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''Les croisés en Palestine. — Leur marche. — Leurs mœurs. — Leurs souffrances.— WILHEM IX,'' Duc D’Aquitaine. — ''AZENOR-LA-PÂLE et le chevalier GAUTIER-SANS-AVOIR. — La route de Marhala. — Le désert. — Fergan-le-Carrier, Jehanne-la-Bossue et Colombaïk rencontrent un pèlerin. — La trombe de sable. — La ville de Marhala. — Débauches des croisés. — La reine des ribaudes. — Yolande. — La palais de l’émir. — Le jeu. — Le vin. — L’orgie. — Attaque des Sarrasins. — Le roi des truands et sa bande. — Les cadavres sarrasins. — Les mangeurs de chair humaine. — Les miracles de la Sainte-Lance. — Ce qu’il advint à Pierre Barthelmy, auteur de ce miracle. — Le bûcher. — La juive. — La conversion. — Comment et pourquoi'' BOHEMOND, prince de Tarente, ''l’un des chefs des soldats de la croix, fit mettre en broche
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et rôtir le fils d’un émir. — Départ pour Jérusalem. — Généreuse hospitalité des Sarrasins. — Le vieil Arabe et sa femme. — Prise de Jérusalem par les soldats du Christ. — Le lac de sang. — La mosquée d’Omar. — Le roi de Jérusalem. — Le baron de Galilée. — Le marquis de Nazareth.''
Le soleil de la Palestine inonde de son éblouissante et brûlante lumière un désert couvert de sable rougeâtre ; aussi loin que la vue s’étend, on n’aperçoit pas une maison, pas un arbre, pas une broussaille, pas un brin d’herbe, pas un caillou ; dans cette immensité, un passereau ne pourrait s’abriter à l’ombre. Partout un sable mouvant, profond, et fin comme de la cendre, renvoie plus torride encore la chaleur dont le pénètre ce soleil flamboyant au milieu d’un ciel de feu, qui, à l’horizon, se fond avec la terre aride dans une zône de vapeur ardente. Çà et là apparaissent à demi enfouis sous des vagues de sable, soulevées naguère par le terrible vent de ces parages, de blancs ossements d’hommes, d’enfants, de chevaux, d’ânes, de bœufs, de chameaux ; la chair de ces cadavres a été dévorée par les vautours, les chacals et les lions ; le proverbe sarrasin s’est vérifié : « — Ici, les chrétiens ne trouveront d’ombre que dans le ventre des vautours, des chacals ou des lions ! » — Ces débris humains et d’autres en putréfaction tracent à travers le désert la route de ''Marhala'', ville située à dix jours de marche de Jérusalem, cité sainte vers laquelle convergent les différentes armées des croisés, venues de Gaule, de Germanie, d’Italie et d’Angleterre. S’il y a des squelettes, des cadavres à demi dévorés dans cette solitude, il s’y trouve aussi des agonisants et des vivants ; nombreux sont les agonisants, peu nombreux les vivants ; ceux-ci donneraient à rire, s’ils n’étaient plus à plaindre que morts et mourants. Voyez-les, fils de Joel, voyez-les ces croisés qui, dans leur crédulité, ont, à la voix de l’Église catholique, quitté l’an passé la terre ingrate de l’occident pour la terre miraculeuse de l’orient, où ils sont enfin arrivés après un voyage de onze ou douze cents lieues. Le gros du corps d’armée venu des Gaules,
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et alors commandé par BOHEMOND, ''prince de Tarente'', disparaît lentement là-bas, là-bas, au milieu de ces épais nuages de poussière soulevés par la marche des croisés. Puis viennent éparpillés à la débandade une longue suite de traînards, de blessés, de malades, de malheureux mourants de soif, de chaleur. de fatigue ; ils tombent çà et là dans ce désert sans bornes pour ne plus jamais se relever. Parmi ces traînards, les moins à plaindre sont ceux qui, ayant perdu leurs chevaux, ont bravement enfourché un âne, un bœuf, un bouc, voire même quelqu’un de ces grands dogues de Syrie hauts de trois pieds ; ils s’en vont ainsi au pas de leurs grotesques montures, l’épée sur la cuisse, la lance derrière le dos. Afin de se préserver de la dévorante ardeur du soleil qui, tombant d’aplomb sur le crâne, cause souvent la folie ou la mort, ils portent des coiffures étranges : ceux-ci s’abritent sous un morceau de, toile tendue sur des bâtons, qu’ils tiennent de chaque main comme une sorte de dais ; d’autres, mieux avisés, ont tressé avec les feuilles desséchées du dattier de grands chapels qui projettent l’ombre sur leur figure. Les plus nombreux portaient des espèces de masques, faits de lambeaux de toile et percés d’un trou à la hauteur de l’œil, afin de préserver leurs paupières de la poussière, si brûlante, si corrosive, que. souvent à une inflammation douloureuse succédait la perte de la vue. À une longue distance de ces croisés aux montures grotesques, venaient les piétons, enfonçant jusqu’à mi-jambe dans les sables mouvants, dont le contact cuisant rendait intolérable l’excoriation de leurs pieds mis à vif par les fatigues de la route ; les blessés les membres enveloppés de chiffons sordides, cheminaient péniblement appuyés sur des bâtons ; des femmes haletantes portaient à dos leurs enfants ou les traînaient entassés, sur de grossiers traîneaux, qu’elles tiraient après elles, à l’aide de leurs maris. Parmi ces malheureux presque tous déguenillés, on en voyait de bizarrement accoutrés : les uns à peine vêtus d’une mauvaise souquenille coiffaient un riche turban d’étoffe orientale ; d’autres de qui les chausses trouées laissaient voir
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la chair portaient un splendide cafetan de soie brodée, çà et là taché de sang, comme toutes les dépouilles provenant du pillage et du massacre. Ces infortunés, suffoqués par une chaleur étouffante, aveuglés par la poussière soulevée sous leurs pas, ruisselants de sueur, le gosier corrodé par une soif dévorante, le teint brûlé par le soleil, l’air farouche, morne, découragé, cheminaient maugréant et blasphémant contre la croisade, lorsqu’ils virent à une assez grande distance derrière eux s’approcher à travers des tourbillons poudreux une nombreuse et brillante chevauchée ; à sa tête et monté sur un cheval arabe noir comme l’ébène, s’avance un jeune homme splendidement vêtu : c est WILHELM IX, le beau duc d’Aquitaine, le poëte impie, le contempteur de l’Église, le séducteur de Malborgiane, dont il portait en Gaule le portrait peint sur son bouclier ; mais Malborgiane est oubliée, délaissée, comme tant d’autres victimes de ce grand débauché ; Wilhelm IX s’avançait donc à la tête de ses gens de guerre ; sa figure à la fois hardie et railleuse disparaissait à demi sous la capuche d’un peliçon de soie blanche, qui couvre à demi ses épaules ; sa taille élégante et souple se dessine sous une tunique de légère étoffe couleur pourpre, et ses larges chausses flottantes à l’orientale laissent apercevoir ses bottines de cuir vert brodées d’argent appuyées sur ses étriers dorés. Wilhelm IX ne porte ni arme ni armure ; de sa main gauche il conduit son cheval ; sur sa main droite, couverte d’un gantelet de daim brodé, se tient son faucon favori chaperonné d’écarlate, et les pattes ornées de clochettes d’or ; tel est le courage de ce vaillant oiseau de chasse que souvent son maître le lance contre les vautours du désert, de même qu’il a souvent lancé contre les hyènes et les chacals les deux grands lévriers blancs, à collier de vermeil, qui, haletants, suivent son cheval. En croupe de ce fier animal se tient un négrillon de huit à dix ans bizarrement vêtu ; il porte un large parasol oriental dont l’ombre abrite la tête de Wilhelm IX. À sa droite et le dominant de la hauteur de sa grande taille, chemine un chameau richement caparaçonné, il est guidé par un autre négrillon
