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| [[Auteur:Eugène Sue|Eugène Sue]]
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KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE
ÉPILOGUE :
| '''LE MONASTÈRE DE CHAROLLES — Chapitre I.'''
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| [[../../IV/8| L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES
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''La vallée de Charolles — L’anniversaire. — Le monastère. — Une communauté laïque et une colonie libre au septième siècle. — Condition des moines et des colons. — Le bac. — L’archidacre Salvien et Gondowald, chambellan de la reine Brunehaut. — La fête. — Les vieux Vagres. — Les prisonniers. — Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.''
Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle désolant que la Gaule conquise continue d’offrir sous la descendance de Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de Charolles… Ah ! c’est qu’aussi les pères des heureux habitants de ce coin de terre n’ont pas lâchement courbé le front sous le joug des Franks et des évêques ; non, non… ils ont prouvé que le vieux sang gaulois coulait encore dans leurs veines ; aussi, voyez le paisible tableau de leur félicité ! voyez, bâties à
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mi-côte du versant de la vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent les murailles, vieux ceps dont le soleil d’automne a rougi les feuilles et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d’un jardinet fleuri, ombragé d’un bouquet d’arbres… jamais la vue ne s’est reposée sur un plus riant village… Un village ? non, c’est plutôt un bourg, un gros bourg ; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume, situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au plus lointain horizon, en se divisant en deux bras ; l’un se dirige vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, après avoir baigné dans son cours le pied d’un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les toits d’un grand bâtiment de pierres, surmonté d’une croix de fer.
Non, jamais terre promise n’a été mieux disposée pour les productions d’un sol fécondé par le travail : à mi-côte, les vignes empourprées ; au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte ; ces fertiles guérets s’étendent jusqu’à la lisière des bois qui couronnent les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée ; au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière ; de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras pâturages ; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de bœufs creusent lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille, des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, ainsi que les étables, les bergeries etles porcheries communes, dans les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents ouvroirs ; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en chauds vêtements ; là encore
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sont les tanneries, les forges, les moulins aux meules énormes ; tout est dans cette vallée, paix, sécurité, contentement, travail : le bruit du battoir des lavandières et des corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l’égale et lente allure de leurs bœufs, la flûte rustique des bergers ; tous ces bruits, jusqu’au bourdonnement des essaims d’abeilles, autres infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des dernières fleurs d’automne ; tous ces bruits si divers, des plus lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une seule harmonie à la fois douce et imposante : c’est la voix du travail et du bonheur, s’élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.
Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point culminant du village, et domine au loin la vallée ? Les habitants de cette demeure, parés d’habits de fête, vont et viennent du dedans au dehors ; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une espèce de bûcher de sarments de vigne ; des jeunes filles, des enfants, apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en courant chercher d’autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux cheveux d’un blanc d’argent, mignonne, proprette et encore alerte pour son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais gaiement… Écoutez plutôt :
— Ah ! ces jeunes filles, ces jeunes filles ! toujours folles ! hâtez-vous donc, au lieu de rire ; ce bûcher n’est point encore assez haut. C’était vraiment bien la peine de vous lever dès l’aube afin d’avoir terminé vos travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu d’achever promptement ce bûcher… Tenez, je suis certaine que déjà du fond de la vallée plus d’un regard impatient se sera tourné par ici, et que plus d’une voix aura dit : « Mais que font-ils donc là-bas, qu’ils ne nous donnent point le signal ? est-ce
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qu’ils dorment comme loirs en hiver ? » Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez, sempiternelles rieuses !… c’est de votre âge, je le sais, et ne devrais peut-être point vous le dire ; mais enfin les jours sont courts en cette saison d’automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de rentrer les troupeaux des champs, les bœufs du labour, les chariots des vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de sorte que l’on n’arrivera au monastère qu’à la pleine nuit, tandis que la communauté nous attend avant le coucher du soleil.
— Encore quelques brassées de sarment, dame ''Odille'', et il n’y aura plus qu’à y mettre le feu, — répondit une belle jeune fille de seize ans, aux yeux bleus et aux cheveux noirs ; — c’est moi qui me charge d’allumer le bûcher… vous verrez mon courage !
— Oh ! combien ta grand’mère, ma vieille amie ''l’évêchesse'', a raison de dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.
— Bonne grand’mère ! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies sont des tendresses ; elle aime tout ce qui est jeune et gai…
— C’est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es si folle ?
