« Le Cachet d’onyx » : différence entre les versions

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Othello vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir, comme l’appelle Émilia. Votre haleine traînait sur vos lèvres entr’ouvertes ; vos larmes, vos sanglots, votre pose, tout en vous disait : «Pitié !» à Othello, comme si vous aviez été la Vénitienne, la Desdemona, couchée sur le lit, comme si Othello avait pu vous entendre alors, comme si une prière d’ange agenouillé devant un homme, essuyant ses pieds de sa chevelure divine, ou, plus éloquent encore, une femme qui supplie, eût pu aller jusqu’à ce cœur possédé, affolé, enragé de jalousie et d’amour. Oh ! ne le maudissez cependant pas,
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Othello{{lettrine|O|lignes=4}}THELLO vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir, comme l’appelle Émilia. Votre haleine traînait sur vos lèvres entr’ouvertes ; vos larmes, vos sanglots, votre pose, tout en vous disait : « Pitié ! » à Othello, comme si vous aviez été la Vénitienne, la Desdemona, couchée sur le lit, comme si Othello avait pu vous entendre alors, comme si une prière d’ange agenouillé devant un homme, essuyant ses pieds de sa chevelure divine, ou, plus éloquent encore, une femme qui supplie, eût pu aller jusqu’à ce cœur possédé, affolé, enragé de jalousie et d’amour. Oh ! ne le maudissez cependant pas,
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cet Othello inflexible. N’ayez pas peur de cette belle création d’un poète ; n’ayez pas peur de cette admirable nature d’homme, si riche en tendresses jusque dans ses fureurs, et à qui Desdemona pardonne en mourant comme par reconnaissance de l’amour qu’il lui avait donné. Savez-vous que personne n’aima plus que cet homme qui faisait oublier un père chéri, à cheveux blancs, sur le bord de la fosse, à une fille respectueuse et tendre ; qui l’avait prise intrépidement dans ses bras, elle défaillante sous le poids d’une malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction ne troubla une heure de la vie de cette femme timide ? Ne le maudissez pas, Maria, mais plaignez-le plutôt ! plaignez-le plus que Desdemona, qui vous fait pleurer à chaudes larmes. Son infortune est plus grande que celle de Desdemona qui crie : Ne me tuez pas ce soir ! Vous me tuerez demain ! qui s’est sentie écrasée sous la calomnie, sous les injures d’Othello. Desdemona est l’heureuse dans ceci : l’infortuné, c’est Othello !
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mais celles-là étaient du sang, et elles aussi, elles se tarirent.
 
Voulez-vous que je vous raconte une histoire de jalousie ? Voulez-vous que je vous dise une vengeance plus cruelle que celle accomplie avec des sanglots, des mains tremblantes et des baisers - ces derniers baisers donnés furtivement à la perfide pendant qu’elle dort, sublime lâcheté de la passion que Shakespeare avait devinée, - enfin que cet étouffement d’une mariée de vingt ans sous l’oreiller du lit nuptial, et dont l’idée seule vous fait rejeter en arrière votre jolie tête comme si la hache vous l’abattait par devant ? Allons ! si vous êtes brave ce soir, voulez-vous que je vous dise une vengeance auprès de laquelle la vengeance d’Hassan, qui fait noyer vive dans un sac cousu la belle Leïla du Giaour, est la chose du monde la plus rose et la plus gracieuse ? Voulez-vous que je vous dise une réalité dont la poésie dramatique, cette poésie du réel, ne pourrait s’emparer, parce qu’elle ne saurait comment la prendre dans ses mains de reine sans les souiller ? Voulez-vous que je vous fasse aimer Othello ?
 
