« Histoire d’Agathon ou Tableau philosophique des moeurs de la Grèce - Tome 2 » : différence entre les versions

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Comment ne seroit-il pas aimé ? N’est-il pas toujours plein de zéle pour contribuer à l’avantage des autres ? Pour approuver leur idées ? Pour flater leurs passions? Ne sçait-il pas que les hommes n’aiment rien plus tendrement que leurs défauts ? Qu’il n’est rien dont ils soient moins convaincus que de leurs erreurs ? Il n’y auroit certainement pas de moyen plus sûr pour se faire détester d’eux que de leur découvrir une vérité qu’ils ne voudroient <!--Page 96-->pas sçavoir. Ainsi bien loin de vouloir les détromper ou de leur présenter un miroir qui leur montreroit leur laideur, le sage fortifie les sots dans l’idée que rien n’est plus absurde que d’avoir de l’esprit, le prodigue dans l’opinion qu’il est généreux, l’avare dans la pensée qu’il est bon économe. Il entretient la laide dans la douce imagination qu’elle en est d’autant plus spirituelle. Il augmente sa persuasion qu’a l’opulent d’étre à la fois un politique, un sçavant, un héros, un protecteur des Muses, un favori des dames. Il admire le systême du philosophe, l’ignorance arrogante du courtisan, les grands exploits du général. Il accorde au Maître de danse, sans la moin<!--Page 97-->dre contradiction, que Cimon eût été le plus grand homme de la Grèce, s’il eût mieux sçu poser ses pieds, & il convient avec le peintre qu’il faut plus de génie pour être Zeuxis que pour être Homère.
 
Cette maniére de fréquenter les hommes lui est d’un avantage infiniment plus grand qu’on ne le pense au premier aspect. Elle lui gagne leur amour, leur confiance. L’opinion qu’ils prennent de son mérite est toujours d’autant plus grande qu’il paroît en avoir du leur, & elle est le moyen le plus sûr d’arriver au plus haut degré de la Fortune ; car tu ne penses pas, sans doute, que ce sont les plus grands talens, le mérite le plus distingué qui fassent seuls <!--Page 98-->un Archonte, un Général, un Satrape ou le favori d’un Prince ; tu serois dans une grande erreur. Jette les yeux sur les Républiques qui t’entourent. Tu verras que ce Magistrat ne doit son autorité qu’à l’air agréable dont il salue les Citoyens, un autre à la périphérie emphatique de son embonpoint, un troisiéme à la beauté de sa femme, un quatriéme à sa voix insinuante. Vas à la Cour des Rois, tu trouveras des gens qui doivent leur état brillant à la recommandation d’un valet de chambre, à la faveur d’une dame qui a cautionné leurs talens, à la facilité de s’endormir quand leurs femmes reçoivent certaines visites. Rien n’en plus commun dans ce pays d’enchan<!--Page 99-->temens, que de voir un jeune homme encore imberbe métamorphosé en Général, un Pantomime en Ministre d’état, un Mercure officieux en Grand-Pêtre. Un homme sans talens, mais que la nature a heureusement doué d’une certaine perfection physique, parvient souvent à une fortune que le plus grand mérite brigue en vain. Qui pourroit donc douter que l’art des Sophistes ne fût suffisant pour procurer d’une maniére ou d’autre les faveurs de la fortune à celui qui le posséde ? Personne n’est plus sûr qu’un Sophiste de faire fortune sur le chemin même du mérite. Quel est l’emploi qu’il ne remplira pas avec honneur ? Quel homme est plus propre à gouverner les home<!--Page 100-->mes que celui qui sçait le mieux manier leurs esprits ? Quel homme seroit plus habile dans les négociations publiques? Qui seroit plus en état d’être le Ministre d’un Prince ? Pour peu même que le hazard le seconde, qui commandera une armée avec plus de gloire que lui ? Qui sçaura mieux se faire récompenser pour l’habilité & le mérite de ses subalternes ? Faire mieux valoir que lui la prévoyance qu’il n’a pas eue ? Les arrangemens qu’il n’a point faits ? Les blessures qu’il n’a point reçues ?
 