— Oui, dame Odille ; car il m’en coûte beaucoup, mais beaucoup d’être gaie… Hélas ! hélas !…
Et de rire de tout cœur à chaque ''hélas !'' mais si drôlement, que la bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse ; puis elle lui dit :
— Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons
— Cinquante ans ! comme
— Celà paraît ainsi lorsque
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/295]]== j’ai vu mourir le père de — Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.
Ces consolations,
— Bonsoir, — dit-il à sa femme en
Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille en disant :
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— Bonsoir, ma chère mère.
— Bonsoir, bonne
— Les entendez-vous tous ? — reprit la compagne de Ronan ayecce rire si doux chez les vieillards, — les entendez-vous ? pour ces deux-ci je suis mère-grand, et pour celui-ci, je suis : petite
— Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan ! je
Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.
— Oh ! oh ! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie neuve et ton bonnet
— Ronan, foi de vieux Vagre ! — dit le Veneur, — je
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— Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, nous
— Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée, — reprit gaiement Ronan. — Viens, Grégor ; venez, mes enfants ; allons quitter nos habits de travail ; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère Loysik.
Bientôt, Fulvie, petite-fille de
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La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, mais sans ornement ; il contient, en outre des cellules des moines, les bâtiments de
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/297]]== observée. La discipline de Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait participé
La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues années, sous la direction de Loysik ; rarement il avait besoin de
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rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles passagers, et bientôt étouffés par l’ascendant du vieux moine laboureur, s’étaient cependant parfois manifestés, voici comment : La communauté de Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait sa règle intérieure : l’élection de son supérieur, la disposition des fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction de l’évêque du diocèse ; de plus, il avait le droit d’établir dans le monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s’était soumis à cette nécessité du temps afin d’assurer le repos de ses frères et des habitants de la vallée ; mais ainsi introduits au sein de la communauté laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient plus d’une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs, disant à ceux-ci, qu’ils ne donnaient pas assez de temps à la prière, engageant ceux-là à entrer dans l’Église et à devenir moines ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d’une fois ces tentatives d’embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui dit fermement à ces catholiques artisans de troubles :
« — Qui travaille
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/299]]== à Loysik était si généralement vénéré, la communauté si heureuse, que les prêtres étrangers ne parvinrent pas à troubler ce bon accord ; puis enfin Loysik possédait le sol et les bâtiments du monastère en vertu
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/300]]== l’arsenal avait été soigneusement entretenu et augmenté. Deux fois par mois, dans le village ainsi que dans la communauté, Donc, les moines laboureurs dressaient des tables de tous côtés ; sur ces tables, ils plaçaient avec un innocent orgueil les fruits de leurs travaux, beau pain de froment de leurs terres, vin généreux de leur vignoble, quartiers de bœufs et de moutons de leurs étables, fruits et légumes de leurs jardins, laitage de leurs troupeaux, miel de leurs ruches. Cette abondance, ils la devaient à leur rude labeur quotidien ; ils en jouissaient, quoi de plus légitime ? et
Parfois il arrivait aussi (le diable est si malin)
Les préparatifs de réception étaient depuis longtemps achevés dans
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/301]]== vallée ; quelques vieux Vagres, un peu moins âgés, vinrent ensuite ; puis les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette Vagrerie jadis si désordonnée, si redoutable. Loysik, averti de
— Loysik, il y a
— Oui, oui, — cria la foule, — reconnaissance éternelle à Loysik, notre ami, notre bon père !
Le vieux moine laboureur fut très-ému ; de douces larmes coulèrent de ses yeux, il fit signe
— Mes amis, mes frères, vous qui viviez il y a cinquante ans, et vous autres qui
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/302]]== hasard a voulu Chaque année, Loysik, peu de temps avant cette fête anniversaire, partait sa pochette bien garnie d’argent ; cette somme, fruit des épargnes
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de la communauté, ainsi que des dons volontaires des habitants de la colonie, était destinée au rachat de bon nombre d’esclaves. Quelques moines laboureurs résolus et bien armés accompagnaient Loysik à Châlons-sur-Saône ou, vers le commencement de l’automne, se tenait un grand marché de chair gauloise, sous la présidence du comte et de l’évêque de cette cité, capitale de la Bourgogne. De la place du marché se voyait le splendide château de la reine Brunehaut. Loysik rachetait des esclaves jusqu’à ce que sa pochette fût vide, regrettant que les esclaves de l’Église fussent d’un chiffre trop élevé pour sa bourse, les évêques les vendant toujours ''deux fois plus cher'' que les autres, pour ne point avilir sans doute leur marchandise en la livrant à trop bas prix ; parfois aussi, grâce à la persuasion pénétrante de sa parole, Loysik obtenait d’un seigneur frank, moins barbare que ses compagnons, le don de quelques esclaves, et augmentait ainsi le nombre des nouveaux colons qui, en touchant le sol de la vallée de Charolles, trouvaient l’accueil que l’on a vu, et ensuite, travail et bien-être.
