« Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II » : différence entre les versions

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{{chapitre|[[Anna Karénine]]|[[Auteur:Léon Tolstoï|Léon Tolstoï]]|Deuxième Partie|}}
 
{{SommaireADroite}}
 
[[en:Anna Karenina/Part Two]]
[[es:Ana Karenina II]]
[[ru:Анна Каренина (Толстой)/Часть II]]
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/217]]==
__TOC__
 
<h3>I</h3>
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sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n’était qu’un reste de
barbarie, et que rien n’était plus naturel que d’ausculter une jeune fille
à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n’y attachait aucune
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/218]]==
attachait aucune
importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui
semblait presque une injure personnelle.
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d’éloquence ; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le
vieux prince s’éloigna pour ne pas trop montrer ce qu’il pensait de tout
cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire ; elle se sentait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/219]]==
ne savait plus que faire ; elle se sentait
bien coupable à l’égard de Kitty.
 
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et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d’or.
 
« Oui, dit-il, mais...mais… »
 
Son confrère s’arrêta respectueusement.
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— Mais vous savez bien qu’il se cache ici quelque cause morale, se permit
de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/220]]==
 
— Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa
montre...montre… Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli,
ou s’il faut encore faire le détour ? demanda-t-il.
 
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allemands n’aillent pas aggraver le mal ; il faut qu’elles suivent
strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui ! elles n’ont qu’à partir. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/221]]==
 
Il regarda encore sa montre.
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sourire une série d’ennuyeuses questions. Elle lui répondit d’abord, puis
enfin, impatientée, se leva :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/222]]==
 
« Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien : voilà la
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elle parla de leurs préparatifs de départ.
 
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/223]]==
 
 
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préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se
méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/224]]==
 
Les soucis d’une nombreuse famille lui imposaient d’ailleurs une charge si
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celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu’il
lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s’y passait de mauvais. Elle
rougit, se
rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/225]]==
pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de
lui tirer un peu les cheveux, et de dire :
 
« Ces bêtes de chignons ! on n’arrive pas jusqu’à sa fille. Ce sont les
cheveux de quelque bonne femme défunte qu’on caresse. Eh bien, Dolinka,
que fait ton <i>''atout</i>'' ?
 
— Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu’il s’agissait de son mari : il est
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« Voilà bien un tour de ta façon ! dit la princesse en s’emportant contre
son mari ; tu as toujours...toujours… » Et elle entama un discours plein de reproches.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/226]]==
 
Le prince prit tranquillement d’abord les réprimandes de sa femme, puis
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Le prince se tut quand il la vit pleurer. « Oui, oui, je sais que, pour toi
aussi, c’est dur ! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n’est pas grand.
Dieu est miséricordieux. Merci, » ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/227]]==
trop ce
qu’il disait dans son émotion ; et, sentant sur sa main le baiser mouillé
de larmes de la princesse, il quitta la chambre.
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dernière fois ? Il l’a dit à Stiva.
 
— Eh bien ? Je ne comprends pas...pas…
 
— Peut-être Kitty l’a-t-elle refusé ? Elle ne vous l’a pas dit ?
 
— Non, elle ne m’a parlé ni de l’un ni de l’autre : elle est trop fière ;
mais je sais que tout cela vient de ce...ce…
 
— Mais songez donc, si elle avait refusé Levine ! je sais qu’elle
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« Je n’y comprends plus rien ! Chacun veut maintenant en faire à sa tête,
on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite...ensuite…
 
— Maman, je vais la trouver.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/228]]==
 
— Vas-y, je ne t’en empêche pas, » répondit la mère.
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Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/229]]==
 
« Il ne vaut pas le chagrin qu’il te cause, continua Daria Alexandrovna en
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— Qui t’a dit cela ? Je suis persuadée qu’il était amoureux de toi, qu’il
l’est encore, mais...mais…
 
— Rien ne m’exaspère comme ces condoléances, » s’écria Kitty en s’emportant
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— Pourquoi me tourmentes-tu ?
 
— Je n’en ai pas l’intention, je te vois triste...triste… »
 
Kitty, dans son emportement, n’entendait rien.
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un homme qui ne m’aime pas.
 
— Ce n’est pas ce que je veux dire...dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/230]]==
la vérité, ajouta
Daria Alexandrovna en lui prenant la main : dis-moi si Levine t’a parlé ? »
 
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Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à une entente
complète ; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/231]]==
avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au
sujet qui les intéressait l’une et l’autre ; Kitty se savait pardonnée,
mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées
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plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées.
Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables : j’ai toujours
l’impression qu’ils prennent ma mesure. Autrefois c’était un plaisir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/232]]==
mesure. Autrefois c’était un plaisir
pour moi d’aller dans le monde, cela m’amusait, j’aimais ta toilette :
maintenant il me semble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise.
Que veux-tu que je te dise ? Le docteur...docteur… eh bien...bien… »
 
Kitty s’arrêta ; elle voulait dire que, depuis qu’elle se sentait ainsi
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==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/233]]==
 
 
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d’Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot ; il
se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d’hommes
intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu’un l’avait surnommé « la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/234]]==
Quelqu’un l’avait surnommé « la
conscience de la société de Pétersbourg ». Karénine appréciait fort cette
coterie, et Anna, dont le caractère souple s’assimilait facilement à son
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princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant
des dépenses au delà de ses moyens ; mais tout changea après son retour de
Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n’alla plus que dans le
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/235]]==
et n’alla plus que dans le
grand monde. C’est là qu’elle éprouva la joie troublante de rencontrer
Wronsky ; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine
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« Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? — lui demanda-t-elle ; puis elle
ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de
lui : — J’admire la seconde vue des amoureux, <i>''elle n’était pas là</i>'', mais
revenez après l’Opéra. »
 
Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/236]]==
Betsy lui répondit d’un
petit signe de tête ; avec un sourire de remerciement, il s’assit près
d’elle.
Ligne 541 ⟶ 578 :
 
— Quel espoir pouvez-vous bien avoir ? dit Betsy en prenant le parti de son
amie : entendons-nous...nous… — Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle
comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.
 
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fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme
mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand,
intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/237]]==
sa lorgnette, regarda
sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache. « Pourquoi
n’êtes-vous pas venu dîner ? lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de
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« C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter,
dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine ; d’ailleurs, je
ne nommerai personne...personne…
 
— Je devinerai, tant mieux.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/238]]==
 
— Écoutez donc : deux jeunes gens en gaîté...gaîté…
 
— Des officiers de votre régiment, naturellement.
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— Traduisez : gris.
 
— C’est possible...possible… vont dîner chez un camarade ; ils étaient d’humeur
fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se
retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant : ils
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questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien
seul : le domestique de leur ami répond à leur question : « Y a-t-il des
<i>''mamselles</i>'' « au-dessus ? » Il y en a beaucoup. — Après le dîner, les jeunes
gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée
à leur inconnue, pleine de protestations passionnées ; ils la montent
eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/239]]==
 
— Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles ? — Après.
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la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir
à mes talents diplomatiques : « Je conviens que leur conduite a été
déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise : ils sont
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/240]]==
ils sont
jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se
repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur. » Le
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et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête
femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de
mauvais garnements, de misé...misé… » Et, les mauvais garnements étant présents,
me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la
diplomatie, et ainsi de suite ; chaque fois que mon affaire est sur le
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— Ah ! ma chère, il faut vous raconter cela ! dit Betsy à une dame qui
entrait dans sa loge. Il m’a tant amusée ! — Eh bien, <i>''Bonne chance</i>'', »
ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait
libres ; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de
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l’œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l’occupait et l’amusait.
Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof,
nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/241]]==
régiment, un gentil garçon et un charmant camarade.
Il s’agissait, et c’était là le point capital, des intérêts du régiment,
car les deux jeunes gens faisaient partie de l’escadron de Wronsky.
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affaire. Le colonel l’avait fait appeler parce qu’il le savait homme
d’esprit et soucieux de l’honneur de son régiment. C’était à la suite de
leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/242]]==
Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était
allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom
et ses aiguillettes d’aide de camp contribueraient à calmer l’offensé ;
Ligne 710 ⟶ 757 :
 
« Vilaine histoire, mais bien drôle ! Kédrof ne peut pourtant pas se battre
avec ce monsieur ! Et comment trouvez-vous Claire ce soir ? Charmante !...
dit-il en parlant d’une actrice française. On a beau la voir souvent, elle
est toujours nouvelle. Il n’y a que les Français pour cela. »
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peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures
arrivèrent, et s’arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande
Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l’immense porte devant
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/243]]==
bruit l’immense porte devant
les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure
rafraîchis, vint recevoir ses convives ; les murs du grand salon étaient
Ligne 749 ⟶ 798 :
de nouveau, — dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans
chignon, habillée d’une robe de soie fanée : c’était la princesse Miagkaïa,
célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l’_Enfantl’''Enfant''
 
terrible_ à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/244]]==
''terrible'' à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les
deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l’un ou dans l’autre, et y
prenant également intérêt. — Trois personnes m’ont dit aujourd’hui cette
Ligne 760 ⟶ 811 :
« Racontez-nous quelque chose d’amusant, mais qui ne soit pas méchant, — dit
l’ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont
surnommé <i>''small talk</i>'' ; elle s’adressait au diplomate.
 
