« La Maison Tellier (recueil, Ollendorff 1891)/La Femme de Paul » : différence entre les versions

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Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait lentement. C’était, devant la porte, un tumulte de cris, d’appels ; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l’épaule.
 
Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec précaution dans les yoles, et, s’asseyant à la barre, disposaient leurs robes, tandis que le maître de l’établissement, un fort garçon à barbe rousse, d’une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en maintenant d’aplomb les frêles embarcations.
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Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, d’ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très attentifs à ce spectacle.
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Le patron cria : « Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous. » Et ils s’approchèrent.
 
De tous les clients de la maison, M. Paul é
De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l’oreille, à moins qu’ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l’établissement une sorte de réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger demandait : « Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle ? » quelque habitué répondait à mi-voix, d’un air important et mystérieux : « C’est Paul Baron, vous savez ? le fils du sénateur. » Et l’autre, invariablement, ne pouvait s’empêcher de dire :« Le pauvre diable ! il n’est pas à moitié pincé. »
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De tous les clients de la maison, M. Paul étaittait le plus aimé et le plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l’oreille, à moins qu’ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l’établissement une sorte de réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger demandait : « Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle ? » quelque habitué répondait à mi-voix, d’un air important et mystérieux : « C’est Paul Baron, vous savez ? le fils du sénateur. » Et l’autre, invariablement, ne pouvait s’empêcher de dire :« Le pauvre diable ! il n’est pas à moitié pincé. »
 
La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le jeune homme et sa compagne : « ses deux tourtereaux », et semblait tout attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.
 
Le couple s’en venait à petit pas ; la yole Madeleine était prête ; mais, au moment de monter dedans, ils s’embrassèrent, ce qui fit rire le public amassé sur le pont. Et
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M. Paul, prenant ses rames, partit aussi pour la Grenouillère.
 
Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café flottant regorgeait de monde.
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M. Paul attacha son embarcation le long de l’établissement, il escalada la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il l’enleva, et tous deux s’assirent au bout d’une table, face à face.
 
De l’autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file d’équipages s’alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures de gommeux : les uns lourds, au ventre énorme écrasant les ressorts, attelés d’une
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rosse au cou tombant, aux genoux cassés ; les autres sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d’écume, tandis que le cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles et le fouet sur un genou.
 
La berge était couverte de gens qui s’en venaient par familles, ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins d’herbe, descendaient jusqu’à l’eau, remontaient sur le chemin, et tous, arrivés au même endroit, s’arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d’une rive à l’autre, déchargeant dans l’île ses voyageurs.
 
Le bras de la rivière (qu’on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, d’embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l’onde immobile, se croisant, se
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mêlant, s’abordant, s’arrêtant brusquement d’une secousse des bras pour s’élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges. .
 
Il en arrivait d’autres sans cesse : les unes de Chatou, en amont ; les autres de Bougival, en aval ; et des rires allaient sur l’eau d’une barque à l’autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient à l’ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps ; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s’épanouissaient à l’arrière des canots.
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Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel ; l’air semblait plein d’une gaieté brûlante ; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers.
 
Là-bas, en face, l’inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière crue ses talus fortifiés ; tandis qu’à droite, l’adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve, s’arrondissait
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en demi-cercle, laissant passer par place, à travers la verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.
 
Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous les arbres géants qui font de ce coin d’île le plus délicieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de leurs toilettes ; tandis qu’à côté d’elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiserie de leur sourire.
 
L’île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l’autre bord, ou un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous,
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d’écume, roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d’artilleurs, est campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l’eau.
 
Dans l’établissement flottant, c’était une cohue rieuse et hurlante. Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes, s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.
 
Un d’eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains ; quatre couples bondissaient un quadrille ; et des
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jeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la tare, malgré tout, n’eût apparu.
 
Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, à l’air matamore qui semble dire : « Le premier qui me traite de gredin, je le crève. »
 
Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour, et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations vermoulues que les coups d’épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage.
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Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s’y montrent ; quelques naïfs s’y égarent.
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Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d’olivier, courbés en avant ou rejetés en arrière par l’ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l’eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.
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Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le voisinage de l’eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l’odeur des corps et à celle des parfums violents dont la peau des marchandes d’amour est pénétrée et qui s’évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait, qu’on retrouvait toujours, comme si quelque main cachée eût secoué dans l’air une houppe invisible.
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Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis descendus à terre poussaient des cris, et tout le public, subitement pris de folie, se mettait à hurler.
 
Au coude de la rivière, vers Chatou, se
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montraient sans cesse des barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu’on reconnaissait les visages, d’autres vociférations partaient.
 
Un canot couvert d’une tente et monté par quatre femmes descendait lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, vêtue d’un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau ciré. En face d’elle, une grosse blonde habillée en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du bateau, les jambes en l’air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et elle fumait une cigarette, tandis qu’à chaque effort des avirons sa poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à l’arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l’une brune et l’autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurs compagnes.
 
