« Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III » : différence entre les versions
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{{chapitre|[[Anna Karénine]]|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|Troisième Partie|}}
[[en:Anna Karenina/Part Three]]
[[es:Ana Karenina III]]
[[ru: Анна Каренина (Толстой)/Часть III]]
{{SommaireADroite}}
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/417]]==
<h3>I</h3>
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même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge,
au contraire, n’y voyait qu’un lieu de repos, un antidote contre les
corruptions de la ville, et le droit de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/418]]==
ne rien faire. Leur point de vue
sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les
connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans
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de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère
comme un brave garçon, dont le cœur, suivant son expression française,
était
ouvert, était rempli d’inconséquences. Souvent il cherchait, avec la
condescendance d’un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses ;
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Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère,
ainsi que sa haute distinction
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/419]]==
d’esprit ; il voyait en lui un homme doué
des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général ; mais,
en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait
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Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder ; il savait
qu’en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les
champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail ; il savait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/420]]==
qu’on
ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu’elles ne
vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin,
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auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement
appréciées par le jeune médecin ; après le départ du docteur, il se trouva
dans cette disposition d’esprit
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/421]]==
un peu surexcitée que lui connaissait son
frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive.
Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher.
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aimait cette forêt touffue ; il désigna à l’admiration de son frère
un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/422]]==
volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n’en pas entendre
parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses.
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et songeait à la grosse question qui le préoccupait.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/423]]==
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— Je ne conçois pas l’amour-propre en pareille matière, répondit Levine,
que ce reproche piqua
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/424]]==
au vif. Si à l’Université on m’avait reproché
d’être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades,
j’y aurais mis de l’amour-propre ; mais ici il faudrait commencer par
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mensonge, et de passer pour un original ; mais ce que tu viens de dire n’a
pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que
tu aimes, à ce que tu
— Je n’ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine.
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Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant : « Ou bien ton développement
intellectuel est en
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/425]]==
défaut, ou bien c’est ton amour du repos, ta vanité,
que sais-je ? qui l’emporte. »
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pour le bien public, il n’avait qu’à se soumettre.
« Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu’il soit
— Comment tu ne vois pas, par exemple, qu’en surveillant mieux l’emploi
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je n’ai aucune foi dans l’efficacité de la médecine.
— Tu es injuste, je te citerais mille
— Pourquoi faire des écoles ?
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n’enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les
leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu’il soit bon de les envoyer. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/426]]==
Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement
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— Et je crois que sa main n’en restera pas moins estropiée.
— C’est à
meilleur service ?
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« Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta
coopération à cette œuvre.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/427]]==
— Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette œuvre, dit Levine
en rougissant.
— Comment cela ? tu viens de
— Je veux dire que l’expérience n’a pas encore démontré qu’elle fût
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l’idée d’avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me
paraissent inutiles, mais, comme je te l’ai expliqué, me font du tort.
Quant aux institutions
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/428]]==
provinciales, elles ne représentent pour moi que
l’obligation de payer un impôt de 18 kopecks par déciatine, d’aller à la
ville, d’y coucher avec des punaises, et d’y entendre des inepties et
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les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur ;
demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot :
« Reconnaissez-vous, monsieur l’accusé, avoir dérobé un jambon ?
Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le
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— J’entends que, lorsqu’il s’agira de droits qui me toucheront, qui
toucheront à mes intérêts personnels,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/429]]==
je saurai les défendre de toutes mes
forces ; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez
nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes
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Mais Constantin, pour tâcher d’expliquer cette absence d’intêrêt pour les
affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/430]]==
« Je crois qu’il n’y a pas d’activité durable si elle n’est pas fondée sur
l’intérêt personnel : c’est une vérité générale,
en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu’il avait aussi bien
qu’un autre le droit de parler philosophie.
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seigneurs ; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère. »
Constantin ne répondit pas ; il se sentait battu à
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/431]]==
plate couture, et
sentait également que son frère n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu
comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s’expliquer
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intraitable », pensa-t-il, décidé à braver l’ennui que pouvaient lui causer
les observations de son frère et de ses gens.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/432]]==
Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain,
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bien que j’irai jusqu’au bout.
— Vraiment ? Mais de quel
pas en ridicule les
dîner ? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte
et un dindonneau rôti.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/433]]==
— Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront. »
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retournaient sur la route ; ils étaient couverts de sueur, mais gais et
de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n’osa
ouvrir la bouche avant qu’un grand vieillard sans
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/434]]==
barbe, vêtu d’une
jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole :
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celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d’herbe, en
essuya sa faux et se mit à l’affiler. Levine se redressa, et jeta un
regard autour de lui avec un soupir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/435]]==
de soulagement. Près de lui, un paysan,
tout aussi fatigué, s’arrêta aussi.
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Cependant Tite s’était approché du vieux, et il examina le soleil avec
lui. « De quoi parlent-ils ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/436]]==
pourquoi ne continuons-nous pas ? » se dit Levine,
sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de
quatre heures, et qu’il était temps de déjeuner.
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paysan marié depuis l’automne, qui fauchait cet été pour la première
fois.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/437]]==
Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec
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qu’y ajoutait l’écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente
et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s’essuyer le front,
respirer à pleins poumons, et jeter un coup
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/438]]==
aux bois,
aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux
moments d’oubli revenaient toujours plus fréquents, et la faux semblait
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« Voilà les moucherons qui arrivent », dit-il en les montrant ; et,
s’abritant les yeux de la main, il examina le soleil.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/439]]==
L’ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s’arrêta et dit
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éprouvait pour lui.
Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/440]]==
coucha après s’être
arrangé un oreiller d’herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches
et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il
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— Si Dieu le permet ! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un
petit verre pour
Lorsque les fumeurs eurent allumé leurs pipes,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/441]]==
le vieux déclara « aux
enfants » que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte.
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déjà ; les faucheurs n’apercevaient plus le globe brillant que sur la
hauteur, mais dans le ravin, d’où s’élevait une vapeur blanche, et sur
le versant de la montagne, ils marchaient dans une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/442]]==
ombre fraîche et
imprégnée d’humidité. L’ouvrage avançait rapidement. L’herbe s’abattait
en hautes rangées ; les faucheurs, un peu à l’étroit et pressés de tous
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==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/443]]==
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de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.
« Je t’assure que je n’en ai pas laissé entrer une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/444]]==
seule. Si tu savais la
bonne journée ! Comment l’as-tu passée, toi ?
Ligne 782 ⟶ 834 :
« Je reçois une lettre de Dolly de la campagne ; tout y va de travers. Toi
qui sais tout, tu serais bien aimable d’aller la voir, et de l’aider de
tes conseils.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/445]]==
La pauvre femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à
l’étranger avec tout son monde. »
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comprendre qu’ils ne t’approuvent pas. « Ce n’est pas l’affaire des
maîtres », m’a-t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général
des idées très arrêtées sur ce qu’il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/446]]==
« convient aux maîtres » de faire ;
ils n’aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.
