« Ce que c’est que l’exil » : différence entre les versions

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=== I ===
 
Le droit incarné, c’est le citoyen ; le droit couronné, c’est le
législateur. Les républiques anciennes se représentaient le droit
assis dans la chaise curule, ayant en main ce sceptre, la loi, et vêtu
de cette pourpre, l’autorité. Cette figure était vraie, et l’idéal
n’est pas autre aujourd’hui. Toute société régulière doit avoir à
son sommet le droit sacré et armé, sacré par la justice, armé de la
liberté.
 
Dans ce qui vient d’être dit, le mot force n’a pas été prononcé. La
force existe pourtant ; mais elle n’existe pas hors du droit ; elle
existe dans le droit.
 
Qui dit droit dit force.
 
Qu’y a-t-il donc hors du droit ?
 
La violence.
 
Il n’y a qu’une nécessité, la vérité ; c’est pourquoi il n’y a qu’une
force, le droit. Le succès en dehors de la vérité et du droit est une
apparence. La courte vue des tyrans s’y trompe ; un guet-apens réussi
leur fait l’effet d’une victoire, mais cette victoire est pleine de
cendre ; le criminel croit que son crime est son complice ; erreur ; son
crime est son punisseur ; toujours l’assassin se coupe à son couteau ;
toujours la trahison trahit le traître ; les délinquants, sans qu’ils
s’en doutent, sont tenus au collet par leur forfait, spectre invisible ;
jamais une mauvaise action ne vous lâche ; et fatalement, par un
itinéraire inexorable, aboutissant aux cloaques de sang pour la
gloire et aux abîmes de boue pour la honte, sans rémission pour les
 
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coupables, les Dix-huit Brumaire conduisent les grands à Waterloo et
les Deux-Décembre traînent les petits à Sedan.
 
Quand ils dépouillent et découronnent le droit, les hommes de violence
et les traîtres d’état ne savent ce qu’ils font.
 
=== II ===
 
L’exil, c’est la nudité du droit. Rien de plus terrible. Pour qui ?
Pour celui qui subit l’exil ? Non, pour celui qui l’inflige. Le
supplice se retourne et mord le bourreau.
 
Un rêveur qui se promène seul sur une grève, un désert autour d’un
songeur, une tête vieillie et tranquille autour de laquelle tournent
des oiseaux de tempête, étonnés, l’assiduité d’un philosophe au lever
rassurant du matin, Dieu pris à témoin de temps en temps en présence
des rochers et des arbres, un roseau qui non seulement pense, mais
médite, des cheveux qui de noirs deviennent gris et de gris deviennent
blancs dans la solitude, un homme qui se sent de plus en plus devenir
une ombre, le long passage des années sur celui qui est absent, mais
qui n’est pas mort, la gravité de ce déshérité, la nostalgie de cet
innocent, rien de plus redoutable pour les malfaiteurs couronnés.
 
Quoi que fassent les tout-puissants momentanés, l’éternel fond
leur résiste. Ils n’ont que la surface de la certitude, le dessous
appartient aux penseurs. Vous exilez un homme. Soit. Et après ? Vous
pouvez arracher un arbre de ses racines, vous n’arracherez pas le jour
du ciel. Demain, l’aurore.
 
Pourtant, rendons cette justice aux proscripteurs ; ils sont logiques,
parfaits, abominables. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour anéantir
le proscrit.
 
Parviennent-ils à leur but ? réussissent-ils ? sans doute.
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Un homme tellement ruiné qu’il n’a plus que son honneur, tellement
dépouillé qu’il n’a plus que sa conscience, tellement isolé qu’il n’a
plus près de lui que l’équité, tellement renié qu’il n’a plus avec lui
que la vérité, tellement jeté aux ténèbres qu’il ne lui reste plus que
le soleil, voilà ce que c’est qu’un proscrit.
 
=== III ===
 
L’exil n’est pas une chose matérielle, c’est une chose morale. Tous
les coins de terre se valent. Angulus ridet. Tout lieu de rêverie
est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l’horizon soit vaste.
 
En particulier l’archipel de la Manche est attrayant ; il n’a pas de
peine à ressembler à la patrie, étant la France. Jersey et Guernesey
sont des morceaux de la Gaule, cassée au huitième siècle par la mer.
Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey ; elle y a gagné d’être
plus jolie et moins belle. À Jersey la forêt s’est faite jardin ; à
Guernesey le rocher est resté colosse. Plus de grâce ici, plus de
majesté là. À Jersey on est en Normandie, à Guernesey on est en
Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c’est Jersey.
Tout y est parfum, rayon, sourire ; ce qui n’empêche pas les visites de
la tempête. Celui qui écrit ces pages a quelque part qualifié Jersey
« une idylle en pleine mer ». Aux temps païens, Jersey a été plus
romaine et Guernesey plus celtique ; on sent à Jersey Jupiter et à
Guernesey Teutatès. À Guernesey, la férocité a disparu, mais la
sauvagerie est restée. À Guernesey, ce qui fut jadis druidique est
maintenant huguenot ; ce n’est plus Moloch, mais c’est Calvin ; l’église
est froide, le paysage est prude, la religion a de l’humeur. Somme
toute, deux îles charmantes ; l’une aimable, l’autre revêche.
 
Un jour la reine d’Angleterre, plus que la reine d’Angleterre,
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la
duchesse de Normandie, vénérable et sacrée six jours sur sept, fit une
visite, avec salves, fumée, vacarme et cérémonie, à Guernesey. C’était
un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fût pas à elle.
La reine, devenue brusquement « cette femme », violait le repos du
Seigneur. Elle descendit sur le quai au milieu de la foule muette.
Pas un front ne se découvrit. Un seul homme la salua, le proscrit qui
parle ici.
 
Il ne saluait pas une reine ; mais une femme.
 
L’île dévote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur.
 
Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs ;
mais l’exil existe en dehors du lieu d’exil. Au point de vue
intérieur, on peut dire : il n’y a pas de bel exil.
 
L’exil est le pays sévère ; là tout est renversé, inhabitable, démoli
et gisant, hors le devoir, seul debout, qui, comme un clocher d’église
dans une ville écroulée, paraît plus haut de toute cette chute autour
de lui.
 
L’exil est un lieu de châtiment.
 
De qui ?
 
Du tyran.
 
Mais le tyran se défend.
 
=== IV ===
 
Attendez-vous à tout, vous qui êtes proscrit. On vous jette au loin,
mais on ne vous lâche pas. Le proscripteur est curieux et son regard
se multiplie sur vous. Il vous fait des visites ingénieuses et
variées. Un respectable pasteur protestant s’assied à votre foyer, ce
protestantisme émarge à la caisse Tronsin-Dumersan ; un prince étranger
qui baragouine se présente, c’est Vidocq qui vient vous voir ; est-ce
un vrai prince ? oui ; il est de sang royal, et aussi de la
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police ;
un professeur gravement doctrinaire s’introduit chez vous, vous le
surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous ; vous êtes
hors la loi, c’est-à-dire hors l’équité, hors la raison, hors le
respect, hors la vraisemblance ; on se dira autorisé par vous à publier
vos conversations, et l’on aura soin qu’elles soient stupides ; on vous
attribuera des paroles que vous n’avez pas dites, des lettres que vous
n’avez pas écrites, des actions que vous n’avez pas faites. On vous
approche pour mieux choisir la place où l’on vous poignardera ; l’exil
est à claire-voie ; on y regarde comme dans une fosse aux bêtes ; vous
êtes isolé, et guetté.
 