— On prétend qu’il n’y a rien de plus difficile, la méchanceté seule
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« Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV ? dit
quelqu’un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/245]]==
des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait
près de la table.
 
Ligne 792 ⟶ 845 :
 
« Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se
fait un costume de <i>''diable rose</i>'' ?
 
— Est-ce possible ? non, c’est délicieux.
Ligne 808 ⟶ 861 :
 
« Avez-vous été content de la Nilsson ? lui demanda-t-il.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/246]]==
 
— Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare !
Ligne 838 ⟶ 892 :
 
La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire
avec bon sens des choses fort ordinaires, qu’elle ne plaçait pas toujours
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/247]]==
fort ordinaires, qu’elle ne plaçait pas toujours
à propos, comme dans ce cas ; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros
bon sens produisait l’effet des plus fines plaisanteries ; son succès
Ligne 866 ⟶ 922 :
l’amie d’Anna.
 
— Puissiez-vous avoir la pépie[7]<ref>Locution populaire pour faire taire quelqu’un.</ref>, s’écria tout à coup la princesse
Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et
que j’aime ; en revanche, je n’aime pas son mari.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/248]]==
[Note 7 : Locution populaire pour faire taire quelqu’un.]
 
— Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas ? demanda l’ambassadrice. C’est un
Ligne 895 ⟶ 951 :
se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation
générale sur le roi de Prusse.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/249]]==
 
« Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés ? demanda Betsy.
Ligne 913 ⟶ 970 :
plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C’est charmant. Il
est humiliant de l’avouer, mais je dors à l’Opéra, tandis que je m’amuse
aux Bouffes jusqu’à la dernière minute. Aujourd’hui...Aujourd’hui… »
 
Il nomma une actrice française, mais l’ambassadrice l’arrêta avec une
Ligne 926 ⟶ 983 :
 
 
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/250]]==
 
 
Ligne 953 ⟶ 1 012 :
— Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes. »
 
La conversation, que l’entrée d’Anna avait interrompue, vacilla de nouveau,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/251]]==
vacilla de nouveau,
comme le feu d’une lampe prête à s’éteindre.
 
Ligne 986 ⟶ 1 047 :
l’inoculer, pour s’en préserver comme de la petite vérole.
 
— Dans ma jeunesse, j’ai été amoureuse d’un sacristain : je voudrais bien
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/252]]==
sacristain : je voudrais bien
savoir si cela m’a rendu service.
 
Ligne 1 023 ⟶ 1 086 :
 
Anna se leva et s’approcha de Betsy.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/253]]==
 
« Voulez-vous me donner une tasse de thé, » dit-elle en s’appuyant sur sa
Ligne 1 058 ⟶ 1 122 :
— Ce dont vous parliez tout à l’heure était une erreur, non de l’amour.
 
— Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/254]]==
ce mot, ce vilain mot,
— dit Anna en tressaillant ; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot
« <i>''défendu</i>'' » elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait
l’encourager à parler. — Depuis longtemps je voulais m’entretenir avec
vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d’un ton ferme,
Ligne 1 088 ⟶ 1 154 :
mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi
ne faisons qu’un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni
pour vous, ni pour moi dans l’avenir. Je ne vois en perspective que le
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/255]]==
moi dans l’avenir. Je ne vois en perspective que le
malheur, le désespoir ou le bonheur, et quel bonheur ! Est-il vraiment
impossible ? » murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots ; mais
Ligne 1 118 ⟶ 1 186 :
d’une voix tremblante. Voilà votre mari ».
 
Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/256]]==
ce moment au salon avec son
air calme et sa démarche disgracieuse.
 
Ligne 1 146 ⟶ 1 216 :
se laissa distraire de l’intéressante conversation qu’il avait entamée.
 
Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manœuvra de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/257]]==
ses amis, manœuvra de
façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis
Alexandrovitch, et s’approcha d’Anna.
Ligne 1 160 ⟶ 1 232 :
Au bout d’une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de
rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu’elle voulait rester à
souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit...partit…
 
Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable,
Ligne 1 173 ⟶ 1 245 :
l’amitié que je demande : pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu
dans ce mot qui vous déplaît si fort : l’amour.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/258]]==
 
— L’amour, » répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à
Ligne 1 184 ⟶ 1 257 :
 
Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume
de sa main que <i>''ses</i>'' doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la
conviction bienheureuse que cette soirée l’avait plus rapproché du but
rêvé que les deux mois précédents.
Ligne 1 202 ⟶ 1 275 :
son cabinet, s’y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l’endroit
marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu’à
une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/259]]==
temps il passait la main sur son front et
secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l’heure
habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n’était pas encore rentrée.
Ligne 1 225 ⟶ 1 300 :
de la vie que dans la sphère de son service officiel ; l’impression qu’il
éprouvait maintenant était celle d’un homme passant tranquillement sur un
pont au-dessus d’un précipice, et s’apercevant tout à coup que le pont est
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/260]]==
tout à coup que le pont est
démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la
vie réelle, et le pont, l’existence artificielle qu’il avait seule connue
Ligne 1 242 ⟶ 1 319 :
couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir ;
mais que lui dire ? et quel parti prendre ? Que s’est-il passé, au bout du
compte ? rien. Elle a causé longtemps avec lui...lui… mais avec qui une femme
ne cause-t-elle pas dans le monde ? Me montrer jaloux pour si peu serait
humiliant pour nous deux. »
Ligne 1 250 ⟶ 1 327 :
se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il
crut entendre une voix lui murmurer : « Puisque d’autres ont paru étonnés,
c’est qu’il y a là quelque chose..... Oui, il faut couper court à tout
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/261]]==
cela, prendre un parti..... lequel ? »
y a là quelque chose… Oui, il faut couper court à tout
cela, prendre un parti… lequel ? »
 
Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne
Ligne 1 275 ⟶ 1 354 :
me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m’immiscer en
ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme : c’est l’affaire de sa
conscience et le domaine de la religion, » se dit-il, tout soulagé d’avoir
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/262]]==
tout soulagé d’avoir
trouvé une loi qu’il pût appliquer aux circonstances qui venaient de
surgir.
Ligne 1 301 ⟶ 1 382 :
Alexandrovitch s’arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme
montaient l’escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant
ses doigts pour les faire craquer encore : une jointure craqua. Quoique
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/263]]==
une jointure craqua. Quoique
satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui
allait se passer.
Ligne 1 331 ⟶ 1 414 :
réellement avoir envie de dormir ; elle se sentait soutenue, poussée par
une force invisible et revêtue d’une impénétrable armure de mensonge.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/264]]==
 
« Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.
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oiseuses.
 
« Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n’y comprenait absolument
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/265]]==
comprenait absolument
rien, et n’attachait d’importance qu’à une partie de la phrase. Tantôt il
t’est désagréable que je m’ennuie, et tantôt que je m’amuse. Je ne me suis
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tu as produite, — ce n’est pas moi, c’est tout le monde qui l’a remarqué,
— tu n’as pas eu une tenue convenable.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/266]]==
 
— Décidément je n’y suis plus, » dit Anna en haussant les épaules.
Ligne 1 415 ⟶ 1 502 :
dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières
épingles.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/267]]==
 
— Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe
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« Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle :
explique-moi ce que tu trouves...trouves…
 
— Permets-moi d’achever. Je t’aime, mais je ne parle pas pour moi ; les
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chambre à coucher.
 
Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/268]]==
Ses lèvres étaient serrées
d’un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant
toujours qu’il lui parlerait ; elle le craignait et le désirait tout à la
Ligne 1 474 ⟶ 1 564 :
 
Rien n’était changé extérieurement, mais leurs rapports l’étaient du tout
au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s’agissait des affaires
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/269]]==
si fort quand il s’agissait des affaires
de l’État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête
baissée et résigné comme un bœuf à l’abattoir. Lorsque ces pensées lui
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le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait
se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n’était pas sur ce
ton-là que les choses qu’il avait à dire pouvaient être exprimées...exprimées…
 
 
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« Anna, Anna ! disait-il d’une voix émue, Anna, au nom du ciel ! » Mais plus
il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière
et si gaie,
et si gaie, maintenant si humiliée ! elle l’aurait abaissée jusqu’à terre,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/270]]==
maintenant si humiliée ! elle l’aurait abaissée jusqu’à terre,
du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s’il ne
l’avait soutenue.
Ligne 1 526 ⟶ 1 620 :
appartenait pour toujours était celle de son complice : elle souleva cette
main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage
qu’elle cachait sans vouloir parier. Enfin elle se leva avec effort et le
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/271]]==
parler. Enfin elle se leva avec effort et le
repoussa :
 
« Tout est fini ; il ne me reste plus que toi, ne l’oublie pas. — Comment
oublierai-je ce qui fait ma vie ! Pour un instant de ce bonheur...bonheur…
 
— Quel bonheur ! s’écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur
Ligne 1 553 ⟶ 1 649 :
 
« Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/272]]==
 
En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses
Ligne 1 579 ⟶ 1 676 :
je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma
douleur d’aujourd’hui : le temps passera et j’y deviendrai indifférent. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/273]]==
 
Mais trois mois s’écoulèrent et l’indifférence ne venait pas, et comme aux
Ligne 1 603 ⟶ 1 701 :
 
Le temps et le travail firent cependant leur œuvre ; les impressions
pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/274]]==
par les événements importants (malgré
leur apparence modeste) de la vie de campagne ; chaque semaine emporta
quelque chose du souvenir de Kitty ; il en vint même à attendre avec
Ligne 1 627 ⟶ 1 727 :
En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine
entreprit pendant l’hiver une étude sur l’économie rurale, étude dans
laquelle il
laquelle il partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/275]]==
partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur
est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol ; la science
agronomique, selon lui, devait tenir compte au même degré de ces trois
Ligne 1 653 ⟶ 1 755 :
débâcle, les torrents dont les eaux écumeuses et troublées s’échappaient
avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard
se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et le printemps,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/276]]==
le printemps,
le vrai printemps, paraître éblouissant. Le lendemain matin, un soleil
brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient
Ligne 1 677 ⟶ 1 781 :
était vraiment revenu.
 