Mais il est temps de mettre fin à un discours qui commence à devenir fatiguant pour tous deux. J’en ai dit assez pour dissiper le charme où le fanatisme a plongé <!--Page 101-->ton ame. Si cela ne suffit pas, ce que je pourois dire de plus seroit superflu. Ne crois pas, au reste, Callias, que le nombre des Sophistes ne fasse pas une partie fort considérable de la société humaine. Il y en a beaucoup dans tous les états. A peine trouverois-tu parmi tous ceux qui ont fait une fortune brillante, une seule personne qui ne la doive à l’application bien entendue de nos principes. Ces préceptes conslituentconstituent la maniérémaniére ordinaire de penser des Courtisans, des gens qui se sont voués au service des Grands, & généralement de cette classe d’hommes qui, dans tous les pays, sont les plus considérés, les plus nobles & tiennent le premier rang. Et, si l’on en excepte des cas peu <!--Page 102-->fréquens où la fortune laisse tomber d’un jet aveugle un fou à la place d’un homme d’esprit, les têtes habiles, qui sçavent faire le meilleur usage de ces maximes, sont toujours celles qui vont le plus loin sur le chemin de l’honheur & de la gloire.
un Archonte, un Général, un Satrape ou le favori d’un Prince ; tu serôis dans une grande erreur. Jette les yeux sur les Républiques qui t’entourent. Tu verras que ce Magistrat ne doit son autorité qu’à l’air agréable dont il salue les Citoyens, un autre à la périphérie emphatique de son embonpoint, un troisiéme â la beauté de sa femme, un quatriéme à sa voix insinuante. Vas à la Cour des Rois, tu trouveras des gens qui doivent leur état brillant à la recommandation d’un valet de chambre, à la faveur d’une dame qui a cautionné leurs talens, à la facilité de s’endormir quand leurs femmes reçoivent certaines visites. Rien n’en plus commun dans ce pays d’enchan.1
 
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temens, que de voir un jeune homme encore imberbe métamorphosé en Général, un Pantomime en Ministre d’état, un Mercure officieux en Grand-Pêtre. Un homme sans talens, mais que la nature a heureusement doué d’une certaine perfection physique, parvient souvent à une fortune que le plus grand mérite brigue en vain. Qui pourroit donc douter que l’art des Sophistes ne fût suffisant pour procurer d’une maniére ou d’autre les faveurs de la fortune à celui qui le posséde ? Personne n’est plus sûr qu’un Sophiste de faire fortune sur le chemin même du mérite. Quel est l’emploi qu’il ne remplira pas avec honneur ? Quel homme est plus propre à gouverner les home
 
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mes que celui qui sçait le mieux manier leurs esprits ? Quel homme seroit plus habile dans les négociations publiques? Qui seroit plus en état d’être le Ministre d’un Prince? Pour peu même que le hazard le seconde, qui commandera une armée avec plus de gloire que lui ? Qui sçaura mieux se faire récompenser pour l’habilité & le mérite de ses subalternes ? Faire mieux valoir que lui la prévoyance qu’il n’a pas eue ? Les arrangemens qu’il n’a point faits ? Les blessures qu’il n’a point reçues ?
 
Mais il est temps de mettre fin à un discours qui commence à devenir fatiguait pour tous deux. J’en ai dit assez pour dissiper le charme où le fanatisme a plongé
 
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ton ame. Si cela ne suffit pas, ce que je pourois dire de plus seroit superflu. Ne crois pas, au reste, Callias, que le nombre des Sophistes ne fasse pas une partie fort considérable de la société humaine. Il y en a beaucoup dans tous les états. A peine trouverois-tu parmi tous ceux qui ont fait une fortune brillante, une seule personne qui ne la doive l’application bien entendue de nos principes. Ces préceptes conslituent la maniéré ordinaire de penser des Courtisans, des gens qui se sont voués au service des Grands, & généralement de cette classe d’hommes qui, dans tous les pays, sont les plus considérés, les plus nobles & tiennent le premier rang. Et, si l’on en excepte des cas peu
 
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fréquens où la fortune laisse tomber d’un jet aveugle un fou à la place d’un homme d’esprit, les têtes habiles, qui sçavent faire le meilleur usage de ces maximes, font toujours celles qui vont le plus loin sur le chemin de l’honheur & de la gloire.
 
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