Ligne 837 ⟶ 893 :
probablement dans le vrai en disant qu’il faut que l’action, l’activité
matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme
disent les Français est
passionnément, ou ne pas agir du tout. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/447]]==
Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait
Ligne 877 ⟶ 934 :
Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Pétersbourg remplir ce devoir
naturel aux fonctionnaires, et qu’ils ne songent pas à discuter, quelque
incompréhensible
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/448]]==
qu’il soit pour d’autres, « se rappeler au souvenir
du Ministre, » et qu’en même temps il se disposait, muni de l’argent
nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly
Ligne 892 ⟶ 951 :
tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au
printemps à la campagne pour la vente du bois, sa femme l’avait prié de
donner un coup
Arcadiévitch, désireux, comme tout mari coupable, de procurer à sa femme
une vie matérielle aussi commode que possible, s’était empressé de faire
Ligne 900 ⟶ 959 :
Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait
beau faire, il oubliait toujours qu’il était père de famille, et ses
goûts restaient ceux d’un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/449]]==
avec
fierté à sa femme que tout était en ordre, qu’il avait installé la maison
en perfection, et lui conseilla fort de s’y transporter. Ce départ lui
Ligne 925 ⟶ 986 :
l’eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants ; les petits lits
durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière
pour les domestiques. Des neuf vaches que
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/450]]==
contenait l’étable, les unes, au
dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes
ou hors d’âge ; par conséquent, pas de beurre à espérer et pas de lait.
Ligne 948 ⟶ 1 011 :
un ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arcadiévitch par sa belle
prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci
des chagrins de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/451]]==
Daria Alexandrovna ; il se contentait de répondre
respectueusement :
Ligne 973 ⟶ 1 038 :
« La voilà, dit Matrona Philémonovna en montrant la planche à sa maîtresse :
il n’y avait pas de quoi vous désespérer. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/452]]==
On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la
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Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la
communion. Quoiqu’elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa
liberté
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/453]]==
de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n’en avait
pas moins une religion qui lui tenait à cœur. Cette religion n’avait guère
de rapport avec les dogmes de l’Église, et ressemblait étrangement à la
Ligne 1 025 ⟶ 1 093 :
un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant
leur mère pour se rendre à l’église. Grâce à la protection de Matrona
Philémonovna, on avait remplacé à la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/454]]==
calèche le cheval rétif par celui de
l’intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et
l’on partit.
Ligne 1 035 ⟶ 1 105 :
pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait
à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu’elle songeât à
s’embellir. Elle partit après un dernier coup
Personne à l’église, excepté les paysans et les gens de la maison ; mais
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En rentrant à la maison, les enfants, sous l’impression de l’acte solennel
qu’ils venaient d’accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien
jusqu’au déjeuner ; mais à ce moment Grisha se permit
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/455]]==
de siffler, et, qui
pis est, refusa d’obéir à l’Anglaise, et fut privé de dessert ! Quand elle
apprit le méfait de l’enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut
Ligne 1 074 ⟶ 1 146 :
Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l’expression de son visage
les rassura ; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de
leurs bouches
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/456]]==
pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur
barbouilla toute la figure.
« Tania, ta robe neuve ;
attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.
Ligne 1 101 ⟶ 1 175 :
plongeon, ces petits membres qu’il fallait ensuite réintroduire dans leurs
vêtements, tout l’amusait.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/457]]==
La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes
Ligne 1 112 ⟶ 1 187 :
« Regarde-la donc : est-elle jolie ? et blanche comme du sucre ! dit l’une
d’elles en montrant
la tête.
Ligne 1 139 ⟶ 1 214 :
On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari ; le voyait-on
souvent ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/458]]==
Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les
Ligne 1 169 ⟶ 1 245 :
En l’apercevant, Levine crut voir l’image du bonheur intime qui faisait
son rêve.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/459]]==
« Vous ressemblez à une couveuse, Daria Alexandrovna.
Ligne 1 196 ⟶ 1 273 :
— Oh ! merci, dit Dolly. Le début n’a pas été sans ennuis, c’est vrai, mais
maintenant tout va à merveille, grâce à ma vieille bonne », ajouta-t-elle
en désignant Matrona Philémonovna qui, comprenant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/460]]==
qu’il était question
d’elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le
connaissait bien, savait qu’il ferait un bon parti pour
et s’intéressait à lui.
Ligne 1 222 ⟶ 1 301 :
Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements,
Dolly le suivit des yeux avec confiance.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/461]]==
Levine redevenait enfant avec des enfants, surtout à la campagne et dans
Ligne 1 235 ⟶ 1 316 :
— Vraiment, répondit Levine en rougissant ; et il détourna aussitôt la
conversation…
— Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer,
Ligne 1 252 ⟶ 1 333 :
si chèrement reconquis.
« Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/462]]==
de la surveillance, et
qui s’en chargera ? » répondit Dolly sans aucune conviction.
Ligne 1 283 ⟶ 1 366 :
— Dites-moi, Constantin Dmitrich, dit Dolly en souriant avec bonté et un
peu de malice : pourquoi en voulez-vous à Kitty ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/463]]==
— Moi ! mais je ne lui en veux pas du tout, répondit-il.
Ligne 1 291 ⟶ 1 375 :
— Daria Alexandrovna ! dit-il en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.
Comment vous, bonne comme vous l’êtes, n’avez-vous pas pitié de moi,
sachant…
— Mais je ne sais rien.
Ligne 1 320 ⟶ 1 404 :
— Savez-vous que Kitty me fait une peine extrême, dit Dolly. Vous souffrez
dans votre amour-
— C’est possible, dit Levine,
Elle l’interrompit.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/464]]==
« Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plaindre ! Je comprends tout
Ligne 1 340 ⟶ 1 425 :
— Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne
vous connaissais pas comme je vous
Le sentiment qu’il croyait mort remplissait le cœur de Levine plus
Ligne 1 360 ⟶ 1 445 :
— Cela ne se passe pas toujours ainsi.
— Il n’en est pas moins vrai que vous ne vous
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/465]]==
déclarez que lorsque votre
amour est mûr, ou lorsque, de deux personnes, l’une l’emporte dans vos
préférences. Mais la jeune fille ? On prétend qu’elle choisisse quand elle
Ligne 1 386 ⟶ 1 473 :
« Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre
confiance, mais je crois que vous vous trompez. À tort ou à raison, cet
amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relativement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/466]]==
à
Catherine Alexandrovna est devenu impossible : vous comprenez, impossible.
Ligne 1 398 ⟶ 1 487 :
un enfant et qu’on vint vous dire : Voici comment il aurait été, et il
aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort,
mort !
