des petits pois (en septembre !), des haricots verts et blancs, deux pots
de sardine, 10 kilogrammes de beurre, des fromages divers, un panier
de concombres, huit melons, trente poires fondantes, vingt-cinq pêches,
du raisin. »
 
Dans une autre, du 17 octobre, dominent au contraire le poivre,
le gingembre, les clous de girofle, les noix muscades. Les réquisitions
de vins de Champagne, de Bourgogne, de Bordeaux, « du
vieux, du bien vieux, » abondaient aussi tantôt pour les tables
d’état-major, tantôt pour les ambulances ; d’un seul coup, le 6 septembre,
deux cents bouteilles ''et demie'' de Champagne pour l’ambulance
de Gorze. Un infirmier, à qui l’on faisait observer que vingt—cinq
bouteilles pour vingt-cinq malades, c’était peut-être beaucoup,
répondait avec une ingénuité bien propre à désarmer la critique :
« Ach ! il y a aussi le ''personnel.'' »
 
Nancy payait surtout en objets de luxe et de gastronomie ; les
campagnes étaient obligées de fournir le blé, l’avoine, le fourrage,
les chevaux, les voitures eL les voituriers : le tout, suivant la formule
en usage, « payable par le vaincu. » Une amende considérable
punissait même le simple retard. Lorsque les troupes allemandes,
à la faveur de l’armistice, occupèrent au mois de février le canton
de Lamarche dans les Vosges, que les francs-tireurs avaient jusqu’alors
protégé, les officiers prussiens invoquèrent un article de
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/175]]==
leur code militaire en vertu duquel tout canton dont une seule commune
a reçu la visite des soldats allemands est considéré comme
occupé tout entier. Par application de ce principe, les communes de
ce canton furent sommées de payer les réquisitions ''en retard.'' Seulement,
comme les troupes allemandes n’avaient plus besoin d’avoine,
les contributions en nature furent converties en contribution
pécuniaire, et le quintal de grain évalué pour la circonstance à
trois fois sa valeur vénale ; mais où parut surtout l’ingéniosité des
officiers allemands, c’est à l’occasion des bois d’affûts trouvés à Toul
dans les arsenaux de l’état. L’administration prussienne les mit en
vente ; mais, ne trouvant pas d’acheteurs, elle en imposa l’acquisition
à la ville. Une fois achetés, elle les mit en réquisition !
 
Il est encore impossible d’évaluer le montant de toutes ces charges
pour la Lorraine : le travail se fait, et les résultats de cette nouvelle
enquête agricole seront sans doute officiellement publiés. Qu’il suffise
de savoir que la ville de Nancy a contracté plusieurs emprunts,
s’élevant ensemble à plus de 4 millions 1/2. Un autre désagrément
qu’entraînait le séjour dans les pays occupés, c’est que les habitans
se trouvaient responsables de tout ce qui se faisait d’hostile à l’Allemagne
non-seulement dans la France entière, mais jusque dans
la mer Baltique. Quand M. de Fontanes, historien allemand, fut arrêté
comme espion et conduit à l’île d’Oléron, M. de Bismarck
exigea du gouvernement français la mise en liberté de ce « savant
inoffensif ; » autrement un certain nombre de personnes d’égale
condition seraient arrêtées comme otages dans les pays occupés et
emmenées en Allemagne. Quand notre flotte cuirassée captura dans
les parages du nord les navires marchands de l’Allemagne, les notables
de la Lorraine et de la Champagne servirent d’otages pour
les capitaines de vaisseau prisonniers, et le département de la
Meurthe, en vertu d’un édit royal du 13 septembre, dut payer à lui
seul 750,000 francs « comme indemnité pour les pertes éprouvées
par les nationaux allemands en suite de leur expulsion du territoire
français et de la capture des navires de commerce allemands par la
flotte française. »
 