Après la ''distribution'' des nouveaux affranchis aux habitants de la vallée (Loysik
— Nos festins en Vagrerie
— Te souviens-tu, entre autres, de ce fameux gala dans notre repaire des gorges
— Où
— Odille, vous souvenez-vous de cette nuit étrange, où pour la première fois je vous ai vue, lors de
— Certes, Fulvie, je
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— Loysik, c’est durant cette nuit-la, que pour la première fois j’ai su que nous étions frères.
— Ah ! Ronan ! quelle bravoure que celle de notre père Karadeuk, parvenant, avec notre vieil ami le Veneur, à nous tirer de l’ergastule du burg de ce comte Néroweg !
Te souviens-tu ? Vous souvenez-vous ? une fois sur ce sujet l’entretien de vieux amis attablés devint intarissable. Ainsi causaient du vieux temps Ronan, Loysik, le Veneur, Odille, l’évêchesse, placés à table à côté les uns des autres, pendant que de convives, plus jeunes, s’éjouissaient et parlaient du temps présent. De sorte que ce soir-là l’on était en grande joie au monastère de Charolles.
Au milieu du festin, un moine laboureur dit à l’un de ses compagnons :
— Où sont donc nos deux prêtres, Placide et Félibien ?
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— Comment cela ?
— Tu sais que par ordre de Loysik, deux veilleurs sont chaque nuit de garde à la logette de
— Oui.
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La rivière, qui prenait sa source dans la vallée de Charolles, la traversait dans toute sa longueur ; puis, se partageant en deux bras, servait de limites et de défense naturelle au territoire de la colonie. Par prudence, Loysik faisait ramener chaque soir et amarrer sur la rive de la vallée un bac, seul moyen de communication avec les terres qui
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/305]]== frères de la communauté, était construite près de La lune en son plein se réfléchissait dans
— Placide, tu ne vois rien ? tu
—
— Voilà pourtant la lune déjà
— Ne perdons pas
—
— Et
— Et pourtant personne
— Écoute… écoute…
— Tu entends quelque chose ?
— Je me suis
—
—
— La reine Brunehaut aura peut-être craint de se mêler de cette affaire ecclésiastique.
— Elle ! cette femme redoutable et implacable, craindre quelque chose ?
—
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— Oui… c’est le reflet de la lune sur l’armure des guerriers.
— Ce sont eux ! ce sont eux !… Entends-tu ces trois appels de trompe ?
— C’est le signal convenu… vite, vite… détachons le bac et passons à l’autre bord…
Les amarres du bac sont détachées et il est manœuvré par Placide et Félibien, au moyen de longues perches ; il touche à l’autre rive… Là, monté sur une mule, se trouve un homme de grande taille, vêtu d’une robe noire : sa figure est impérieuse et dure ; à côté de lui est un chef frank à cheval, escorté d’une vingtaine de cavaliers revêtus d’armures de fer : un chariot rempli de bagage, traîné par quatre bœufs et suivi de plusieurs esclaves à pieds, arrive aussi sur la rive.
— Vénérable archidiacre, — dit Placide à l’homme à la robe noire, — nous commencions à désespérer de votre venue ; mais vous arrivez encore à temps… l’orgie, à cette heure, doit être complète ; toute la colonie, hommes, femmes, jeunes filles, est assemblée au monastère, et Dieu sait les abominations qui se passent en ce lieu sous les yeux de Loysik, qui provoque ces horreurs sacrilèges !
— Ces horreurs vont avoir leur terme et leur châtiment, mes fils. Mais, dites-moi, peut-on, sans danger, embarquer les chevaux de ces guerriers et le chariot qui porte mes bagages ?
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— Vénérable archidiacre, cette cavalerie est nombreuse ; il faudrait au moins trois ou quatre voyages.