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assis sur le devant d’une double litière fermée de rideaux de soie et assujettie par des sangles de chaque côté de l’échine et sous le ventre du chameau, de sorte que dans chacun des compartiments de cette litière une personne pouvait être commodément assise à l’abri du soleil et de la poussière, et souvent Wilhelm IX y prenait place. À son côté chevauchait le chevalier GAUTHIER-SANS-AVOIR : avant son départ pour la croisade, l’aventurier gascon, hâve, osseux, dépenaillé, ressemblait fort au pauvre diable peint sur la partie supérieure de son bouclier ; mais à ce moment, grâce à la somptuosité de ses vêtements, le chevalier rappelait le second emblème de son bouclier. À l’arçon de sa selle pendait un casque à la vénitienne qu’il avait quitté pour un turban, coiffure plus commode pour la route ; une longue dalmatique d’étoffe légère endossée par-dessus sa riche armure l’empêchait de devenir brûlante aux rayons du soleil. Le Gascon ne conservait de son pauvre équipement d’autrefois que sa bonne épée la ''Commère-de-la-Foi'' et son petit cheval ''Soleil-de-Gloire'' ; survivant, par un miraculeux hasard, aux périls, aux fatigues de ce long trajet, alerte, dispos, modérément en chair, Soleil-de-Gloire, par le lustre de son poil, témoignait de la bonne qualité de l’orge sarrasine, qui ne semblait non plus lui manquer que les vivres à son maître. Derrière ces trois principaux personnages venaient les écuyers du duc d’Aquitaine, portant sa bannière, son épée, sa lance et son bouclier, sur lequel Wilhelm IX faisait d’habitude peindre l’effigie de ses maîtresses, objets éphémères de ses caprices libertins ; aussi le portrait d’AZENOR-LA-PÂLE, remplaçant celui de Malborgiane, occupait le centre de l’écu de Wilhelm IX ; mais, par un raffinement de corruption effrontée, d’autres médaillons représentant quelques-unes de ses nombreuses et nouvelles concubines entouraient (humbles satellites de cet astre rayonnant) l’image d’Azenor. Des écuyers conduisaient aussi en main les dextriers de bataille du duc d’Aquitaine, vigoureux chevaux bardés et caparaçonnés de fer, portant attachées sur leur selle les différentes pièces de l’armure de leur maître ; il pouvait
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ainsi endosser son harnais de guerre si venait l’heure du combat, au lieu de supporter durant une longue route le poids accablant de ses armes, Après les écuyers s’avançaient, conduits par des esclaves noirs enlevés aux Sarrasins, les mules et les chameaux chargés des bagages et des provisions du duc d’Aquitaine ; car si la faim, la soif, la fatigue, décimaient la multitude, les seigneurs croisés, grâce à leur richesse, échappaient presque toujours aux privations ; ainsi l’un des chameaux de Wilhelm IX était chargé de plusieurs sacs de citrons et de grosses outres remplies de vin et d’eau, ressources inestimables pour la traversée de ce désert torride. Environ trois cents hommes d’armes fermaient la chevauchée du duc d’Aquitaine ; ces cavaliers, seuls survivants à peu près de mille guerriers partis pour la croisade, habitués aux combats, rompus à la fatigue, bronzés par le soleil de Syrie, bravaient depuis longtemps les dangers de ce climat meurtrier ; leur lourde armure de fer ne pesait pas plus à leurs corps robustes qu’une casaque de toile ; le dédain du péril et la férocité se lisaient sur leurs traits farouches ; plusieurs d’entre eux portaient à l’arçon de leur selle, en manière de sanglant trophée, des têtes de Sarrasins fraîchement coupées, suspendues par l’unique mèche de chevelure que les mahométans conservent au sommet du crâne. Les cavaliers du duc d’Aquitaine avaient pour armes une forte lance de frêne ou de tremble à banderolles flottantes, une longue épée à deux tranchants et, à l’arçon de leur selle, une hache ou une masse d’armes hérissée de pointes ; boucliers ovales, hauberts ou jaques de mailles d’acier, casques, brassards, cuissards, jambards de fer, telle était leur armure. La troupe de Wilhelm IX traversait rapidement les groupes de traînards lorsqu’une main blanche et effilée entr’ouvrit les rideaux de la litière, auprès de laquelle chevauchait le duc, et une voix lui dit : — Wilhelm, j’ai soif.
— Azenor a soif ! — reprit le croisé en arrêtant son cheval, et s’adressant à Gauthier-sans-Avoir : — Va vite chercher à boire pour ma maîtresse ; je connais l’impatience de toutes les soifs ! point ne faut
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laisser languir des lèvres qui demandent un frais breuvage ou un chaud baiser !
— Seigneur duc, je vais chercher le breuvage, charge-toi du baiser,— répondit l’aventurier en se dirigeant vers les bagages, tandis que, penché sur son cheval, le duc d’Aquitaine avança la tête sous les rideaux de la litière.
— Oh ! Wilhelm, — dit bientôt la voix passionnée d’Azenor, jadis mes lèvres étaient blanches et glacées ; le feu de tes baisers les a rendues vermeilles !
— Cela prouve que je suis non moins sorcier que toi, ma belle sorcière !
— Ne
— Pourquoi la honte ? Tu as feint
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/11]]== un grand chien de Palestine, si notre beau sire a toutefois conservé de quoi payer une si fière monture ! Dis, ma belle sorcière, quels magiciens que les dés et les échecs ! En une nuit ils font un truand — Je le sais, Wilhelm ; aussi, comme toi, je me plains de mon bonheur.
— De ton
— Non, non. Je suis à toi, le rêve de ma jeunesse
— Aurais-tu des remords ? Folie ! nous sommes en Terre-Sainte ! tous nos péchés nous sont remis, donc péchons, ma belle, péchons beaucoup ! péchons partout ! péchons sans cesse !
— Tu prêches
— Azenor, celui dont nous allons délivrer le sépulcre
—
—
— Tais-toi, Wilhelm ! je te hais !
— Pauvre Ribaude !
— Tant
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/12]]==
— Ah !
— Pas un mot de plus, Wilhelm ! — reprit Azenor
—
— Grand impudique ! oses-tu blâmer
— Non, par Dieu !
— Audace et débauche !
— Je vais calmer ton courroux, ma belle ; écoute-moi sans te fâcher : je buvais, vois-tu, de tous les vins sans aucune préférence avant de connaître le vin de Chypre ; mais lorsque je
— Ainsi, sur cette terre, il
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/13]]== je — Je vais
— De qui veux-tu parler ?
— Des juives ! — répondit le duc
— Wilhelm, — dit Azenor-la-Pâle
— Sang du Christ !
— Perdu !
— Tu me le demandes ?
— Toi, blasphémateur ! toi, sacrilège ! montrer une pareille faiblesse, toi qui ne crois à rien !
— Je crois à
— Tu pâlis !
— Et pourtant, Azenor, tu sais si jamais
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/14]]== échapper sans doute aux pensées dont il était obsédé, Wilhelm IX Quelques cris lointains et une sorte de tumulte qui
— Seigneur duc, au moment où tes esclaves noirs détachaient des bagages une outre remplie
— Et que leur as-tu répondu, mon joyeux Gascon ? — dit en riant Wilhelm IX, tandis que Azenor à demi penchée hors de sa litière, buvait avidement le contenu de la petite amphore de vermeil ; — oui, comment as-tu répondu à ces coquins si effrontément curieux de frais ombrages et de claires fontaines ?
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/15]]==
—
— Gauthier, tu serais digne
« — Quoi ! gens de peu de ferveur ! — ai-je poursuivi
— Gauthier, ce
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Le nuage de poussière soulevé par la troupe du duc
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/16]]== dans les tourbillons poudreux soulevés par sa marche, et bientôt trois créatures vivantes, un homme, une femme et un enfant, ''Fergan-le-Carrier'', ''Jehanne-la-Bossue'' et ''Colombaïk'', restèrent seuls au milieu de ce désert. Colombaïk, expirant de soif, était étendu sur le sable à côté de sa mère, que ses pieds endoloris, blessés, entourés de chiffons ensanglantés, ne pouvaient plus supporter ; à genoux près Jehanne-la-Bossue, assise à côté de Colombaïk, dont elle tenait la tête sur ses genoux, lui disait en pleurant : — Tu ne
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— J’y pensais, — répondit le carrier ; — mais je suis plus robuste que toi, et c’est moi qui vais… — Le serf s’interrompit en entendant soudain le bruit d’un grand battement d’ailes au-dessus de sa tête ; puis il sentit l’air agité autour de lui, leva les yeux et vit un énorme vautour brun, au cou et au crâne dépouillés de plumes, s’abattre pesamment sur le cadavre de l’enfant nouveau-né couché sur le sable à côté des cadavres de son père et de sa mère, saisir ce petit corps entre ses serres, puis, emportant sa proie, s’élever dans l’espace en poussant un cri prolongé. Jehanne et son mari, un moment distraits de leurs angoisses, suivaient d’un regard épouvanté le vol circulaire du vautour, lorsqu’au loin le serf aperçut se dirigeant de son côté un pèlerin monté sur un âne.