La réorganisation de l’administration proprement dite témoigne
chez les fonctionnaires prussiens d’une activité remarquable. Tous
les fonctionnaires français, ingénieurs, forestiers, percepteurs, contrôleurs,
employés supérieurs des postes, des télégraphes, des chemins
de fer, des travaux publics, avaient imité la magistrature, et
refusé de reprendre leurs fonctions. À plusieurs reprisas, le marquis
de Villers leur envoya des formules d’adhésion tout imprimées ;
il leur déclara qu’il ne leur demandait « ni serment politique, ni
renoncement à leurs sentimens nationaux, et qu’il se contenterait
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/176]]==
de l’assurance de ne pas être hostiles dans l’exercice de leurs fonctions
à l’autorité qu’il représentait ; » il les adjura de « l’aider à
faire le bien. » ils refusèrent même de donner des renseignemens,
et réussirent pour la plupart à cacher leurs archives. L’autorité
allemande, « péniblement émue de ce patriotisme mal entendu, »
rejeta sur eux la responsabilité de l’interruption dans les services.
Elle sévit contre ceux qui continuaient clandestinement leurs fonctions,
et le 30 janvier fit condamner de ce chef MM. Hue et Chavannes,
à la réquisition de M. Puggé, à 800 francs d’amende. Surtout
elle se mit à l'œuvre avec un zèle étonnant. À peine arrivés à
la gare de Nancy, les Allemands s’occupèrent d’explorer la voie à
l’aide d’une mauvaise machine, oubliée par la compagnie de l’Est
dans une gare secondaire. Le 21 août, neuf jours après l’entrée des
quatre uhlans légendaires, la voie était complètement réparée, et
un grand train, rempli de vivres, de munitions et de porte-brassards,
arrivait d’Allemagne et entrait triomphalement à Nancy au
milieu de la stupéfaction générale. Les lignes télégraphiques furent
partout rétablies, et le général Chauvin fut placé à la tète de ce
service. Le 8 septembre, le roi de Prusse ayant daigné ordonner
que le service des postes fût repris dans les départemens français
occupés, les habitans étaient autorisés à confier à la poste allemande
des lettres ordinaires et chargées, des journaux, des imprimés,
jusqu’à des échantillons de marchandises. Le prix du port
était inférieur de 50 pour 100 au prix réglementaire français ; bientôt
des estafettes et des hommes à pied permirent le rétablissement
des communications avec les moindres villages de Lorraine.
 
On ne saurait compter la quantité de règlement et de circulaires
émanés du commissaire civil et de ses préfets sur les précautions à
prendre contre le typhus des bêtes à cornes, sur l’assistance des
enfans pauvres, l’administration des asiles d’aliénés, la bonne tenue
des registres de l’état civil, l’exploitation des canaux et des salines,
le paiement régulier du traitement des instituteurs et institutrices,
la vente des substances vénéneuses, etc. L’administration porta la
sollicitude jusqu’à envoyer aux maires des modèles imprimés de
bordereaux et l’adresse de l’imprimeur chargé d’éditer les registres
de l’état civil. Les agens d’une puissance qui depuis Sedan ne nous
faisait la guerre que pour la proie et le butin poussaient le culte de
la morale privée jusqu’à insérer dans leur ''Moniteur'' les noms des
personnes qui, ayant trouvé un porte-monnaie, l’avaient restitué à
son propriétaire ou déposé à la préfecture !
 