— Gondowald, — dit
—
— Vénérable archidiacre, nous qui savons de quoi sont capables
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/307]]== les moines et les habitants de la vallée, nous estimons Gondowald toisa le prêtre
— Je ne partage pas vos craintes, mes chers fils, et
Bientôt débarquèrent sur la rive de la vallée,
— Y a-t-il un long trajet
— Non, mon
— Marchez devant, mes chers
— Ah ! mon père ! les impies de cette communauté ignorent à cette heure que le châtiment du ciel est suspendu sur leur tête !
— Hâtez le pas, mes
— Hermanfred, — dit le chef des guerriers en se retournant vers
— Oui, seigneur Gondowald.
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Au monastère, le festin continuait : partout régnait une douce cordialité.
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/308]]== frissonnante, que souvent — Tenez, — disait Ronan, — afin de démêler ce chaos sanglant, puisque nous parlons de ce monstre femelle, qui a nom Brunehaut, et qui règne à cette heure en Bourgogne, rappelons les faits en deux mots : Clotaire, après avoir fait brûler vifs Chram, son fils, sa femme et leurs deux petites filles, est mort depuis cinquante-trois ans,
— Oui, mon père, — reprit Grégor, — puisque nous sommes en
— Ce Clotaire avait laissé quatre fils : ''Charibert'' régnait à Paris, ''Gontran'' était roi
— Chilpérik ? — reprit le fils de Ronan, — Chilpérik, ce Néron de la Gaule, qui, dit-on, terminait ainsi
—
— Mon père,
— J’arrive à l’histoire de ces deux monstres et de leurs époux Chilpérik et Sigebert, car ces louves ont leurs loups, et qui pis est, pour
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la Gaule, leurs louveteaux… Donc, ce Chilpérik, quoique marié à Andowère, avait, parmi ses nombreuses concubines, une esclave franque d’une beauté éblouissante, et douée, dit-on, d’un charme de séduction irrésistible ; elle se nommait ''Frédégonde''… Il en devint si épris, que pour jouir plus librement encore de la possession de cette esclave, il répudia sa femme Andowère, qui mourut plus tard en un couvent ; mais bientôt las de Frédégonde, il fut jaloux d’imiter son frère : Sigebert, qui s’était marié à une princesse de sang royal, nommée Brunehaut, fille d’Athanagild, roi de race germanique comme les Franks, et dont les aïeux avaient conquis l’Espagne comme Clovis la Gaule. Chilpérik demanda donc et obtint la main de la sœur de Brunehaut, nommée Galeswinthe… L’on ne pouvait voir, disait-on, une figure plus touchante que celle de cette jeune princesse, et la bonté de son cœur égalait l’angélique douceur de ses traits. Lorsqu’il lui fallut quitter l’Espagne pour venir en Gaule épouser Chilpérik, la malheureuse créature eut des pressentiments de mort… ces pressentiments ne la trompaient pas… Après six ans de mariage, elle était étranglée dans son lit par son époux Chilpérik '''(D)'''.
— Comme Wisigarde, quatrième femme de Neroweg, avait été étranglée par ce comte frank, dont la race existe encore, dit-on, en
— Infortunée Galeswinthe !
— Un moment apaisée, la passion de Chilpérik pour son esclave Frédégonde
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/310]]== intelligence qui eût été du génie, si elle — Ah ! si le sang gaulois
— Et ces deux monstres trouvaient des instruments pour servir leurs vengeances ?
— Les meurtres
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/311]]==
— Quoi ! Frédégonde n’épargna pas même son époux ?
— Les uns lui attribuent ce meurtre, d’autres en accusent Brunehaut… les deux crimes sont probables : toutes deux avaient intérêt à le commettre : par la mort de Chilpérik, Brunehaut vengeait sa sœur Galeswinthe, étranglée par ce roi ; Frédégonde, en le faisant assassiner, se vengeait de ce qu’il avait surpris, la veille de sa mort, l’un des innombrables adultères de cette Messaline, tirée de l’esclavage pour monter au trône…
— Et elle ? mon père, a-t-elle subi la peine due à tant de forfaits ?
— La reine Frédégonde est morte paisiblement dans son lit en 597, âgée de cinquante-cinq ans, bénie et enterrée par les prêtres dans la basilique de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, après avoir commis des crimes sans
Un frémissement
Grégor reprit :
— Ce Clotaire le jeune, fils de Frédégonde et de Chilpérik, se trouve être ainsi le petit-fils de Clotaire, le tueur
—
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/312]]==
— Hélas ! que de désastres vont encore déchirer la Gaule durant cette lutte sanglante…
— Oh ! elle sera terrible… terrible… car les crimes de Frédégonde pâlissent auprès de ceux de Brunehaut, notre reine aujourd’hui, à nous, habitants de la Bourgogne.