— Fergan, — disait Jehanne au carrier dont le regard ne quitta plus le pèlerin, qui se rapprochait de plus en plus, — Fergan, affaibli comme tu l’es, si tu donnes ton sang pour notre enfant, tu mourras peut-être ? je ne te survivrai pas ; alors, qui protégera Colombaïk ? Tu es encore capable de marcher, de le prendre sur ton dos ; moi, je suis hors d’état de continuer notre route, mes pieds saignants refusent de me porter, laisse-moi me sacrifier pour notre fils ; ensuite, tu me creuseras une fosse dans le sable, j’ai peur d’être mangé par les vautours.
Fergan, au lieu de répondre à sa femme, s’écria : — Jehanne, étends-toi à terre, ne bouge pas, fais la morte comme je vais faire le mort… nous sommes sauvés ! — Ce disant, le serf se coucha sur le ventre à côté de sa femme. Déjà l’on entendait la respiration haletante de l’âne du pèlerin qui s’approchait ; l’animal, harassé, cheminait lentement, péniblement, enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux ; son maître, homme d’une haute et robuste stature, était vêtu d’une robe brune déguenillée, ceinte d’une corde, et tombant jusqu’à ses pieds chaussés de sandales ; afin de se garantir contre l’ardeur du soleil, il avait relevé sur sa tête en manière de capuchon la pèlerine de sa robe, parsemée de plusieurs coquilles, la croix d’étoffe rouge des
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croisés était cousue sur son épaule droite ; au bât da l’âne pendaient un bissac et une grosse outre remplie de liquide. En approchant des corps de l’homme et de la femme dont le nouveau-né venait d’être emporté par un vautour, le pèlerin dit à demi-voix en se parlant à lui-même : — Toujours des morts ! la route de Marhala est pavée de cadavres ! — En disant ces mots, il arriva près de l’endroit où, immobiles, se tenaient étendus sur le sable Jehanne et son mari. — Encore des trépassés ! — murmura-t-il en détournant la tête, et il donna deux coups de talons à son âne afin de hâter sa marche. À peine se fut-il éloigné de quelques. pas, que, se redressant, s’élançant d’un bond, Fergan sauta en croupe de l’âne, saisit le voyageur par les épaules, le renversa en arrière, le fit cheoir de sa monture, et lui mettant ses deux genoux sur la poitrine il le contint en s’écriant : — Jehanne ! il y a une outre pleine accrochée au bât de l’âne ; prends-la vite et donne à boire à notre fils ! — La courageuse mère était hors d’état de marcher, mais se traînant sur les genoux et sur les mains jusqu’à l’âne, resté immobile après le désarçonnement de son maître, elle parvint à détacher l’outre du bât, et pleurant de joie, elle retourna vers son fils, se traînant de nouveau sur ses genoux, s’aidant d’une main, et de l’autre tenant l’outre, en disant : — Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, mon Dieu ! et que notre enfant revienne à la vie ?
Pendant que Jehanne-la-Bossue s’empressait de donner à boire à son enfant, espérant encore l’arracher à la mort, Fergan luttait vigoureusement contre le voyageur, dont il ne pouvait distinguer les traits, la pèlerine de sa robe s’étant, lors de sa chute, complètement enroulée autour de sa tête ; cet homme, aussi robuste que le carrier, faisait de violents efforts pour échapper à l’étreinte du serf. — Je ne veux pas te faire du mal, — disait Fergan, continuant de lutter contre son adversaire. — Mon enfant meurt de soif, tu as dans ton outre de quoi boire, je te la prends ; car à ma demande, tu aurais répondu par un refus.
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— Oh ! n’avoir pas d’armes pour tuer ce chien qui me vole mon eau ! — murmura le pèlerin en redoublant d’énergie ; — je t’étranglerai, truand !
— Cette voix… je la connais ! — s’écria Fergan, et d’un brusque mouvement écartant les plis de la pèlerine dont les traits du voyageur étaient couverts, le serf s’écria frappé de stupeur : — Que vois-je ?… NEROWEG-''Pire-qu’un-Loup'' !
Le seigneur de Plouernel profitant d’un moment d’inertie où la surprise plongeait Fergan, se débarrassa de son étreinte, se releva, et ne songeant qu’à son outre, jeta les yeux autour de lui ; il vit à quelques pas Jehanne à la fois radieuse et pleurante, agenouillée près de Colombaïk, et soutenant l’outre que l’enfant pressait de ses deux petites mains en buvant avec avidité ; il semblait renaître à mesure qu’il apaisait sa soif dévorante. — Cet avorton boit mon eau ! — s’écria Neroweg VI avec fureur ; — et dans ce désert, l’eau… c’est la vie. — Il allait se précipiter sur Jehanne et sur son fils lorsque le carrier, sortant de sa stupeur et reprenant des forces, saisit entre ses bras robustes le comte de Plouernel et s’écria : — Oh ! nous ne sommes plus ici dans ta seigneurie ! toi couvert de fer et moi nu ; nous voici homme à homme, corps à corps ! au fond de ce désert, nous sommes égaux, Neroweg !… j’aurai ta vie ou tu auras la mienne !
Alors commença une lutte terrible, décisive, aux cris éplorés de Jehanne et de Colombaïk tremblant pour un père et pour un époux. Le seigneur de Plouernel était d’une force redoutable ; mais le serf, quoique affaibli par les privations, par les fatigues, puisait un redoublement d’énergie dans sa haine contre son ennemi. Serf gaulois, Fergan luttait contre son seigneur, de race franque ! fils de Joel, Fergan luttait contre un descendant des Neroweg ! Les deux lutteurs avançant, reculant, muets, acharnés, poitrine contre poitrine, visage contre visage, livides, terribles, écumants de rage, palpitants d’une ardeur homicide, s’étreignaient avec fureur sous ce
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ciel embrasé, au milieu d’épais tourbillons de poussière soulevés sous leurs pieds ; Jehanne et Colombaïk, agenouillés, les mains jointes, passant tour à tour de l’espoir à l’épouvante, n’osaient s’approcher des deux athlètes, qui de temps à autre apparaissaient, effrayants, à travers un nuage poudreux. Soudain le bruit sourd d’une lourde chute se fit entendre ainsi que la voix épuisée de Fergan : — Malheur à moi ! — criait le serf ; — oh ! ma femme… oh ! mon enfant ! — Ceux-ci virent alors Fergan renversé sur le sable se débattant en vain contre Neroweg VI Pire-qu’un-Loup ; ayant en ce moment l’avantage il cherchait à étrangler son adversaire ; il le tenait sous son genou gauche en s’arc-boutant sur sa jambe droite tendue avec effort. À ces cris désespérés poussés par le serf : — Ma femme, mon enfant ! — Colombaïk courut à son père, puis, se jetant à plat ventre et se cramponnant à la jambe nue et raidie de Neroweg VI, l’enfant la mordit au mollet ; le comte, à cette douleur vive et imprévue, poussa un cri et se retourna brusquement vers Colombaïk, tandis que Fergan, ainsi délivré de l’étreinte de son seigneur, se redressa, reprit l’avantage, et parvint à terrasser Neroweg VI. Appelant alors son fils à son aide, le serf put lier les mains du comte au moyen de la longue corde dont sa robe était ceinte, et garrotter ses jambes avec les attaches de ses sandales ; mais sentant ses forces épuisées par cette lutte acharnée, Fergan, défaillant, trempé de sueur, se jeta sur le sable à côté de Jehanne et de son fils ; ceux-ci s’empressèrent d’approcher de ses lèvres l’outre où il restait encore de l’eau, pendant que le seigneur de Plouernel, haletant, brisé, lançait sur le carrier des regards de rage impuissante.