N’écrivez pas à vos amis de France ; il est permis d’ouvrir vos
lettres ; la cour de cassation y consent ; défiez-vous de vos relations
de proscrit, elles aboutissent à des choses obscures ; cet homme qui
vous sourit à Jersey vous déchire à Paris ; celui-ci qui vous salue
sous son nom vous insulte sous un pseudonyme ; celui-là, à Jersey même,
écrit contre les hommes de l’exil des pages dignes d’être offertes
aux hommes de l’empire, et auxquelles du reste il rend justice en les
dédiant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple, sachez-le.
Vous êtes au lazaret. Si quelqu’un d’honnête vient vous voir, malheur
à lui. La frontière l’attend, et l’empereur est là sous sa forme
gendarme. On mettra des femmes nues pour chercher sur elles un livre
de vous, et si elles résistent, si elles s’indignent, on leur dira :
ce n’est pas pour votre peau !
 
Le maître, qui est le traître, vous entoure de qui bon lui semble ; le
prescripteur dispose de la qualité de proscrit ; il en orne ses agents ;
aucune sécurité ; prenez garde à vous ; vous parlez à un visage, c’est
un masque qui entend ; votre exil est hanté par ce spectre, l’espion.
 
Un inconnu, très mystérieux, vient vous parler bas à l’oreille ;
il vous déclare que, si vous le voulez, il se charge d’assassiner
l’empereur ; c’est Bonaparte qui vous offre de tuer Bonaparte. À vos
banquets de fraternité, quelqu’un dans un coin criera : Vive Marat !
vive Hèbert ! vive la guillotine ! Avec un peu d’attention vous
reconnaîtrez la voix de Carlier. Quelquefois l’espion mendie ;
l’empereur vous demande l’aumône par son Piétri ; vous donnez, il rit ;
 
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gaîté de bourreau. Vous payez les dettes d’auberge de cet exilé, c’est
un agent ; vous payez le voyage de ce fugitif, c’est un sbire ; vous
passez la rue, vous entendez dire : Voilà le vrai tyran ! C’est de
vous qu’on parle ; vous vous retournez ; qui est cet homme ? on vous
répond : c’est un proscrit. Point. C’est un fonctionnaire. Il est
farouche et payé. C’est un républicain signé Maupas. Coco se déguise
en Scaevola.
 
Quant aux inventions, quant aux impostures, quant aux turpitudes,
acceptez-les. Ce sont les projectiles de l’empire.
 
Surtout ne réclamez pas. On rirait. Après la réclamation, l’injure
recommencera, la même, sans même prendre la peine de varier ; à quoi
bon changer de bave ? celle d’hier est bonne.
 
L’outrage continuera, sans relâche, tous les jours, avec la
tranquillité infatigable et la conscience satisfaite de la roue qui
tourne et de la vénalité qui ment. De représailles point ; l’injure se
défend par sa bassesse ; la platitude sauve l’insecte. L’écrasement de
zéro est impossible. Et la calomnie, sûre de l’impunité, s’en donne à
cœur joie ; elle descend à de si niaises indignités que l’abaissement
de la démentir dépasse le dégoût de l’endurer.
 
Les insulteurs ont pour public les imbéciles. Cela fait un gros rire.
 
On en vient à s’étonner que vous ne trouviez pas tout naturel d’être
calomnié. Est-ce que vous n’êtes pas là pour cela ? O homme naïf, vous
êtes cible. Tel personnage est de l’académie pour vous avoir insulté ;
tel autre a la croix pour le même acte de bravoure, l’empereur l’a
décoré sur le champ d’honneur de la calomnie ; tel autre, qui s’est
distingué aussi par des affronts d’éclat, est nommé préfet. Vous
outrager est lucratif. Il faut bien que les gens vivent. Dame !
pourquoi êtes-vous exilé ?
 
Soyez raisonnable. Vous êtes dans votre tort. Qui vous forçait de
trouver mauvais le coup d’état ? Quelle idée avez-vous eue de combattre
pour le droit ? Quel caprice vous a passé par la tête de vous révolter
du côté de la loi ? Est-ce qu’on prend la défense du droit et de la loi
quand ils n’ont plus personne pour eux ? Voilà bien les démagogues !
 
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s’entêter, persévérer, persister, c’est absurde. Un homme poignarde le
droit et assassine la loi. Il est probable qu’il a ses raisons. Soyez
avec cet homme. Le succès le fait juste. Soyez avec le succès puisque
le succès devient le droit. Tout le monde vous en saura gré. Nous
ferons votre éloge. Au lieu d’être proscrit vous serez sénateur, et
vous n’aurez pas la figure d’un idiot.
 
Osez-vous douter du bon droit de cet homme ? mais vous voyez bien
qu’il a réussi ! Vous voyez bien que les juges qui l’avaient mis en
accusation lui prêtent serment ! Vous voyez bien que les prêtres, les
soldats, les évêques, les généraux, sont avec lui ! Vous croyez avoir
plus de vertu que tout cela ! vous voulez tenir tête à tout cela !
Allons donc ! D’un côté tout ce qui est respecté, tout ce qui est
respectable, tout ce qui est vénéré, tout ce qui est vénérable, de
l’autre, vous ! C’est inepte ; et nous vous bafouons, et nous faisons
bien. Mentir contre une brute est permis. Tous les honnêtes gens sont
contre vous ; et nous, les calomniateurs, nous sommes avec les honnêtes
gens. Voyons, réfléchissez, rentrez en vous-même. Il fallait bien
sauver la société. De qui ? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas ?
Plus de guerre, plus d’échafaud, l’abolition de la peine de mort,
l’enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire !
C’était affreux. Et que d’utopies abominables ! la femme de mineure
faite majeure, cette moitié du genre humain admise au suffrage
universel, le mariage libéré par le divorce ; l’enfant pauvre instruit
comme l’enfant riche, l’égalité résultant de l’éducation ; l’impôt
diminué d’abord et supprimé enfin par la destruction des parasitismes,
par la mise en location des édifices nationaux, par l’égout
transformé en engrais, par la répartition des biens communaux, par
le défrichement des jachères, par l’exploitation de la plus-value
sociale ; la vie à bon marché, par l’empoissonnement des fleuves ; plus
de classes, plus de frontières, plus de ligatures, la république
d’Europe, l’unité monétaire continentale, la circulation décuplée
décuplant la richesse ; que de folies ! il fallait bien se garer de tout
cela ! Quoi ! la paix serait faite parmi les hommes, il n’y aurait plus
d’armée, il n’y aurait plus de service militaire ! Quoi ! la France
serait cultivée de
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façon à pouvoir nourrir deux cent cinquante
millions d’hommes ; il n’y aurait plus d’impôt, la France vivrait de
ses rentes ! Quoi ! la femme voterait, l’enfant aurait un droit devant
le père, la mère de famille ne serait plus une sujette et une
servante, le mari n’aurait plus le droit de tuer sa femme ! Quoi !
le prêtre ne serait plus le maître ! Quoi ! il n’y aurait plus de
batailles, il n’y aurait plus de soldats, il n’y aurait plus de
bourreaux, il n’y aurait plus de potences et de guillotines ! mais
c’est épouvantable ! il fallait nous sauver. Le président l’a fait ;
vive l’empereur ! -Vous lui résistez ; nous vous déchirons ; nous
écrivons sur vous des choses quelconques. Nous savons bien que ce que
nous disons n’est pas vrai, mais nous protégeons la société, et la
calomnie qui protège la société est d’utilité publique. Puisque la
magistrature est avec le coup d’état, la justice y est aussi ; puisque
le clergé est avec le coup d’état, la religion y est aussi ; la
religion et la justice sont des figures immaculées et saintes ; la
calomnie qui leur est utile participe de l’honneur qu’on leur
doit ; c’est une fille publique, soit, mais elle sert des vierges.
Respectez-la.
 