Vous n’avez pas connu Auguste Dorsay. C’était un de ces jeunes gens qui sont très bien nommés les heureux du siècle, parce qu’ils
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ont juste ce qu’il faut pour réussir dans le monde : un caractère de jonc, des formes élégantes, de la beauté, de l’esprit, - et de celui-là qui ne fâche personne parce qu’il manque d’originalité. Quant à des passions violentes, jamais les amis de Dorsay ne s’aperçurent qu’il en entrât le moindre germe dans son organisation. Il est vrai que Dorsay se mettait souvent en colère contre son jockey, contre son cheval, contre les plis de sa cravate quand ils n’allaient pas comme il l’entendait, qu’il jouait son argent avec des couleurs sur les joues et qu’il ne perdait pas sans émotion, qu’il se grisait parfois de champagne et de punch, et qu’il savait supérieurement le prix d’une femme, depuis la grande dame jusqu’à la modiste. Mais dans tout cela y a-t-il une passion ? Y a-t-il vestige d’âme ? Nullement. Nous autres jeunes gens comme l’était Dorsay alors, nous n’avons qu’à prendre la jeunesse de nos pères à morale, la morale de position, aux cheveux maintenant grisonnants, nous verrons que les passions sont plus rares qu’on ne pense, et qu’à part quelques scènes de salon d’assez mauvais goût, un ou deux duels, peut-être, et force coucheries qu’on appelle de l’amour jusqu’à vingt-cinq ans avec un enthousiasme un peu niais, et qui ne
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sont pas même du libertinage, il n’y a pas, morbleu ! en inventoriant toutes ces jeunesses, de quoi dire si haut : Je fus jeune et fou comme vous ! Taisez-vous donc, les catéchistes modèles, ne parlez jamais des orages de vos jeunesses, phrase ridicule et qui passe de la main à la main. Voici une vanterie que je vous défends ! Vous avez vieilli, c’est-à-dire vous avez perdu vos dents et vous vous êtes coulés à fond dans le mariage, comme dit mon ami Sheridan, et puis c’est tout. Mais jamais rien ne battit fort dans vos artères carotides et votre cœur est toujours allé du même pas.
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Oh ! ne faites pas vos jolis yeux méchants, Maria ! Qu’il y ait dans la beauté physique un élément inaperçu par nous, hommes barbus, et qui ébranle plus profondément votre être sensible ; que ce soit un côté plus intelligent ou plus infirme de votre nature, je ne sais : mais il en est ainsi. Vous-même comme les autres, Maria, vous n’aimerez d’amour qu’un beau jeune homme, et quand plus tard vous comprendrez que tant de beauté pouvait cacher tant d’ineptie, pauvre rossignol, fasciné du regard du reptile, vous reprendrez votre
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amour flétri, et ce sera encore à la beauté, fût-elle stupide, que vous vous en irez l’offrir. Eh quoi ! la passion aurait des paroles divines, ce serait assez pour rendre coupable, pas assez pour se faire aimer ? Pitié sur vous, douces créatures, et honte à toi, nature humaine ! Stigmatisez Talma de laideur et domptez (s’il est possible) son talent dramatique, vous éteignez les étoiles que Mme de Staël voyait en diadème sur son front. Sainte Thérèse mourut d’amour pour son Dieu, brûlée de désirs comme on en brûle pour une créature humaine. Mais, vous savez, cette ravissante tête rêveuse du Titien ? - devant laquelle je ne conseillerai jamais de conduire la femme que l’on aime, - eh bien, cette tête n’est pas même comparable au Christ qu’elle avait rêvé.
 
L’amour d’Hortense pour Dorsay fut l’affection d’un être supérieur pour un être médiocre, cette affection qui compromet, qui entraîne celle qui l’éprouve, et la livre déformée et tremblante aux bras d’un homme et aux pieds d’une société. Dorsay exploita en spéculateur habile le sentiment qu’il avait inspiré ; sa vanité rayonnait quand ses amis lui disaient en riant : « Parbleu ! Dorsay, tu as là une délicieuse maîtresse ». Il trouvait
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doux de faire la petite bouche aux félicitations que lui adressait une jeunesse aux paroles légères. Modestie qui n’était pas même hypocrite, car il y a des aveux qui affichent une femme comme un placard.
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Le matin du jour où elle devait mettre sa parure le soir, elle l’essayait devant sa psyché. Les rubis flambaient sur sa tête, à son cou, à ses bras et contrastaient avec la nuance plus mate de sa robe cramoisie. Son oeil était sur la glace ; sa pensée à ce soir et à Dorsay. Le cœur lui battait de cette joie d’être belle, de cette joie qui est une ivresse et que nous ne comprenons pas. Dorsay entra tout à coup.
 