— Que vous êtes singulier ! dit Dolly avec un sourire attristé à la vue de
Ligne 1 408 ⟶ 1 497 :
— Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement.
Mettons que nous n’ayons rien
français à sa fille qui venait d’entrer.
Ligne 1 417 ⟶ 1 506 :
L’enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère le lui souffla et lui
dit ensuite, toujours en français, où il fallait aller chercher sa pelle.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/467]]==
Ce français déplut à Levine, à qui tout sembla changé dans la maison de
Ligne 1 444 ⟶ 1 534 :
parut se couvrir d’un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière,
étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants !
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/468]]==
Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner,
ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant
Ligne 1 471 ⟶ 1 563 :
Levine, firent en sorte de décourager d’autres preneurs. Il fallut se
rendre sur place, louer des journaliers, et faucher à son compte, au grand
mécontentement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/469]]==
des paysans, qui mirent tout en œuvre pour faire échouer ce
nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies rapportèrent
près du double. La résistance des paysans se prolongea pendant la seconde
Ligne 1 493 ⟶ 1 587 :
aux questions qu’il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi
confirmés. Il se rendit de là aux meules, les examina, et trouva
invraisemblable qu’elles continssent 50
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/470]]==
charretées, comme l’affirmaient
les paysans ; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient
servi de mesure, et donna l’ordre de transporter tout le foin d’une des
Ligne 1 517 ⟶ 1 613 :
« Quel beau temps ! dit le vieux en s’asseyant près de Levine ; le foin est
sec comme du grain à répandre
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/471]]==
devant la volaille. Depuis le dîner, nous
en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule
qu’on défaisait. — Est-ce la dernière ? cria-t-il à un jeune homme debout
Ligne 1 542 ⟶ 1 640 :
— Des enfants ! ah bien oui ! il a fait l’innocent pendant plus d’un an ;
il a fallu lui faire
désireux de changer de conversation.
Ligne 1 550 ⟶ 1 648 :
bras, ensuite avec une fourche ; elle travaillait gaiement et lestement, se
cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d’une chemise blanche
retenue par une ceinture rouge. La
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/472]]==
voiture pleine, elle se glissa sous la
télègue pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes
devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit
Ligne 1 576 ⟶ 1 676 :
accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs
lointains, tout lui parut s’animer et s’agiter. Cette gaieté lui faisait
envie ; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/473]]==
ainsi sa
joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.
Ligne 1 604 ⟶ 1 706 :
Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent
des chansons. Leur
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/474]]==
longue journée de travail n’avait laissé d’autre trace
que la gaieté. Un peu avant l’aurore, il se fit un grand silence. On
n’entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le
Ligne 1 623 ⟶ 1 727 :
bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s’imposer un travail,
abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d’une
« Au surplus, se dit-il, n’ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont
Ligne 1 630 ⟶ 1 734 :
veux sera plus simple et meilleur. — Que c’est beau, pensa-t-il en admirant
les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables
au fond
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/475]]==
nacré d’une coquille ; que tout, dans cette charmante nuit, est
charmant ! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former ?
J’ai regardé le ciel tout à l’heure, et n’y ai vu que deux bandes
Ligne 1 646 ⟶ 1 752 :
il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était
mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre
le timon, mais le yamtchik
dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du
chemin.
Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu’elle pouvait
Ligne 1 658 ⟶ 1 762 :
avec le ruban de sa coiffure de voyage ; sa physionomie calme et pensive
semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l’aurore
au-dessus de la tête de Levine. Au moment
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/476]]==
où la vision allait disparaître,
deux yeux limpides s’étaient arrêtés sur lui ; il la reconnut, et une joie
étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s’y tromper : ces yeux étaient
Ligne 1 680 ⟶ 1 786 :
la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste
tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et
d’un beau bleu, et répondait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/477]]==
avec autant de douceur et moins de mystère à
son regard interrogateur.
« Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse,
je n’y puis plus revenir. C’est
Ligne 1 708 ⟶ 1 816 :
Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu’il éprouvât pour sa femme, ne put
se défendre d’un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure
incompatible
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/478]]==
avec la situation, il chercha à s’interdire jusqu’à
l’apparence de l’émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une
rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.
Ligne 1 734 ⟶ 1 844 :
« C’est une femme perdue, sans honneur, sans cœur, sans religion. Je l’ai
toujours senti, et c’est par pitié pour elle que j’ai cherché à me faire
illusion. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/479]]==
Et c’était sincèrement qu’il croyait avoir été perspicace ; il
se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui
paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d’Anna. « J’ai
Ligne 1 740 ⟶ 1 852 :
de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable,
c’est elle ; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n’existe plus
pour
frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même
changement ; l’important était de sortir de cette crise d’une façon sage,
Ligne 1 754 ⟶ 1 866 :
« Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l’honnête et
excellent Dramm, Semenof, Tchaguine ! Mettons qu’on jette un
injuste sur ces hommes ; quant à moi, je n’ai jamais compris que leur
malheur, et les ai toujours plaints », pensait Alexis Alexandrovitch.
C’était absolument
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/480]]==
faux : jamais il n’avait songé à s’apitoyer sur eux, et
la vue du malheur d’autrui l’avait toujours grandi dans sa propre estime.
Ligne 1 764 ⟶ 1 878 :
façons dont tous ces hommes s’étaient comportés.
« Darialof a pris le parti de se
raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait
souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible
Ligne 1 782 ⟶ 1 896 :
Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis
Alexandrovitch en connaissait à l’opinion desquels il tenait. « Et à quoi
cela mènerait-il ? Admettons que je le provoque. » Ici il se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/481]]==
représenta vivement la nuit qu’il passerait après la provocation, le pistolet dirigé
sur lui, et il frissonnait à l’idée que jamais il ne pourrait rien
supporter de pareil. « Admettons que je le provoque, que j’apprenne à
Ligne 1 805 ⟶ 1 920 :
Le duel écarté, restait le divorce ; quelques-uns de ceux dont le souvenir
l’occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui
étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n’en trouva pas
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/482]]==
un seul où
cette mesure eût atteint le but qu’il se proposait. Le mari, dans chacun
de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme ; et c’était la coupable, celle
Ligne 1 830 ⟶ 1 947 :
« On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter
Karibanof et ce bon Dramm, c’est-à-dire se séparer ; » mais cette mesure
avait presque
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/483]]==
les mêmes inconvénients que le divorce : c’était encore jeter
sa femme dans les bras de Wronsky.