Ainsi raisonnent les insulteurs.
 
Ce que le proscrit a de mieux à faire, c’est de penser à autre chose.
 
=== V ===
 
Puisqu’il est au bord de la mer, qu’il en profite. Que cette mobilité
sous l’infini lui donne la sagesse. Qu’il médite sur l’émeute
éternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la
vérité. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu’il regarde la
vague cracher sur le rocher, et qu’il se demande ce que cette salive y
gagne et ce que ce granit y perd.
 
Non, pas de révolte contre l’injure, pas de dépense
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d’émotion, pas de
représailles, ayez une tranquillité sévère. La roche ruisselle, mais
ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit
par être un lustre. À un ruban d’argent sur la rose, on reconnaît que
la chenille a passé.
 
Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau !
 
Un prêtre, un certain Ségur, a appelé Garibaldi poltron. Et, en verve
de métaphore, il ajoute : Comme la lune.-Garibaldi poltron comme
la lune ! Ceci plaît à la pensée. Et il en découle des conséquences.
Achille est lâche, donc Thersite est brave ; Voltaire est stupide, donc
Ségur est profond.
 
Que le proscrit fasse son devoir, et qu’il laisse la diatribe faire sa
besogne.
 
Que le proscrit traqué, trahi, hué, aboyé, mordu, se taise.
 
C’est grand le silence.
 
Aussi bien vouloir éteindre l’injure, c’est l’attiser. Tout ce que
l’on jette à la calomnie lui est combustible. Elle emploie à son
métier sa propre honte. La contredire, c’est la satisfaire. Au fond,
la calomnie estime profondément le calomnié. C’est elle qui souffre ;
elle meurt du dédain. Elle aspire à l’honneur d’un démenti. Ne le lui
accordez pas. Être souffletée lui prouverait qu’on l’aperçoit. Elle
montrerait sa joue toute chaude en disant : Donc j’existe !
 
=== VI ===
 
D’ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils ?
Regardez toute l’histoire. Les grands hommes sont encore plus insultés
qu’eux.
 
L’outrage est une vieille habitude humaine ; jeter des pierres plaît
aux mains fainéantes ; malheur à tout ce qui dépasse le niveau ; les
sommets ont la propriété de faire
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venir d’en haut la foudre et d’en
bas la lapidation. C’est presque leur faute ; pourquoi sont-ils des
sommets ? Ils attirent le regard et l’affront. Ce passant, l’envieux,
n’est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine ; et toujours
on le rencontre, petit et furieux, dans l’ombre des hauts édifices.
 
Les spécialistes auraient des études à faire dans la recherche des
causes d’insomnie des grands hommes. Homère dort, bonus dormitat ;
ce sommeil est piqué par Zoïle. Eschyle sent sur sa peau la cuisson
d’Eupolis et de Cratinus ; ces infiniment petits abondent ; Virgile a
sur lui Moevius ; Horace, Licilius ; Juvénal, Codrus ; Dante a Cecchi ;
Shakespeare a Green ; Rotrou a Scudéri, et Corneille a l’académie ;
Molière a Donneau de Visé, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a
Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a
Fréron. La gloire, lit doré où il y a des punaises.
 
L’exil n’est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette
ressemblance, la vermine. L’adversité n’est pas une chose qu’on laisse
tranquille. Voir le sommeil du juste banni déplaît aux ramasseurs de
miettes sous les tables de Néron ou de Tibère. Comment, il dort ! il
est donc heureux ! mordons-le !
 
Un homme terrassé, gisant, balayé dehors (ce qui est tout simple ;
quand Vitellius est l’idole, Juvénal est l’ordure), un expulsé, un
déshérité, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les
proscrits ont des envieux. Cela se comprendrait des hautes vertus
enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Régulus, de Thraséas
enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbès. Mais point. Ce sont les vils
qui se mêlent d’être jaloux des altiers ; ce qui est importuné par la
fière protestation du vaincu, c’est la nullité plate et vaine. Gustave
Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse
jalouse Eschyle.
 
L’insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l’insulteur
actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs
ajoutent leur boue à ce sang. Soit. Qu’ils aient cette joie.
 
Cette joie paraît d’autant plus réelle qu’elle n’est point haïe
du maître et qu’elle est habituellement payée. Les
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/21]]==
fonds secrets
s’épanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux
proscrits, ont deux auxiliaires ; premièrement, l’envie, deuxièmement,
la corruption.
 
Quand on dit ce que c’est que l’exil, il faut entrer un peu dans le
détail. L’indication de certains rongeurs spéciaux fait partie du
sujet, et nous avons dû pénétrer dans cette entomologie.
 
=== VII ===
 
Tels sont les petits côtés de l’exil, voici les grands :
 
Songer, penser, souffrir.
 
Être seul et sentir qu’on est avec tous ; exécrer le succès du mal,
mais plaindre le bonheur du méchant ; s’affermir comme citoyen et se
purifier comme philosophe ; être pauvre, et réparer sa ruine avec son
travail ; méditer et préméditer, méditer le bien et préméditer le
mieux ; n’avoir d’autre colère que la colère publique, ignorer la haine
personnelle ; respirer le vaste air vivant des solitudes, s’absorber
dans la grande rêverie absolue ; regarder ce qui est en haut sans
perdre de vue ce qui est en bas ; ne jamais pousser la contemplation
de l’idéal jusqu’à l’oubli du tyran ; constater en soi le magnifique
mélange de l’indignation qui s’accroît et de l’apaisement qui
augmente ; avoir deux âmes, son âme et la patrie.
 
Une chose est douce, c’est la pitié d’avance ; tenir la clémence prête
pour le coupable quand il sera terrassé et agenouillé ; se dire qu’on
ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste à
faire aux vaincus de l’avenir, quels qu’ils soient, et aux fugitifs
inconnus une promesse d’hospitalité. La colère désarme devant l’ennemi
accablé. Celui qui écrit ces lignes a habitué ses compagnons d’exil
à lui entendre dire : — Si jamais, le lendemain d’une révolution,
Bonaparte en fuite frappe à ma
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/22]]==
porte et me demande asile, pas un
cheveu ne tombera de sa tête.
 
Ces méditations, compliquées de tous les déchaînements de l’adversité,
plaisent à la conscience du proscrit. Elles ne l’empêchent pas de
faire son devoir. Loin de là. Elles l’y encouragent. Sois d’autant
plus sévère aujourd’hui que tu seras plus compatissant demain ;
foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus
tard, tu ne mettras à ton amnistie qu’une condition, le repentir.
Aujourd’hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.
 