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/277]]==
 
 
Ligne 1 704 ⟶ 1 810 :
 
Les nouveau-nés de l’année étaient d’une beauté peu commune ; les plus âgés
avaient déjà la taille d’une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/278]]==
d’une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de
trois mois, était de la grandeur des génisses d’un an. Levine les admira
et donna l’ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance
Ligne 1 729 ⟶ 1 837 :
 
« Pourquoi le charpentier n’est-il pas à la machine ?
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/279]]==
 
— C’est ce que je voulais dire, Constantin Dmitritch ; il faut réparer les
Ligne 1 763 ⟶ 1 873 :
d’apprendre qu’au lieu de vingt-quatre déciatines on n’en ensemençait que
six ; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l’avait convaincu
de la nécessité de semer le trèfle aussitôt que possible, presque sur la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/280]]==
aussitôt que possible, presque sur la
neige, et il n’y arrivait jamais.
 
— Nous manquons d’ouvriers, que voulez-vous qu’on fasse de ces gens-là ?
Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon...Simon…
 
— Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.
Ligne 1 775 ⟶ 1 887 :
— Où sont-ils donc tous ?
 
— Il y en a cinq à la <i>''compote</i>'' (l’intendant voulait dire au compost),
quatre à l’avoine qu’on remue : pourvu qu’elle ne tourne pas, Constantin
Dmitritch ! »
Ligne 1 795 ⟶ 1 907 :
mettre en colère.
 
« Ignat ! — cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/281]]==
retroussées, lavait la
calèche près du puits. — Selle-moi un cheval.
 
Ligne 1 824 ⟶ 1 938 :
 
« Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/282]]==
 
— Et pourquoi ne l’aurions-nous pas ?
Ligne 1 846 ⟶ 1 961 :
 
— Ne dirait-on pas que vous dormez trop ? Quant à nous, nous préférons
travailler sous l’oeill’œil du maître.
 
— Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j’irai voir moi-même, dit-il
Ligne 1 857 ⟶ 1 972 :
 
Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et
tirait sur la bride dans sa joie de quitter l’écurie, Levine sortit de la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/283]]==
de quitter l’écurie, Levine sortit de la
cour boueuse, et partit en pleins champs.
 
Ligne 1 879 ⟶ 1 996 :
et trois consacrées à la culture fourragère ; construire une vacherie dans
la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang ; avoir des
clôtures portatives pour le bétail afin d’utiliser l’engrais sur les
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/284]]==
le bétail afin d’utiliser l’engrais sur les
prairies ; arriver ainsi à cultiver trois cents déciatines de froment,
cent déciatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans
épuiser la terre...terre…
 
Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à
Ligne 1 902 ⟶ 2 021 :
— Fais-moi le plaisir d’obéir sans raisonner, répondit Levine.
 
— J’y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête...tête…
— Quelles semailles ! Constantin Dmitritch ! ajouta-t-il pour rentrer en
grâce, rien de plus beau ! mais on n’avance pas facilement ! la terre est si
lourde qu’on traîne un poud à chaque pied.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/285]]==
 
— Pourquoi le trèfle n’a-t-il point été criblé ? demanda Levine.
Ligne 1 938 ⟶ 2 058 :
— Nous vous remercions humblement ; nous serions contents, même sans cela. »
 
Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l’année
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/286]]==
de trèfle de l’année
précédente, puis celui qu’on labourait pour le blé d’été.
 
Ligne 1 964 ⟶ 2 086 :
 
« Quelqu’un arrive du chemin de fer, pensa-t-il : c’est l’heure du train de
Moscou...Moscou… Qui peut venir ? Serait-ce mon frère Nicolas ? Ne m’a-t-il pas dit
qu’au lieu d’aller à l’étranger, il viendrait peut-être chez moi ? »
 
Il eut peur un moment que cette arrivée n’interrompît ses plans de
printemps ; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt,
dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/287]]==
joie
attendrie, que c’était bien lui que la clochette annonçait.
 
Ligne 2 003 ⟶ 2 127 :
cigares. Levine se rendit ensuite chez l’intendant pour lui faire ses
observations sur le trèfle et le labourage.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/288]]==
 
Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l’honneur de la maison, l’arrêta au
Ligne 2 031 ⟶ 2 156 :
agricoles, ses remarques sur les livres qu’il avait lus, et surtout l’idée
fondamentale du travail qu’il avait entrepris d’écrire, lequel, sans qu’il
s’en
s’en doutât, était la critique de tous les ouvrages d’économie rurale.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/289]]==
doutât, était la critique de tous les ouvrages d’économie rurale.
Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus
particulièrement cordial cette fois ; Levine crut même remarquer une
Ligne 2 053 ⟶ 2 180 :
et servir de guide dans le choix des procédés économiques ? Je suis un
profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses
applications auront une influence sur le travailleur.....travailleur…
 
— Oui, mais attends ; je ne parle pas d’économie politique, mais d’économie
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/290]]==
politique, mais d’économie
rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les
phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l’ouvrier au
point de vue économique et ethnographique.....ethnographique… »
 
Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.
Ligne 2 088 ⟶ 2 217 :
 
— Oui ; le connais-tu ?
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/291]]==
 
— Certainement, j’ai eu affaire à lui <i>''positivement et définitivement !</i> '' »
 
Stépane Arcadiévitch se mit à rire. « Positivement et définitivement »
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— C’est peut-être que j’apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop
vivement ce que je n’ai pas, » répondit Levine en pensant à Kitty.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/292]]==
 
Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.
Ligne 2 147 ⟶ 2 278 :
— Ce n’est pas la peine de l’étudier alors.
 
— Oh si ! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/293]]==
consistait à chercher la vérité et non à la trouver... »
qui a dit que le bonheur
consistait à chercher la vérité et non à la trouver… »
 
Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait
Ligne 2 177 ⟶ 2 310 :
on entendait l’eau s’écouler à petit bruit en nombreux ruisselets ; les
oiseaux gazouillaient en voltigeant d’un arbre à l’autre. Par moments, le
silence semblait complet ; on entendait alors le bruissement des feuilles
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/294]]==
alors le bruissement des feuilles
sèches remuées par le dégel ou par l’herbe qui poussait.
 
Ligne 2 204 ⟶ 2 339 :
sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. « Tchik, tchik ; » Stépane
Arcadiévitch armait son fusil.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/295]]==
 
« Qu’est-ce qui crie là ? demanda-t-il en attirant l’attention de son
Ligne 2 231 ⟶ 2 368 :
gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le
plaisir.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/296]]==
 
— Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un
Ligne 2 242 ⟶ 2 380 :
sur elles-mêmes et tombèrent.
 
... La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces,
et Levine également deux, dont l’une ne se retrouva pas. Le jour baissait
de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant,
Ligne 2 258 ⟶ 2 396 :
 
« Attendons encore, répondit Levine.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/297]]==
 
— Comme tu voudras. »
Ligne 2 272 ⟶ 2 411 :
et les médecins l’envoient à l’étranger. On craint même pour sa vie.
 
— Que dis-tu là ? cria Levine. Malade....Malade…, mais qu’a-t-elle ? Comment.....Comment… »
 
Pendant qu’ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le
Ligne 2 285 ⟶ 2 424 :
pattes minces, et tomba dans le fourré.
 
« Voilà qui est bien ! ensemble.....ensemble… s’écria Levine courant avec Laska à
la recherche du gibier ; qu’est-ce donc qui m’a fait tant de peine tout
à l’heure ? Ah oui ! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire ? c’est
triste !
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/298]]==
 
— Je l’ai trouvée ! Bonne bête ! » fit-il en prenant l’oiseau de la gueule de
Ligne 2 320 ⟶ 2 460 :
 
— Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d’un air sombre.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/299]]==
 
— Comment cela, pour rien ? dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de
Ligne 2 340 ⟶ 2 481 :
fois en dix ans qu’ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois
mots du vocabulaire campagnard qu’ils appliquent à tort et à travers,
s’imaginent qu’ils connaissent le sujet à fond ; « il y aura 30 sagènes »...
il parle sans savoir un mot de ce qu’il avance. — Je ne me permets pas
de t’en remontrer quand il s’agit des paperasses de ton administration,
Ligne 2 347 ⟶ 2 488 :
D’abord as-tu compté tes arbres ?
 