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/177]]==
 
 
<center>III.</center>
 
Vers la fin de décembre, les esprits s’étaient aigris de part et
d’autre. Le spectacle quotidien qu’offraient ces malheureux trains
de prisonniers envenimait les haines. La police allemande apprenait
qu’il y avait à Nancy des émissaires garibaldiens. Les arrestations
se multipliaient. Un gendarme prussien alla un jour requérir un
sergent de ville pour réprimer un tapage nocturne : à peine étaient ils
sortis, le premier arrêtait le second. Le préfet entrait en personne
dans les cafés pour surveiller l’arrestation des suspects. En
janvier, il fut défendu aux habitans de paraître dans la rue après
dix heures du soir. L’approche de Bourbaki exaspérait les colères et
les frayeurs des Allemands. Enfin le dimanche 22 janvier, il se passa
à 17 kilomètres de Nancy un drame qu’on pourrait trouver épouvantable,
si cette guerre ne l’avait pas rendu presque banal. Environ
400 hommes de l’armée de Langres, en képis et capotes brunes,
après avoir marché plusieurs heures dans les bois, étaient arrivés
vers cinq heures du matin, par une sombre nuit d’hiver, au village
et à la station de Fontenoy, situés près du pont du chemin de fer
sur la Moselle. La sentinelle qui gardait le pont fut tuée, celle qui
gardait la gare renversée d’un coup de crosse ; mais les coups de
fusil firent manquer la surprise et réveillèrent les soldats du 57e de
ligne prussien, qui se trouvaient cantonnés soit dans les maisons
du village, soit dans la gare. On fit seulement prisonniers à la gare
le sous-officier du poste, blotti derrière une porte, et un caporal
caché sous une table ; sept autres soldats furent arrêtés dans le
village ; les quarante et un autres s’échappèrent. Pendant qu’une
partie des Français occupaient le pont et déblayaient les chambres
de mine, le reste se répandit dans le village. Ils se montrèrent
fort réservés, très sobres, donnèrent des soins tout fraternels à leur
prisonnier blessé, évitèrent d’entrer chez les paysans pour ne pas
les compromettre. À sept heures, une double détonation retentit :
deux arches du pont de Fontenoy venaient de sauter ; la grande
ligne de l’Est était coupée. Les Français, dans leur confiance naïve,
crièrent en élevant leurs képis : Paris est sauvé ! Vive la France.
Des femmes et des enfans du village crièrent : Vive Garibaldi ! A
peine les auteurs de ce hardi coup de main avaient-ils disparu dans
les profondeurs de la forêt de Haye que les Allemands arrivèrent sur
le quai du chemin de fer. Un train qui venait de Nancy, prévenu à
temps, s’arrêta. Les soldats se répandirent aussitôt par les rues du
village, tirant des coups de fusil, brandissant les sabres, frappant
et terrassant tout ce qu’ils rencontraient. Comme ils tremblaient de
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/178]]==
peur et de colère au seul nom de francs-tireurs, ils furent sans pitié
pour ceux qu’ils regardaient comme leurs complices. L’autorité
allemande, pour faire oublier d’atroces cruautés, a essayé de répandre
le bruit qu’un soldat allemand avait eu le nez et les oreilles
coupés. Elle a menti. En tout, dans cette affaire, il n’y eut qu’un
mort, un blessé, neuf prisonniers, que les soldats français, avec
cette générosité qui sera toujours inintelligible pour les maîtres de
la Prusse, renvoyèrent le lendemain, sains et saufs, au commandant
de Toul. Les Allemands furent cruels dans ce malheureux Fontenoy ;
ils accablèrent les habitans de coups de crosse et de coups de sabre ;
la femme du maire fut battue, traînée par les cheveux ; une
jeune fille de dix-huit ans reçut, à ce que nous raconte un témoin,
« autant de coups qu’elle en pouvait porter, » d’autres s’enfuirent
au milieu des balles.
 
À huit heures apparaissait à Toul un détachement d’infanterie
avec les ordres du commandant. Tous les habitans qu’on put saisir,
hommes ou femmes, furent brutalement ramassés en un troupeau.
Un pauvre vieillard de quatre-vingts ans, courbé en deux, voulut
s’approcher de sa famille qu’on emmenait : un coup de fusil
l’étendit mortellement blessé. Le maire, le chef de gare, le curé de
Gondreville, qui était accouru pour s’interposer, furent arrêtés. Puis
de nouvelles troupes, uhlans et Bavarois, arrivèrent de Nancy, et
commencèrent à brûler : le premier jour toutes les auberges, la
maison d’école, celle du maire, y passèrent. On enduisait les paillasses
de pétrole ; ''on rejetait à coups de baïonnette les habitans dans''
''leurs maisons enflammées'' Ils ne durent la vie qu’à l’existence de
portes de derrière. Une vieille femme paralytique fut brûlée dans
son lit. L’exécution devint bientôt une orgie. Les soldats étaient
venus de Nancy avec leurs gourdes pleines d’eau-de-vie ; c’est toujours
ainsi que s’y prend le despotisme pour obtenir des crimes.
D’ailleurs les habitans, effarés, avaient cru humaniser leurs exécuteurs
en leur versant à boire. Plusieurs prisonniers furent maltraités
à tel point, qu’ils expirèrent à l’hôpital de Nancy.
 
Le lendemain, le surlendemain, l’incendie recommença ; le village
fut brûlé à petit feu sous les yeux des habitans. Après les ordres
du commandant de Toul vinrent ceux du gouverneur de Nancy, et
comme celui-ci hésitait à consommer la ruine de ces pauvres masures,
Versailles donna l’ordre de tout brûler. De cinquante-cinq
maisons, cinq seulement, outre l’église, furent épargnées. Encore
des officiers prussiens, amateurs de photographie, étant venus de
Toul et ayant disposé leur objectif sur le théâtre de ce glorieux
exploit, s’aperçurent que précisément l’une des maisons situées au
premier plan était debout. Cela faisait mal dans le paysage, on
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éventra la maison, on creva le toit, on fit crouler les cheminées.
 