Creuser le précipice à l’ennemi vainqueur, préparer l’asile à l’ennemi
vaincu, combattre avec l’espoir de pouvoir pardonner, c’est là le
grand effort et le grand rêve de l’exil. Ajoutez à cela le dévouement
à la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime
de ne pas être inutile. Blessé lui-même, saignant lui-même, il
s’oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu’il
fait des songes ; non ; il cherche la réalité. Disons plus, il la
trouve. Il rôde dans le désert et il songe aux villes, aux tumultes,
aux fourmillements, aux misères, à tout ce qui travaille, à la pensée,
à la charrue, à l’aiguille, aux doigts rouges de l’ouvrière sans feu
dans la mansarde, au mal qui pousse là où l’on ne sème pas le bien,
au chômage du père, à l’ignorance de l’enfant, à la croissance des
mauvaises herbes dans les cerveaux laissés incultes, aux rues le soir,
aux pâles réverbères, aux offres que la faim peut faire aux passants,
aux extrémités sociales, à la triste fille qui se prostitue, hommes,
par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le problème, la
solution éclora. Il rêve sans relâche. Ses pas le long de la mer ne
sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l’abîme. Il
regarde l’infini, il écoute l’ignoré. La grande voix sombre lui parle.
Toute la nature en foule s’offre à ce solitaire. Les analogies sévères
l’enseignent et le conseillent. Fatal, persécuté, pensif, il a devant
lui les nuées, les souffles, les aigles ; il constate que sa destinée
est tonnante et noire comme les nuées, que ses persécuteurs sont vains
comme les souffles, et que son âme est libre comme les aigles.
 
Un exilé est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le
va-et-vient des papillons. L’été il s’épanouit dans la
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douce joie des
êtres ; il a une foi inébranlable dans la bonté secrète et infinie,
étant puéril au point de croire en Dieu ; il fait du printemps sa
maison ; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres
verts, sont la demeure de son esprit ; il vit en avril, il habite
floréal ; il regarde les jardins et les prairies, émotion profonde ; il
guette les mystères d’une touffe de gazon ; il étudie ces républiques,
les fourmis et les abeilles ; il compare les mélodies diverses joutant
pour l’oreille d’un Virgile invisible dans la géorgique des bois ; il
est souvent attendri jusqu’aux larmes parce que la nature est belle ;
la sauvagerie des halliers l’attire, et il en sort doucement effaré ;
les attitudes des rochers l’occupent ; il voit à travers sa rêverie les
petites filles de trois ans courir sur la grève, leurs pieds nus dans
la mer, leurs jupes retroussées à deux bras, montrant à la fécondité
immense leur ventre innocent ; l’hiver, il émiette du pain sur la neige
pour les oiseaux. De temps en temps on lui écrit : Vous savez, telle
pénalité est abolie ; vous savez, telle tête ne sera pas coupée. Et il
lève les mains au ciel.
 
=== VIII ===
 
Contre cet homme dangereux les gouvernements se prêtent main-forte.
Ils s’accordent réciproquement entre eux la persécution des proscrits,
les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les
extraditions ! oui, les extraditions. Il en fut question à Jersey,
en 1855. Les exilés purent voir, le 18 octobre, amarré au quai de
Saint-Hélier, un navire de la marine impériale, l’ Ariel, qui venait
les chercher ; Victoria offrait les proscrits à Napoléon ; d’un trône à
l’autre on se fait de ces politesses.
 
Le cadeau n’eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait ;
mais le peuple de Londres le prenait mal.
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/24]]==
Il se mit à gronder. Ce
peuple est ainsi fait ; son gouvernement peut être caniche, lui il
est dogue. Le dogue, c’est un lion dans un chien ; la majesté dans la
probité, c’est le peuple anglais.
 
Ce bon et fier peuple montra les dents ; Palmerston et Bonaparte durent
se contenter de l’expulsion. Les proscrits s’émurent médiocrement.
Ils reçurent avec un sourire la signification officielle, un peu
baragouinée. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune. Cette
prononciation les satisfit.
 
À cette époque, si les gouvernements étaient de connivence avec le
prescripteur, on sentait entre les proscrits et les peuples une
complicité superbe. Cette solidarité, d’où résultera l’avenir, se
manifestait sous toutes les formes, et l’on en trouvera les marques à
chacune des pages de ce livre. Elle éclatait à l’occasion d’un passant
quelconque, d’un homme isolé, d’un voyageur reconnu sur une route ;
faits imperceptibles sans doute, et de peu d’importance, mais
significatifs. En voici un qui mérite peut-être qu’on s’en souvienne.
 
=== IX ===
 
En l’été de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire
possible à un crime. Il était sur le sommet de sa montagne, car on
arrive en haut de la honte ; rien ne lui faisait plus obstacle ; il
était infâme et suprême ; pas de victoire plus complète, car il
semblait avoir vaincu les consciences. Majestés et altesses, tout
était à ses pieds ou dans ses bras ; Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn
et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries ; on avait tout, la
gloire politique, M. Rouher ; la gloire militaire, M. Bazaine ; et
la gloire littéraire, M. Nisard ; on était accepté par de grands
caractères, tels que MM. Vieillard et Mérimée ;
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/25]]==
le Deux-Décembre avait
pour lui la durée, les quinze années de Tacite, grande mortalis
oevi spatium ; l’empire était en plein triomphe et en plein midi,
s’étalant. On se moquait d’Homère sur les théâtres et de Shakespeare
à l’académie. Les professeurs d’histoire affirmaient que Léonidas et
Guillaume Tell n’avaient jamais existé ; tout était en harmonie ; rien
ne détonnait, et il y avait accord entre la platitude des idées et
la soumission des hommes ; la bassesse des doctrines était égale à
la fierté des personnages ; l’avilissement faisait loi ; une sorte
d’Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria,
composée de liberté selon Palmerston et d’empire selon Troplong ; plus
qu’une alliance, presque un baiser. Le grand juge d’Angleterre rendait
des arrêts de complaisance ; le gouvernement britannique se déclarait
le serviteur du gouvernement impérial, et, comme on vient de le voir,
lui prouvait sa subordination par des expulsions, des procès, des
menaces d’alien-bill, et de petites persécutions, format anglais.
Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l’Angleterre,
mais elle régnait ; la France esclave, l’Angleterre domestique, telle
était la situation. Quant à l’avenir, il était masqué. Mais le présent
était de l’opprobre à visage découvert, et, de l’aveu de tous, c’était
magnifique. À Paris, l’exposition universelle resplendissait et
éblouissait l’Europe ; il y avait là des merveilles ; entre autres, sur
un piédestal, le canon Krupp, et l’empereur des français félicitait le
roi de Prusse.
 
C’était le grand moment prospère.
 
Jamais les proscrits n’avaient été plus mal vus. Dans certains
journaux anglais, on les appelait « les rebelles ».
 
Dans ce même été, un jour du mois de juillet, un passager faisait la
traversée de Guernesey à Southampton. Ce passager était un de ces
« rebelles » dont on vient de parler. Il était représentant du peuple en
1851 et avait été exilé le 2 décembre. Ce passager, dont le nom est
inutile à dire ici, car il n’a été que l’occasion du fait que nous
allons raconter, s’était embarqué le matin même, à Saint-Pierre-Port,
sur le bateau-poste Normandy. La traversée de Guernesey à
Southampton est de sept ou huit heures.
 