Un cri partit de la Grenouillère : « V’là Lesbos ! » et, tout à coup, ce fut une clameur furieuse ; une bousculade effrayante eut
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lieu ; les verres tombaient ; on montait sur les tables ; tous, dans un délire de bruit, vociféraient : « Lesbos ! Lesbos ! Lesbos ! » Le cri roulait, devenait indistinct, ne formait plus qu’une sorte de hurlement effroyable, puis, soudain, il semblait s’élancer de nouveau, monter par l’espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s’étendre aux lointains coteaux, aller jusqu’au soleil.
 
La rameuse, devant cette ovation, s’était arrêtée tranquillement. La grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d’un air nonchalant, se soulevant sur les coudes et les deux belles filles, à l’arrière, se mirent à rire en saluant la foule.
 
Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l’établissement flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et toutes les voix, aiguës, ou graves, criaient ensemble : « Lesbos ! » On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur leur front.
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La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.
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Mais Madeleine, brusquement, s’emporta ; sa petite voix aigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre cause :
 
« Est-ce que ça te regarde, toi ? Sont-elles pas libres de faire ce qu’elles veulent, puisqu’elles ne doivent rien à personne ? Fiche-
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nous la paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires… »
 
Mais il lui coupa la parole.
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Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée et la respiration rapide.
 
A l’autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur entrée. Les deux costumées en homme marchaient devant : l’une maigre, pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes ; l’autrel’
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autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les mains.
 
Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l’eau, et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.
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Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d’une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l’on chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, d’actrices, à la petite maison du bord de l’eau.
 
Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la gendarmerie, et le brigadier, suivi d’un homme, était venu faire une enquête. La mission était délicate ; on ne pouvait, en somme, rien reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution.
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Le brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits soupçonnés, avait interrogé à l’aventure, et fait un rapport monumental concluant à l’innocence.
 
On en avait ri jusqu’à Saint-Germain.
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Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse ; mais elle lui dit d’un tel air : « Tu sais, mon p’tit, tu peux filer », qu’il se tut et resta seul.
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Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés heureuses passaient sur leurs lèvres ; elles parlaient vite ; et Pauline, par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et méchant.
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Mais Pauline éleva la voix et se mit à l’engueuler avec son répertoire de poissarde. On riait alentour ; on s’approchait ; on se haussait sur le bout des pieds afin de mieux voir, et lui restait interdit sous cette pluie d’injures fangeuses ; il lui semblait que les mots sortant de cette bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et s’accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois femmes victorieuses.
 
Il resta là, regardant l’eau, et parfois, avec
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un geste rapide, comme s’il l’eût arrachée, il enlevait d’un doigt nerveux une larme formée au coin de son œil.
 
C’est qu’il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D’une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et passionnées ; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes les filles, d’une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l’avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé aux pieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain.
 
Et là, derrière son dos, il sentait qu’une chose infâme s’apprêtait. Des rires lui entraient
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au cœur. Que faire ? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas.
 
Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne immobile.
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Une main se posa sur son épaule ; il eut un sursaut, se tourna ; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas ; et elle s’accouda comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.
 
Il cherchait ce qu’il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait même pas à démêler
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mêler ce qui se passait en lui ; tout ce qu’il éprouvait, c’était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu’elle ne le quittât point.
 
Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d’une voix très douce : « Veux-tu que nous nous en allions ? Il ferait meilleur dans le bateau. »
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Lorsqu’ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six heures ; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l’île, vers Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve.
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Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l’herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l’air d’une langueur tendre, d’un bonheur léger, comme d’une vapeur de bien-être.
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Il sentait tout cela, lui ; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient côte à côte ; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir.
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Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu bissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles.
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Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant par compensation : « Va, je t’aime bien, mon chat. »
 
Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l’entraîna en courant et il l’embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, tout en
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sautant d’allégresse. Ils s’abattirent, haletants, au pied d’un buisson incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d’avoir repris haleine, ils s’unirent, sans qu’elle comprît son exaltation.
 
Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria : « A ce soir ! »
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Ils s’installèrent sous une des tonnelles au bord de l’eau et se mirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d’une lueur faible et vacillante ; et l’on entendait à tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier.
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Vers le dessert, Paul prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit : « Je me sens très fatigué, ma mignonne ; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure. »
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Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta là, rêvant douloureusement.
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Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.
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Les yoles se mettaient en route, portant à l’avant une lanterne vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles en délire ; et des voix couraient dans l’ombre de tous côtés.
 
La yole des deux jeunes gens glissait doucement.
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Parfois, quand un bateau lancé passait près d’eux, ils apercevaient soudain le dos blanc du canotier éclairé par sa lanterne.
 
Lorsqu’ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur apparut dans le lointain. L’établissement en fête était orné de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu’à l’eau ; et quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d’une immense canne à pêche invisible, semblait une grosse étoile balancée.
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Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel.
 