Ligne 1 847 ⟶ 1 966 :
« Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre
famille, je juge le
consens à le conserver, sous la condition expresse qu’elle cessera toute
relation avec son amant. »
Ligne 1 858 ⟶ 1 977 :
Karénine savait qu’il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et
que les essais qu’il se proposait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/484]]==
de tenter étaient illusoires ; pendant
les tristes heures qu’il venait de traverser, il n’avait pas songé un
instant à chercher un point d’appui dans la religion, mais, sitôt qu’il
Ligne 1 885 ⟶ 2 006 :
En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexandrovitch avait complètement
arrêté la ligne de conduite qu’il devait tenir envers sa femme, et même
composé mentalement la lettre qu’il lui écrirait. Il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/485]]==
jeta, en rentrant, un
coup d’œil sur les papiers du ministère déposés chez le suisse, et les fit
porter dans son cabinet.
Ligne 1 899 ⟶ 2 022 :
placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à
écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans
s’adresser à elle par son nom, employant le mot
froid et moins solennel qu’en russe.
Ligne 1 909 ⟶ 2 032 :
saurait être à la merci d’un caprice, d’un acte arbitraire, voire du crime
d’un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/486]]==
pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes
repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m’oblige à vous
Ligne 1 933 ⟶ 2 058 :
l’ordonnance parfaite de son installation de bureau.
« Tu remettras cette lettre au courrier pour qu’il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/487]]==
la porte demain à Anna
Arcadievna, dit-il au domestique en se levant.
— J’entends, Votre
Alexis Alexandrovitch se fit servir du thé, puis, en jouant avec son
Ligne 1 957 ⟶ 2 084 :
la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette
complication, fournissait le moyen d’en résoudre toutes les difficultés.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/488]]==
Il se voyait ainsi à la veille d’écraser ses ennemis, de grandir aux yeux
de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l’État.
Ligne 1 979 ⟶ 2 108 :
pure perte. Karénine s’en rendit compte dès son entrée au ministère, et
voulut prendre l’affaire en main ; mais il ne se sentit pas sur un terrain
assez solide au début, et s’aperçut qu’il froisserait beaucoup
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/489]]==
d’intérêts
et agirait ainsi avec peu de discernement ; plus tard, au milieu de tant
d’autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de
Ligne 1 985 ⟶ 2 116 :
par la simple force d’inertie ; beaucoup de personnes continuaient à en
vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait
d’un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de
affaire, et la lui reprochèrent avec d’autant moins de justice qu’il s’en
trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait
Ligne 2 000 ⟶ 2 131 :
plus vives entre ministères s’ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis
Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante,
qu’y toucher
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/490]]==
serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait
regrettable y pouvait être constaté, on devait s’en prendre uniquement à
la négligence avec laquelle le ministère d’Alexis Alexandrovitch faisait
Ligne 2 008 ⟶ 2 141 :
situation serait telle que les données officielles la représentaient,
d’instituer une nouvelle commission scientifique pour rechercher les
causes de ce triste état de choses au point de vue : (
administratif ; (
(
renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour
éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des
Ligne 2 017 ⟶ 2 150 :
ainsi que le prouvait un acte du comité sous les numéros 17015 et 18398,
du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864.
Le visage d’Alexis Alexandrovitch se colora d’une vive rougeur en écrivant
Ligne 2 025 ⟶ 2 156 :
de la chancellerie, pour lui demander quelques renseignements qui lui
manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet,
levant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/491]]==
encore une fois les yeux sur le portrait, avec un froncement de
sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva
l’intérêt qu’il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers
Ligne 2 052 ⟶ 2 185 :
Le lendemain matin, en s’éveillant, la première pensée qui s’offrit à
elle fut le souvenir des paroles dites à son mari ; elles lui parurent si
odieuses, dans
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/492]]==
leur étrange brutalité, qu’elle ne put comprendre comment
elle avait eu le courage de les prononcer.
Ligne 2 079 ⟶ 2 214 :
il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été
entendue de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait ?
Elle ne se décidait pas à sonner
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/493]]==
sa femme de chambre, encore moins à
descendre déjeuner avec son fils et sa gouvernante.
Ligne 2 105 ⟶ 2 242 :
l’avait élevée. Ne savait-elle pas d’avance que la religion lui faisait
d’abord un devoir de renoncer à ce qui représentait pour elle sa seule
raison d’exister ? Elle souffrait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/494]]==
et s’épouvantait en outre d’un sentiment
nouveau et inconnu jusqu’ici, qui lui semblait s’emparer de son être
intérieur ; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient
Ligne 2 135 ⟶ 2 274 :
dernières années, celui d’une mère consacrée à son fils, lui revint à la
mémoire, et elle sentit avec bonheur qu’il lui restait, après tout, un
point d’appui en dehors de son mari et de Wronsky.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/495]]==
Ce point d’appui était
Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner
son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky
Ligne 2 165 ⟶ 2 306 :
La gouvernante salua et entama le récit long et circonstancié des
forfaits de Serge ; Anna ne l’écoutait pas. Elle se demandait s’il faudrait
l’emmener dans
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/496]]==
son voyage. « Non, je la laisserai, décida-t-elle, j’irai
seule avec mon fils. »
Ligne 2 173 ⟶ 2 316 :
l’embrassa, et s’assit à la table où le café était servi.
« Maman,
l’expression du visage de sa mère ce qu’elle dirait de l’histoire de la
pêche.
Ligne 2 193 ⟶ 2 336 :
Elle s’arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus
brillants par la pluie et le soleil.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/497]]==
Il lui sembla que le monde entier
serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.
« Il ne faut pas penser », se dit-elle en sentant comme le matin une
douloureuse scission intérieure se faire en elle. « Il faut s’en aller, où ?
quand ? avec qui ?
Annouchka et Serge. Nous n’emporterons que le strict nécessaire, mais il
faut d’abord leur écrire à tous les deux ». Et, rentrant vivement dans le
Ligne 2 212 ⟶ 2 357 :
nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l’arrêtèrent.
« Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c’est pour
Elle s’arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée.
« Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter ». Et, déchirant sa lettre, elle
Ligne 2 220 ⟶ 2 365 :
La seconde lettre devait être pour Wronsky : « J’ai tout avoué à mon mari, »
écrivait-elle, puis elle s’arrêta, incapable de continuer : c’était si
brutal,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/498]]==
si peu féminin ! « D’ailleurs que puis-je lui écrire ? » Elle rougit
encore de honte et se rappela le calme qu’il savait conserver, et le
sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son
Ligne 2 248 ⟶ 2 395 :
Un domestique apporta un grand paquet dont l’adresse était de la main
d’Alexis Alexandrovitch.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/499]]==
« Le courrier a l’ordre d’apporter une réponse », dit-il.
Ligne 2 257 ⟶ 2 405 :
la lettre, qu’elle lut en commençant par la fin.
« Toutes les mesures pour le déménagement seront
importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande »,
lut-elle.