«
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« Comment me trouves-tu, mon Auguste ? - lui dit-elle avec un adorable mélange d’orgueil et de soumission. - Eblouissante à donner des vertiges », - reprit-il nonchalamment, avec un grand air ennuyé, tout fut dit sur la parure.
 
Le soir, Hortense était au bal en robe blanche, des bluets dans les cheveux. Quand la reine d’Egypte jetait dans la coupe de vinaigre les perles qui pendaient à ses oreilles, avait-elle de l’amour comme cet amour ?
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Mais, enfin, cet amour s’en alla. Le Temps exfolie le granit et le cœur ! Le Temps donc, et surtout une possession dont les ivresses étaient usées, eurent bientôt détruit le sentiment de Dorsay pour Hortense. Pauvre Hortense, le sien survivait. Son âme, à elle, n’était pas épuisée ; elle avait encore de l’amour, de la fièvre, des nuits d’insomnie et de délire à passer. Étrange maladie, dont les plus faibles gémissent et les plus forts souffrent plus longtemps ou n’en guérissent pas !
 
Dorsay n’avait que deux partis à prendre. Être franc avec cruauté ou hypocrite à force de pitié et de délicatesse. Il devait tromper sur l’amour qu’il ne sentait plus, ou dire à Hortense : « C’est fini, je ne vous aime plus ! » Ce dernier parti était peut-être le meilleur
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possible. C’est quelque chose de noble, il est vrai, quelque chose de dévoué, que cette vie que l’on s’impose, que cette feintise éternelle, que ces caresses, chaudes à peine de souvenirs, pour retarder, ne fût-ce que d’une heure, la douleur de celle qui nous aime. Mais puisque cette douleur est inévitable, n’est-il pas plus sage de la faire présente, car elle sera plus tôt passée... Quoi qu’il en soit, Dorsay n’employa ni l’un ni l’autre des moyens que je dis. Il fit comme un mari qui a une jolie femme et des maîtresses, agissant ainsi autant par faiblesse de caractère que par vanité. On le conçoit. Nous sommes bien beaux quand nous nous mirons dans des prunelles adorées, mais il n’y a que les pleurs que nous faisons couler qui nous réfléchissent Jupiter.
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dans un seul baiser, une même étreinte, un seul amour, oh ! n’est-ce pas là le plus ineffable des bonheurs que l’imagination invente. Et pourtant c’est de l’expression qui dit tout cela que le monde a fait un cachet de mépris qu’il jette à deux noms, les hommes à voix haute, les femmes à voix basse, quand un seul de ces noms est prononcé devant lui.
 
