« Histoire d’Agathon ou Tableau philosophique des moeurs de la Grèce - Tome 2 » : différence entre les versions
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Le plaisir cesse d’être un plaisir <!--Page 57-->dès qu’il est poussé au-delà d’un certain degré. L’excès des voluptés sensuelles détruit les organes de la sensation. L’excès des plaisirs de l’imagination corrompt le goût du vrai beau. De tout ce qui est renfermé dans les rapports & dans l’équilibre de la Nature, rien ne peut plaire à des désirs immodérés. C’est de-là que vient le sort ordinaire des Princes orientaux toujours renfermés dans l’enceinte de leur sérail : ils périssent de satiété & de dégoût entre les bras de la volupté ; c’est en vain que pour tromper l’imagination ardente de ces heureux malheureux, les parfums les plus délicieux de l’Arabie s’exhalent, que les vins spiritueux pétillent à leurs yeux dans des vases de <!--Page 58-->crystal, que mille beautés, dont chacune obtiendrait un autel à Paphos<ref group="IV">Paphos, Ville de l’Isle de Chypre, fameuse par un Temple consacré à Vénus.</ref>, prodiguent leurs charmes & toutes leurs agaceries pour ranimer leurs sens émoussés, que dix mille esclaves de leur luxure s’efforcent à l’envi d’inventer des voluptés inouies & énormes ; ils meurent dans la pauvreté de toutes les sensations. Ainsi, bien plus que l’on ne se l’imagine ordinairement, nous devons remercier la Nature de ce qu’elle nous a mis dans un état où nous sommes obligés d’acheter le plaisir par le travail. Elle nous force d’apprendre à modérer nos passions avant de nous faire <!--Page 59-->arriver à la félicité : pourrions-nous jouir de ce bonheur sans cette modération ?
Mais puisque les Despotes & les voleurs de grand chemin sont les seuls auxquels il foit permis (à leurs risques cependant) de s’emparer par force du bien d’autrui, il ne reste à ceux qui veulent sortir de l’indigence & de la dépendance, qu’à se rendre assez habiles pour faciliter les passions & les plaisirs des favoris de la fortune. Il y a bien des maniéres différentes de réussir. Les unes font réservées à l’homme de génie à l’exclusion de tous les autres ; & on peut, selon leur but différent, les distinguer en deux classes, dont l’une a pour objet l’utilité, & l’autre les plaisirs de <!--Page 60-->la partie la plus considérable d’une nation. La premiere qui renferme l’art de gouverner & l’art militaire, ne paroît avoir lieu, naturellement, que dans des états libres : mais l’autre n’a de bornes que le degré de richesse & de luxe de chaque peuple de quelque espèce que soit le gouvernenment. Dans Athènes pauvre un bon Général étoit infiniment plus estimé qu’un bon peintre. Mais dans Athènes riche & voluptueuse, on s’inquiéte peu d’éxaminer ce qui rend un homme plus capable de commander une armée qu’un autre : le hazard fait le choix. On a des choses plus importantes à décider avec réflexion. La prééminence d’une danseuse occupe tout le monde. On veut sça<!--Page 61-->voir exactement si la Vénus de Praxitelles l’emporte sur celle d’Alcamène<ref group="IV">Praxitelles étoit un célébre Sculpteur d’Athènes.</ref>. Au reste l’art des génies de la première classe mène très-rarement aux richesses par lui-même. Les grands talens, le grand mérite, les grandes vertus qui en font l’appanage, ne se trouvent ordinairement que dans des Républiques pauvres qui veulent s’élever & qui ne payent qu’en lauriers tout ce qu’on fait pour elles. Mais dans les états où les richesses & le luxe ont déja pris la supériorité, on n’a pas besoin de tous ces avantages quoique l’art de gouverner semble les éxiger : on peut, dans ces états, <!--Page 62-->donner des loix sans être un Solon. On en peut commander les armées sans être un Léonidas<ref group="IV">Leonidas, Roi des Lacédemoniens, aussi célébre par sa valeur que par son esprit. C’est lui qui avec trois cens hommes défendit le fameux passage des Thermopyles contre l’armée prodigieuse de Xercès.</ref> ou un Thémistocle<ref group="IV">Thémistocle, général Athénien. Il détruisit la Flote de Xercès dans le combat naval de Salamine.</ref>. Périclès, Alcibiade ont gouverné l’état à Athènes : ils commandoient les Troupes. L’un n’étoit qu’un Orateur, & l’autre n’avoit pour tout talent que celui de gagner les cœurs. Le peuple dans de pareilles Républiques réunit les qualités qu’a dans un état despotique le seul homme qui n’est point esclave : il suffit de lui plaire pour être ca<!--Page 63-->pable de tout. Péricles, sans porter les signes extérieurs de la Royauté, dominoit dans Athènes libre aussi despotiquement qu’Artaxerces sur