— Comment cela, compter mes arbres ? dit en riant Stépane Arcadiévitch,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/300]]==
riant Stépane Arcadiévitch,
cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur.
Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu’un génie
y parvienne…
y parvienne...
 
— C’est bon, c’est bon. Je te réponds que le génie de Rébenine y parvient ;
Ligne 2 375 ⟶ 2 518 :
Une télègue solide, et solidement attelée d’un cheval bien nourri, était
arrêtée devant le perron ; le gros commis de Rébenine, serré dans son
caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/301]]==
entré dans la
maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine
était un homme d’âge moyen, grand et maigre, portant moustaches ; son
Ligne 2 400 ⟶ 2 545 :
mangeable, un volatile pareil.
 
— Veux-tu passer dans mon cabinet ? dit Levine en français... Entrez dans
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/302]]==
en français… Entrez dans
mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.
 
Ligne 2 413 ⟶ 2 560 :
dédain qu’il avait eu pour la bécasse.
 
« Eh bien !... avez-vous apporté l’argent ? demanda Stépane Arcadiévitch.
 
— Nous ne serons pas en retard pour l’argent, mais nous sommes venus
Ligne 2 422 ⟶ 2 569 :
— On peut bien s’asseoir, dit Rébenine en s’asseyant et en s’appuyant
au dossier d’un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder
quelque chose, prince : ce serait péché que de ne pas le faire...faire… Quant à
l’argent, il est tout prêt, définitivement jusqu’au dernier kopeck ; de ce
côté-là, il n’y aura pas de retard. »
Ligne 2 429 ⟶ 2 576 :
la chambre, s’arrêta aux dernières paroles du marchand :
 
« Vous achetez le bois à vil prix, dit-il : il est venu me trouver trop
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/303]]==
me trouver trop
tard. Je l’aurais engagé à en demander beaucoup plus. »
 
Ligne 2 459 ⟶ 2 608 :
« Le bois est à moi, s’il vous plaît, et il fit rapidement un signe de
croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà
comment Rébenine entend les affaires ; il ne compte pas ses kopecks,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/304]]==
kopecks,
bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d’un air mécontent.
 
Ligne 2 483 ⟶ 2 634 :
Ignatich ?
 
— Hé ! hé !... »
 
 
Ligne 2 493 ⟶ 2 644 :
Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de
billets n’ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à
lui faire
lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l’argent
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/305]]==
prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l’argent
en portefeuille ; la chasse avait été bonne ; il était donc parfaitement
heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui
Ligne 2 521 ⟶ 2 674 :
pas la main, pourquoi ?
 
— Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/306]]==
et mon domestique vaut
cent fois mieux que lui.
 
Ligne 2 529 ⟶ 2 684 :
moi, elle me dégoûte.
 
— Décidément, tu es un <i>''rétrograde</i>''.
 
— À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j’étais : je suis tout
Ligne 2 553 ⟶ 2 708 :
s’appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités,
à une vie trop large, je ne dirais rien : vivre en grands seigneurs, c’est
affaire aux nobles, et eux seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/307]]==
seuls s’y entendent. Aussi ne suis-je pas
froissé de voir les paysans acheter nos terres ; le propriétaire ne fait
rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place
de celui qui reste oisif, c’est dans l’ordre. Mais ce qui me vexe et
m’afflige, c’est de voir dépouiller la noblesse par l’effet, comment
dirais-je, de son <i>''innocence</i>''. Ici c’est un fermier polonais qui achète à
moitié prix, d’une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c’est un
marchand qui prend en ferme pour un rouble la déciatine ce qui en vaut
Ligne 2 573 ⟶ 2 730 :
Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu’ils fassent
leurs bénéfices. Au demeurant, c’est une chose sur laquelle il n’y a plus
à revenir....revenir… Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe
Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie. »
 
Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna
et assura n’avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/308]]==
 
« Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe
Ligne 2 599 ⟶ 2 757 :
encore — ces amusantes lumières électriques.
 
— Oui, les lumières électriques, répéta Levine.....Levine… Et ce Wronsky, où
est-il maintenant ? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.
 
— Wronsky ? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à
Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n’est plus revenu à Moscou.
Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s’accoudant à la table placée près de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/309]]==
près de
son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu’éclairaient comme deux
étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le
Ligne 2 610 ⟶ 2 770 :
rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de
vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n’avoir pas été de l’avant ?
je te disais bien que.....que…, — et il bâilla intérieurement tâchant de ne pas
ouvrir la bouche.
 
Ligne 2 631 ⟶ 2 791 :
aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti
de la poussière grâce à l’intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/310]]==
sait avec qui. Oh non ! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui
peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes,
Ligne 2 648 ⟶ 2 810 :
s’amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu’elle le visait. — Tu
n’es pas juste pour Wronsky ; mais il n’est pas question de lui. Je te le
dis franchement : à ta place, je partirais pour Moscou et.....et…
 
— Non ; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s’est passé, et du reste
cela m’est égal.....égal… J’ai demandé Catherine Alexandrovna, et j’ai reçu un
refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.
 
— Pourquoi cela ? quelle folie !
 
— N’en parlons plus. Excuse-moi si tu m’as trouvé malhonnête avec toi.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/311]]==
trouvé malhonnête avec toi.
Maintenant tout est expliqué. »
 
Ligne 2 689 ⟶ 2 853 :
elle-même.
 
Il va sans dire qu’il ne parlait à personne de son amour ; jamais un mot
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/312]]==
amour ; jamais un mot
imprudent ne lui échappait, même lorsqu’il prenait part à quelque débauche
entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait
Ligne 2 713 ⟶ 2 879 :
chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait
la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu’elle sut
que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/313]]==
et le voisinage de
Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière ;
d’ailleurs, au lieu d’être la liaison brillante et mondaine qu’elle aurait
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==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/314]]==
 
 
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« Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte
venir aux courses ; oui certainement, j’irai, » décida-t-il intérieurement ;
et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/315]]==
de cette entrevue,
que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.
 
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Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui
dit :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/316]]==
 
« Vois donc ce que nous pourrions boire.
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— Du vin du Rhin, si tu veux, » répondit celui-ci en tâchant de saisir son
imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de
l’œil.
l’oeil.
 
Voyant qu’il ne bougeait pas, il se leva et dit : « Allons dans la salle de
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— Ah ! »
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/317]]==
 
Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu’il fût
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« Ah oui ! — dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé ;
et il mordit sa moustache en le regardant de son oeilœil noir brillant.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/318]]==
 
— Et toi, qu’as-tu fait ? as-tu gagné ?
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Pétersbourg ; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.
 
« Assez dormir, lève-toi, » dit Yashvine en allant secouer le dormeur par
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/319]]==
secouer le dormeur par
l’épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son
oreiller.
Ligne 2 918 ⟶ 3 096 :
par son domestique.
 
— Où comptes-tu aller ? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/320]]==
en voyant approcher de la
maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka.
 
Ligne 2 928 ⟶ 3 108 :
comprirent aussitôt qu’il allait encore ailleurs.
 
Pétritzky cligna de l’oeill’œil avec une grimace qui signifiait : « nous savons ce
que Bransky veut dire », et continua à chanter.
 
Ligne 2 949 ⟶ 3 129 :
— Je t’assure que je l’ai oublié ; j’ai peut-être vu tout cela en rêve !
Attends, attends, ne te fâche pas ; si tu avais bu comme je l’ai fait hier,
tu ne
tu ne saurais même pas où tu as couché ; je vais tâcher de me rappeler. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/321]]==
saurais même pas où tu as couché ; je vais tâcher de me rappeler. »
 
Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha.
Ligne 2 985 ⟶ 3 167 :
« Voilà mes sauveurs ! » cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus.
Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l’eau-de-vie
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/322]]==
et des concombres salés. « C’est Yashvine qui m’ordonne de boire pour me
rafraîchir.
Ligne 3 016 ⟶ 3 199 :
 
Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux ; il se mit à rire, et,
avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/323]]==
son front, là où ses cheveux devenaient rares,
il sortit et monta en calèche.
 
Ligne 3 041 ⟶ 3 226 :
« Comment va Frou-frou ? demanda Wronsky en anglais.
 
<i>''All right, sir</i>'', répondit l’Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut
ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une
muselière et cela l’agite. Si on l’approche, elle s’inquiétera.
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— J’entrerai tout de même. Je veux la voir.
 
— Allons alors, » répondit avec humeur l’Anglais, toujours sans ouvrir la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/324]]==
toujours sans ouvrir la
bouche ; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l’écurie ; un garçon
de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les
Ligne 3 061 ⟶ 3 248 :
pas été adressée.
 
« C’est le cheval de Mak.., Mak....Mak…, dit l’Anglais sans arriver à prononcer
le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.
 
Ligne 3 072 ⟶ 3 259 :
 
— Dans les courses avec obstacles, tout est dans l’art de monter, dans le
<i>''pluck</i>'', » dit l’Anglais.
 