— Nous sommes sauvés ! — dit Fergan lorsqu’il eut apaisé sa soif et peu à peu repris ses forces. — En ménageant l’eau que contient encore cette outre, elle nous suffira pour atteindre Marhala ; j’ai une provision de dattes dans mon bissac, cet âne vous servira de monture à toi et à ton fils, ma pauvre Jehanne, vous ne pouvez plus marcher, moi je le puis encore. Quant à notre seigneur Pire-qu’un-Loup, —
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ajouta Fergan d’un air sombre,— bientôt il n’aura besoin ni de provisions ni de monture ! — Et se relevant tandis que sa femme et son fils suivaient ses mouvements d’un œil inquiet, le serf se rapprocha de son seigneur ; celui-ci, toujours étendu sur le sable, parfois se tordait dans ses liens, qu’il tâchait en vain de rompre, puis anéanti par ces vains efforts, il restait immobile. — Me reconnais-tu ? — dit le carrier en croisant ses bras sur sa poitrine et baissant les yeux sur le comte de Plouernel garrotté à ses pieds ; — me reconnais-tu ?… En Gaule, tu étais mon seigneur, j’étais ton serf.
— Toi, scélérat !
— Oui ; je suis le petit-fils de ''Den-Braô-le-maçon'', que ton aïeul Neroweg IV a fait périr de faim dans le souterrain de ton donjon de
— Par le tombeau du Sauveur !
— Oui, pour y chercher mon fils, cet enfant que tu vois là ; un de tes hommes
— Oh ! malheur à moi !
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/22]]== races, peut-être cette lutte se poursuivra-t-elle longtemps encore à travers les âges ! — Est-ce le démon que ce serf qui parle ainsi de
— Neroweg.. je suis le démon de ta race et tu es le démon de la
— Ecoute, Neroweg, — reprit Fergan après un moment de réflexion et sans
Le seigneur de Plouernel contemplait son serf avec un mélange de surprise, de défiance et de crainte ; Fergan, échangeant avec Jehanne un regard,
— Neroweg, — reprit le serf
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/23]]== accusation… sera le récit de mon — Ce misérable serf a perdu la raison, — murmura le seigneur de Plouernel ; — il oubliera peut-être de me tuer !
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/24]]==
— Non, Neroweg, je
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/25]]== Jérusalem. Ceux-là croient trouver dans la ville sainte un butin Le seigneur de Plouernel avait écouté Fergan avec un silence farouche ; il murmura
— Oui, tu vas mourir ; mais je veux rendre ton agonie cruelle ; écoute ces derniers mots :
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/26]]== à quelques lieues de leurs seigneuries ! Combien sont morts de la peste ou sous le cimeterre des Sarrasins ! tandis que — Ah ! maudit soit ce prêtre italien ! —
— Tes deux fils sont morts, Neroweg ;
— A mon tour, je triomphe ! —
Fergan, frappé de
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seigneur de Plouernel en parlant de Gonthram, lui dit : — Tu l’aimais donc ton fils ?
Neroweg VI, toujours étendu sur le sable aux pieds du serf, jeta sur lui un regard de haine, et bientôt deux larmes roulèrent sur ses traits farouches ; mais voulant cacher son émotion aux yeux de Fergan, il détourna brusquement la tête. Jehanne-la-Bossue et Colombaïk
— Oh ! père ! — reprit Colombaïk en joignant ses mains, —
Le serf garda un moment le silence, puis,
— Je ris comme si
— A ses yeux, un serf
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/28]]== du feu éternel, nous prêchent la résignation aux hontes et aux douleurs du servage, ces prêtres infâmes sont bien nommés nos pasteurs ! Ils ont fait de nous le lâche et vil troupeau des seigneuries et de ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/29]]== puis, le serf renouant sa ceinture, Fergan céda aux prières de sa femme, il répugnait, malgré la justice de ses représailles, à tuer un ennemi désarmé ; il jeta donc son bâton loin de lui, resta un moment sombre et silencieux, et dit à son seigneur : — Écoute, on dit que malgré vos forfaits, toi et tes pareils, vous restez parfois entre vous fidèles à vos serments ; jure-moi sur le salut de ton âme et par ta foi de chevalier de respecter dès ce moment la vie de ma femme, de mon enfant et la mienne. Je ne te crains pas tant que nous serons seul à seul dans ce désert ; mais si je te retrouve à Marhala ou à Jérusalem, parmi les autres seigneurs de la croisade, moi et les miens nous serons à ta merci. Jure-moi donc de respecter notre vie, je te fais grâce et te délivre de tes liens.
— Un serment à toi, vil serf ! souiller ma parole en te la donnant ? —
— Ah !
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/30]]== saisissait de sa massue, Jehanne se cramponnant à son bras lui dit avec épouvante : — Entends-tu ce bruit qui — Père ! —
Le serf leva les yeux et, frappé
<div style="text-align:center;">_________________</div>
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/31]]==
La ville de MARHALA, comme toutes les villes
Le jour allait bientôt toucher à sa fin ; assise dans une des salles basses du palais de
La créature entra ;
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/32]]== tenait à la fois du masculin et du féminin ; un turban de vieille étoffe jaune et rouge couvrait à demi ses cheveux noirs, épais et frisés, une longue veste ou cafetan de soie vert pâle à broderies éraillées, dépouille — Tu me parais une délurée commère ?
—
—
— Ah !
— Oui.
—
— Tu ne te trompes pas.
— Ah ! vous avez dû gagner là des sacs de besans
— Et toi, quelle vie menais-tu à Antioche ?
— Moi ?
— Cela va de soi ; mais de qui ?
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/33]]==
— Tu plaisantes, ma mie ; il
— Vous oubliez le ''Roi des Truands''.
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— Quoi ! le chef de ces bandits ? de ces écorcheurs ? de ces mangeurs de chair humaine ?
— Lui-même ; mais avant
— Tu
— Un jour
— Non, non, un vrai duc, le plus beau des ducs, Wilhelm IX !
— Le duc
— Oui.
— De quoi ris-tu ? — lui dit la mégère ; — quelque bon tour ?
— Jugez-en. Vous savez
— A qui le dis-tu ! Un jour, à Édesse, croyant au goût de Wilhelm IX pour le fruit défendu, je lui parlais
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/34]]== pour — Le tour était bon, petite ribaude. Ah ça, et ton roi ?
— Le soir même de cette aventure, il est parti
— Hé ! hé ! ma mie ! à défaut de ton roi, tu retrouveras ton duc ! tu es ici chez lui.
— Chez le duc
— Ce palais est celui de
— Hélas !
— Non, non ; toi et les autres, vous resterez. dans ce palais
— Mais la maîtresse de Wilhelm, Azenor-la-Pâle, que dira-t-elle ?
— Azenor ne sort pas de son appartement ; elle ignorera ou feindra
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/35]]==
— Ainsi le duc veut avoir un sérail comme les émirs sarrasins ?
— Ce cher et honoré seigneur caressait cette bienheureuse idée même en Gaule ; hé ! hé ! il voulait fonder à Poitiers une nombreuse communauté de courtisanes, dont
— Et dont Wilhelm IX eût été
— Pardieu !
— Digne patronne, si je reviens jamais en Gaule, foi de reine des ribaudes ! je demanderai au duc
Yolande était toujours belle, mais sa physionomie avait depuis longtemps perdu ce charme ingénu qui la rendait si touchante, alors
— Oh ! pourquoi ai-je quitté la Gaule ? — reprit Yolande avec un douloureux abattement ;
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/36]]== l’héritage de mon père, tu as causé mes malheurs et ma honte ! Et la damoiselle ne pouvant retenir ses larmes cacha sa figure dans ses mains, tandis que Gertrude, qui — Nous sommes parties de Gaule ensemble : moi au bras de Nargue-Gibet, Yolande en croupe de son amant Eucher. En Bohême, lors
— Hum ! hum !
— Absolument ! il
— Et
— Certes, pour Wilhelm
— Alors tu es généreusement venue à mon secours, Perrette, — reprit Yolande, qui, ses larmes séchées, avait écouté les paroles de la
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/37]]== reine des ribaudes ; — tu — Rien de plus facile : mon chanoine était de ces saints hommes de Dieu, gens de sapience et de prévoyance, qui, en voyage, ont toujours outre de vin et jambon à
— Perrette, mes pieds saignants ne pouvaient plus me
— Aussi
— Il est mort enseveli dans le sable lors de la grande trombe qui a passé, il y a quinze jours, sur le désert au moment où nous y entrions ; les trois quarts de notre monde ont péri dans ce désastre. — Et Yolande ajouta en soupirant : — Ah ! je regrette de
— Quoi ? Par amour pour notre défunt chanoine ?
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— Non, Perrette, par dégoût de la vie.