L’orchestre, composé de cinq artistes de
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banlieue, jetait au loin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter Madeleine.
 
Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour dans l’île ; mais il dut céder.
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On dansait : les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient leurs jambes en l’air jusqu’au nez des vis-à-vis.
 
Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un enveloppement de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s’élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs
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ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant autour d’elles une senteur énergique de femmes en sueur.
 
Les mâles s’accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les mains, ou bien, s’efforçant d’être drôles, esquissaient des manières avec une grâce ridicule.
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Ce café-bateau, couvert seulement d’un toit, n’ayant aucune cloison qui le séparât du dehors, la danse échevelée s’étalait en face de la nuit pacifique et du firmament poudré d’astres.
 
Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s’éclairer comme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s’étendit, s’accentua, envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d’une lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, d’un rouge ardent comme un métal sur l’enclume. Cela se développait
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veloppait lentement en rond, semblait sortir de la terre ; et la lune, se détachant bientôt de l’horizon, monta doucement dans l’espace. A mesure qu’elle s’élevait, sa nuance pourpre s’atténuait, devenait jaune, d’un jaune clair, éclatant ; et l’astre paraissait diminuer à mesure qu’il s’éloignait.
 
Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.
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Il errait ainsi, martyrisé d’inquiétude, quand un des garçons lui dit : « C’est madame Madeleine que vous cherchez ? Elle vient de partir tout à l’heure en compagnie de madame Pauline. » Et, au même moment Paul apercevait, debout à l’autre extrémité du café, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en chuchotant.
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Il comprit, et, comme un fou, s’élança dans l’île.
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Vers Bougival un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une molle clarté, comme une poussière de ouate ; elle pénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l’écorce argentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d’été entrait dans Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cœur avec une ironie féroce, développant jusqu’à la rage en son âme douce et contemplative ses besoins d’idéale tendresse, d’épanchements passionnés dans le sein d’une femme adorée et fidèle.
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Il fut contraint de s’arrêter, étranglé par des sanglots précipités, déchirants.
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Oui ! elle était revenue ! pourquoi pas ? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui l’envahissaient depuis quelque temps.
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Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.
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Deux voix murmuraient des paroles qu’il n’entendait pas encore. Puis elles se turent.
 
Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou,
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prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l’envahit, et il l’aperçut dans sa pensée quand elle s’éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le premier baiser ; et le souvenir subit de cette caresse matinale l’emplit d’un regret frénétique et d’un désir forcené.
 
On parlait de nouveau ; et il s’approcha, courbé en deux. Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui ! Un cri ! Un de ces cris d’amour qu’il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoir conscience de rien … et il les vit.
 
Oh ! si c’eût été un homme, l’autre ! mais cela ! cela ! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé comme s’il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
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monstrueux, une immonde profanation.
 
Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson dont il avait vu arracher les entrailles…
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Sur l’autre rive, les maisons de campagne de Croissy s’étageaient en pleine clarté.
 
Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir ; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, finies. Le fleuve était là. Comprit-il ce qu’il faisait ?
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Voulut-il mourir ? Il était fou. Il se retourna cependant vers l’île, vers Elle ; et, dans l’air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et obstinés du bastringue, il lança d’une voix désespérée, suraiguë, surhumaine, un effroyable cri : « Madeleine ! »
 
Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l’horizon.
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Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa : « C’est Paul. » Un soupçon surgit en son âme. « Il s’est noyé », dit-elle. Et elle s’élança vers la rive ou la grosse Pauline la rejoignit.
 
Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l’autre enfonçait dans l’eau un grand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria : « Que faites-vous ?
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Qu’y a-t-il ? » Une voix inconnue répondit : « C’est un homme qui vient de se noyer. »
 
Les deux femmes, serrées l’une contre l’autre, hagardes, suivaient les évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres pêcheurs ; et la rivière qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.
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Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
 
Dès qu’elle le vit, Madeleine recula d’horreur.
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Sous la lumière de la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermes et raidis étaient affreux. Une espèce d’enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale coulait sans cesse.
 
Les deux hommes l’examinèrent.
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« Eh bien, il a fini de rigoler maintenant ; c’est dommage tout de même quand on est riche ! »
 
Madeleine sanglotait, tombée par terre.
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Pauline s’approcha du corps et demanda : « Est-ce qu’il est bien mort ? — tout à fait ? »
 
Les hommes haussèrent les épaules : « Oh ! après ce temps-là ! pour sûr ! »
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Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, l’embrassa longtemps, la consola : « Que veux-tu, ce n’est point ta faute, n’est-ce pas ? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de faire des bêtises. Il l’a voulu, tant pis pour lui, après tout ! » Puis, la relevant : « Allons, ma chérie, viens-t’en coucher à la maison : tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir. » Elle l’embrassa de nouveau : « Va, nous te guérirons », dit-elle.
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Madeleine se releva, et pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la tête sur l’épaule de Pauline, comme réfugiée dans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, elle partit à tout petits pas.