Ligne 2 277 ⟶ 2 425 :
ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce
qui palpitait en moi ! A-t-il jamais pensé que j’étais une femme vivante,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/500]]==
qui avait besoin d’aimer ? Personne ne sait qu’il m’insultait à chaque pas,
et qu’il n’en était que plus satisfait de lui-même. N’ai-je pas cherché de
Ligne 2 284 ⟶ 2 434 :
pouvais plus me faire d’illusion ! Je vis : ce n’est pas ma faute si Dieu
m’a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant ? s’il me
tuait, s’il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner ; mais non,
Comment n’ai-je pas deviné ce qu’il ferait ? Il devait agir selon son lâche
caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre
plus
fils », se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C’est une
menace de m’enlever mon fils, leurs absurdes lois l’y autorisent sans
Ligne 2 298 ⟶ 2 448 :
ainsi. « Notre vie doit rester la même » ; cette vie était un tourment
jadis ; dans les derniers temps, c’était pis encore. Que serait-ce donc
maintenant ? Il le sait bien, il sait aussi que je
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/501]]==
ne saurais me repentir
de respirer, d’aimer ; il sait que, de tout ce qu’il exige, il ne peut
résulter que fausseté et mensonge : mais il a besoin de prolonger ma
Ligne 2 304 ⟶ 2 456 :
poisson dans l’eau. Je ne lui donnerai pas cette joie : je romprai ce tissu
de faussetés dont il veut m’envelopper. Advienne que pourra ! Tout vaut
mieux que tromper et mentir ; mais comment faire ?
Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi ! Je romprai tout,
tout ! » dit-elle en s’approchant de sa table pour écrire une autre lettre ;
Ligne 2 323 ⟶ 2 475 :
pour suivre son amant ; elle sentait qu’elle ne serait pas plus forte que
les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l’amour dans sa liberté, elle
resterait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/502]]==
toujours la femme coupable, constamment menacée d’être surprise,
trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager
la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible
Ligne 2 351 ⟶ 2 505 :
« Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/503]]==
— Plus du tout ?
Ligne 2 382 ⟶ 2 537 :
gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s’arrêta à la porte
pour la laisser passer, et souleva sa casquette.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/504]]==
En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l’avait prévenue qu’il ne
Ligne 2 411 ⟶ 2 567 :
l’observation.
« J’ai mal dormi », répondit Anna en regardant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/505]]==
à la dérobée le laquais
apportant le billet qu’elle supposait être de Wronsky.
« Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n’en puis plus,
et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur
Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous ferlez bien
d’aller avec Marie essayer le
fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé,
Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.
Ligne 2 436 ⟶ 2 594 :
attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais
tentée de m’offenser : on dirait que vous avez peur que je ne vous
compromette…
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/506]]==
Le thé au petit salon, s’il vous plaît », dit-elle en
s’adressant au laquais, avec un clignement d’yeux qui lui était habituel ;
et, prenant le billet, elle le parcourut.
Ligne 2 458 ⟶ 2 618 :
« Je ne saurais être plus catholique que le pape ; Strémof et Lise Merkalof,
pas reçus partout ? Quant à
jamais été ni sévère ni intolérante. Je n’en ai pas le temps.
— Non, mais peut-être n’avez-vous pas envie de rencontrer Strémof ?
Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans
leurs commissions
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/507]]==
cela ne nous regarde pas ; ce qu’il y a de certain, c’est
qu’il n’y a pas d’homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus
passionné au croquet ; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il
Ligne 2 486 ⟶ 2 648 :
expédia en rentrant.
Les deux femmes eurent effectivement un
elles causèrent, en les jugeant, de celles qu’on attendait, et d’abord de
Lise Merkalof.
« Elle est charmante et m’a toujours été sympathique, dit Anna.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/508]]==
— Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier soir, après les courses,
Ligne 2 519 ⟶ 2 682 :
propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander.
— Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/509]]==
je n’y ai réellement
jamais rien compris. Quel est le rôle du mari ?
Ligne 2 535 ⟶ 2 700 :
— La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire ;
je vous comprends,
natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien
et le mal ; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu’elle
Ligne 2 542 ⟶ 2 707 :
de façons très différentes ; les uns prennent les événements de la vie
au tragique, et s’en font un tourment ; les autres les prennent tout
simplement, et même
trop tragiques ?
— Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même,
dit Anna d’un air
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/510]]==
pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que
les autres ? Je crois que je dois être pire !
— Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit
Ligne 2 572 ⟶ 2 739 :
pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites
de l’élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait
un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d’une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/511]]==
nuance dorée
charmante. Cette coiffure élevée donnait à sa tête à peu près la même
hauteur qu’à son buste très bombé ; sa robe, fortement serrée par derrière,
Ligne 2 601 ⟶ 2 770 :
— C’est bon, c’est bon. Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle tout à coup en se
tournant vers la maîtresse de la maison, j’oubliais de vous dire, étourdie
que je suis !
Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu’on n’attendait pas, et qu’elle avait
oublié, se trouva être d’une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/512]]==
importance telle, que, malgré sa jeunesse,
les dames se levèrent pour le recevoir.
Ligne 2 630 ⟶ 2 801 :
sourire de joie.
« Ah ! que je suis contente de vous voir, dit-elle
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/513]]==
en s’approchant ; hier
soir, aux courses, je voulais arriver jusqu’à vous,… vous veniez
précisément de partir. N’est-ce pas, que c’était horrible ? dit-elle avec
un regard qui semblait lui ouvrir son cœur.
Ligne 2 662 ⟶ 2 835 :
— Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/514]]==
— C’est ce qu’on peut faire de mieux, » dit Strémof en se mêlant à la
Ligne 2 692 ⟶ 2 866 :
— Vous êtes incorrigible », dit Strémof en s’adressant encore à Anna.
Il la rencontrait rarement et ne
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/515]]==
pouvait guère lui dire que des banalités,
mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à
Petersbourg, et de l’amitié de la comtesse Lydie pour elle.
Ligne 2 720 ⟶ 2 896 :
Malgré sa vie mondaine et son apparente légèreté, Wronsky avait horreur du
désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva
à court d’argent, et essuya un refus lorsqu’il voulut en
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/516]]==
emprunter. Depuis
lors il s’était juré de ne plus s’exposer à cette humiliation, et se tint
parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu’il appelait sa lessive,
Ligne 2 746 ⟶ 2 924 :
perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement,
puisqu’il s’était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/517]]==
en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui
l’avait escroquée.
Ligne 2 772 ⟶ 2 952 :
fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l’économie ; mais sa mère,
mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec
Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l’argent : de sorte que
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/518]]==
Wronsky,
vivant sur le pied d’une dépense de 45 000 roubles par an, s’était trouvé
réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car
Ligne 2 795 ⟶ 2 977 :
d’acheter ses chevaux, fit venir l’Anglais et l’usurier, et partagea entre
divers comptes l’argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref
à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/519]]==
les brûler,
les trois dernières lettres d’Anna : le souvenir de leur entretien de la
veille le fit tomber dans une profonde méditation.
