« Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/La Bête à Maît’ Belhomme » : différence entre les versions

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La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
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Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
 
Monsieur le curé de Gorgeville.
 
Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
 
L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
 
L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
 
Maît’ Poiret, deux places.
 
Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
 
Maît’ Rabot, deux places.
 
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est ben mé qu’t’appelles ? »
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Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son trou.
 
Maît’ Caniveau.
 
Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.
 
Maît’ Belhomme.
 
Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.
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On se tut d’abord, par respect pour le curé, qui gênait les épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d’un caractère loquace et familier.
 
Eh bien, maît’ Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez ?
 
L’énorme campagnard, qu’une sympathie de taille, d’encolure et de ventre liait avec l’ecclésiastique, répondit en souriant :
 
Tout d’même, m’sieu l’curé, tout d’même, et d’vote part ?
 
Oh ! d’ma part, ça va toujours.
 
Et vous, maît’ Poiret ? demanda l’abbé.
 
Oh ! mé, ça irait, n’étaient les cossards (colzas) qui n’donneront guère c’t’année ; et, vu les affaires, c’est là-dessus qu’on s’rattrape.
 
Que voulez-vous, les temps sont durs.
 
Que oui, qu’i sont durs, affirma d’une voix de gendarme la grande femme de maît’ Rabot.
 
Comme elle était d’un village voisin, le curé ne la connaissait que de nom.
 
C’est vous, la Blondel ? dit-il.
 
Oui, c’est mé, qu’a épousé Rabot.
 
Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; il salua d’une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire : « C’est bien moi Rabot, qu’a épousé la Blondel. »
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Soudain maît’ Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son oreille, se mit à gémir d’une façon lamentable. Il faisait « gniau… gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.
 
Vous avez donc bien mal aux dents ? demanda le curé.
 
Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre : Non point… m’sieu le curé… C’est point des dents… c’est d’l’oreille, du fond d’l’oreille.
 
Qu’est-ce que vous avez donc dans l’oreille. Un dépôt ?
 
J’sais point si c’est un dépôt, mais j’sais ben qu’c’est eune bête, un’grosse bête, qui m’a entré d’dans, vu que j’dormais su l’foin dans l’grenier.
 
Un’bête. Vous êtes sûr ?
 
Si j’en suis sûr ? Comme du Paradis, m’sieu le curé, vu qu’a m’grignote l’fond d’l’oreille. À m’mange la tête, pour sûr ! a m’mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau… Et il se remit à taper du pied.
 
Un grand intérêt s’était éveillé dans l’assistance. Chacun donnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l’instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l’Orne, où il était resté six ans ; même la chenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Mais l’homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu’il avait le tympan crevé.
 
C’est plutôt un ver, déclara le curé.
 
Maît’ Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.
 
Oh ! gniau… gniau… gniau… j’crairais ben qu’c’est eune frémi, eune grosse frémi, tant qu’a mord… T’nez, m’sieu le curé… a galope… a galope… Oh ! gniau… gniau… gniau… que misère ! !…
 
T’as point vu l’médecin ? demanda Caniveau.
 
Pour sûr, non.
 
D’où vient ça ?
 
La peur du médecin sembla guérir Belhomme.
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Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.
 
D’où vient ça ! T’as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là ? Y s’rait v’nu eune fois, deux fois, trois fois, quat’fois, cinq fois ! Ça fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr… Et qu’est-ce qu’il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu’est-ce qu’il aurait fait ? Sais-tu, té ?
 
Caniveau riait.
 
Non j’sais point ! Ousquè tu vas, comme ça ?
 
J’vas t’au Havre vé Chambrelan.
 
Qué Chambrelan ?
 
L’guérisseux, donc.
 
Qué guérisseux ?
 
L’guérisseux qu’a guéri mon pé.
 
Ton pé ?
 
Oui, mon pé, dans l’temps.
 
Que qu’il avait, ton pé ?
 
Un vent dans l’dos, qui n’en pouvait pu r’muer pied ni gambe.
 
Qué qui li a fait ton Chambrelan ?
 
Il y a manié l’dos comm’pou’fé du pain, avec les deux mains donc ! Et ça y a passé en une couple d’heures !
 
Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, mais il n’osait pas dire ça devant le curé.
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Caniveau reprit en riant :
 
C’est-il point quéque lapin qu’tas dans l’oreille. Il aura pris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j’vas l’fé sauver.
 
Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même l’instituteur qui ne riait jamais.
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Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu’on se moquât de lui, le curé détourna la conversation et, s’adressant à la grande femme de Rabot :
 
Est-ce que vous n’avez pas une nombreuse famille ?
 
Que oui, m’sieu le curé… Que c’est dur à élever !
 
Rabot opinait de la tête, comme pour dire : « Oh ! oui, c’est dur à élever. »
 
Combien d’enfants ?
 
Elle déclara avec autorité, d’une voix forte et sûre :
 
Seize enfants, m’sieu l’curé ! Quinze de mon homme !
 
Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot ! Sa femme l’avouait ! Donc, on n’en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu !
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Mais Belhomme se mit à gémir :
 
Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l’fond… Oh ! misère !…
 
La voiture s’arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vous coulait un peu d’eau dans l’oreille, on la ferait peut-être sortir. Voulez-vous essayer ? »
 
Pour sûr ! J’veux ben.
 
Et tout le monde descendit pour assister à l’opération.
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Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d’eau ; et il chargea l’instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient ; puis, dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser brusquement.
 
Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l’oreille de Belhomme pour voir s’il ne découvrirait pas la bête à l’œil nu, s’écria : Cré nom d’un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais ton lapin sortira dans c’te confiture-là. Il s’y collerait les quat’pattes.
 
Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête. Ce fut l’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque. Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puis l’instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s’il eut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’était sortie.
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Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara : « Mé, j’m’en r’tourne à Criquetot. J’ai pu que fé au Havre à cette heure. »
 
Le cocher lui dit : N’importe, paye ta place !
 
Je t’en dé que la moitié pisque j’ai point passé mi-chemin.
 
Tu dois tout pisque t’as r’tenu jusqu’au bout.
 
Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse : Belhomme jurait qu’il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville affirmait qu’il en recevrait quarante.
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Caniveau redescendit.
 
D’abord, tu dés quarante sous au curé, t’entends, et pi une tournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t’en donneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi ?
 
Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et quinze, répondit : Ça va !
 
Allons, paye.
 
J’payerai point. L’curé n’est pas médecin d’abord.
 
Si tu n’payes point, j’te r’mets dans la voiture à Césaire et j’t’emporte au Havre.
 
Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l’enleva comme un enfant.