— Foin de pareilles idées ! Yolande ! une folle nuit
— Tu as raison, Perrette, sottes sont les repenties ; pudeur, remords, foulons tout aux pieds, ma bonne fille ! Sommes-nous les seules, après tout ? Ah ! combien de chastes femmes, de timides jeunes filles ayant suivi leur père ou leur époux à la croisade, et plus tard séparées
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/38]]==
— Certes, et des plus nobles dames rivalisant ainsi avec nous autres pauvres filles nous enlevaient le pain de la bouche, — reprit Perrette en riant aux éclats ; — demande à notre matrone quelles fières pupilles elle avait dans son lupanar de la Croix-du-Salut ! Foi de reine des ribaudes,
— Tu
— Est-ce
— Tu dis vrai. — répondit Yolande dont les yeux se remplirent de larmes. — Pauvre
— Allons, mes filles ! point de chagrin, — reprit la matrone, — les pleurs enlaidissent ; on va, mes colombes amoureuses, vous conduire aux bains de
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/39]]== salle basse Perrette et Yolande, entra en riant aux éclats et dit à —
— Tout à
— Achève donc.
Mais la vieille, au lieu de répondre, disparut un instant derrière le rideau qui masquait la porte et revint bientôt riant toujours, traînant après elle Jehanne-la-Bossue, qui, pouvant à peine marcher, tenait par la main le petit Colombaïk, non moins épuisé que sa mère par les privations et par la fatigue. Pour tout cœur impitoyable, la pauvre femme avait en effet un aspect risible ; ses longs cheveux emmêlés, cachant à demi sa figure, tombaient sur ses épaules nues, poudreuses comme son sein, ses bras et ses jambes ; elle
— Quelle créature
— Une excellente bouffonnerie, — reprit
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/40]]==
— Ah ! ah ! ah ! excellent projet ! — reprit la matrone en riant non moins bruyamment que sa compagne. — Nous coifferons ce monstre
— Ce
— Il est
— Aussi ai-je pensé
— Oui, — répondit la pauvre femme
— Te souviens-tu
— Je
— Dis donc à ces bonnes gens, puisque la jeune fille
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/41]]== compagne. Mais celle-ci lui dit Ces mots parurent impressionner Perrette ; elle cessa de rire, resta silencieuse, et par réflexion parut
—
— Hélas ! vous êtes tombée dans un piége odieux ; on
— Peu
— Vous avez donc perdu son père ?
— Il est sans doute resté enseveli sous les sables, — répondit Jehanne, et ainsi que Colombaïk elle ne put retenir ses larmes au souvenir de Fergan ; — lorsque la trombe a fondu sur nous, je me suis sentie aveuglée, suffoquée par le tourbillon ; mon premier mouvement
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/42]]== a été de prendre mon enfant dans mes bras, le sol — Mais, comment êtes-vous venue
— Lorsque
— Mais peut-être votre mari aura, comme vous, échappé à la
— Hélas !
— Le seigneur de Plouernel ! —
— Nous étions serfs de sa seigneurie ;
— Et il
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/43]]==
— Non, grâce à ma prière.
— Quoi ! de la pitié pour Neroweg-pire-
— Que vous a-t-il donc fait ?
— Il
— Ah ! damoiselle Yolande, — dit Perrette en revenant à sa gaieté cynique, — tu seras donc toujours fière ?
— Moi ? — répondit la jeune fille avec un triste et amer sourire. — Non, non, la fierté ne
— Allons, mes filles ! — dit la matrone, — le jour baisse, rendez-vous vite aux bains de
— Vous me ferez tout ce
— Sois tranquille, mon astre de beauté, tu resteras près de lui, il ne chômera de rien.
<div style="text-align:center;">___________</div>
La cour intérieure du palais de l’émir de Marhala offrait ce soir-là
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/44]]==
un coup d’œil féerique ; cette cour formait un carré parfait ; sur chacune de ses faces régnait une large galerie à ogives mauresques découpées en trèfle et soutenues par des colonnettes de marbre rose ; entre chaque colonne, du côté de la cour, de grands vases d’albâtre oriental remplis de fleurs servaient de base à des candélabres dorés, garnis de flambeaux de cire parfumée ; des mosaïques aux couleurs variées couvraient le sol de ces galeries ; leurs plafonds et leurs murailles disparaissaient sous des arabesques blanches et or découpées sur un fond pourpre ; de moelleux divans de soie s’appuyaient à ces murs, percés de plusieurs portes ogivales à demi fermées par de splendides rideaux frangés de perles ; ces portes conduisaient aux appartements intérieurs ; à chaque angle des galeries, des cages aux montants d’or et au treillis d’argent renfermaient les oiseaux d’Arabie les plus rares ; le chatoiement du rubis, de l’émeraude et du saphir azuré, miroitait sur leur plumage ; au centre de la cour un jet d’eau s’élançant d’une large vasque de porphyre y retombait en pluie brillante, et faisait incessamment bruire et déborder l’eau limpide de la vasque dans un grand bassin, dont le revêtement de martre servait de socle à de grands candélabres dorés pareils à ceux des vases des galeries ; cette fraîche fontaine, étincelante de lumière, servait d’ornement central à une table ronde et basse disposée autour du bassin et recouverte d’une nappe de soie brodée ; là, brillait au feu des flambeaux la splendide vaisselle d’or et d’argent apportée de Gaule par le duc d’Aquitaine, et augmentée de toutes les richesses larronnées par lui aux Sarrasins ; coupes et hanaps ornés de pierreries, grandes amphores de vermeil remplies du nectar vermeil de Chypre ou de Grèce : vastes plats d’or où s’étalaient l’or, la pourpre et l’azur du plumage des paons de Phénicie et des faisans d’Asie, les serfs cuisiniers de Wilhem IX, après la cuisson de ces oiseaux, les ayant ornés de leurs têtes, de leurs ailes et de leurs queues diaprées ; çà et là l’on voyait aussi des mets plus substantiels que ces volatiles : quartiers d’antilopes et de moutons de Syrie, jambons de Byzance, hures de sangliers
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/45]]==
de Sion ; de loin en loin de hautes pyramides des fruits de ces climats s’élevaient du fond de grands bassins d’argent. Telle était la salle du festin. Pour dôme elle avait la nuit étoilée ; nuit si calme, si sereine, que pas un souffle de vent n’agitait la flamme des flambeaux. Pendant que le calme et la sérénité régnaient au ciel, le tumulte de l’orgie éclatait à cette table somptueuse, autour de laquelle festoyaient, assis ou couchés sur des lits de repos, les convives de Wilhem IX ; ils se trouvaient là réunis ces pieux soldats du Christ, innocentés d’avance de tous les débordements de l’ivresse, de la débauche et du jeu, par la présence du légat du pape, ''Bohemond'', prince de Tarente, ''Tancrède, Robert-courte-Hense'', duc de Normandie, ''Héracle'', seigneur de Polignac, ''Sigefried'', seigneur de Sabran, ''Gerhard'', duc de Roussillon, ''Arnulf'', seigneur d’Oudenarde, ''Burchardt'', sire de Montmorency, ''Raymond'', seigneur de Hautpoul, ''Radulf'', sire de Beaugency, et d’autres seigneurs d’origine franque, sans compter le chevalier ''Gauthier-sans-Avoir'', complaisant de Wilhem IX ; ces joyeux convives festinaient depuis la fin du jour, et plus de la moitié de la nuit s’était écoulée ; ces seigneurs, amollis déjà par les habitudes orientales, au lieu de rester armés de l’aube au soir, comme en Gaule, avaient quitté leur harnais de guerre pour de longues robes de soie ; le duc d’Aquitaine, dont les cheveux flottaient sur une tunique de drap d’or, portait, selon la mode antique, une couronne de roses et de violettes déjà fanées par les vapeurs du festin ; Azenor-la-Pâle, toujours pâle, mais dont les lèvres, non plus blanches, comme son masque de marbre, brillaient alors d’un vif incarnat, était assise à côté de Wilhem IX et superbement parée ; les pierreries de ses bracelets et de ses colliers étincelaient à son cou et à ses bras : sombre, pensive, abattue au milieu de cette bruyante orgie, son regard, tantôt sinistre, tantôt distrait, errait çà et là, comme si ce qui se passait autour d’elle lui eût été étranger ; Wilhem IX, échauffé par le vin, ne remarquait pas l’accablement d’Azenor ; elle avait à sa gauche ''Antonelli'', légat du pape, prélat connu par ses goûts infâmes, particuliers
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/46]]==
aux prêtres romains ; frisé comme une femme, vêtu d’une robe de soie pourpre bordée d’hermine, ce prince de l’Église avait au cou une croix ornée d’escarboucles, suspendue par une chaîne d’or ; derrière lui, prêt à le servir, se tenait un jeune esclave noir, habillé d’une courte jupe de soie blanche, et portant bracelets et collier d’argent ornés de corail ; les échansons, les écuyers des autres seigneurs faisaient pareillement le service de la table ; les vins de Chypre et de Samos avaient coulé à torrents des amphores de vermeil depuis le commencement du festin, et ils coulaient encore, noyant, emportant dans leurs flots parfumés la raison des convives. Le duc d’Aquitaine, entourant de l’un de ses bras la taille souple d’Azénor-la-Pâle, et levant vers le ciel le hanap d’or où sa maîtresse venait de tremper ses lèvres, s’écria : — Je bois à vous, mes hôtes ! que Bacchus le divin et Vénus la divine vous soient propices !