C’était l’époque où le khédive, après avoir salué Napoléon,
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/26]]==
venait
saluer Victoria, et, ce jour-là même, la reine d’Angleterre offrait au
vice-roi d’Égypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de
Sheerness, voisine de Southampton.
 
Le passager dont nous venons de parler était un homme à cheveux
blancs, silencieux, attentif à la mer. Il se tenait debout près du
timonier.
 
Le Normandy avait quitté Guernesey à dix heures du matin ; il était
environ trois heures de l’après-midi ; on approchait des Needles, qui
marquent l’extrémité sud de l’île de Wight ; on apercevait cette haute
architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui
sortent de l’océan comme les clochers d’une prodigieuse cathédrale
engloutie ; on allait entrer dans la rivière de Southampton ; le
timonier commençait à manœuvrer à bâbord.
 
Le passager regardait l’approche des Aiguilles, quand tout à coup il
s’entendit appeler par son nom ; il se retourna ; il avait devant lui le
capitaine du navire.
 
Ce capitaine était à peu près du même âge que lui ; il se nommait
Harvey ; il avait de robustes épaules, d’épais favoris blancs, la face
hâlée et fière, l’œil gai.
 
— Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous désiriez voir la flotte
anglaise ?
 
Le passager n’avait pas exprimé ce vœu, mais il avait entendu des
femmes témoigner vivement ce désir autour de lui.
 
Il se borna à répondre :
 
— Mais, capitaine, ce n’est pas votre itinéraire.
 
Le capitaine reprit :
 
— Ce sera mon itinéraire si vous le voulez.
 
Le passager eut un mouvement de surprise.
 
— Changer votre route ?
 
— Oui.
 
— Pour m’être agréable ?
 
— Oui.
 
— Un vaisseau français ne ferait pas cela pour moi !
 
— Ce qu’un vaisseau français ne ferait pas pour vous, dit le
capitaine, un vaisseau anglais le fera.
 
Et il reprit :
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/27]]==
 
— Seulement, pour ma responsabilité devant mes chefs, écrivez-moi sur
mon livre votre volonté.
 
Et il présenta son livre de bord au passager, qui écrivit sous sa
dictée : « Je désire voir la flotte anglaise ». et signa.
 
Un moment après, le steamer obliquait à tribord, laissait à gauche
les Aiguilles et la rivière de Southampton et entrait dans la rade de
Sheerness.
 
Le spectacle était beau en effet. Toutes les batteries mêlaient
leurs fumées et leurs tonnerres ; les silhouettes des massifs navires
cuirassés s’échelonnaient les unes derrière les autres dans une brume
rougeâtre, vaste pêle-mêle de mâtures apparues et disparues ; le
Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salué par les
hurrahs ; cette course à travers la flotte anglaise dura plus de deux
heures.
 
Vers sept heures, quand le Normandy arriva à Southampton, il était
pavoisé.
 
Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de
l’Europe, l’attendait sur le port ; il s’étonna du navire pavoisé.
 
— Pour qui donc avez-vous pavoisé, capitaine ? Pour le khédive ?
 
Le capitaine répondit :
 
— Pour le proscrit.
 
Pour le proscrit. Traduisez : Pour la France.
 
Nous n’aurions pas raconté ce fait, s’il n’empruntait une grandeur
singulière à la fin du capitaine Harvey.
 
Cette fin, la voici.
 
Trois ans après cette revue de Sheerness, très peu de temps après
avoir remis à son passager de juillet 1867 une adresse des marins de
la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait
son trajet habituel de Southampton à Guernesey. Une brume couvrait la
mer. Le capitaine Harvey était debout sur la passerelle du steamer, et
manœuvrait avec précaution, à cause de la nuit et du brouillard. Les
passagers dormaient.
 
Le Normandy était un très grand navire, le plus beau peut-être des
bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds
anglais de long, vingt-cinq de large ; il était « jeune », comme disent
les marins,
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/28]]==
il n’avait pas sept ans. Il avait été construit en 1863.
 
Le brouillard s’épaississait, on était sorti de la rivière de
Southampton, on était en pleine mer, à environ quinze milles au delà
des Aiguilles. Le packet avançait lentement. Il était quatre heures du
matin.
 
L’obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le
steamer, on distinguait à peine la pointe des mâts.
 
Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.
 
Tout à coup dans la brume une noirceur surgit ; fantôme et montagne,
un promontoire d’ombre courant dans l’écume et trouant les ténèbres.
C’était la Mary, grand steamer à hélice, venant d’Odessa, allant
à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de blé ; vitesse
énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.
 
Nul moyen d’éviter l’abordage, tant ces spectres de navires dans le
brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche.
Avant qu’on ait achevé de les voir, on est mort.
 
La Mary, lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers,
et l’éventra.
 
Du choc, elle-même, avariée, s’arrêta.
 
Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d’équipage, une femme
de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze
femmes.
 
La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont,
hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L’eau
entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot,
râlait.
 
Le navire n’avait pas de cloisons étanches ; les ceintures de sauvetage
manquaient.
 
Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria :
 
— Silence tous, et attention ! Les canots à la mer. Les femmes d’abord,
les passagers ensuite. L’équipage après. Il y a soixante personnes à
sauver.
 
On était soixante et un. Mais il s’oubliait.
 
On détacha les embarcations : Tous s’y précipitaient.
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/29]]==
Cette hâte
pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les
trois contre-maîtres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule
éperdue d’horreur. Dormir, et tout à coup, et tout de suite, mourir,
c’est affreux.
 
Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix
grave du capitaine, et ce bref dialogue s’échangeait dans les
ténèbres :
 
— Mécanicien Locks ?
 
— Capitaine ?
 
— Comment est le fourneau ?
 
— Noyé.
 
— Le feu ?
 
— Éteint.
 
— La machine ?
 
— Morte.
 
Le capitaine cria :
 
— Lieutenant Ockleford ?
 
Le lieutenant répondit :
 
— Présent.
 
Le capitaine reprit :
 
— Combien avons-nous de minutes ?
 
— Vingt.
 
— Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s’embarque à son tour.
Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets ?
 
— Oui, capitaine.
 
— Brûlez la cervelle à tout homme qui voudrait passer avant une femme.
 
Tous se turent. Personne ne résista ; cette foule sentant au-dessus
d’elle cette grande âme.
 
La Mary, de son côté, avait mis ses embarcations à la mer, et venait
au secours de ce naufrage qu’elle avait fait.
 
Le sauvetage s’opéra avec ordre et presque sans lutte. Il y avait,
comme toujours, de tristes égoïsmes ; il y eut aussi de pathétiques
dévouements [note : Voir aux Notes.].
 
Harvey, impassible à son poste de capitaine, commandait, dominait,
dirigeait, s’occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette
angoisse, et semblait donner
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/30]]==
des ordres à la catastrophe. On eût dit
que le naufrage lui obéissait.
 
À un certain moment il cria :
 
— Sauvez Clément.
 
Clément, c’était le mousse. Un enfant.
 
Le navire décroissait lentement dans l’eau profonde.
 
On hâtait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le
Normandy et la Mary.
 
— Faites vite, criait le capitaine.
 
À la vingtième minute le steamer sombra.
 
L’avant plongea d’abord, puis l’arrière.
 
