« Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/La Bête à Maît’ Belhomme » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
ThomasBot (discussion | contributions)
m Pmx: match
Ligne 13 :
}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/95]]==
 
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
 
C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait,
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/96]]==
au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.
 
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs,
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/97]]==
de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
 
— Monsieur le curé de Gorgeville.
Ligne 36 ⟶ 41 :
 
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est ben mé qu’t’appelles ? »
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/98]]==
 
Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Ligne 49 ⟶ 55 :
Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.
 
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/99]]==
soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
 
Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Ligne 58 ⟶ 66 :
 
On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractère loquace et familier.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/100]]==
 
— Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez ?
Ligne 81 ⟶ 90 :
— Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.
 
Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; il salua d’une grande inclinaison de tête
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/101]]==
en avant, comme pour dire : « C’est bien moi Rabot, qu’a épousé la Blondel. »
 
Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son oreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait « gniau… gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.
Ligne 95 ⟶ 106 :
— Un’bête. Vous êtes sûr ?
 
— Si j’en suis sûr ? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’grignote l’fond d’l’oreille. À m’mange la tête, pour sûr ! a
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/102]]==
m’mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau… Et il se remit à taper du pied.
 
Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où il était resté six ans ; même la chenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Mais l’homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.
Ligne 108 ⟶ 121 :
 
— Pour sûr, non.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/103]]==
 
— D’où vient ça ?
Ligne 136 ⟶ 150 :
 
— Que qu’il avait, ton pé ?
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/104]]==
 
— Un vent dans l’dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.
Ligne 152 ⟶ 167 :
 
Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât de lui, le curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de Rabot :
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/105]]==
 
— Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille ?
Ligne 172 ⟶ 188 :
 
— Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l’fond… Oh ! misère !…
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/106]]==
 
La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vous coulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait peut-être sortir. Voulez-vous essayer ? »
Ligne 183 ⟶ 200 :
Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria : — Cré nom d’un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’pattes.
 
Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/107]]==
allumette et d’une loque. Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s’il eut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’était sortie.
 
Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé, triomphant, s’écria : « Certainement elle est noyée. » Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
 
Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles. La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu,
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/108]]==
le malade raconta qu’elle faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v’la qu’a r’monte… gniau… gniau… gniau… qué misère ! »
 
Caniveau s’impatientait : « C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All’est p’t-être ben accoutumée au vin. »
Ligne 196 ⟶ 217 :
 
C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération. Caniveau conseillait toujours de mêler de l’eau-de-vie à l’eau, afin de griser et d’endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/109]]==
 
On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu’il pénétrât jusqu’au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l’organe habité.
Ligne 205 ⟶ 227 :
Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas plus gros qu’un grain d’oignon. Cela remuait, pourtant. C’était une puce ! Des cris d’étonnement s’élevèrent, puis des rires éclatants. Une puce ! Ah ! elle était bien bonne, bien bonne ! Caniveau se tapait sur la cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet ; le curé s’esclaffait à la façon des ânes qui braient, l’instituteur riait comme on éternue, et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au gloussement des poules.
 
Belhomme
Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/110]]==
Belhomme s’était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse dans l’œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d’eau.
 
Il grogna : « Te v’là, charogne », et cracha dessus.
Ligne 222 ⟶ 246 :
 
— Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/111]]==
 
Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse : Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville affirmait qu’il en recevrait quarante.
Ligne 242 ⟶ 267 :
 
L’autre vit bien qu’il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.
==[[Page:Maupassant - Monsieur Parent.djvu/112]]==
 
Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur ses longues jambes.