Le <i>''pluck</i>'', c’est-à-dire l’audace et le sang-froid. Wronsky savait qu’il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/325]]==
Wronsky savait qu’il
n’en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que
personne ne pouvait en avoir plus que lui.
Ligne 3 097 ⟶ 3 286 :
fuseaux ; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs,
on l’aurait dite creusée des deux côtés. Mais, elle avait un mérite qui
faisait oublier tous ces défauts : elle avait de la <i>''race</i>'', du <i>''sang</i>'' comme
disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines
recouvertes d’une peau lisse et douce comme du satin ; sa tête effilée,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/326]]==
et douce <!-- dodue, certainement une erreur dans le scan ou l'édition -->comme du satin ; sa tête effilée,
aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et
mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l’allure de cette jolie
Ligne 3 106 ⟶ 3 297 :
conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d’être compris
par elle tandis qu’il la considérait. Lorsqu’il entra, elle aspira l’air
fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son oeilœil injecté de
sang, chercha à secouer sa muselière, et s’agita sur ses pieds comme mue
par des ressorts.
Ligne 3 125 ⟶ 3 316 :
quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en
parfait état.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/327]]==
 
Mais l’agitation de la jument s’était communiquée à son maître ; lui aussi
Ligne 3 151 ⟶ 3 343 :
pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.
 
<i>''All right</i>'', » répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche,
il se fit conduire à Péterhof.
 
À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin,
s’assombrit tout à fait ; il se mit à pleuvoir.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/328]]==
 
« C’est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche ; il y
Ligne 3 174 ⟶ 3 367 :
chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit
notre sort, c’est nous qui l’avons fait, et nous ne le regrettons pas, se
dit-il en s’unissant à Anna dans le mot <i>''nous</i>''. Mais non, ils entendent
nous enseigner la vie, eux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le bonheur !
ils ne savent pas que, sans cet amour, il n’y aurait pour moi ni joie ni
Ligne 3 182 ⟶ 3 375 :
conscience lui disait qu’ils avaient raison. Son amour pour Anna n’était
pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines
à disparaître en ne laissant d’autres traces que des souvenirs doux ou
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/329]]==
que des souvenirs doux ou
pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation,
toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher,
Ligne 3 196 ⟶ 3 391 :
Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange
sensation de dégoût et de répulsion qu’il ne pouvait définir. Pour qui
l’éprouvait-il ?.... Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le
monde entier ?... Il n’en savait rien. Autant que possible il chassait
cette impression.
 
Ligne 3 209 ⟶ 3 404 :
amour, nous allions nous cacher quelque part, » se dit-il.
 
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/330]]==
 
 
Ligne 3 223 ⟶ 3 420 :
gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l’averse pouvait faire au
champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie,
<i>''elle</i>'' serait seule ; car il savait qu’Alexis Alexandrovitch, revenu
d’un voyage aux eaux depuis quelques jours, n’avait pas encore quitté
Pétersbourg pour la campagne.
Ligne 3 236 ⟶ 3 433 :
 
— Non, je préfère entrer par le jardin. »
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/331]]==
 
La sachant seule, il voulait la surprendre ; il n’avait pas annoncé sa
Ligne 3 243 ⟶ 3 442 :
terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui
l’avaient assiégé en route, les difficultés de sa situation, tout était
oublié ; il ne pensait qu’au bonheur de l’apercevoir bientôt, <i>''elle</i>'' en
réalité, en personne, non plus en imagination seulement. Déjà il montait
les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu’il se
Ligne 3 259 ⟶ 3 458 :
et un peu méfiant de Serge, fixé sur lui ; tantôt il le trouvait
timide, d’autres fois caressant, rarement le même. L’enfant semblait
instinctivement comprendre qu’entre cet homme et sa mère il existait un
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/332]]==
existait un
lien sérieux dont la signification lui échappait.
 
Ligne 3 285 ⟶ 3 486 :
surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de chambre et
un domestique à sa recherche. Vêtue d’une robe blanche, garnie de hautes
broderies, elle était assise dans un angle de la terrasse, cachée par des
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/333]]==
assise dans un angle de la terrasse, cachée par des
plantes et des fleurs, et n’entendit pas venir Wronsky. La tête penchée,
elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins ;
Ligne 3 311 ⟶ 3 514 :
Malgré le calme qu’elle affectait, ses lèvres tremblaient.
 
« Pardonnez-moi d’être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/334]]==
voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le <i>vous</i> impossible et le
passer la journée sans vous
voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le ''vous'' impossible et le
tutoiement dangereux en russe.
 
Ligne 3 340 ⟶ 3 545 :
interrompant son récit ; dites-le, je vous en prie. »
 
Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/335]]==
vers lui ses beaux
yeux ; son regard était plein d’interrogations ; sa main jouait avec une
feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l’expression d’humble
Ligne 3 371 ⟶ 3 578 :
prit la main.
 
Mais elle se trompait en croyant qu’il sentait comme elle. À cette
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/336]]==
comme elle. À cette
nouvelle, l’étrange impression d’horreur qui le poursuivait l’avait saisi
plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu’il souhaitait,
Ligne 3 401 ⟶ 3 610 :
 
— Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue
quelconque ; il s’agit seulement de prendre un parti... Tout vaut mieux que
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/337]]==
de prendre un parti… Tout vaut mieux que
la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est
tourment pour toi : ton mari, ton fils, le monde, tout !
Ligne 3 431 ⟶ 3 642 :
 
« Qu’il le sache ou ne le sache pas, dit-il d’une voix calme mais ferme,
peu importe. Nous ne pouvons, <i>vous</i> ne pouvez rester dans cette situation,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/338]]==
''vous'' ne pouvez rester dans cette situation,
surtout à présent.
 
Ligne 3 444 ⟶ 3 657 :
vous le dire : — et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l’heure
si tendres. « Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle ?
dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot <i>''criminelle</i>'' comme
lui. Je vous avais avertie des suites qu’elle aurait au point de vue de
la religion, de la société et de la famille. Vous ne m’avez pas écouté,
maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et...et… » — elle allait dire
<i>''mon fils</i>'', mais s’arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils. — En
un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les
affaires d’État, qu’il ne peut me rendre la liberté, mais qu’il prendra
Ligne 3 457 ⟶ 3 670 :
Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie
de son mari, prête à lui reprocher intérieurement tout ce qu’elle pouvait
trouver
trouver en lui de mal, avec d’autant moins d’indulgence qu’elle se sentait
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/339]]==
en lui de mal, avec d’autant moins d’indulgence qu’elle se sentait
plus coupable.
 
Ligne 3 473 ⟶ 3 688 :
— Anna ! s’écria-t-il peiné.
 
— Oui, votre maîtresse et perdre tout.....tout… » Elle voulut encore dire _mon
fils_, mais ne put prononcer ce mot.
 
Ligne 3 488 ⟶ 3 703 :
« que deviendra l’enfant ? »
 
« Je t’en supplie, je t’en supplie, dit-elle tout à coup sur un ton tout
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/340]]==
coup sur un ton tout
différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela.
 
Ligne 3 504 ⟶ 3 721 :
si tu ne me parles plus de rien.
 
— Je ne comprends pas.....pas…
 
— Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir ;
Ligne 3 518 ⟶ 3 735 :
faim auquel on aurait donné à manger ! Il oublie qu’il a froid et qu’il est
couvert de guenilles, il n’est pas malheureux. Moi, malheureuse ! Non,
voilà mon bonheur.....bonheur… »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/341]]==
 
La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup
d’oeild’œil autour d’elle, se leva vivement, et porta rapidement ses belles
mains chargées de bagues vers Wronsky qu’elle prit par la tête ; elle le
regarda longuement, approcha son visage du sien, l’embrassa sur les lèvres
Ligne 3 550 ⟶ 3 768 :
qu’instinctive, et lui rappelait seulement ce qu’il avait résolu de faire,
sans que la réflexion intervînt. Il s’approcha de son cocher endormi sur
son siège,
son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/342]]==
le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui
s’élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se
fit conduire chez Bransky ; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque
Ligne 3 575 ⟶ 3 795 :
s’étaient informées de lui.
 
Wronsky s’habilla sans se presser, — car il savait garder son calme, — et se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/343]]==
garder son calme, — et se
fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d’équipages
de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes
Ligne 3 592 ⟶ 3 814 :
« Je ne suis pas en retard ?
 
<i>''All right, all right</i>'', dit l’Anglais, ne vous inquiétez de rien. »
 
Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la
Ligne 3 605 ⟶ 3 827 :
Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la
course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s’affaissait sur sa
selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/344]]==
tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et
trempé de sueur.
 
Ligne 3 630 ⟶ 3 854 :
fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu’il causait avec
son frère d’un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante
d’un homme qui plaisanterait d’une façon inoffensive, et cela à cause des
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/345]]==
d’une façon inoffensive, et cela à cause des
yeux qu’il sentait braqués sur eux.
 
« Je l’ai reçue ; je ne comprends pas de quoi <i>''tu</i>'' t’inquiètes.
 
— Je m’inquiète de ce qu’on m’a fait remarquer tout à l’heure ton absence,
Ligne 3 639 ⟶ 3 865 :
 
— Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu’elles
intéressent directement, — et l’affaire dont tu te préoccupes est telle....telle…
 
— Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne....ne…
 
— Ne t’en mêle pas, — c’est tout ce que je demande. » Alexis Wronsky pâlit,
Ligne 3 649 ⟶ 3 875 :
 
« Je n’ai voulu que te remettre la lettre de notre mère ; réponds-lui
et ne te fais pas de mauvais sang avant la course. — <i>''Bonne chance</i>'', »
ajouta-t-il en français, en s’éloignant.
 