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne
dit pas un mot, et entra immobile dans l’abîme. On vit, à travers la
brume sinistre, cette statue noire s’enfoncer dans la mer.
 
Ainsi finit le capitaine Harvey.
 
Qu’il reçoive ici l’adieu du proscrit.
 
Pas un marin de la Manche ne l’égalait. Après s’être imposé toute sa
vie le devoir d’être un homme, il usa en mourant du droit d’être un
héros.
 
=== X ===
 
Est-ce que le proscrit liait le prescripteur ? Non. Il le combat ; c’est
tout. À outrance ? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme
ennemi personnel. La colère de l’honnête homme ne va pas au delà du
nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne du
proscripteur. S’il la connaît, il ne l’attaque que dans la proportion
du devoir.
 
Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur ; si le
proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure écrivain et a
une littérature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il
est incontestable, soit dit en passant,
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/31]]==
que Napoléon III eût été un
académicien convenable ; l’académie sous l’empire avait, par politesse
sans doute, suffisamment abaissé son niveau pour que l’empereur pût en
être ; l’empereur eût pu se croire là parmi ses pairs littéraires, et
sa majesté n’eût aucunement déparé celle des quarante.
 
À l’époque où l’on annonçait la candidature de l’empereur à un
fauteuil vacant, un académicien de notre connaissance, voulant rendre
à la fois justice à l’historien de César et à l’homme de Décembre,
avait d’avance rédigé ainsi son bulletin de vote : Je vote pour
l’admission de M. Louis Bonaparte à l’académie et au bagne.
 
On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.
 
Il n’est absolu qu’au point de vue des principes. Là son inflexibilité
commence. Là il cesse d’être ce que dans le jargon politique on nomme
« un homme pratique ». De là ses résignations à tout, aux violences, aux
injures, à la ruine, à l’exil. Que voulez-vous qu’il y fasse ? Il a
dans la bouche la vérité qui, au besoin, parlerait malgré lui.
 
Parler par elle et pour elle, c’est là son fier bonheur.
 
Le vrai a deux noms ; les philosophes l’appellent l’idéal, les hommes
d’état l’appellent le chimérique.
 
Les hommes d’état ont-ils raison ? Nous ne le pensons pas.
 
À les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont
« chimériques ».
 
En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la vérité,
ils ont contre eux la réalité.
 
Examinons.
 
Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C’est un voyant aveugle ;
voyant du côté de l’absolu, aveugle du côté du relatif. Il fait de
bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l’écoutait, on
irait aux abîmes. Ses conseils sont des conseils d’honnêteté et de
perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui
donnent tort.
 
Voyons les faits.
 
John Brown est vaincu à Harper’s Ferry. Les hommes d’état disent :
Pendez-le. Le proscrit dit : Respectez-le.
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/32]]==
On pend John Brown ; l’Union
se disloque, la guerre du Sud éclate. John Brown épargné, c’était
l’Amérique épargnée.
 
Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou
l’homme chimérique ?
 
Deuxième fait. Maximilien est pris à Queretaro. Les hommes pratiques
disent : Fusillez-le. L’homme chimérique dit : Graciez-le. On fusille
Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L’héroïque
lutte du Mexique perd son suprême lustre, la clémence hautaine.
Maximilien gracié, c’était le Mexique désormais inviolable, c’était
cette nation, qui avait constaté son indépendance par la guerre,
constatant par la civilisation sa souveraineté ; c’était, sur le front
de ce peuple, après le casque, la couronne.
 
Cette fois encore, l’homme chimérique voyait juste.
 
Troisième fait. Isabelle est détrônée. Que va devenir l’Espagne ?
république ou monarchie ? Sois monarchie ! disent les hommes d’état !
Sois république ! dit le proscrit. L’homme chimérique n’est pas écouté,
les hommes pratiques l’emportent ; l’Espagne se fait monarchie. Elle
tombe d’Isabelle en Amédée, et d’Amédée en Alphonse, en attendant
Carlos ; ceci ne regarde que l’Espagne. Mais voici qui regarde le
monde : cette monarchie en quête d’un monarque donne prétexte à
Hohenzollern ; de là l’embuscade de la Prusse, de là l’égorgement de la
France, de là Sedan, de là la honte et la nuit.
 
Supposez l’Espagne république, nul prétexte à un guet-apens, aucun
Hohenzollern possible, pas de catastrophes.
 
Donc le conseil du proscrit était sage.
 
Si par hasard on découvrait un jour cette chose étrange que la vérité
n’est pas imbécile, que l’esprit de compassion et de délivrance a du
bon, que l’homme fort c’est l’homme droit, et que c’est la raison qui
a raison !
 
Aujourd’hui, au milieu des calamités, après la guerre étrangère, après
la guerre civile, en présence des responsabilités encourues de deux
côtés, le proscrit d’autrefois songe aux proscrits d’aujourd’hui, il
se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu
sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passé lui éclaire
 
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/33]]==
l’avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande
l’amnistie.
 
Est-ce un aveugle ? est-ce un voyant ?
 
=== XI ===
 
En décembre 1851, quand celui qui écrit ces lignes arriva chez
l’étranger, la vie eut d’abord quelque dureté. C’est en exil surtout
que se fait sentir le res angusta domi.
 
Cette esquisse sommaire de « ce que c’est que l’exil » ne serait pas
complète si ce côté matériel de l’existence du proscrit n’était pas
indiqué, en passant, et du reste, avec la sobriété convenable.
 
De tout ce que cet exilé avait possédé il lui restait sept mille
cinq cents francs de revenu annuel. Son théâtre, qui lui rapportait
soixante mille francs par an, était supprimé. La hâtive vente à
l’encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille
francs. Il avait neuf personnes à nourrir.
 
Il avait à pourvoir aux déplacements, aux voyages, aux emménagements
nouveaux, aux mouvements d’un groupe dont il était le centre, à tout
l’inattendu d’une existence désormais arrachée de terre et maniable à
tous les vents ; un proscrit, c’est un déraciné. Il fallait conserver
la dignité de la vie et faire en sorte qu’autour de lui personne ne
souffrît.
 
De là une nécessité immédiate de travail.
 
Disons que la première maison d’exil, Marine-Terrace, était louée au
prix très modéré de quinze cents francs par an.
 
Le marché français était fermé à ses publications.
 
Ses premiers éditeurs belges imprimèrent tous ses livres sans lui
rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Oeuvres
oratoires. Napoléon le Petit fit seul exception. Quant aux
Châtiments, ils coûtèrent à l’auteur
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/34]]==
deux mille cinq cents francs.
Cette somme, confiée à l’éditeur Samuel, n’a jamais été remboursée. Le
produit total de toutes les éditions des Châtiments a été pendant
dix-huit ans confisqué par les éditeurs étrangers.
 
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner très haut l’hospitalité
anglaise, mélangée, on s’en souvient, d’assauts nocturnes et d’expulsions,
du reste comme l’hospitalité belge. Ce que l’hospitalité anglaise avait
de complet, c’était sa tendresse pour les livres des exilés. Elle
réimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l’empressement
le plus cordial au bénéfice des éditeurs anglais. L’hospitalité pour le
livre allait jusqu’à oublier l’auteur. La loi anglaise, qui fait partie
de l’hospitalité britannique, permet ce genre d’oubli. Le devoir d’un
livre est de laisser mourir de faim l’auteur, témoin Chatterton, et
d’enrichir l’éditeur. Les Châtiments en particulier ont été vendus et
se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire
Jeffs. Le théâtre anglais n’était pas moins hospitalier pour les pièces
françaises que la librairie anglaise pour les livres français. Aucun droit
d’auteur n’a jamais été payé pour Ruy Blas, joué plus de deux cents fois
en Angleterre.
 