L’art de gouverner l’imagination des hommes, de diriger à notre gré les ressorts secrets de leurs actions, si souvent cachés à eux-mêmes, & d’en faire les instrumens de nos desseins dans le <!--Page 68-->temps même que nous leur donnons l’opinion que nous sommes l’instrument des leurs, est donc l’art le plus utile, & c’est l’art qu’éxercent & qu’enseignent les Sophistes, l’art auquel ils sont redevables de l’autorité, de l’indépendance & des jours heureux dont ils jouissent. Tu t’imagines bien, sans doute, mon cher Callias, que cet art ne s’apprend pas dans un instant. Mon dessein n’est à présent que de t’en donner une idée générale. Ce qu’on appelle la sagesse des Sophistes est cette aptitude à se servir tellement des hommes qu’ils soient forcés de contribuer à ce qui nous fait plaisir, ou d’être en général des machines qui exécutent nos desseins. L’Eloquence, qui ne mérite ce <!--Page 69-->nom que quand elle persuade, est, sans contredit, un instrument indispensable & le principal moyen qui conduit les Sophines à leur but. Les Grammairiens donnent des leçons aux jeunes gens pour tâcher d’en former des Orateurs ; les Sophistes font plus ; ils leur apprennent à persuader. C’est en cela que consiste le sublime de leur art, & personne, peut-être, ne l’a encore porté à un plus haut degré qu’Alcibiade, qui a tant fait parler de lui dans ces derniers temps. Le sage ne se sert jamais de ce don persuasif que pour de grands desseins. Aussi, tandis qu’Antiphon<ref group="IV">Antiphon, célébre orateur. Il étoit de Rhamnus dans l’Attique. C’est lui qui, le premier, reduisit l’éloquence en art, & qui en donna des préceptes. Thucydide fut un de ses disciples.</ref> se tue à polir <!--Page 70-->un discours distribué avec art, Alcibiade persuade-t-il à ses compatriotes qu’un homme comme lui, un homme aussi aimable, a le droit de faire tout ce qu’il lui plaît. Il persuade aux Lacédemoniens d’oublier qu’il a été leur ennemi & le redeviendra à la premiere occasion, il persuade à leur Reine Timée<ref group="IV">Cette princesse étoit femme du Roi Agis. Alcibiade en eut un fils qui fut appellé Léotychide. Le Roi qui sçavoit n’en pas être le pere ne voulut pas le reconnoître.</ref> de coucher avec lui. Les Satrapes du Roi de Perse s’imaginent qu’il va trahir les Athéniens, tandis qu’il persuade <!--Page 71-->à ceux-ci qu’ils ont tort de le regarder comme un traître. Ce talent de persuader suppose à la fois l’habileté nécessaire pour saisir les moyens de plaire à ceux sur qui nous avons des desseins, & l’adresse de découvrir les replis les plus cachés de leur cœur, d’irriter, de flater leurs passions, &, si le cas l’exige, de fortifier l’une par l’autre ou de l’affoiblir ou même de la supprimer entiérement, s’il le faut. La persuasion exige encore une complaisance que les Moralistes appellent flaterie, mais qui ne peut obtenir ce nom que quand elle est mise en usage par les parasites qui vont assiéger la table des riches… Cette complaisance naît d’une profonde connoissance de l’homme. Elle est <!--Page 72-->entiérement opposée aux prétentions ridicules de ces fantasques qui trouvent à redire que les hommes ne soient pas tels que ces étranges législateurs voudroient qu’ils fussent. Il seroit, peut-étre, possible d’acquérir, sans son secours, l’estime des hommes : mais on n’obtiendroit jamais leur amour. Nous ne pouvons aimer que ceux qui nous ressemblent, qui ont nos goûts, ou du moins, font semblant de les avoir. Il faut pour nous plaire que leur zèle contribue à nos plaisirs. C’est ainsi que la fameuse Aspasie se soutint jusqu’à la fin, dans la faveur de Périclès : elle étoit parvenue à l’âge où l’on n’aime plus dans les dames que leur ame : elle se retira dans les bornes d’un amour pla<!--Page 73-->tonique pour laisser jouer à d’autres le rôle du corps.
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