Ligne 3 657 ⟶ 3 883 :
Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi
brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu’à Moscou.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/346]]==
 
« Je suis arrivé d’hier et me voilà ravi d’assister à ton triomphe. — Quand
Ligne 3 688 ⟶ 3 915 :
rectifier à la selle, qu’on appela ceux qui devaient courir pour
leur distribuer leurs numéros d’ordre. Ils approchèrent tous,
sérieux, presque solennels, et plusieurs d’entre eux fort pâles :
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/347]]==
solennels, et plusieurs d’entre eux fort pâles :
ils étaient dix-sept. — Wronsky eut le n° 7.
 
Ligne 3 709 ⟶ 3 938 :
« Montez, vous serez moins agité, » dit-il.
 
Wronsky jeta un dernier coup d’oeild’œil sur ses concurrents : il savait qu’il ne
les verrait plus pendant la course. Deux d’entre eux se dirigeaient déjà
vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs,
Ligne 3 715 ⟶ 3 944 :
de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour
imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc
comme un linge, montait une jument pur sang qu’un Anglais menait par la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/348]]==
montait une jument pur sang qu’un Anglais menait par la
bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l’amour-propre féroce
de Kouzlof, joint à la <i>''faiblesse</i>'' de ses nerfs. Chacun savait qu’il avait
peur de tout, — mais à cause de cette peur, et parce qu’il savait qu’il
risquait de se rompre le cou, et qu’il y avait près de chaque obstacle un
Ligne 3 740 ⟶ 3 971 :
pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en
avançant d’un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument,
agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/349]]==
cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt
à gauche ; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste.
 
Ligne 3 767 ⟶ 4 000 :
— un autre rempli d’eau, — une côte rapide, — une banquette irlandaise
(l’obstacle le plus difficile), c’est-à-dire un remblai couvert de
fascines, derrière lequel un second fossé invisible obligeait le cavalier
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/350]]==
cavalier
à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer ; — après la
banquette, encore trois fossés, dont deux pleins d’eau, — et enfin le but,
Ligne 3 794 ⟶ 4 029 :
dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous,
portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d’émotion.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/351]]==
 
Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même
Ligne 3 822 ⟶ 4 058 :
oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de
Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conservant
toujours la même distance en avant de Frou-frou. Gladiator s’élança à la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/352]]==
Frou-frou. Gladiator s’élança à la
barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wronsky sans
avoir heurté l’obstacle.
Ligne 3 846 ⟶ 4 084 :
sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de
boue ; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là,
tout près, et Wronsky entendait toujours le même galop régulier et la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/353]]==
toujours le même galop régulier et la
respiration précipitée mais nullement fatiguée de l’étalon.
 
Ligne 3 870 ⟶ 4 110 :
 
« Bravo, Wronsky ! » crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses
amis se tenaient près de l’obstacle, et distingua la voix de Yashvine,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/354]]==
l’obstacle, et distingua la voix de Yashvine,
mais sans le voir.
 
« Oh ma charmante ! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se
passait derrière lui....lui… Il a sauté, » se dit-il en entendant approcher le
galop de Gladiator.
 
Ligne 3 895 ⟶ 4 137 :
Wronsky touchait la terre d’un pied : la jument s’affaissa sur ce pied,
et il eut à peine le temps de se dégager qu’elle tomba complètement,
soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et couvert de sueur,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/355]]==
de sueur,
d’inutiles efforts pour se relever ; elle gisait à terre et se débattait
comme un oiseau blessé : par le mouvement qu’il avait fait en selle,
Ligne 3 921 ⟶ 4 165 :
Le cheval avait l’épine dorsale rompue ; il fallut l’abattre. Incapable
de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des
questions qu’on lui adressa ; il quitta le champ de courses, sans relever
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/356]]==
relever
sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir où il allait ; il était
désespéré ! Pour la première fois de sa vie, il était victime d’un malheur
Ligne 3 952 ⟶ 4 198 :
n’avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie ; mais le
ton de persiflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode
dans ses rapports actuels avec sa femme ; sa froideur avait augmenté,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/357]]==
sa froideur avait augmenté,
quoiqu’il ne semblât conserver de cette conversation qu’une certaine
contrariété ; encore n’était-ce guère qu’une nuance, rien de plus.
Ligne 3 978 ⟶ 4 226 :
Si quelqu’un s’était arrogé le droit de lui demander ce qu’il pensait de
la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en
colère,
colère, au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/358]]==
au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air
digne et sévère toutes les fois qu’on lui demandait des nouvelles d’Anna.
Et à force de vouloir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis
Ligne 4 001 ⟶ 4 251 :
Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de
bonheur conjugal, de se demander, en voyant des ménages désunis : « Comment
en arrive-t-on là ? Comment ne sort-on pas à tout prix d’une situation
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/359]]==
d’une situation
aussi absurde ? » Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non
seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne
Ligne 4 027 ⟶ 4 279 :
d’un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui
semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/360]]==
 
Alexis Alexandrovitch, n’ayant pu terminer la lecture de cette brochure
Ligne 4 056 ⟶ 4 309 :
Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné,
l’alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus
d’exercice
d’exercice physique, moins de tension d’esprit, et surtout aucune
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/361]]==
physique, moins de tension d’esprit, et surtout aucune
préoccupation morale ; c’était aussi facile que de ne pas respirer.
 
Ligne 4 083 ⟶ 4 338 :
— Serez-vous aux courses ? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche.
 
— Oui, oui, certainement, cela prend trop de temps, » répondit-il à
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/362]]==
temps, » répondit-il à
quelques mots de Studine qui n’arrivèrent pas jusqu’à lui.
 
Ligne 4 111 ⟶ 4 368 :
 
« C’est un peu tôt pour Betsy, » pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre,
elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/363]]==
et dans la voiture le chapeau noir et les
oreilles bien connues d’Alexis Alexandrovitch.
 
Ligne 4 140 ⟶ 4 399 :
 
« Servez le thé et prévenez Serge qu’Alexis Alexandrovitch est arrivé.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/364]]==
 
— Et ta santé ?... Michel Wassiliévitch, vous n’êtes pas encore venu
chez moi ; voyez donc comme j’ai bien arrangé mon balcon, » dit-elle en
s’adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.
Ligne 4 171 ⟶ 4 431 :
regarda ses parents, son père d’abord, puis sa mère ; mais il ne voulait
rien voir et ne vit rien.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/365]]==
 
« Hé, bonjour, jeune homme ! nous avons grandi, nous devenons tout à fait
Ligne 4 195 ⟶ 4 456 :
en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.
 
Non...Non… oui...oui… j’en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu’à la racine
des cheveux sans le regarder ; mais tu reviendras après les courses ?
 
— Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof,
la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/366]]==
ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une
calèche à l’anglaise qui approchait du perron ; quelle élégance ! c’est
charmant ! Allons, partons aussi. »
Ligne 4 229 ⟶ 4 492 :
son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et
recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait
en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/367]]==
de ses oreilles. Anna
connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également
antipathiques.
Ligne 4 261 ⟶ 4 526 :
divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.
 
Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/368]]==
perdait pas une seule des
paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.
 
Ligne 4 287 ⟶ 4 554 :
 
« Le danger, disait-ll, est une condition indispensable pour les
courses d’officiers ; si l’Angleterre peut montrer dans son histoire des
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/369]]==
peut montrer dans son histoire des
faits d’armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au
développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le
Ligne 4 318 ⟶ 4 587 :
Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même
côté.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/370]]==
 
En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon ;
Ligne 4 328 ⟶ 4 598 :
Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens,
le militaire eut l’air de recueillir le mot profond d’un homme d’esprit,
et de comprendre <i>''la pointe de la sauce''<ref>Les mots en italique sont en français dans le texte.</iref>[8].
 
[Note 8 : Les mots en italique sont en français dans le texte.]
 
« Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch : celui du
spectateur aussi bien que celui de l’acteur, et je conviens que l’amour
de ces spectacles est un signe certain d’infériorité dans un public...public…
mais…
mais...
 
— Princesse, un pari ! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch
Ligne 4 342 ⟶ 4 610 :
— Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.
 
— Moi pour Wronsky...Wronsky…, une paire de gants.
 
— C’est bon.
 
— Comme c’est joli...joli…, n’est-ce pas ? »
 
Alexis Alexandrovitch s’était tu pendant qu’on parlait autour de lui, mais
il reprit aussitôt :
 
« J’en conviens, les jeux virils...virils… »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/371]]==
 
En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations
Ligne 4 358 ⟶ 4 627 :
Alexis Alexandrovitch se tut aussi ; chacun se leva pour regarder du côté
de la rivière ; comme les courses ne l’intéressaient pas, au lieu de suivre
les cavaliers, il parcourut l’assemblée d’un oeilœil distrait ; son regard
s’arrêta sur sa femme.
 
Ligne 4 381 ⟶ 4 650 :
 
Quelque absorbée qu’elle fût, Anna sentit le regard froid de son
mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d’un air
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/372]]==
retourna vers lui un moment d’un air
interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.
 