Ce n’est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste
de Londres reprochait aux proscrits d’abuser de l’hospitalité anglaise.
 
Cette presse a souvent appelé celui qui écrit ces lignes, avare.
 
Elle l’appelait aussi « ivrogne », abandonned drinker.
 
Ces détails font partie de l’exil.
 
=== XII ===
 
Cet exilé ne se plaint de rien. Il a travaillé. Il a reconstruit sa
vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.
 
Y a-t-il du mérite à être proscrit ? Non. Cela revient à
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/35]]==
demander : Y
a-t-il du mérite à être honnête homme ? Un proscrit est un honnête
homme qui persiste dans l’honnêteté. Voilà tout.
 
Il y a telle époque où cette persistance est rare. Soit. Cette rareté
ôte quelque chose à l’époque, mais n’ajoute rien à l’honnête homme.
 
L’honnêteté, comme la virginité, existe en dehors de l’éloge. Vous
êtes pur parce que vous êtes pur. L’hermine n’a aucun mérite à être
blanche.
 
Un représentant proscrit pour le peuple fait un acte de probité. Il a
promis, il tient sa promesse. Il la tient au delà même de la promesse,
comme doit faire tout homme scrupuleux. C’est en cela que le mandat
impératif est inutile ; le mandat impératif a le tort de mettre un mot
dégradant sur une chose noble, qui est l’acceptation du devoir ; en
outre, il omet l’essentiel, qui est le sacrifice ; le sacrifice,
nécessaire à accomplir, impossible à imposer. L’engagement réciproque,
la main de l’élu mise dans la main de l’électeur, le mandant et le
mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de défendre
le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux
forces mêlés, telle est la vérité. Cela étant, le représentant
doit faire son devoir, et le peuple le sien. C’est la dette de la
conscience acquittée des deux côtés. Mais quoi, se dévouer jusqu’à
l’exil ? Sans doute. Alors c’est beau ; non, c’est simple. Tout ce qu’on
peut dire du représentant proscrit, c’est qu’il n’a pas trompé sur la
qualité de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n’y a aucune
gloire à ne point vendre à faux poids.
 
Le représentant honnête homme exécute le contrat. Il doit aller, et il
va, jusqu’au bout de l’honneur et de la conscience. Là il trouve le
précipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.
 
Y meurt-il ? Non, il y vit.
 
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/36]]==
 
=== XIII ===
 
Résumons-nous.
 
Ce genre d’existence, l’exil, a, on le voit, une certaine variété
d’aspects.
 
C’est de cette vie, agitée si l’on regarde la destinée, tranquille si
l’on regarde l’âme, qu’a vécu, de 1851 à 1870, du Deux-Décembre au
Quatre-Septembre, l’absent qui rend aujourd’hui compte à son pays
de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a duré
dix-neuf ans et neuf mois. Qu’a-t-il fait pendant ces longues années ?
Il a essayé de ne pas être inutile. La seule belle chose de cette
absence, c’est que lui, misérable, les misères sont venues le trouver ;
les naufrages ont demandé secours à ce naufragé. Non seulement les
individus, mais les peuples ; non seulement les peuples, mais les
consciences ; non seulement les consciences, mais les vérités. Il lui a
été donné de tendre la main du haut de son écueil à l’idéal tombé
dans le gouffre ; il lui semblait par moments que l’avenir en détresse
tâchait d’aborder à son rocher. Qu’était-il pourtant ? Peu de chose. Un
effort vivant. En présence de toutes les mauvaises forces conjurées et
triomphantes, qu’est-ce qu’une volonté ?
 
Rien, si elle représente l’égoïsme ; tout, si elle représente le droit.
 
La plus inexpugnable des positions résulte du plus profond des
écroulements ; il suffit que l’homme écroulé soit un homme juste ;
insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu’il soit accablé,
ruiné, spolié, expatrié, bafoué, insulté, renié, calomnié et qu’il
résume en lui toutes les formes de la défaite et de la faiblesse ;
alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la
droiture ; il est invincible ayant pour lui la réalité. Quelle force
que ceci : n’être rien ! N’avoir plus rien à soi, n’avoir plus rien sur
soi, c’est la meilleure condition de combat. Cette absence
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/37]]==
d’armure
prouve l’invulnérable. Pas de situation plus haute que celle-là, être
tombé pour la justice. En face de l’empereur se dresse le proscrit.
L’empereur damne, le proscrit condamne. L’un dispose des codes et des
juges ; l’autre dispose des vérités. Oui, il est bon d’être tombé. La
chute de ce qui a été la prospérité fait l’autorité d’un homme ; votre
pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle ; quand cela vous
quitte, vous êtes débarrassé, et vous vous sentez libre et maître ;
rien ne vous gêne désormais ; en vous retirant tout on vous a tout
donné ; tout est permis à qui tout est défendu ; vous n’êtes plus
contraint d’être académique et parlementaire ; vous avez la redoutable
aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se
compose de deux éléments ; l’un qui est l’injustice de sa
destinée, l’autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces
contradictoires s’appuient l’une sur l’autre ; situation formidable et
qui peut se résumer en deux mots :
 
Hors la loi, dans le droit.
 
Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre
iniquité, c’est-à-dire lui-même, et pour deuxième adversaire votre
conscience, c’est-à-dire Dieu.
 
Combat, certes, inégal. Défaite certaine du tyran. Allez devant vous,
justicier.
 
Ce sont ces réalités que, dans les premières pages de cette
introduction, nous avons essayé d’exprimer en cette ligne :
 
L’exil, c’est la nudité du droit.
 
=== XIV ===
 
C’est pourquoi celui qui écrit ceci a été pendant ces dix-neuf années
content et triste ; content de lui-même, triste d’autrui ; content de se
sentir honnête, triste du crime à
==[[Page:Hugo - Actes et paroles - volume 3.djvu/38]]==
extension indéfinie qui d’âme en
âme gagnait la conscience publique et avait fini par s’appeler la
satisfaction des intérêts. Il était indigné et accablé de ce malheur
national qu’on appelait la prospérité de l’empire. Les joies d’orgie
sont misères. Une prospérité qui est la dorure d’un forfait ment et
couve une calamité. L’œuf du Deux-Décembre est Sedan.
 
C’étaient là les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs.
Il pressentait l’avenir et dénonçait dans l’étourdissement des fêtes
l’approche des catastrophes. Il entendait le pas des événements auquel
sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivées, ayant en
elles la double force d’impulsion qui leur venait de Bonaparte et de
Bismarck, d’un guet-apens punissant l’autre. En somme, l’empire est
tombé et la France se relèvera. Dix milliards et deux provinces, c’est
notre rançon. C’est cher, et nous avons droit au remboursement. En
attendant, soyons calmes ; l’empire de moins, c’est l’honneur de plus.
La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilée par une
voie de fait qu’amoindrie par un déshonneur. C’est la différence d’une
plaie à un virus. On guérit de la plaie, on meurt de la peste. La
France eût agonisé par l’empire. La honte bue, c’est la France morte.
Aujourd’hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n’a plus
rien en lui que de sain et de robuste, à présent que le 18 brumaire et
le 2 décembre sont recrachés.
 
