« Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Ça ira » : différence entre les versions

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J’étais descendu à Barviller uniquement parce que j’avais lu dans un guide (je ne sais plus lequel) : Beau musée, deux Rubens, un Téniers, un Ribera.
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Je murmurai :
 
Excusez-moi, madame, de vous examiner ainsi, mais il me semble que je vous connais depuis longtemps.
 
Elle répondit en rougissant :
 
C’est drôle… Moi aussi.
 
Je poussai un cri : Ah ! Ça ira !
 
Elle leva ses deux mains avec un désespoir comique, épouvantée de ce mot et balbutiant :
 
Oh ! oh ! Si on vous entendait… Puis soudain elle s’écria à son tour : Tiens, c’est toi, Georges ! Puis elle regarda avec frayeur si on ne l’avait point écoutée. Mais nous étions seuls, bien seuls !
 
« Ça ira. » Comment avais-je pu reconnaître « Ça ira », la pauvre Ça ira, la maigre Ça ira, la désolée Ça ira, dans cette tranquille et grasse fonctionnaire du gouvernement ?
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Je lui dis :
 
Eh bien, ça va donc, à présent ?
 
Elle répondit : Un peu mieux.
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Une curiosité me saisit de connaître la vie de cette femme. Autrefois je n’y aurais point songé ; aujourd’hui, je me sentais intrigué, attiré, tout à fait intéressé. Je lui demandai :
 
Comment as-tu fait pour avoir de la chance ?
 
Je ne sais pas. Ça m’est arrivé comme je m’y attendais le moins.
 
Est-ce à Chatou que tu l’as rencontrée ?
 
Oh non !
 
Où ça donc ?
 
À Paris, dans l’hôtel que j’habitais.
 
Ah ! Est-ce que tu n’avais pas une place à Paris.
 
Oui, j’étais chez madame Ravelet.
 
Qui ça, madame Ravelet ?
 
Tu ne connais pas madame Ravelet ? Oh !
 
Mais non.
 
La modiste, la grande modiste de la rue de Rivoli.
 
Et la voilà qui se met à me raconter mille choses de sa vie ancienne, mille choses secrètes de la vie parisienne, l’intérieur d’une maison de modes, l’existence de ces demoiselles, leurs aventures, leurs idées, toute l’histoire d’un cœur d’ouvrière, cet épervier de trottoir qui chasse par les rues, le matin, en allant au magasin, le midi, en flânant, nu-tête, après le repas, et le soir en montant chez elle.
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Elle disait, heureuse de parler de l’autrefois :
 
Si tu savais comme on est canaille… et comme on en fait de roides. Nous nous les racontions chaque jour. Vrai, on se moque des hommes, tu sais !
 
Moi, la première rosserie que j’ai faite, c’est au sujet d’un parapluie. J’en avais un vieux, en alpaga, un parapluie à en être honteuse. Comme je le fermais en arrivant, un jour de pluie, voilà la grande Louise qui me dit : Comment ! tu oses sortir avec ça !
 
Mais je n’en ai pas d’autre, et en ce moment, les fonds sont bas.
 
Ils étaient toujours bas, les fonds !
 
Elle me répond : Vas en chercher un à la Madeleine.
 
Moi, ça m’étonne.
 
Elle reprend : C’est là que nous les prenons, toutes ; on en a autant qu’on veut. Et elle m’explique la chose. C’est bien simple.
 
Donc, je m’en allai avec Irma à la Madeleine. Nous trouvons le sacristain et nous lui expliquons comment nous avons oublié un parapluie la semaine d’avant. Alors il nous demande si nous nous rappelons son manche, et je lui fais l’explication d’un manche avec une pomme d’agate. Il nous introduit dans une chambre où il y avait plus de cinquante parapluies perdus ; nous les regardons tous et nous ne trouvons pas le mien ; mais moi j’en choisis un beau, un très beau, à manche d’ivoire sculpté. Louise est allée le réclamer quelques jours après. Elle l’a décrit avant de l’avoir vu, et on le lui a donné sans méfiance.
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Et elle riait en ouvrant et laissant retomber le couvercle à charnières de la grande boîte à tabac.
 
Elle reprit : Oh ! on en avait des tours, et on en avait de si drôles. Tiens, nous étions cinq à l’atelier, quatre ordinaires et une très bien, Irma, la belle Irma. Elle était très distinguée, et elle avait un amant au conseil d’État. Ça ne l’empêchait pas de lui en faire porter joliment. Voilà qu’un hiver elle nous dit : « Vous ne savez pas, nous allons en faire une bien bonne.
 
Et elle nous conta son idée.
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Il monte ; et moi je le saisis dans mes bras et je l’embrasse, mais je l’embrasse à lui couper la respiration ; puis je reprends :
 
Oh ! que je suis heureuse ! que je suis heureuse !
 
Et, tout d’un coup, je crie :
 
Mais ce n’est pas toi ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Et je me mets à pleurer.
 
Tu juges si voilà un homme embarrassé ! Il cherche d’abord à me consoler ; il s’excuse, proteste qu’il s’est trompé aussi !
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La marchande de tabac allait toujours, vidant d’un seul coup tous ses souvenirs amassés depuis si longtemps dans son cœur fermé de débitante officielle. Tout l’autrefois pauvre et drôle remuait son âme. Elle regrettait cette vie galante et bohème du trottoir parisien, faite de privations et de caresses payées, de rire et de misère, de ruses et d’amour vrai par moments.
 
Je lui dis : Mais comment as-tu obtenu ton débit de tabac ?
 
Elle sourit : Oh ! c’est toute une histoire. Figure-toi que j’avais dans mon hôtel, porte à porte, un étudiant en droit, mais, tu sais, un de ces étudiants qui ne font rien. Celui-là, il vivait au café, du matin au soir ; et il aimait le billard, comme je n’ai jamais vu aimer personne.
 
Quand j’étais seule, nous passions la soirée ensemble quelquefois. C’est de lui que j’ai eu Roger.
 
Qui ça, Roger ?
 
Mon fils.
 
Ah !
 
Il me donna une petite pension pour élever le gosse, mais je pensais bien que ce garçon-là ne me rapporterait rien, d’autant plus que je n’ai jamais vu un homme aussi fainéant, mais là, jamais. Au bout de dix ans, il en était encore à son premier examen. Quand sa famille vit qu’on n’en pourrait rien tirer, elle le rappela chez elle en province ; mais nous étions demeurés en correspondance à cause de l’enfant. Et puis, figure-toi qu’aux dernières élections, il y a deux ans, j’apprends qu’il a été nommé député dans son pays. Et puis il a fait des discours à la Chambre. Vrai, dans le royaume des aveugles, comme on dit… Mais, pour finir, j’ai été le trouver et il m’a fait obtenir, tout de suite, un bureau de tabac comme fille de déporté… C’est vrai que mon père a été déporté, mais je n’avais jamais pensé non plus que ça pourrait me servir.
 
Bref… Tiens, voilà Roger.
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Il embrassa sur le front sa mère, qui me dit :
 
Tenez, monsieur, c’est mon fils, chef de bureau à la mairie… Vous savez… c’est un futur sous-préfet.
 
Je saluai dignement ce fonctionnaire, et je sortis pour gagner l’hôtel, après avoir serré, avec gravité, la main tendue de Ça ira.
 
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