Les prisonniers, traînés à moitié morts jusqu’à Nancy, tombés
entre les mains de M. Pnggé, restèrent les uns huit, les autres
vingt-cinq jours en prison. Les femmes, odieusement battues par
ces guerriers chevaleresques, avaient été relâchées presque aussitôt.
Les gamins aussi avaient été fort maltraités : les soldats ne
leur pardonnaient pas d’avoir crié vive Garibaldi ! Un jeune homme
qui accompagnait les Français s’attarda et fut pris. À dix pas, les
Prussiens tirèrent et lui cassèrent une jambe, puis l’autre. Jeté sur
une charrette, amené à une ambulance, il fut lancé, presque à coups
de poing, sur un lit, et la double amputation fut faite aussitôt. Le
chirurgien taillait et le juge questionnait. Les sœurs de charité et
les blessés se cachaient le visage. Cela n’empêchera pas les autorités
prussiennes de nous accuser de violations de la convention
internationale. Ce malheureux s’appelait Contat.
 
L’administration allemande se glorifia de ce crime et proposa
Fontenoy en exemple terrible à toute la Lorraine. C’est ainsi que
fut traité Fontenoy-sur-Moselle. Même dans les principes si arbitraires
du militarisme prussien, il n’y avait pas à ce traitement
barbare l’ombre d’un prétexte. Les paysans ignoraient le projet de
destruction du pont ; ils n’avaient ni appelé ni reçu les soldats
français dans leurs maisons, et ne les avaient point aidés dans
leur opération. Les prisonniers et les blessés prussiens, leurs hôtes
si incommodes pendant si longtemps, avaient été bien traités. Enfin
les soldats n’étaient pas des partisans, et agissaient dans toute
la plénitude des droits de la guerre. Ce qu’il faut qu’on sache,
c’est que ce fut l’ordre formel du roi Guillaume, du chancelier
Bismarck, du stratégiste de Moltke, qui livra l’innocent village
à l’incendie ; il faut qu’on sache que le premier décret que Guillaume
ait signé comme empereur d’Allemagne, c’est la ruine de
cent cinquante familles et une contribution de 10 millions frappée
à titre d’amende sur les trois départemens de la Lorraine.
Nous avons vu les ruines de Fontenoy trois mois après cette
exécution. Rien n’avait été relevé ; toutes ces maisons ne présentaient
plus que murailles noircies, monceaux de briques et de plâtras.
Sur ces ruines, des pêchers en espaliers, aux rameaux roussis,
s’obstinaient à verdir, à pousser des bourgeons, à promettre
des fruits, à parler de printemps au milieu de cette désolation. Les
habitans étaient revenus ; ils logeaient dans les caves, dans les
chambres à four à demi écroulées, parmi ces pans de murs sans
appui qu’un coup de vent pouvait jeter sur eux.
 
Il y a plus de deux cents ans que l’Allemagne conserve les ruines
d’Heidelberg, bien que le feu du ciel ait plus fait pour la destruction
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/180]]==
du château que les boulets français, bien que la curiosité émue
de nos touristes ait couvert ces vieux murs de pièces d’or. L’Allemagne
y retrempe ses haines. Les Badois de Werder, lorsqu’ils brûlaient
les villages franc-comtois, disaient que c’était pour venger
Heidelberg : ces paysans croient que c’est arrivé hier. Et nous aussi,
nous conserverons les ruines de Fontenoy ; elles valent bien celles
d’un château princier, et témoignent d’un crime plus odieux.
À Nancy, on fouilla de fond en comble la maison de M. l’ingénieur
Varroy, aujourd’hui député de la Meurthe, alors attaché à l’armée
de l’est, et que l’on soupçonnait d’avoir dirigé cette expédition.
Restait à rétablir le pont. Le lendemain de l’explosion, on requit,
dans les espèces d’ateliers nationaux que la ville avait établis pour
fournir de l’ouvrage aux travailleurs, environ cinq cents ouvriers.
Ils refusèrent de monter en wagon, et s’en revinrent chez eux en
poussant des cris séditieux. Le préfet prussien fit alors paraitre un
arrêté en vertu duquel tous les chantiers de la ville, toutes les manufactures
particulières, tous les ateliers employant plus de dix ouvriers,
étaient fermés jusqu’à ce que les cinq cents réfractaires se
fussent soumis. Tout chef d’industrie qui persisterait à faire travailler
serait frappé d’une amende de 10,000 à 50,000 francs par
jour. La bourgeoisie était décidée à soutenir de son argent la patriotique
résistance des ouvriers, lorsque le préfet, exaspéré, donna
l’ordre d’afficher :
 
« M. le préfet de la Meurthe vient de faire au maire de Nancy l’injonction
suivante :
 
« Si demain, mardi 24 janvier, à midi, cinq cents ouvriers des chantiers
de la ville ne se trouvent pas à la gare, les surveillans d’abord, un
certain nombre d’ouvriers ensuite, seront fusillés sur place.
 