— Païen ! —
— Allons, saint homme, ne te courrouce point, — reprit gaiement Wilhem IX ; — après avoir invoqué Vénus et Bacchus,
Cette allusion satirique aux mœurs infâmes
— Oui ! oui ! — crièrent les croisés, — buvons au régal de Wilhem IX !
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/47]]==
— Tais-toi donc, Radulf, rien de plus fastidieux que cette sempiternelle antienne conjugale ! — dit le seigneur de Hautpoul en haussant les épaules. — Ma foi, mes seigneurs, aussi vrai que pendant la disette du siége
— Parlons de ces disettes, — reprit Bohemond, prince de Tarente, — peut-être ces souvenirs réveilleront-ils notre appétit trop tôt satisfait.
— Moi, — dit le sire de Montmorency, —
— Savez-vous, mes nobles seigneurs, — dit Gauthier-sans-Avoir, — quels sont les judicieux compères qui
— Quels sont ceux-là ?
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— Pardieu ! ils se nourrissent de Sarrasins, le gibier ne leur manque point !
— Mes seigneurs, — reprit Robert-courte-Hense, duc de Normandie, — il ne faut pas médire de la chair de Sarrasins ;
— Moi aussi, sur la route
— Moi aussi, lors du siége de Tripoli, et
— Quant à moi, — dit le sire de Beaugency, — quant à moi, mes seigneurs, je ne
— Brave Radulf, — lui dit Wilhem IX, — lui as-tu laissé un page et un chapelain, à ta femme Capeluche ?
— Oui, oui, — répondit gravement
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/48]]==
— Alors, cuve ton vin en paix, bon sire de Beaugency, et ne prends point souci de ce que fait dame Capeluche !
— Mes seigneurs, — reprit le seigneur de Sabran, — pour en revenir à ces mangeries de chair humaine, elles
— Je me rappellerai toujours
— Et à propos, où est-il donc ce Pierre-
— Il est allé rejoindre le corps
— Saint homme ! — dit le duc
— Un péché ! —
— Saint légat, — reprit en riant Wilhem IX, — le Christ, dont pardieu nous délivrerons le tombeau, aussi vrai que
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/49]]== maîtresse, le Christ a dit, ce me semble : ''Aimez-vous les uns les autres'', et voilà que toi, prêtre de ce Christ, tu nous dis : ''Mangez-vous en grillade les uns les autres'' ? — Double païen, — répondit Antonelli, — oses-tu bien mêler le nom du Sauveur à tes impudicités !
— Quoi ! parce que
— Wilhem, tu
— Oui, le matin avant de partir pour la chasse,
—
— Ce Radulf est ivre comme grive en automne, — dit le légat du pape en haussant les épaules ; — mais réponds, Wilhem ; ainsi, tu manges du porc ? Eh bien !
— Pardieu ! en ce qui touche la juiverie, tu prêches un converti, — reprit Wilhem, tandis
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/50]]== sombre, ne quittait pas son amant du regard ; — je crois cette immonde race juive si peu semblable à la nôtre, que tout débauché que je suis, — Je pense comme toi, Wilhem, — reprit le seigneur de Hautpoul, tandis
— Bah ! si la bête est jolie, — dit le sire de Sabran en vidant sa coupe ; — et puis, si
— Si on
— Une juive ! —
— Mais, par le diable ! reprit le sire de Sabran, — les juives
— Mais elles sont juives ! — répéta Wilhem IX avec emportement et interrompant le croisé. —
— Et moi, — reprit le sire de Sabran en haussant les épaules, — je te dis, Wilhem, que toi, qui ne crois ni à Dieu ni au diable, que toi, homme de gai savoir, dont on chante les vers érotiques et impies, tu parles en fou, quand tu dis
— Sire de Sabran ! —
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/51]]== celui-là qui ose soutenir Le sire de Sabran, à cette offense, se leva brusquement, saisit une amphore pour la lancer à la tête de Wilhem ; mais contenu par ses voisins de table, il
Ces combats singuliers, fréquents entre les croisés, ne causèrent aucune émotion parmi les convives de Wilhem IX ; Azenor-la-Pâle seule parut prendre à cette dispute un intérêt poignant ; et malgré ses efforts, deux larmes brillèrent dans ses yeux,
— Tu es un grand pécheur, mais ta sainte horreur des juifs, ces exécrables meurtriers de Notre Seigneur Jésus-Christ,
— Quel miracle, saint homme ? — demandèrent les croisés. — Quel miracle ?
— Un prodigieux miracle, mes fils, qui sera
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/52]]== Rédempteur du monde ; ce fer mystique, porté à la tête de — Et
— Tu te trompes, mécréant, — répondit Antonelli : — Pierre Barthelmy ne trouva rien du tout dans le
— Miracle ! —
— Quel malheur
— Pardieu ! — dit le duc
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/53]]== brûlure ! Hein, païen ! Wilhelm IX allait répondre au prélat lorsque, remarquant enfin
— Je connais ta bravoure, Wilhem, et pour toi je ne redoute aucun péril, — répondit Azénor
— Veux-tu te retirer chez toi ?
— Non, — reprit vivement Azénor en attachant sur Wilhem un regard soupçonneux et pénétrant, — non, je veux rester ici
Pendant que le duc
— Je ne prononce pas là-dessus, — reprenait Héracle, seigneur de P0lignac ; — mais, foi de chevalier et de chrétien, je crois que le fer qui a percé le flanc du Sauveur doit être doué
— Moi, — dit avec le balbutiement de
— Et moi, grâce à la vertu de la sainte lance, — reprit le sire de
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/54]]== Beaugency, — je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche ? — Ce
— Au plus haut étage de ma tour de Beaugency,
— Ah ! dame Capeluche ! —
— Quoi ?
— Ferme les yeux, bon sire de Beaugency, ferme les yeux !
— Pourquoi ? — dit Radulf avec un nouveau hoquet. —
— Bon sire, veux-tu donc voir le petit ''Brin-de-Muguet'' se gourmer avec ton chapelain, ce grand coquin de ''Samson-chaude-Oreille'' ?
— Ah ! ah ! ah ! ils se
— Le page venait
— Buvons à dame Capeluche ! — crièrent les croisés en riant aux éclats, tandis que le sire de Beaugency, complètement ivre,
— Pardieu, mes seigneurs ! — reprit en riant le duc d’Aquitaine, —
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/55]]==
— l’histoire de dame Capeluche est celle de nos femmes laissées seulettes en nos manoirs ; bien sots sont les jaloux, ou les curieux indiscrets qui se disent, comme le bon sire de Beaugency : ''Je voudrais savoir ce que fait ma femme à cette heure !'' Par Vénus et Bacchus ! ce que je souhaite à nos ''Capeluches'', c’est de se gaudir et de s’ébaudir autant que nous. Holà ! échansons ! écuyers, apportez les dés, les échecs, ma cassette d’or ; sortez ensuite, et dites aux femmes d’entrer ; rien de tel après le festin, que de tenir sa coupe d’une main, ses dés de l’autre et une jolie fille sur ses genoux ; allons, un beau baiser, mon amoureuse, — ajouta Wilhem IX en se penchant vers Azénor, — ce me sera d’un bon présage, tout l’or de mes hôtes passera cette nuit dans mon coffre. Nous allons jouer un jeu d’enfer ; je veux les rendre tous aussi gueux que cette brute sauvage de Neroweg !