C’était le mot comme le monde l’avait fait, c’était ce mot seul, et non un autre, qui exprimait bien maintenant la relation de Dorsay et d’Hortense. La malheureuse s’était enfin aperçue que Dorsay n’avait plus d’amour pour elle. Hélas ! ce n’était pas bien difficile. Que de fois il abrégea les heures qu’il lui donnait autrefois sans compter ! Que de fois il repoussa la caresse comme inopportune, - charmante familiarité d’outrage que l’intimité appelle un mouvement d’humeur et qui se grave en traits de feu dans l’âme d’une femme quand elle en a encore. Mais Hortense n’en avait plus ; elle en avait fait un tapis pour les pieds de son maître, elle l’avait étalée sous ces pieds qui la foulaient à plaisir. La passion l’avait dépravée. Elle souffrait horriblement, néanmoins elle pleurait à s’en battre les yeux jusqu’à mi-joues. L’idée que Dorsay ne l’aimait plus était un poinçon dont incessamment elle
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se déchirait le sein ; mais, faible, parce que la fierté avait été tuée par cet amour funeste, elle frémissait à l’idée d’une rupture avec celui qui lui infligeait un si rude supplice que le sien. Le soir, la nuit, il lui fallait, sous peine de désespoir, la tête de Dorsay sur le duvet où elle posait la sienne, là où ces deux têtes avaient, un temps passé, rougi, pâli, rayonné, bouillonné d’un même désir. Il lui fallait, oh ! la pauvre abusée ! un accent de cette voix qui tout altérée lui avait parlé d’amour aux lueurs vagues et vacillantes de la veilleuse sur le somno, pendant les longues, heureuses et consumantes nuits qui la rendaient cent fois coupable ; il lui fallait ne fût-ce que quelques gouttes de la lave du volcan refroidi qu’elle avait bue et qui l’avait altérée, calcinée, assoiffée.
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Qui vous aurait dit, Maria, que de ces deux êtres l’un deviendrait jaloux jusqu’à la plus épouvantable cruauté ? Qui auriez-vous nommé des deux ? Hortense ? Si c’est elle qui se venge d’être méprisée, elle, sa beauté, sa jeunesse, son cœur plein jusqu’aux bords, Maria, la condamnerez-vous ? Et si vous la condamnez parce que vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, peut-être, quelle est cette terrible aliénation de la liberté, cet emporte-
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pièce de la pensée, ce fait inexplicable qu’on appelle Douleur dans les langues humaines, vous qui avez pitié de l’enfant qui pleure, pouvez-vous la haïr ? Vous fera-t-elle horreur comme Othello ? Pourquoi donc mon Othello, Madame ? Y aurait-il donc de l’égoïsme de sexe comme de personne, et tout le secret de la pitié serait-il celui-ci : « Je vous plains parce que vous êtes plus moi ? » Quoi donc ! Si je transposais les rôles, que je rendisse Desdémone jalouse, Othello le perfide, vous vous sentiriez pour Desdémone, qui se vengerait alors, une sympathie, une larme dans les yeux, et l’effroi ne vous prendrait pas en la regardant ? Qui donc vous fait peur dans mon Othello, Madame ! Voulez-vous que je vous le dise ? C’est sa peau noire ! C’est sa laideur ! Sous l’empire de votre instinct de femme, quand vous vous écriez : « Le monstre ! » malgré vous, c’est à sa laideur que vous pensez. Ainsi donc Shakespeare, avec tout son génie d’observation, s’est misérablement trompé, la poésie qui habitait en lui a rendu son puissant regard trouble. Il n’a pas vu la femme comme elle est. Il l’a créée une seconde fois, à sa manière à lui, qui vaut mieux que celle de Dieu même : Desdémone a aimé Othello
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malgré sa laideur, mais il n’y a dans l’univers que Desdémone qui aime le More, toutes les autres femmes le haïssent, et quand la douleur l’inonde comme une pluie d’orage et le fracasse comme un vent impétueux, cet homme qui avait la forte existence du rouvre, elles n’ont pas même pitié, la plus chétive pitié ! Ainsi chez la femme, chef-d’œuvre de la création, le plus ou moins de beauté physique nullifie ou double l’effet d’une douleur (l’atroce, la plus atroce, une femme en rirait dans un crétin, car on rit quand on ne comprend pas, et bêtement encore, même avec des lèvres divines).
 