« Nancy, le 23 janvier, quatre heures du soir. »
 
En même temps, il déclarait avoir reçu de M. de Moltke l’ordre
de réprimer toute manifestation par les armes, et l’avis qu’il pouvait
compter sur 10,000 hommes de renfort. Les ouvriers n’en
opposèrent pas moins aux « injonctions » féroces de l’autorité prussienne
une invincible force de résistance ; plus de la moitié manquèrent
à l’appel. Le préfet s’en vengea sur les bourgeois. Le
27 janvier, comme les bras manquaient à Fontenoy, des soldats et
des gendarmes cernèrent la place la plus fréquentée de Nancy, enlevèrent
pêle-mêle ouvriers et bourgeois, juges et avocats, sous
les yeux du préfet de la Meurthe, qui, en un coin de la place, surveillait
l’opération ; puis on pénétra dans les magasins et les cafés
du voisinage, et l’on emmena au hasard les consommateurs, les
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/181]]==
garçons, les commis, pour faire travailler au pont de Fontenoy.
Enfin l’armistice fut signé et la période électorale fut ouverte. Les
journaux reparurent avec une liberté relative ; il y eut des réunions
publiques. L’autorité prussienne intervint pourtant une fois, menaçante,
à propos des décrets d’exclusion de M. Gambetta.
 
L’armistice n’avait pas mis fin aux vexations. J’ai vu à Épinal,
le 6 mars, un vieux paysan, notable de sa commune, que l’on obligeait
à descendre du wagon et à monter sur la locomotive. À Nancy,
le commandant des étapes, colonel Schartow, afficha le même jour
un ordre à tout soldat français en uniforme de saluer les officiers
et employés supérieurs allemands, à tout officier français de saluer
l’officier ou l’employé allemand du grade supérieur. Les officiers
prussiens étaient invités à veiller avec la dernière sévérité
à l’exécution de cet ordre « en faisant arrêter immédiatement les
contrevenans et en les amenant au poste le plus rapproché. » C’était
donner carrière à l’insolence brutale trop ordinaire chez les officiers.
Beaucoup de nos pauvres soldats revenaient de captivité ou rentraient
en congé, ou sortaient à peine guéris des ambulances. Arrivant
en ville, ils ignoraient l’ordre. Plusieurs furent brutalement
empoignés, d’autres ''souffletés'' ; on vit battre et traîner au poste de
pauvres soldats estropiés. L’un d’eux s’excusait de n’avoir pas salué,
il avait perdu le bras à Gravelotte. Puis c’étaient des prisonniers
que l’on tenait renfermés, on ne sait pourquoi, dans la caserne de
la ville, nourris comme les Prussiens savent nourrir leurs prisonniers,
détenus au milieu d’une ville française, sans communications
avec leurs compatriotes et leurs parens. Le passage de l’empereur-roi
à Nancy, au milieu des guirlandes de feuillage et des
inscriptions triomphales élevées par ses soldats, amena le gouverneur
à menacer de l’amende et de la prison tout négociant qui ce
jour-là fermerait boutique.
 
Une autre affaire plus sérieuse qui traîna jusqu’à la conclusion
définitive de la paix, c’est celle des contributions de Nancy. On avait
cru, par suite de l’armistice, que la capitation de 25 francs serait
supprimée, et que la contribution mensuelle serait réduite de
327,000 francs à l’ancien chiffre de 91,000. C’est la doctrine que
M. le maire de Nancy exposa à M. le préfet de la Meurthe, en s’appuyant
sur des textes de jurisconsultes allemands. Le préfet, tout
en félicitant son subordonné français de ses connaissances en jurisprudence
germanique, persista à maintenir le ''statu quo'', et l’on en
référa à M. de Bismarck. La réponse de ce dernier mérite d’être
citée tout entière. Elle pose les bases d’un droit international nouveau,
que l’empire allemand se croit peut-être appelé à faire
prévaloir en Europe.
 
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/182]]==
 
« Versailles, 7 février 1871.
 