— Au jeu ! au jeu ! — crièrent les croisés. — Écuyers, apportez les dés et les échecs, faites entrer les femmes et retirez-vous !
Les ordres du duc
—
— Quelles sont ces femmes ?
— Des filles de bonne
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/56]]==
—
— Du pays des baisers !
— Wilhem ! ces femmes sont ici, dans ta demeure : tu
— Si tu sais tout, chérie, pourquoi
— Prends garde !
— Tu ne verras rien, ma belle, je clorai tes paupières sous mes lèvres ! — A peine le duc
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/57]]==
En disant ces mots,
— Oui ! oui ! — crièrent les croisés, —
— Or, je ne serai contredit par personne, — poursuivit Wilhem IX, — en proclamant
Le seigneur de Polignac fendit avec empressement le groupe des croisés, tandis que Perrette, la reine des ribaudes, que le seigneur de Polignac avait
— Par Vénus ! toi ici ! — dit joyeusement Wilhem IX. — Sois la bien-venue, ma ribaude ; ta mine effrontée me ragaillardit !
— Et ton Azénor ? elle va
— Au diable Azénor ! et vive
Pendant le court entretien du duc
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/58]]== voile qui cachait le prix du plus vaillant. La surprise, la déconvenue des croisés se traduisirent pendant quelques instants par une muette stupeur ; ils voyaient apparaître à leurs yeux la pauvre Jehanne-la-Bossue coiffée ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/59]]== lui répondaient par le silence ou par des railleries. Les uns entraînaient les femmes sous les galeries, les autres criaient à tue tête en entourant la femme de Fergan-le-Carrier : — Il faut lui entonner du vin — Cet enfant avec son bandeau sur les yeux ressemble fort à
— Dépouillons ce monstre de sa tunique ! — hurlait un autre croisé ; — nous porterons cette bossue en triomphe !
— Oui, oui ! — acclamèrent plusieurs voix mêlées
Jehanne pâlissait
— Fergan ! mon père ! — crièrent à la fois la femme et
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/60]]== se débarrassa de ses derniers assaillants, — Il faut le pendre, et sur
— Quoi ! ce bandit a osé nous menacer de son bâton !
— Nous menacer ? —
— A mort ce scélérat ! à mort ! — crièrent les croisés, revenus de leur première stupeur, — à mort !
— Où est donc le duc
— Il a disparu avec la reine des ribaudes ; mais
— Je donne, moi, ma ceinture ; elle servira de corde.
— Oui, oui, à mort le truand, à mort, et sur
Fergan, après avoir embrassé sa femme et son enfant, jugea d’un
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/61]]==
coup d’œil le péril, et remarqua que les seigneurs, venus en ce palais pour une nuit d’orgie, n’étaient pas armés. Profitant de leur première surprise, il fit monter sa femme et son fils sur la table du festin, leur recommanda de s’adosser au revêtement de marbre du bassin ; puis, se plaçant devant eux, son gros bâton à la main, il se préparait à une défense désespérée. Voulant cependant tenter un dernier moyen de salut, il dit aux croisés qui allaient l’assaillir : — Par pitié, laissez-moi sortir de ce palais avec ma femme et mon enfant !
— Entendez-vous ce bandit ? — Vite, vite,
— Vous me pendrez ! —
— Wilhem, arme-toi ! — lui dirent ses compagnons, en sortant précipitamment avec les guerriers : — les Sarrasins attaquent la ville ! Courons aux remparts ! Aux armes !
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/62]]==
— Une juive ! — répétait le duc
<div style="text-align:center;">________________</div>
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/63]]== nu, ils — Quoi ! tu penses encore à ta ribaude ? — répondit Trousse-Lard en aidant Corentin à dépouiller le Sarrasin de ses vêtements ou les tranchant avec son couteau
— Sénéchal, Perrette quitterait paradis, émir ou chanoine si Trompe-Gibet lui disait :
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/64]]== ôté la pelure de ce fruit de Syrie, — ajouta-t-il en montrant le mort, — ouvrons-le ; — Grand roi ! il est facile de se lever matin
— Me reprocherez-vous encore, truands, de vous avoir engagés à quitter la forteresse du marquis de Jaffa ? — répondit le roi en continuant
— Pourtant, beaucoup de ces nouveaux seigneurs qui se sont établis ducs, marquis, comtes et barons en Terre-Sainte, recommencent de tous côtés, ainsi
— A cette différence près, sénéchal,
— Grand roi ! tu parles judicieusement ; car, en vérité, pendant
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/65]]== ces deux mois passés au service du marquis de Jaffa, nous — Mais aussi, comme le Seigneur Dieu protège fort les mignons qui vont délivrer le tombeau de son fils, cette belle curée sarrasine nous attendait ce matin aux portes de Marhala ; notre besogne faite, nous nous plongerons dans cette fontaine
— Où tu retrouveras peut-être ta reine, servant à boire aux buveurs ?
— Que le ciel
— Ce mot grillé me fait penser que ce jeune Sarrasin est dodu et fort en chair. Hein ? A
— Sénéchal, mon ami, vous êtes trop loquace ; au lieu
— Et cela t’embarrasse, jeune oison ? Introduis donc entre ses
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/66]]==
dents la lame de ton couteau sur le plat ; après quoi, tourne-la sur le tranchant : tu écarteras suffisamment les mâchoires pour pouvoir y fourrer tes doigts. — Pendant que Trousse-Lard continuait ses abominables recherches en suivant les conseils du roi des truands, celui-ci dit avec un ricanement féroce : — Ah ! Sarrasins mécréants, vous avez la malice de cacher dans le creux de vos joues, voire même d’avaler bysantins et pierreries, afin de soustraire ces richesses aux soldats du Christ ; maıs notre sainte Église l’a dit : — ''Les biens du pécheur appartiennent à l’homme juste''. Et…
— Rien, — dit le sénéchal avec déconvenue en interrompant le roi des truands, — rien dans les bajoues, rien sous la langue.
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— Tu as soigneusement fouillé ?
— Oh !
— Le scélérat en est capable ; donc, fouillons le gosier, après le gosier nous fouillerons la poitrine et le ventre. — Ainsi dit, ainsi fait ; ces deux monstres se livrèrent sur ce cadavre à une épouvantable boucherie. Leur cupidité féroce fut satisfaite, et après des profanations qui soulèvent le cœur de dégoût et
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/67]]== rougis de sang, reprirent leurs vêtements ou les complétèrent avec la dépouille des Sarrasins ; puis, se partageant le poids du butin, habits, armes, turbans, chaussures, ils se dirigèrent vers la porte — Oui, oui, vive notre roi ! vivent le vin, les dés et les ribaudes ! — répondirent les bandits. — Au diable le truand qui, riche
Et la troupe féroce, chantant et hurlant, se dirigea vers la porte
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Fergan-le-Carrier, heureusement soustrait à la fureur des convives du duc
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/68]]== l’armée, Fergan entra dans cette demeure ; puis, au grand étonnement de Jehanne, il tira de sa ceinture une pièce ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/69]]== d’être rencontré par quelques-uns des convives du duc —
— Viens, — répondit le prêtre, — tu me parais un vigoureux compère ; les bûches ne pèseront pas plus que des fétus à tes larges épaules — Cinq ou six autres malheureux
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/70]]== d’une étendue de trente pieds carrés environ, mais qui, élevé de quatre à cinq pieds sur chacune de ses faces, allait toujours — Non pas, non pas, — reprit le diacre, — votre travail est terminé de ce côté ; il faut maintenant planter la potence et établir la broche. Venez. — Fergan et ses compagnons, curieux de savoir la destination de cette potence et de cette broche, suivirent le prêtre. Un chariot, attelé de mules, venait
— Oh ! oh ! quelle terrible broche ! — dit Fergan au prêtre en plaçant, non sans peine, la barre de fer sur les deux ''X''. — Est-ce que
Fergan et ses compagnons se retirèrent au milieu de la foule que le cordon de soldats repoussait loin du bûcher ; des chants
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/71]]== puis, au milieu — Mon fils en Christ, espère en la miséricorde du Seigneur, mérite sa clémence par ton repentir ;
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/72]]==
— Sois fidèle à ton vœu de chasteté, toi qui fus si débauché !
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— Sois fidèle à ton vœu de pauvreté, toi qui fus si magnifique !