Ligne 4 413 ⟶ 4 684 :
Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras.
 
« Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français. » Anna ne l’aperçut
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/373]]==
Anna ne l’aperçut
même pas ; elle était toute à la conversation de Betsy et du général.
 
Ligne 4 443 ⟶ 4 716 :
À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail ;
Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu’elle pleurait, mais
qu’elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/374]]==
poitrine.
Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui
donner le temps de se remettre.
Ligne 4 474 ⟶ 4 749 :
foule. Malgré tout ce qu’il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se
permettait pas de juger sa femme ; pour lui, les signes extérieurs tiraient
seuls à conséquence ; elle ne s’était pas convenablement comportée, et il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/375]]==
comportée, et il
se croyait obligé de lui en faire l’observation. Comment adresser cette
observation sans aller trop loin ? Il ouvrit la bouche pour parler, mais
Ligne 4 480 ⟶ 4 757 :
 
« Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels ! Je
remarque…
remarque.....
 
— Quoi ? je ne comprends pas, » dit Anna d’un air de souverain mépris. Ce
ton blessa Karénine.
 
« Je dois vous dire....dire…, commença-t-il.
 
— Voilà l’explication, pensa Anna, et elle eut peur.
Ligne 4 510 ⟶ 4 787 :
 
« Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que
les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/376]]==
puissent vous attaquer. Il fut un temps où je
parlais de sentiments intimes, je n’en parle plus ; il n’est question
maintenant que de faits extérieurs ; vous vous êtes tenue d’une façon
Ligne 4 538 ⟶ 4 817 :
 
— Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un
regard désespéré sur la figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/377]]==
figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes
pas trompé : j’ai été au désespoir et ne puis m’empêcher de l’être encore.
Je vous écoute : je ne pense qu’à lui. Je l’aime, je suis sa maîtresse : je
Ligne 4 562 ⟶ 4 843 :
qu’il est au désespoir.
 
— Alors <i>''il</i>'' viendra ! pensa-t-elle. J’ai bien fait de tout avouer. »
 
Elle regarda sa montre : il s’en fallait encore de trois heures ; mais le
souvenir de leur dernière entrevue fit battre son cœur.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/378]]==
 
« Mon Dieu, qu’il fait encore clair ! C’est terrible, mais j’aime à voir son
visage, et j’aime cette lumière fantastique. Mon mari ! ah oui ! Eh bien !
tant mieux, tout est fini entre nous...nous… »
 
 
Ligne 4 585 ⟶ 4 867 :
société.
 
<i>''Fürst Cherbatzky sammt Gemahlin und Tochter</i>'' se cristallisèrent
immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale,
de par l’appartement qu’ils occupèrent, leur nom et les relations qu’ils
Ligne 4 591 ⟶ 4 873 :
 
Ce travail de stratification s’était opéré d’autant plus sérieusement
cette année, qu’une véritable <i>''Fürstin</i>'' allemande honorait les eaux de
sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et
cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d’une
toilette <i>''très simple</i>'', c’est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit
une profonde et gracieuse révérence à la grande dame.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/379]]==
 
« J’espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli
Ligne 4 602 ⟶ 4 885 :
 
Ils firent la connaissance d’un lord anglais et de sa famille, d’une
<i>''Gräfin</i>'' allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d’un
savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa sœur.
 
Ligne 4 624 ⟶ 4 907 :
 
Cette dame, fort malade, n’apparaissait que rarement, traînée dans une
petite voiture ; la princesse assurait qu’elle se tenait à l’écart par
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/380]]==
assurait qu’elle se tenait à l’écart par
orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty,
elle s’occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres
Ligne 4 649 ⟶ 4 934 :
de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une
flétrissure : plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait
la connaître, persuadée qu’elle était de trouver en elle une créature
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/381]]==
qu’elle était de trouver en elle une créature
parfaite.
 
Ligne 4 674 ⟶ 4 961 :
Kitty les reconnut aussitôt pour des russes, et déjà son imagination
ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la
princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/382]]==
se
nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna ; elle mit fin au roman de sa
fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme.
Ligne 4 706 ⟶ 4 995 :
 
— Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-mol prendre des
informations ; mais que trouves-tu de si remarquable en elle ? C’est quelque
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/383]]==
de si remarquable en elle ? C’est quelque
dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J’ai
connu sa belle-sœur, » ajouta la princesse en relevant la tête avec
Ligne 4 718 ⟶ 5 009 :
simple.
 
— Tu m’amuses avec tes <i>''engouements</i>'', répondit la princesse, mais pour
le moment éloignons-nous », ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa
compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d’un ton aigu et
Ligne 4 736 ⟶ 5 027 :
a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l’entendait, et a
fini par lever son bâton. C’est une honte !
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/384]]==
 
— Mon Dieu, que c’est pénible ! dit la princesse ; et comment tout cela
Ligne 4 759 ⟶ 5 051 :
« Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de
condescendance. Ma fille s’est éprise de vous ; peut-être ne me
connaissez-vous pas...pas… Je....Je…
 
— C’est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.
Ligne 4 767 ⟶ 5 059 :
 
Varinka rougit.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/385]]==
 
« Je ne me rappelle pas : il me semble que je n’ai rien fait, dit-elle.
Ligne 4 794 ⟶ 5 087 :
son amie ; elle rayonna de joie.
 
« Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle...Mlle…
 
— Varinka, dit la jeune fille : c’est ainsi qu’on m’appelle. »
Ligne 4 800 ⟶ 5 093 :
Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa
nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En
revanche
revanche son visage s’illumina d’un sourire heureux, quoique mélancolique,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/386]]==
son visage s’illumina d’un sourire heureux, quoique mélancolique,
et découvrit des dents grandes mais belles.
 
« Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.
 
— Mais vous êtes si occupée.....occupée…
 
— Moi ? au contraire, je n’ai rien à faire, » répondit Varinka.
Ligne 4 832 ⟶ 5 127 :
la même maison à Pétersbourg : c’était Varinka. Mme Stahl apprit par la
suite que la petite n’était pas sa fille, mais continua à s’en occuper,
d’autant plus que la mort des vrais parents de l’enfant la rendit bientôt
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/387]]==
vrais parents de l’enfant la rendit bientôt
orpheline.
 
Ligne 4 859 ⟶ 5 156 :
Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères
pour elle, et s’approcha du piano sans se faire prier ; elle ne savait pas
s’accompagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/388]]==
mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du
piano et l’accompagna.
 
Ligne 4 890 ⟶ 5 189 :
d’elle ? » se disait Kitty en observant ce visage tranquille.
 
La princesse demanda un second morceau, et Varinka le chanta aussi bien
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/389]]==
Varinka le chanta aussi bien
que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près
du piano, et battant la mesure de sa petite main brune.
Ligne 4 920 ⟶ 5 221 :
 
Kitty, les yeux grands ouverts, regardait humblement Varinka sans parler.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/390]]==
 
« Je l’ai aimé, et il m’a aimée aussi : mais sa mère s’est opposée à notre
Ligne 4 933 ⟶ 5 235 :
 
— Au contraire, c’est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas
malheureuse...malheureuse… Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd’hui ? ajouta-t-elle
en se dirigeant vers la maison.
 
Ligne 4 942 ⟶ 5 244 :
que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.
 
— Non, je ne suis pas bonne du tout.....tout… Voyons, dites-moi.....moi… Attendez,
asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près
d’elle. Dites-moi, comment peut-il n’être pas blessant de penser qu’un
Ligne 4 948 ⟶ 5 250 :
 
— Il n’a rien méprisé : je suis sûre qu’il m’a aimée. Mais c’était un fils
soumis…
soumis...
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/391]]==
 
— Et s’il n’avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère ? Si de son plein
gré...gré… ? dit Kitty, sentant qu’elle dévoilait son secret, et que son visage,
tout brûlant de rougeur, la trahissait.
 
Ligne 4 963 ⟶ 5 266 :
— Quelle insulte ? vous n’avez rien fait de mal ?
 
— Pis que cela, je me suis humiliée.....humiliée… »
 
Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle de Kitty.
Ligne 4 971 ⟶ 5 274 :
 
— Certainement non, je n’ai jamais dit un mot, mais il le savait ! Il y a
des regards, des manières d’être.....d’être… Non, non, je vivrais cent ans que je
ne l’oublierais pas !
 
Ligne 4 977 ⟶ 5 280 :
l’aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom.
 
— Je le hais ; je ne puis me pardonner...pardonner…
 
— Eh bien ?
Ligne 4 984 ⟶ 5 287 :
 
— Ah, mon Dieu ! si tout le monde était sensible comme vous ! Il n’y a pas
de jeune fille qui n’ait éprouvé quelque chose d’analogue. Tout cela est
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/392]]==
éprouvé quelque chose d’analogue. Tout cela est
si peu important !
 
Ligne 5 010 ⟶ 5 315 :
Mais Varinka ne comprenait même pas ce que demandaient les regards de
Kitty ; elle se rappelait seulement qu’il fallait encore entrer chez Mlle
Berthe, et se trouver à la maison pour le thé de <i>''maman</i>'', à minuit.
 
Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musique, et ayant pris congé de
Ligne 5 019 ⟶ 5 324 :
— Certainement, comment rentrer seule la nuit ? dit la princesse ; je vous
donnerai au moins la femme de chambre. »
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/393]]==
 
Kitty s’aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l’idée
Ligne 5 049 ⟶ 5 355 :
 
Kitty apprit tout cela autrement qu’en paroles. Mme Stahl lui parlait
comme à une aimable enfant qu’on admire, ainsi qu’un souvenir de jeunesse,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/394]]==
qu’on admire, ainsi qu’un souvenir de jeunesse,
et ne fit allusion qu’une seule fois aux consolations qu’apportent la foi
et l’amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n’en
connaît pas d’insignifiantes ; puis aussitôt elle changea de conversation ;
mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards <i>''célestes</i>'',
comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire
qu’elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait « ce qui était important »,
Ligne 5 071 ⟶ 5 379 :
C’était par Varinka qu’elle apprenait qu’il fallait s’oublier et aimer son
prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu’elle voulait
l’être. Et une fois qu’elle l’eut compris, Kitty ne se contenta plus
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/395]]==
compris, Kitty ne se contenta plus
d’admirer, mais se donna de tout son cœur à la vie nouvelle qui s’ouvrait
devant elle. D’après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et
Ligne 5 089 ⟶ 5 399 :
 
La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l’influence de
ses <i>''engouements</i>'', comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que
Kitty imitait non seulement dans ses bonnes œuvres, mais presque dans sa
façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut
Ligne 5 097 ⟶ 5 407 :
Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl : ce que
jamais elle n’avait fait jusque-là ; elle évitait toute relation mondaine,
s’occupait
s’occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/396]]==
des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la
famille d’un pauvre peintre malade nommé Pétrof.
 
Ligne 5 103 ⟶ 5 415 :
fonctions de sœur de charité. La princesse n’y voyait aucun inconvénient,
et s’y opposait d’autant moins que la femme de Pétrof était une personne
très convenable, et qu’un jour la <i>''Fürstin</i>'', remarquant la beauté de Kitty,
en avait fait l’éloge, l’appelant un « ange consolateur ». Tout aurait été
pour le mieux si la princesse n’avait redouté l’exagération dans laquelle
sa fille risquait de tomber.
 
« <i>''Il ne faut rien outrer</i>'', » lui disait-elle en français.
 
La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de
Ligne 5 121 ⟶ 5 433 :
étrangère qu’à elle.
 
« Il me semble qu’il y a quelque temps que nous n’avons vu Anna Pavlovna,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/397]]==
n’avons vu Anna Pavlovna,
dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l’ai invitée à venir,
mais elle m’a semblé contrariée.
Ligne 5 152 ⟶ 5 466 :
Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient
les uns après les autres : elle se rappelait la joie naïve qui se peignait
sur le bon
sur le bon visage tout rond d’Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/398]]==
visage tout rond d’Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres ;
leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le
détacher d’un travail qui lui était défendu, à l’emmener promener ;
Ligne 5 176 ⟶ 5 492 :
« Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne
ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna
m’a
m’a dit avant-hier d’un air contrarié : « Eh bien ! voilà qu’il n’a pas voulu
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/399]]==
dit avant-hier d’un air contrarié : « Eh bien ! voilà qu’il n’a pas voulu
prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu’il fût très
affaibli. » Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le
Ligne 5 206 ⟶ 5 524 :
Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie
européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération,
et cherchait
et cherchait à se montrer moins Européen qu’il ne l’était en réalité.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/400]]==
à se montrer moins Européen qu’il ne l’était en réalité.
 
Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein
Ligne 5 231 ⟶ 5 551 :
rencontrait de malades, dont l’aspect lamentable contrastait péniblement
avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.
 
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/401]]==
 
Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique
Ligne 5 246 ⟶ 5 568 :
« Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le
bras du coude ; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu’il
t’a fait ; mais vous avez ici bien des tristesses...tristesses… Qui est-ce...ce… ? »
 
Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance ; à l’entrée du jardin,
Ligne 5 256 ⟶ 5 578 :
un trésor, une perle, un ange consolateur.
 
« Dans ce cas, c’est l’ange n° 2, dit le prince en souriant : car elle
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/402]]==
souriant : car elle
assure que Mlle Varinka est l’ange n° 1.
 
Ligne 5 288 ⟶ 5 612 :
même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.
 
— Tu la connais donc, papa ? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/403]]==
avec crainte, en remarquant un
éclair ironique dans les yeux de son père.
 
Ligne 5 300 ⟶ 5 626 :
tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d’avoir perdu son
mari, et cela tourne au comique quand on sait qu’ils vivaient fort mal
ensemble....ensemble… Qui est-ce ? Quelle pauvre figure ! — demanda-t-il en voyant un
malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d’étranges plis
sur ses jambes amaigries ; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille,
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approchée de lui ? Il semblait vouloir te parler.
 
— Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof...Pétrof…
Comment allez-vous aujourd’hui ? » lui demanda-t-elle.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/404]]==
 
Celui-ci se leva en s’appuyant sur sa canne, et regarda timidement le
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— Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas ? murmura de
nouveau la voix éteinte du peintre, que l’impuissance d’exprimer ce qu’il
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/405]]==
du peintre, que l’impuissance d’exprimer ce qu’il
sentait irritait doublement.
 
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femme d’un air contrarié.
 
— Pourquoi ? quand cela ?...... » Il fut pris d’une quinte de toux et fit de
la main un geste désolé.
 
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l’Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler
l’émotion que lui causait le changement d’Anna Pavlovna à son
égard...égard… — Voilà Mme Stahl, » dit Kitty en montrant une petite voiture dans
laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu,
entourée d’oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se
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français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie,
et se montra extrêmement aimable et poli.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/406]]==
 
« Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c’est mon devoir de
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— Le prince Alexandre Cherbatzky ? dit Mme Stahl en levant sur lui ses
yeux <i>''célestes</i>'', dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement.
Enchantée de vous voir. J’aime tant votre fille !
 
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saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.
 
— Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/407]]==
avec une intention
railleuse, car lui aussi était piqué de l’attitude de Mme Stahl.
 
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de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses
réflexions, elle sentait bien que l’image de sainteté idéale qu’elle
portait dans l’âme depuis un mois venait de s’effacer sans retour, comme
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/408]]==
sans retour, comme
ces formes que l’imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard,
et qui disparaissent d’elles-mêmes quand on se rend compte de la façon
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La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête,
présidait à la table couverte d’une nappe très blanche, sur laquelle on
avait placé la cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/409]]==
cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier
froid ; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince,
à l’autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement.
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nouvelle qui lui offrait tant d’attraits. À ce problème se joignait pour
elle celui du changement de relations avec les Pétrof, qui lui avait
paru
paru ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/410]]==
ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation
augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment
que, lorsque petite fille, on la punissait, et qu’elle entendait de sa
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monde entier : qu’y a-t-il là de si satisfaisant pour moi ? Je n’ai vaincu
personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui
pis est, les poser moi-même à ma porte dans le couloir. Le matin, à peine
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/411]]==
dans le couloir. Le matin, à peine
levé, il faut m’habiller et aller boire au salon un thé exécrable. Ce
n’est pas comme chez nous ! Là nous avons le droit de nous éveiller à notre
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— Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y serez-vous ? demanda Kitty pour
scruter la pensée de son amie.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/412]]==
 
— J’y serai, répondit-elle : ils comptent partir, et j’ai promis de les
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malades sont facilement irritables. »
 
Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Varinka parlait seule,
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/413]]==
parlait seule,
cherchant à l’adoucir et à la calmer, tout en prévoyant un éclat prochain
de larmes ou de reproches.
 
« C’est pourquoi mieux vaut n’y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut
pas vous fâcher.....fâcher…
 
— Je n’ai que ce que je mérite », dit vivement Kitty en s’emparant de
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— Qui donc a trompé ? dit Varinka sur un ton de reproche ; vous parlez comme
si.....si… »
 
Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas
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« Ce n’est pas de vous qu’il s’agit : vous êtes une perfection ; oui, oui,
je sais que vous êtes toutes des perfections ; mais je suis mauvaise, moi ;
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/414]]==
perfections ; mais je suis mauvaise, moi ;
je n’y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n’avais pas été
mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis ; mais je ne dissimulerai
pas. Qu’ai-je affaire d’Anna Pavlovna ? ils n’ont qu’à vivre comme ils
l’entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce
n’est pas cela....cela…
 
— Qu’est-ce qui n’est pas cela ? dit Varinka d’un air étonné.
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Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant
les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/415]]==
 
« Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s’approchant d’elle : je ne sais
plus ce que j’ai dit, je.....je…
 
— Vraiment je n’avais pas l’intention de vous faire du chagrin, » dit
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promesse, » dit Kitty.
 
Les prévisions du docteur s’étaient réalisées : Kitty rentra en Russie
==[[Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/416]]==
Kitty rentra en Russie
guérie ; peut-être n’était-elle pas aussi gaie et insouciante qu’autrefois,
mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n’étaient plus qu’un
souvenir.
 
* * * * *
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[[en:Anna Karenina/Part Two]]
[[es:Ana Karenina II]]
[[ru:Анна Каренина (Толстой)/Часть II]]