Ligne 2 821 ⟶ 3 005 :
Jusqu’ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre
des principes connus
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/520]]==
et admis : Anna était une femme honnête qui, lui ayant
donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus
même que si elle eût été sa femme légitime ; il se serait fait couper la
Ligne 2 846 ⟶ 3 032 :
ce que devait être cette résolution ; au premier moment, son cœur l’avait
poussé à exiger qu’elle quittât son mari ; maintenant il se demandait,
après y avoir réfléchi,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/521]]==
si cette rupture était désirable, et ses
réflexions le jetaient dans la perplexité.
Ligne 2 874 ⟶ 3 062 :
définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à
s’occuper de ses plaisirs.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/522]]==
Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l’ambition
Ligne 2 899 ⟶ 3 088 :
Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher
dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d’esprit
qui succédait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/523]]==
toujours chez lui au règlement de ses affaires ; cette fois
encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid,
s’habilla, et s’apprêta à sortir.
Ligne 2 933 ⟶ 3 124 :
de ne pas être encore venu le voir.
« J’en suis
Le colonel Gritzky occupait une grande maison
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/524]]==
seigneuriale ; quand Wronsky
arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas ; les
chanteurs du régiment, en sarraus d’été, se tenaient debout dans la
Ligne 2 962 ⟶ 3 155 :
Comme Serpouhowskoï descendait l’escalier, il aperçut Wronsky, et un
sourire de contentement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/525]]==
illumina son visage ; il fit un signe de tête en
levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut
affectueux, qu’il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un
Ligne 2 992 ⟶ 3 187 :
en triomphe ; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa
lui-même une danse de caractère devant les chanteurs ; après quoi, un
peu las, il s’assit sur un banc
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/526]]==
dans la cour, et démontra à Yashvine la
supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de
cavalerie, et la gaieté se calma un moment ; Serpouhowskoï alla se laver
Ligne 3 020 ⟶ 3 217 :
« Moi, je n’espérais pas tant, à parler franchement ; mais je suis content,
très content ; je suis ambitieux, c’est une faiblesse, je ne m’en cache pas.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/527]]==
— Tu t’en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.
Ligne 3 049 ⟶ 3 247 :
— Je ne dis pas que cela me suffise.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/528]]==
— Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires.
Ligne 3 060 ⟶ 3 259 :
— Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l’idée qu’on pût le
soupçonner d’une semblable bêtise. Tout cela,
qui a toujours été sera toujours. Il n’y a pas de communistes, mais des
gens qui ont besoin d’inventer un parti dangereux quelconque, par esprit
Ligne 3 075 ⟶ 3 274 :
n’attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but
est de leur assurer une position officielle et certains appointements.
suis peut-être pire, ou plus bête qu’eux, ce qui n’est pas
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/529]]==
certain, mais
en tout cas j’ai comme toi l’avantage important d’être plus difficile à
acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires. »
Ligne 3 106 ⟶ 3 307 :
Serpouhowskoï, comme s’il eût deviné sa pensée. C’est pourquoi je tenais à
causer avec toi. J’admets ton premier refus, mais je te demande pour
l’avenir
cependant pourquoi
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/530]]==
ne le ferais-je pas : n’as-tu pas été souvent le mien ?
Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi ''carte blanche'', et je
t’entraînerai sans que cela y paraisse.
Ligne 3 119 ⟶ 3 322 :
délicatesse qu’il mettrait à toucher l’endroit sensible), mais je suis
marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n’a connu que sa femme et
l’a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu
— Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s’était montré à la porte
Ligne 3 132 ⟶ 3 335 :
l’aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C’est là ce
que j’ai éprouvé en me mariant ; mes mains sont tout à coup devenues libres ;
mais traîner ce fardeau sans le mariage, c’est
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/531]]==
se rendre incapable de
toute action. Regarde Masonkof, Kroupof… Grâce aux femmes, ils ont perdu
leur carrière !
Ligne 3 148 ⟶ 3 353 :
— Peut-être, mais pense à ce que je t’ai dit, et n’oublie pas ceci : Les
femmes sont toutes plus matérielles que les hommes ; nous avons de l’amour
une conception grandiose, elles restent toujours terre à
de suite, — dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre ; mais
celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.
Ligne 3 158 ⟶ 3 363 :
« J’ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.
— Alors adieu, tu me donnes
trouverai à Pétersbourg. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/532]]==
Ligne 3 191 ⟶ 3 398 :
Ce qu’il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère
pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des
maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/533]]==
contours des
palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les
rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu’aucun souffle de
Ligne 3 206 ⟶ 3 415 :
sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture ;
et il se représenta Anna telle qu’il l’avait vue la dernière fois. « Plus
je vais, plus je l’aime ! .. Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où
peut-elle bien être ? Pourquoi m’a-t-elle écrit un mot sur la lettre de
Betsy ? » C’était la première fois qu’il y songeait ; mais il n’avait pas
Ligne 3 216 ⟶ 3 425 :
et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à
ses mouvements et à sa respiration.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/534]]==
Quand ils furent près l’un de l’autre, elle lui prit vivement la main :
Ligne 3 240 ⟶ 3 450 :
« Je ne t’ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et
parlant rapidement, qu’en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch,
je lui ai tout
femme,
Il l’écoutait, penché vers elle, comme s’il eût voulu adoucir l’amertume
Ligne 3 249 ⟶ 3 459 :
« Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû
souffrir ! » Mais elle n’écoutait pas et cherchait à deviner les pensées
de son
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/535]]==
amant ; pouvait-elle imaginer que l’expression de ses traits se
rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu’il venait
d’entendre ; au duel, qu’il croyait dorénavant inévitable ! jamais Anna
Ligne 3 266 ⟶ 3 478 :
« Je n’ai pas souffert, cela s’est fait de soi-même, dit-elle avec une
certaine irritation, et
son mari.
Ligne 3 274 ⟶ 3 486 :
— Pourquoi me dis-tu cela ? puis-je en douter ? dit-elle. Si j’en
doutais…
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/536]]==
— Qui vient là ? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui
venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-
entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.
Ligne 3 291 ⟶ 3 504 :
le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait
en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l’air,
attendrait que celui-ci tirât sur lui ;
lui traversèrent l’esprit : « Mieux vaut ne pas s’enchaîner. » Comment faire
entendre cela à Anna ?
Ligne 3 299 ⟶ 3 512 :
dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce
qu’elle avait attendu de lui ; son dernier espoir s’évanouissait.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/537]]==
« Tu vois quel homme cela fait ? dit-elle d’une voix tremblante.
— Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n’en suis pas
Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui
donner le temps d’expliquer sa pensée. Je n’en suis pas fâché parce qu’il
Ligne 3 315 ⟶ 3 529 :
« Cela ne peut durer ainsi. J’espère maintenant que tu le quitteras, et que
tu me permettras — ici il rougit et se troubla — de songer à l’organisation
de notre vie commune ;
Elle ne le laissa pas achever :
Ligne 3 331 ⟶ 3 545 :
— Humiliante ! ne dis pas cela, ce mot n’a pas de sens pour moi,
murmura-t-elle d’une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je
t’ai aimé, tout dans la vie s’est transformé pour moi :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/538]]==
rien n’existe à mes
yeux en dehors de ton amour ; s’il m’appartient toujours, je me sens à une
hauteur où rien ne peut m’atteindre. Je suis fière de ma situation parce
désespoir étouffaient sa voix. Elle s’arrêta en sanglotant.
Ligne 3 360 ⟶ 3 576 :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/539]]==
Ligne 3 383 ⟶ 3 601 :
blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait
prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait
les membres de la commission à crier plus fort les
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/540]]==
uns que les autres, en
s’interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à
l’ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d’une voix
Ligne 3 407 ⟶ 3 627 :
Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que
ce mardi était le jour fixé
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/541]]==
pour le retour de sa femme ; aussi fut-il
désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu’elle
était arrivée.
Ligne 3 431 ⟶ 3 653 :
et l’invita à s’asseoir.
« Je suis très content de vous savoir rentrée, »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/542]]==
dit-il en s’asseyant près
d’elle avec le désir évident de parler, mais en s’arrêtant chaque fois
qu’il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à
Ligne 3 459 ⟶ 3 683 :
l’ignorer ; toutes les femmes n’ont pas comme vous la bonté de se hâter
de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot
« agréable ».) J’ignore tout tant que le
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/543]]==
monde n’en sera pas averti, ni mon
nom déshonoré. C’est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent
rester ce qu’elles ont toujours été ; je ne chercherai à mettre mon honneur
Ligne 3 473 ⟶ 3 699 :
leurs relations.
« Je ne puis être votre femme, quand
Karénine eut un rire froid et mauvais.
Ligne 3 490 ⟶ 3 716 :
— Alexis Alexandrovitch, qu’exigez-vous de moi ?
— J’exige de ne jamais rencontrer cet homme.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/544]]==
J’exige que vous vous
comportiez de telle sorte que ''ni le monde ni nos gens'' ne puissent vous
accuser ; j’exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble
que ce n’est pas beaucoup demander. Je n’ai rien de plus à vous dire ; je
Ligne 3 517 ⟶ 3 745 :
à faucher ; le lendemain, c’était une nouvelle machine à faner qu’on
brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une
paire d’ailes battre
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/545]]==
au-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues
perfectionnées qu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on
laissait paître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la
Ligne 3 542 ⟶ 3 772 :
n’a pas réussi à en épouser un autre », se disait-il, et cette pensée la
lui rendait presque odieuse. « Ah ! si Daria Alexandrovna ne m’avait pas
peut-être
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/546]]==
arrangé, mais désormais c’est impossible,… impossible ! »
Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty,
Ligne 3 572 ⟶ 3 804 :
Il n’y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes
postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin,
il fit halte
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/547]]==
chez un riche paysan ; celui-ci, un vieillard chauve, bien
conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit
la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka ;
Ligne 3 600 ⟶ 3 834 :
« Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan
en s’approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/548]]==
examiner la cour et les dépendances. Il s’arrête aussi chez nous en
passant. »
Ligne 3 632 ⟶ 3 868 :
enfants et deux ouvriers.
Le vieux se lamentait, assurait que tout allait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/549]]==
mal, mais c’était par
convenance, car il cachait difficilement l’orgueil que lui inspiraient
son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la
Ligne 3 663 ⟶ 3 901 :
Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il
vit toute la famille à table ; les femmes servaient debout. Un grand beau
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/550]]==
garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le
monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une
Ligne 3 690 ⟶ 3 930 :
et sa façon de vivre et d’agir. Il méprisait la noblesse, qu’il accusait
d’être hostile à l’émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont
le détestable
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/551]]==
gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie ;
et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge
dont il s’acquittait consciencieusement ; jamais il ne voyageait sans
Ligne 3 713 ⟶ 3 955 :
La chasse à laquelle son hôte l’emmena fut médiocre ; les marais étaient à
sec, et les bécasses rares ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/552]]==
Levine marcha toute la journée pour rapporter
trois pièces ; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une
humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait
Ligne 3 739 ⟶ 3 983 :
— Vous y donnez vous-même des leçons ? demanda Levine en regardant comme un
coupable du côté du corsage ouvert.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/553]]==
— J’en ai donné et j’en donne encore, mais nous avons une maîtresse
Ligne 3 771 ⟶ 4 016 :
« N’était l’argent dépensé et le mal qu’on s’est donné, mieux vaudrait
abandonner ses terres, et s’en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/554]]==
« Belle Hélène » à l’étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure
intelligente s’éclaira d’un sourire.
Ligne 3 781 ⟶ 4 028 :
un désordre incroyables ! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup
d’entre eux n’ont plus ni cheval ni vache ; ils crèvent de faim. Essayez
cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,
ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le
juge de paix.
Ligne 3 790 ⟶ 4 037 :
— Moi, me plaindre ? pour rien au monde ! Vous savez bien l’histoire de la
fabrique ? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là
et sont partis. On a eu recours au juge de
a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune ;
là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N’était le
starchina
— Il me semble cependant qu’aucun de nous n’en vient là : ni moi, ni Levine,
ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/555]]==
— Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s’y prend pour faire
marcher ses affaires ; est-ce là vraiment une administration
dit le vieux en ayant l’air de se faire gloire du mot
— Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch ;
Ligne 3 811 ⟶ 4 056 :
disant : « Attention, enfants : je vous aide, il faut que vous m’aidiez à
votre tour, pour semer, faucher ou moissonner », et nous convenons de tout
en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans
Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales ; il échangea
Ligne 3 825 ⟶ 4 070 :
pour un, elle en rend trois maintenant. L’émancipation a ruiné la Russie. »
Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/556]]==
mais celui-ci écoutait
attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu’elles résultaient de
réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de
Ligne 3 832 ⟶ 4 079 :
« Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire : Prenez
les réformes de Pierre, de Catherine, d’Alexandre. Prenez l’histoire
européenne elle-
qu’il a fallu user d’autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été
introduite autrement que par la force ? A-t-on toujours labouré avec
Ligne 3 851 ⟶ 4 098 :
« La voilà, cette force élémentaire », pensa Levine.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/557]]==
— Mais avec vos ouvriers.
Ligne 3 877 ⟶ 4 125 :
l’agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je
prétends qu’elle était alors dans un état fort misérable. Nous n’avons
jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/558]]==
bonne administration ; nous
ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas
plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.