— Sois fidèle à ton vœu
— Mais avant tout abandonne à
— Hélas ! — murmurait piteusement Wilhem IX en redoublant les coups de poing dont il se meurtrissait la poitrine, — hélas ! je suis un si grand pécheur, que peut-être
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/73]]==
— Rassure-toi, mon fils, — répondit le légat du pape, certain du succès de sa ruse ; —
— Hier, mon père,
— Abandonne tous tes biens à
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/74]]== les plus exaltés de ces fanatiques Après cette rude leçon donnée à ce fourbe, Fergan se rapprocha du groupe de soldats qui transportaient, dans une maison voisine, le faiseur de miracles roué de coups. — Les brutes maudites !
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/75]]== angles, enchaînée à la poutre, apparaissait Azenor ; ses pieds reposaient sur la tablette — O Wilhem ! —
— Tais-toi, infâme ! —
— Oui, oui, malédiction sur les juifs ! mort aux juifs ! — hurlèrent les pauvres gens de cette foule dans leur fanatisme non moins sauvage que celui de Wilhem IX. Soudain des cris déchirants dominèrent ces clameurs ; Azenor-la-Pâle, malgré son courage, se tordait de douleur sous ses chaînes, en sentant
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/76]]== s’écria — Au nom du Tout-Puissant et de ton salut éternel, je prends acte de tes vœux, Wilhem IX, duc
— Ceci regarde Bohemond, prince de Tarente, — répondit le légat au roi des truands, en lui indiquant du geste un groupe de seigneurs croisés qui venaient
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/77]]== rangs, et cinq Sarrasins garrottés se trouvèrent en face de Bohemond et des autres croisés. Parmi les prisonniers, deux, le père et le fils, étaient surtout remarquables, — Oui, Nazaréen ; toi et les tiens vous êtes venus apporter la guerre en notre pays, nous nous défendons.
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— Par la croix de mon épée ! vil mécréant, oses-tu douter des droits des soldats du Christ sur la Terre-Sainte ?
— Écoute, Nazaréen : de même que
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/78]]== un dieu, nous le vénérons comme un grand sage, fondateur de la religion chrétienne ; mais nous abhorrons la doctrine que les prêtres ont tirée de la morale si pure du fils de Marie. » Ces dignes paroles du vieil émir sarrasin, de tout point conformes à la vérité des faits et qui contrastaient si noblement avec les épouvantables brigandages et les cruautés des soldats de la croix, ces dignes paroles exaspérèrent Bohemond, prince de Tarente : —
— ''Soyez fidèles à votre foi, même au péril de vos jours'', a dit le prophète, — reprit tranquillement le vieux Sarrasin. — Je suis en ton pouvoir, Nazaréen ; tes menaces ne
— La vérité, —
— Silence ! mon fils, — reprit
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/79]]== ils ont excité contre nous les chrétiens, ils ont outragé notre croyance, prétendant que la leur seule était vraie, et que Satan seul inspirait nos prières. Longtemps nous sommes restés patients ; mille fois supérieurs en nombre aux chrétiens, nous aurions pu les exterminer : nous nous sommes bornés à emprisonner, selon notre loi, ceux de vos prêtres qui nous outrageaient et semaient la discorde dans le pays ; alors vous êtes venus Le calme du vieil émir exaspéra les croisés ; il eût été mis en pièces, ainsi que son fils et ses compagnons, sans
— Je dirai aux miens ta générosité.
— Soit ! mais tu leur diras aussi ceci ; écoute bien : ''Le prince gouverneur de la ville et les seigneurs ont arrêté
Le prince de Tarente en parlant et agissant comme un cannibale suivait
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/80]]== jeter parmi les Sarrasins une telle épouvante Oui, fils de Joël, celui qui écrit ceci a entendu de ses oreilles les paroles du prince de Tarente, paroles orthodoxes puisque BAUDRY,
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/81]]== de la croisade, répété en chœur par la multitude qui suivait «
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Moi, Fergan,
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/82]]== Rome ; PIERRE, ce lâche renégat, qui, par peur pour sa peau, renia son jeune maître, de même que ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/83]]== à ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/84]]== étroite ; deux nattes servaient de lit ; après nous avoir fait signe — Ah ! Fergan ! — me dit Jehanne agenouillée, — avec quelle sollicitude ce Sarrasin et sa femme regardaient notre enfant ! Nous sommes cependant pour eux des inconnus, des ennemis ! Les croisés, que nous suivons, ravagent leur pays, les massacrent, les font périr dans les supplices ! Et cependant vois avec quelle bonté ces dignes gens nous accueillent.
—
Notre hôte revint avec sa femme ; elle portait un vase rempli
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/85]]== farine O Joel, notre aïeul ! je
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/86]]== légendes et des reliques de notre famille ; je savais que Gildas, frère de Bezenecq-le-Riche, possédait les chroniques de notre race qui remontaient ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/87]]== jour de délivrance, — me disais-je, — je regarderais comme un crime de ne pas tout tenter afin de me trouver en Gaule à Le 15 juillet de
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/88]]== à nos yeux. Cet ami de nos hôtes venait de les instruire de la prise de Jérusalem par les croisés ; le récit des massacres, du pillage, des atrocités sans nom dont les soldats du Christ avaient souillé, déshonoré leur victoire, causaient la consternation du vieil Arabe et de sa compagne ; voulant — Jérusalem est tombée au pouvoir des croisés, — ai-je dit à Jehanne ; — en quelques heures je puis me rendre dans cette ville,
La douce Jehanne, quoique inquiète de mon départ, ne tenta pas de me retenir ; après
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/89]]== à ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/90]]==
mosquée d’Omar, bâtie sur l’emplacement de l’ancien temple de Salomon.
Mes souvenirs ne me trompent pas, non, voilà ce que
La rue où je pénétrais appartenait au quartier neuf, le plus riche de la ville ; de hautes maisons et plusieurs palais de marbre surmontés de terrasses à balustres
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/91]]== et farouche ; à la main elle tenait un mauvais couteau déjà rouge de sang. Un garçonnet de ==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/92]]== chantait, en agitant sa lance et son effroyable trophée : — Gloire au Sauveur du monde ! — Soudain je fus refoulé, puis bientôt enserré dans un cercle — Nous le sommes, saint homme, et depuis longtemps nous attendons ! — répondirent plusieurs de ces bandits ; — nous perdons ici notre temps, on pille ailleurs, saint père en Dieu !
— Voici venir votre part du butin, mes frères en Christ ; la vapeur du sang des infidèles monte vers le Seigneur comme un encens de myrrhe et de baume ! Que pas un des mécréants que nous allons vous jeter
Pierre-
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/93]]== malheureux ; je crois encore entendre le bruit sourd de son corps La hideuse figure de Pierre-
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/94]]== L’extermination dura deux jours et trois nuits, en vertu de cet ordre du seigneur Tancrède, un des héros catholiques de la croisade : « — ''Il nous paraît nécessaire de livrer sans délai au glaive les prisonniers et ceux qui se sont rachetés''.<ref>''Prise de Jérusalem'', par Albert, chanoine — Et nous restons ici à nous amuser aux cadavres ! — crièrent les massacreurs. — Coucou-Piètre avait ses raisons pour nous occuper ici, — dit une autre voix ; — il est ami du chapelain de Tancrède, et ses hommes pillent la mosquée
Le torrent de la foule
On descend dans la mosquée
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/95]]== déborder sur la Combien de temps suis-je ainsi resté privé de sentiment ? je
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/96]]== qui ouvraient le cortège atteignaient le parvis de La prise de Jérusalem, le massacre de plus de SOIXANTE DIX MILLE SARRASINS : telle fut, fils de Joel, la fin de cette première croisade prêchée en Europe par
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/97]]== petits enfants ! Mais, hélas ! ainsi que je
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/98]]== gens, trois mille à peine ont survécu ; Neroweg VI, comte de Plouernel, <div style="text-align:center;">______________</div>
Deux jours après la prise de Jérusalem, Fergan ayant fait prix avec le maître
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Moi, Fergan,
Ce récit, je te le lègue à toi, mon fils Colombaïk, afin que tu le lègues à ta descendance.
Hier, notre bon parent Gildas
«
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/99]]== les derniers descendants des deux branches de notre famille ; si tu veux, ton fils me succédera dans mon métier de tanneur, où Jehanne et moi, nous avons été profondément touchés de la paternelle bonté de Gildas-le-Tanneur ;
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