« Monsieur le préfet,
 
« Je m’empresse de répondre à votre lettre du 4 février que l’armistice
n’a renoncé en aucune façon aux impôts et contributions qui sont
dus, et que l’exécution de nos ordres du 21 janvier ne se trouve modifiée
en aucune façon.
 
« La seule modification pendant l’armistice est que l’exécution des
mesures concernant l’incendie et la fusillade ''peut'' être précédée par
l’envoi d’une garnison considérable, lorsqu’il y aura des troupes disponibles,
ou par l’arrestation du maire et des notables.
 
« L’interprétation de l’armistice est tellement simple et hors de doute
qu’il n’est pas nécessaire de s’entendre à ce sujet avec M. Jules Favre,
 
Comte de {{sc|Bismarck.}} »
 
Il fut donc bien établi que la ville aurait à payer le 6 mars les
326,807 francs du mois de février et 21,287 francs pour les six
premiers jours du mois de mars. On ne paya pas. Alors, malgré la
signature des préliminaires de paix, le 26 février une exécution militaire
fut ordonnée, et chez les plus riches habitans, notamment
chez les banquiers, des garnisons de quinze à vingt hommes furent
établies. Le conseil municipal céda : il promit de verser la somme
exigée, mais demanda un délai jusqu’au 15 mars, et s’occupa d’organiser
un emprunt. Sur ces entrefaites, fut signée le 12 mars la
convention de Rouen entre M. Pouyer-Quertier et M. Nostiz Wallwitz :
l’article 8 portait, comme l’on sait, que les contributions arriérées
ne seraient plus exigées des municipalités, mais que le gouvernement
français en tiendrait compte au gouvernement prussien. Le
conseil municipal de Nancy se fonda naturellement sur cet article 8
pour ne pas opérer le versement. On s’attira du gouverneur-général
une lettre où l’ingéniosité des jurisconsultes de caserne s’était
donné pleine carrière. Il prétendait que les conseillers municipaux,
s’étant engagés à verser 347,000 francs le 15 mars, avaient changé
le caractère de cette dette, qu’il ne s’agissait plus d’une contribution
imposée à la ville, mais d’une ''obligation personnelle'' contractée
par les conseillers en tant qu’individus, que cet engagement
pris sur l’honneur devait être acquitté en tout état de cause. M. de
Bonnin se laissait aller à écrire ces grossières insultes : « Ici encore
se reproduit un fait si souvent constaté par nous chez vos compatriotes,
à savoir : que, malgré ''la parole d’honneur engagée'',
parole sacrée pour toutes les nations et non sujette à équivoque,
on est exposé à des déceptions. Je rappelle donc à vous, M. le
maire, et au conseil municipal, la parole donnée, que d’autres
==[[Page:Revue_des_Deux_Mondes_-_1871_-_tome_93.djvu/183]]==
éventualités ne peuvent avoir dégagée, et qui subsiste malgré la
convention indiquée ci-dessus, et j’espère que, pour le 19 mars
à 11 heures du matin, les sommes dues seront payées ;... sinon l’exécution
''recommencera'' contre ''les débiteurs personnels'' et de la façon
la plus rigoureuse : il est évident que cette mesure entraînera
des arrestations. »
 
En même temps, il menaçait la ville de faire valoir contre elle
une créance de 900,000 francs, montant d’on ne sait quelles réquisitions
en nature qui n’auraient pas été payées. Les mêmes faits
se reproduisaient partout, jusque dans les plus petits bourgs et villages
de la Lorraine. Enfin la fameuse convention de Rouen, annulée
d’abord par M. de Fabrice, remise ensuite en vigueur, transporta
au gouvernement français la dette que la ville de Nancy avait encore
trouvé moyen de ne pas acquitter.
 
Le 28 mars, M. le gouverneur-général de Lorraine et M. le commissaire
civil se démirent de leurs fonctions. Les pouvoirs militaires
passaient au général d’infanterie von Zastrow ; les préfets prussiens
restaient en fonctions en attendant les préfets français que le
gouvernement de Versailles ne se pressait pas de nommer ; enfin à
la même date paraissait le soixante-deuxième et dernier numéro
du fameux ''Moniteur'' prussien. En annonçant la conclusion des préliminaires,
le rédacteur de la triste feuille de Nancy, pris d’un
étrange accès de tendresse, convie les deux peuples de France
et d’Allemagne à se donner la main !
 
{{sc|Alfred Rambaud.}}