Non, Marie, ce ne fut point Hortense, mais Dorsay, qui fut jaloux, et de quelle jalousie encore ! Non pas celle qui nous met l’incendie dans les entrailles, qui nous brûle le long du jour, le long des nuits, qui nous réveille en sursaut et nous fait tâter avec des mains froides de sueur et de frissons le corps de femme endormi et respirant doucement près de nous, en disant d’une voix étranglée : « Es-tu là ? » Cette jalousie qui pousse un homme ayant vertu et génie à espionner une jeune fille d’avant-hier, une enfant dont toute l’âme est dans les paupières, aussi transparente que les larmes qu’elle y fait monter, cette jalousie
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qui enfonce des crocs dans les veines du cou qu’elle suce de sa bouche de vampire, qui enfonce des griffes dans la poitrine nue, qui fait pleurer et rugir, miaule en tigre et demande merci en lâche, car elle réunit dans un seul être humain le monstre qui égorge et la victime qui se débat.
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Hortense était allée à ce bal comme elle allait à toutes les fêtes, depuis que Dorsay avait cessé de l’aimer. Maintenant que l’amour et la solitude n’avaient plus d’enchantement pour elle, elle venait demander au monde et à ses pompes la chétive aumône d’une distraction.
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Rester seule chez elle lui était devenu insupportable. Elle n’avait jamais aimé son mari, mais depuis longtemps elle le haïssait. C’est là la conséquence des passions. Épouvantable logique ! Algèbre de fer et de feu ! Une femme hait son mari parce qu’elle ne l’aime plus, elle le hait parce qu’il lui faut singer avec lui la tendresse, parce qu’il faut endurer froidement ses caresses comme des outrages, et ne pas le repousser, cet époux qui n’est plus qu’un maître, au moment où il prend ce qui est donné à un autre dont l’image se pose incessamment sur le cœur. Et puis ne hait-on pas celui dont la présence vous met au front l’effet d’un brasier, celui qui peut vous mépriser et vous punir s’il vient à vous connaître mieux ? Hortense éprouvait toujours devant son mari le mal de cœur qui précède les évanouissements, et quand il n’était plus là elle avait honte d’une faiblesse qui la rendait une vile créature et la faisait dépendre d’un homme qui l’avait sacrifiée, et à qui elle répétait les mains jointes : « Ne me quitte pas ! »
 
Il y a une belle imposture de Rousseau, c’est quand il montre dans son Héloïse que celle qui a aimé une fois, qui s’est donnée corps et âme, baisers et sourires, peut devenir,
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mariée à un autre que celui qui l’a possédée, épouse tendre et soumise, mère de famille irréprochable, chaste prêtresse des dieux domestiques. A ce compte-là, le vice ne laisserait que des stigmates embellissants comme des blessures dans une face de brave. A ce compte-là, l’âme se donne et se reprend comme l’amour nuptial entre des époux divorcés. La réalité n’est point ainsi. A force d’avoir voulu être moral dans son livre, Rousseau a exagéré la puissance de la volonté et les efforts du repentir. On ne pouvait mentir plus noblement à la nature humaine, mais enfin Rousseau a menti et sa Julie d’Etanges est un sophisme. Un sophisme de plus, senti, rendu avec génie, si ce n’est un blasphème plein de séduction et de charme, à l’égal presque d’une pure et grande vérité, un étonnant tour de force comme il les faisait tout en se jouant, cet acrobate de la pensée, aux reins cambrés et musculeux. Ou, le jour qu’elle s’est livrée, sa Julie était comme tant d’autres, qui, prenant leur sens pour leur cœur, veulent de ce pauvre amour qui n’est, hélas ! que de la volupté passée au filtre, mais du moins de la volupté qu’on peut nommer et non plus de celle-là que l’on a cherchée adolescent dans des insomnies qui cernent les
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yeux de violettes meurtrissures et tachent un front pâle de mates rougeurs, - ou bien c’était l’enfant naïve et tout abandonnée dont le cœur fut défloré comme le corps, et qui, âme d’élite, accepta, résignée, une douloureuse existence pour la sanctifier de repentir et de vertu. Et ni l’une ni l’autre ne pouvait devenir Mme de Volmar. Quand on a connu l’amour, quand on a étalé un corps virginal et dévoilé sous les enlacements du serpent, toutes les chances de bonheur que présentait la vie ont disparu d’une haleine. La coupe est tarie. Et si la lèvre en presse les bords, avide de chercher un reste d’ivresse en hâte, elle n’y trouve que le froid du cristal qui se brise et qui l’ensanglante. En vain demande-t-on à toutes les vertus une félicité qui remplace celle qu’on a perdue. Les saintes joies des devoirs accomplis ne sont appréciées dans leur pureté et leur goût céleste que par les cœurs non fanés du toucher des passions de la terre. La piété, les soins maternels, qui sont de l’amour encore, baume divin pour une âme angoissée, ne suffisent plus, vides des instincts de bonheur que la passion développa et qui restent furibonds jusqu’à l’heure de l’agonie, - comme un châtiment que l’on porte au fond de l’âme pour avoir abusé des dons de Dieu.
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Il ne faut qu’un rêve dans l’ombre du cœur, un rêve que le passé empourpre de ses souvenirs, pour faire devenir cendres les teintes adoucies et suaves dont se colorait l’atmosphère de l’existence. Mais c’est surtout quand on a connu les délices qu’il y a dans la trahison et dans l’adultère que toutes les sensations s’affadissent et que toute vie devient insipide. Mystère désespérant de la conscience qui fait hocher la tête aux sages, que ce bonheur réprouvé du ciel, disent les hommes, et flétri par eux, qui, faussant l’intelligence, fait préférer à la vertu non pas lui, - ce bonheur étrange, - mais la pensée coupable et désolée du temps qu’il exista, et à laquelle on s’accroche, avec des mains palpitantes, plus encore pour l’idolâtrer que pour le maudire.
 