Ligne 3 909 ⟶ 4 159 :
— Voilà qui est vrai ! confirma le vieux propriétaire avec un rire
satisfait.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/559]]==
— Et je ne suis pas le seul, continua Levine ; j’en appelle à tous ceux qui
Ligne 3 934 ⟶ 4 186 :
— La rente doit exister cependant. C’est une loi.
— Alors c’est que nous sommes hors la loi ; pour nous, ce mot de
n’explique et n’éclaircit rien ; au contraire, il embrouille tout ; dites-moi
comment la
— Ne prendriez-vous pas du lait caillé ? Macha,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/560]]==
envoie-nous du lait
caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme ;
les framboises durent longtemps cette année. »
Ligne 3 965 ⟶ 4 219 :
travail ? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du
lait caillé et fumé une cigarette. N’avons-nous pas la commune avec la
caution solidaire, ce reste de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/561]]==
barbarie, qui d’ailleurs tombe peu à peu
de lui-même ? Et maintenant que le servage est aboli, n’avons-nous pas
toutes les formes du travail libre, l’ouvrier à l’année ou à la tâche,
Ligne 3 993 ⟶ 4 249 :
— C’est une question qui occupe les meilleurs esprits ; elle a produit une
littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le
plus avancé de tous,
— J’en ai une idée très vague.
— C’est une manière de dire, vous en savez certainement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/562]]==
aussi long que
moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions
m’ont intéressé, et puisqu’elles vous intéressent aussi, vous devriez vous
Ligne 4 004 ⟶ 4 262 :
— À quoi ont-ils tous abouti ?
—
encore Levine sur la pente fatale où il s’obstinait en voulant sonder le
fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.
Ligne 4 029 ⟶ 4 287 :
Swiagesky prit les volumes, puis s’installa dans un fauteuil à bascule.
« Que regardez-vous là ? demanda-t-il à Levine
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/563]]==
qui, arrêté devant la table
ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous
tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que
Ligne 4 038 ⟶ 4 298 :
bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne
l’intéressait-il ? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda
involontairement : « Et après ? » Il n’y avait rien
était curieuse et Swiagesky jugea inutile d’expliquer en quoi elle
l’intéressait spécialement.
Ligne 4 058 ⟶ 4 318 :
— Quoi d’étonnant ? Notre peuple est si peu développé, moralement et
matériellement, qu’il doit s’opposer à tout progrès. Si les choses
marchent en Europe, c’est grâce à la civilisation qui y règne :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/564]]==
par
conséquent l’essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.
Ligne 4 086 ⟶ 4 348 :
— Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles
sottises…
— Non, interrompit Levine contrarié, ce sont
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/565]]==
vos écoles, comme remède
pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L’essentiel ne
serait-il pas de guérir d’abord la misère ?
Ligne 4 116 ⟶ 4 380 :
Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses
inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes,
méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,
ses propres déceptions, tant d’impressions diverses produisaient dans son
âme une sorte d’agitation et d’attente inquiète. Il se coucha, et passa
une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/566]]==
partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du
vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa
tête ; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux
Ligne 4 145 ⟶ 4 411 :
fait jusque-là était absurde et improductif. L’intendant assura l’avoir
souvent répété sans être écouté ; mais lorsque Levine en vint à une
proposition d’association avec les paysans, il prit un
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/567]]==
air mélancolique,
et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et
de commencer le second labour. L’heure n’était pas propice aux longues
Ligne 4 171 ⟶ 4 439 :
n’entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils
convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l’extirpateur avait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/568]]==
du bon ; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s’en servir. Quelque
regret qu’éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l’avantage
Ligne 4 179 ⟶ 4 449 :
Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie,
au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le
berger Ivan se forma un
chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof,
un charpentier intelligent, qui s’adjoignit six familles de paysans ; et
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fin de l’année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d’excellents
résultats.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/569]]==
Vers la fin d’août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le
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==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/570]]==
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Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle
Cherbatzky ! »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/571]]==
Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit
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— Quelles affaires ? N’avez-vous pas assez donné aux paysans ? Aussi ils
disent : « Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l’Empereur ! »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/572]]==
Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d’eux ?
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Cette observation, venant à l’appui des pensées qui s’étaient emparées de
lui, froissa Levine ; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit
à travailler ; de temps en temps, il écoutait le petit tintement
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/573]]==
des
aiguilles à tricoter d’Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se
reprenant à retomber dans les idées qu’il voulait chasser.
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rêves les plus intimes, ce qu’il redoutait par-dessus tout.
Tout en se reprochant ses mauvais sentiments,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/574]]==
Levine accourut dans
le vestibule, et lorsqu’il reconnut son frère, épuisé et semblable à
un squelette, il n’éprouva plus qu’une profonde pitié. Debout dans
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Nicolas s’habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna
ses cheveux rudes et rares, et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/575]]==
monta en souriant. Il était d’une humeur
douce et caressante ; son frère l’avait connu ainsi dans son enfance ; il
parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna,
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Levine écoutait et cherchait une réponse qu’il ne pouvait trouver. Nicolas
se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux
de pouvoir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/576]]==
parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de
réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux
hommes se tenaient de si près, qu’ils se devinaient rien qu’au son de
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C’était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable
puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant,
invoquant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/577]]==
indistinctement Dieu ou le diable ; elle était en lui aussi, et
si cette fin inévitable ne venait pas aujourd’hui, elle viendrait demain,
dans trente ans, qu’importe le moment ! Comment n’avait-il jamais songé à
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bonheur était d’attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût
quitté la chambre pour se battre à coups d’oreiller, et rire, rire de si
bon cœur, que la crainte du précepteur elle-même
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/578]]==
ne pouvait arrêter cette
exubérance de gaieté. « Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre
poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai,
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Constantin se sentait coupable d’hypocrisie ; mais il ne pouvait exprimer
ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/579]]==
seraient regardés en face et Constantin n’aurait su que répéter : « Tu vas
mourir, tu vas mourir ! » À quoi Nicolas aurait répondu : « Je le sais, et
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tiraillant sa cravate.
— Mais puisque mes idées n’ont aucun
— Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un
regard étincelant d’irritation, ont du moins l’attrait que j’appellerai
géométrique, d’être claires et logiques. Ce sont peut-être
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/580]]==
des utopies,
mais on comprend qu’il puisse se produire une forme nouvelle de travail si
on parvient à faire table rase du passé, s’il n’y a plus ni propriété ni
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— Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu’il faut
étudier du même point de vue qu’une science naturelle, dont il faut
reconnaître les propriétés
— C’est absolument inutile ; cette force agit d’elle-même et, selon le
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mais que tu y mets des principes.
— Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/581]]==
sujet, répondit Levine, qui
sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.
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vais, nous ne nous reverrons peut-être plus ! » Et les larmes jaillirent de
ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/582]]==
Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune
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FIN DU PREMIER VOLUME
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