Dans la solitude où il méditait l’avenir, les préoccupations de
l’exilé étaient sévères, mais sereines ; ses désespoirs étaient mêlés
d’espérances. Il avait, on vient de le voir, la mélancolie du malheur
public, et en même temps la joie altière de se sentir proscrit. L’exil
était pour cet homme une joie, parce qu’il était une puissance. Une
bulle dit de Luther excommunié, mais indompté : Stat coram pontifice
sicut Satanas coram Jehovah. La comparaison est juste, et le proscrit
qui parle ici le reconnaît. Par-dessus le silence fait en France,
par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse bâillonnée, le
proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jéhovah du faux,
pouvait prendre la parole et la prenait. Il défendait le suffrage
universel contre le plébiscite, le peuple contre la foule, la gloire
 
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contre le reître, la justice contre le juge, le flambeau contre le
bûcher, et Dieu contre le prêtre. De là ce long cri qui remplit ce
livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le
verra, les détresses s’adressaient à lui, sachant qu’il ne reculait
devant aucun devoir. Les opprimés voyaient en lui l’accusateur public
du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d’être une
âme, et, pour remplir cette fonction, d’être une voix. Une âme probe
et une voix libre, il a été cela. Il entendait des appels à l’horizon,
et du fond de son isolement il y répondait. C’est là ce qu’on va lire.
Toutes les persécutions des maîtres se déchaînaient sur lui, et il y
avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation
de haine ; mais qu’est-ce que cela fait, et qu’importe ? Il n’en a pas
moins eu le fier bonheur d’être proscrit vingt ans, et de tenir tête,
lui solitaire à toutes les multitudes, lui désarmé à toutes les
légions, lui rêveur à tous les meurtriers, lui banni à tous les
despotes, lui atome à tous les colosses, n’ayant en lui que cette
seule force, un rayon de lumière.
 
Cette lumière, c’était, nous l’avons dit, le droit, l’éternel droit.
 
Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu’il faut à un front de
quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vécu de cette
vie hautaine. Il a été l’expulsé, le traqué, le chassé. Il a été
abandonné de tous et n’a abandonné personne. Il a connu l’excellence
du désert ; c’est au désert qu’est l’écho. Là on entend la clameur des
peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la
fixité de son regard, il a tâché de travailler au bien. Il a laissé
tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tête,
n’ayant, lui, d’autre souci que la calamité publique. Il a habité un
écueil, il a rêvé, médité, songé, tranquille sous une nuée de colère
et de menaces ; et il se déclare satisfait ; car de quoi peut-on se
plaindre quand on a eu vingt ans auprès de soi et avec soi, la
justice, la raison, la conscience, la vérité, le droit, et la mer aux
bruits immenses ?
 
Et dans toute cette ombre il a été aimé. La haine n’a pas été seule
sur lui ; un sombre amour rayonnait jusqu’à sa
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solitude ; il a senti
la profonde chaleur du peuple doux et triste, l’ouverture des cœurs
s’est faite de son côté, il remercie l’immense âme humaine. Il a été
aimé de loin et de près. Il a eu autour de lui d’intrépides compagnons
d’épreuve, obstinés au devoir, opiniâtres au juste et au vrai,
combattants indignés et souriants ; cet illustre Vacquerie, cet
admirable Paul Meurice, ce stoïque Schoelcher, et Ribeyrolles, et
Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi,
mon Victor…-Je m’arrête. Laissez-moi me souvenir.
 
=== XV ===
 
Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette
longue nuit faite par l’exil, il n’a pas perdu de vue Paris un seul
instant.
 
Il le constate, et, lui qui a été si longtemps l’habitant
de l’obscurité, il a le droit de le constater, même dans
l’assombrissement de l’Europe, même dans l’occultation de la France,
Paris ne s’éclipse pas. Cela tient à ce que Paris est la frontière de
l’avenir.
 
Frontière visible de l’inconnu. Toute la quantité de Demain qui peut
être entrevue dans Aujourd’hui. C’est là Paris.
 
Qui cherche des yeux le Progrès, aperçoit Paris.
 
Il y a des villes noires ; Paris est la ville de lumière.
 
Le philosophe la distingue au fond de ses songes.
 
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=== XVI ===
 
Voir vivre cette ville, assister à cette grandeur, c’est là pour
l’esprit une émotion poignante. Aucun milieu n’est plus vaste ; aucune
perspective n’est plus inquiétante et plus sublime. Ceux qui, par les
hasards quelconques de la vie, ont quitté la vision de Paris pour la
vision de l’océan, n’ont éprouvé, en changeant de spectacle, aucune
hausse d’infini. D’ailleurs, passer de l’horizon des hommes à
l’horizon des choses, cela n’efface rien. Ce rêve en arrière, auquel
s’opiniâtre la mémoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace.
L’espace n’en fait pas ce qu’il veut. Le vent en marche jour et
nuit, les quatre ouragans qui alternent à jamais, les bises, les
bourrasques, les rafales, n’emportent pas la silhouette des deux tours
jumelles, et ne dispersent pas l’arc de triomphe, le gothique beffroi
aux tocsins, et la haute colonnade roulée autour du dôme souverain ;
et, derrière les derniers lointains de l’abîme, au-dessus du
bouleversement des écumes et des navires, au milieu des rayons, des
nuées et des souffles, s’ébauche au fond des brumes l’immense fantôme
de la cité immobile. Auguste apparition au banni. Paris, étant une
idée autant qu’une ville, a l’ubiquité. Les parisiens ont Paris, et
le monde l’a. On voudrait en sortir qu’on ne pourrait ; Paris est
respirable. Quiconque vit, même sans le connaître, l’a en soi. À plus
forte raison ceux qui l’ont connu. La distraction sauvage de l’océan
se complique de ce souvenir, égal aux tempêtes. Quelque orage que
fasse la mer, Paris a 93. L’évocation se fait d’elle-même, les toits
semblent surgir parmi les flots, la ville se recomposée dans toute
cette onde, et ce tremblement infini s’y ajoute. Dans la cohue des
Koules on croit entendre bruire la fourmilière des rues. Charme
farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que
comportent ces espaces ne
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contrarient pas ce songe. Les vastes oublis
qui vous environnent n’y font rien ; la pensée arrive au calme, mais à
un calme qui admet ce trouble ; l’épaisse enveloppe des ténèbres laisse
passer la lueur qui vient de derrière l’horizon, et qui est Paris. On
y pense, donc on le possède. Il se mêle, indistinct, aux diffusions
muettes de la méditation. L’apaisement sublime du ciel constellé ne
suffit pas à dissoudre au fond d’un esprit cette grande figure de la
cité suprême. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail,
ces femmes qui sont des déesses, ces enfants qui sont des héros,
ces révolutions commençant par la colère et finissant par le
chef-d’œuvre, cette toute-puissance sacrée d’un tourbillon
d’intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse ;
tout cela est présent à l’absent ; et Paris reste inoubliable, et Paris
demeure ineffaçable et insubmersible, même pour l’homme abîmé dans
l’ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la sérénité
éternelle, et qui a dans l’âme la stupeur profonde des étoiles.
 
Novembre 1875.