Hortense était arrivée jusque-là des sensations morales. Comme l’éther sulfurique blase le palais, la passion avait blasé son cœur, ce cœur si nativement bon et tendre, et l’idée de la vertu ne lui paraissait plus assez inspirante pour lui donner le courage de l’essayer, même par un effort de désespoir. Elle voulait du bruit, de l’éclat, de la pâture pour ses organes qui ne fût pas toujours de l’opium. Elle avait besoin de la musique aux sons éclatants, aux fantaisies qui font hennir
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face, la fuyante ! Et déchirée au front par l’idée fatale, sous le diadème de pierreries, visière de casque faussée et impuissante contre l’invisible épée de la douleur, qui frappe toujours l’ennemi à la tête avant de l’achever dans le cœur !
 
Elle valsait avec un jeune officier de hussards, au teint rose comme celui d’un enfant, aux moustaches presque transparentes tant elles étaient blondes, et que relevait le pur carmin d’une bouche gracieuse. C’était ce jeune homme que les charitables amis de Dorsay lui désignaient, depuis un quart d’heure, pour son rival, - et comme la femme est le sultan dans notre civilisation européenne, - l’odalisque en pantalon rouge à qui Hortense avait jeté le mouchoir. Shakespeare, mon grand sculpteur, les a fondus et pétris dans une même argile, tous ces amis intimes, qui vous tendent la main dans la vie pour vous la blesser et qui soignent vos plaies pour y injecter plus à l’aise des poisons condensés. Il les a embrassés et étreints dans une seule pensée et dans un seul bloc, vous savez, cette effroyable face de Iago, résumé fidèle des amitiés humaines, totalisées dans un seul homme.
 
Dorsay regarda le couple enlacé. En ce
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moment la musique allait comme l’éclair. La valse roulait impétueuse. Hortense, les joues enflammées, la tête en arrière, semait sur le parquet les fleurs qui pleuvaient de sa coiffure ; elle était tout échevelée, ceinte à la taille par un bras nerveux elle se penchait sur cet appui comme si elle eût cherché un lit pour s’y renverser, semblable à la vierge violée qui ne se débat plus dans la lutte, mais qui s’étend sous la pâmoison. Ce tableau aurait pu rappeler à Dorsay dix minutes de sa vie et de celle d’Hortense : dix minutes rapides, solennelles, brûlantes, où il n’y avait ni valse, ni musique, ni bal, ni univers sinon eux. Ce souvenir aurait pu revenir... Rien ne revint ! Il se retourna et vit les jeunes gens qui l’entouraient abaisser tout à coup leurs lorgnettes, et lui dire, avec une froideur insultante : « A présent, es-tu convaincu ? »
 
C’était l’aplomb et le geste de la supériorité intellectuelle courbant un esprit révolté sous l’évidence d’une démonstration.
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Sans ce mot il eût gardé son sang-froid. Mais quand les bras se dénouèrent et que la valse fut finie, écheveau de soie dévidé, il avait déjà repris toute la désinvolture de ses manières. Son visage était aussi caressant
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que jamais en parcourant cette triple ligne de femmes, - lasses, penchées, assises, roulées dans leurs cachemires rouges, bleus, orange, et secouant d’impatience ou de langueur leurs têtes défrisées d’où s’exhalait cette odeur sensuelle des fleurs mêlée à la sueur, vapeur suave et chaude comme l’héliotrope, qui s’élevait non comme d’un bain, mais comme d’une fournaise de parfums.
 
Hortense n’attendit pas la fin du bal pour demander sa voiture. Elle se retira de bonne heure, après avoir prétexté une indisposition subite à son mari qui resta.
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A peine était-elle rentrée chez elle et déshabillée qu’elle s’établit au coin de son feu, fit approcher d’elle une table de bois de citronnier sur laquelle gisait une lettre commencée, et, sa femme de chambre renvoyée, elle appuya son coude sur sa table, son front dans sa main, et se tint ainsi toute rêveuse.
 
Avez-vous quelquefois, Maria, laissé, comme Hortense, le bal dans tout son éclat, dans toute sa fougue, et - caprice - éprouvé le besoin du repos après tant de bruit ? Avez-vous quelquefois abandonné la fête au plus fort de la mêlée pour retrouver la chambre en désordre que vous aviez quittée impatiente de l’heure qui allait sonner ? Vous êtes-vous
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aussi appuyée sur la table où se trouvait la lettre inachevée, interrompue par l’impatience de partir ? Et à revenir plus calme et presque réfléchie aux lieux qui vous avaient vue frémissante, avez-vous senti un charme, une douceur secrète, quelque chose de moins serré au cœur ? On dit que c’est chose délicieuse de laisser-aller et de vague tristesse. Mais Hortense ne sut rien de tout cela, - car tout cela ne se sent que quand la vie s’essaie encore, que quand ni vent du ciel, ni haleine humaine, ni poussière d’ici-bas, n’a glissé sur la surface d’une âme de cristal et que rien n’a ébranlé un frêle corps d’enfant presque transparent et palpitant comme une goutte de pluie suspendue fragilement au bord recourbé d’un calice de lys.
 
Rêveuse, elle n’achevait point la lettre commencée. Tout à coup, et ce ne fut point le timbre de la pendule... un bruit la tira de sa rêverie. Elle leva les yeux et vit Dorsay.
 
 
 
Ne craignez pas, Marie, que je vous montre en détail cette intimité de l’adultère, ce délaissement de toute pudeur, et le respect de
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comme celles d’une blanche statue tombée de son piédestal sur le gazon flétri par un vent d’hiver. Dorsay se mit à sourire.
 
« Tu m’appartiens, - dit-il à voix basse, - et depuis longtemps je ne veux plus de toi. Tu es déshonorée. Je t’ai mis une empreinte au front. Eh bien, pour que tu ne sois jamais à d’autres, tu seras encore marquée ailleurs ».
 
Il prit sur la table à écrire la cire argent et azur et un cachet. Jamais bourreau ne s’était servi d’instruments plus mignons. Le cachet, où était artistement gravée une mystérieuse devise d’amour, était un superbe onyx que lui, Dorsay, avait donné à Hortense dans un temps où la devise ne mentait pas. Il présenta à la flamme de la bougie la cire odorante, qui se fondit toute bouillonnante, et dont il fit tomber les gouttes étincelantes là où l’amour avait épuisé tout ce qu’il avait de nectar et de parfums.
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ressemblait, mais statue qui n’était pas de marbre, quoique impuissante comme le marbre, et dont le sein n’était pas atteint. S’il avait pu la scier en deux, comme on coupe un serpent, il eût été moins barbare, car du moins une moitié n’aurait pas vécu.
 
 
 
Mme de *** garda six mois sa chaise longue d’un mal de pied qu’à force de soins les médecins parvinrent à guérir. C’est une grande femme pâle et belle encore, qui se traîne au lieu de marcher. Elle n’a pas eu le courage de se tuer ; et elle n’est pas devenue stupide.
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Son mari, depuis, ne lui a pas adressé une parole. Il vit sous ses yeux avec une femme de chambre qu’il n’est pas même permis à Mme de *** de gronder quand elle lui manque de respect.
 
 
Eh bien, Maria, est-ce qu’à présent vous n’aimez pas Othello ?
 
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{{droite|''31 décembre 1830.''}}