— Mon père, est-ce possible ? Brunehaut plus criminelle que Frédégonde ?
— Ronan, — dit Odille en portant ses deux mains à son front, — ce chaos de meurtres, accomplis dans une même famille, donne le
— A moins que les démons ne sortent de l’enfer, petite Odille, nos enfants ne pourront rien voir qui surpasse ce que nous voyons ; car, je vous l’ai dit, les crimes de Frédégonde ne sont rien auprès de ceux de Brunehaut… Et si vous saviez ce qui se passe à cette heure dans le splendide château de Châlons-sur-Saône, où cette vieille reine, fille, femme et mère de rois, tient en sa dépendance ses arrière-petits-enfants… Mais non… je n’ose… mes lèvres se refusent à raconter ces choses sans nom.
— Ronan a raison. Il se passe aujourd’hui dans le château de la reine Brunehaut des horreurs qui dépassent les bornes de l’imagination humaine, — reprit Loysik en frémissant ; puis s’adressant à Ronan : — Mon frère, par respect pour nos jeunes familles, par respect pour l’humanité tout entière, n’achève pas…
— C’est juste, Loysik ; il y a quelque chose d’épouvantable à penser que la reine Brunehaut est une créature de Dieu comme nous, et que comme nous… elle appartient à l’espèce humaine…
— Frère Loysik, frère Loysik, — accourut dire un des moines laboureurs, — on a frappé à la porte extérieure du monastère… une voix m’a répondu que c’était un message de l’évêque de Châlons et de la reine Brunehaut.
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/313]]==
Ce nom, en un pareil moment, causa un profond étonnement et une sorte de crainte vague.
— Un message de
En parlant ainsi, le supérieur de la communauté
— Il y a là une trahison, — dit à demi-voix Loysik, se retournant vers Ronan ; puis
— Nos deux
— Je devine tout, — répondit Loysik avec amertume ; — puis
— Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?
— Je me nomme Salvien, archidiacre de
— Et moi Gondowald, chambellan de notre glorieuse et illustre
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/314]]== reine Brunehaut, je suis chargé par elle de prêter mon aide et celle de mes hommes à — Voici une lettre de mon oncle, — reprit
— Mes yeux sont affaiblis par les années, un de nos frères va faire tout haut cette lecture pour moi.
— Il se peut
— Nous
Et Loysik remit la missive à
Cette lettre portait en substance que Sidoine, évêque de Châlons, instituait
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/315]]== le blâme de son évêque et père spirituel, et y subir humblement la pénitence ou châtiment Le moine laboureur achevait à peine la lecture de cette missive que Gondowald ajouta
— Oui, moi, chambellan de la glorieuse reine Brunehaut, notre très-excellente et très-redoutable maîtresse, je suis chargé par elle de te dire à toi, moine, que si toi et les tiens vous aviez
Vingt fois en effet la lecture de la missive de
Ronan, le Veneur et quelques vieux Vagres
==[[Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 4.djvu/316]]==
— Prends vingt hommes résolus, ils trouveront des armes dans l’arsenal, et cours au bac, afin de couper la retraite à ces Franks… Je me charge de ce qu’il reste à faire ici, car, foi de Vagre… je me sens rajeuni de cinquante ans !
— Et moi donc, Ronan, pendant la lecture de la lettre de cet insolent évêque, et surtout lorsqu’a parlé le valet de cette reine infâme, vingt fois j’ai cherché une épée à mon côté.
— Rassemble nos hommes au milieu de ce tumulte, sans être remarqué, je vais faire ainsi de mon côté ; l’arsenal contient suffisamment d’armes pour nous armer tous…
Et les deux vieux Vagres allèrent de ci, de là, disant un mot à l’oreille de certains colons ou moines, qui disparurent successivement au milieu du tumulte croissant, que dominait à peine la voix ferme et sonore de Loysik, répondant à l’archidiacre :
— L’évêque de Châlons n’a pas droit d’imposer à cette communauté une règle particulière ou un abbé ; nous choisissons librement nos chefs, de même que nous consentons la règle que nous voulons suivre, pourvu qu’elle soit chrétienne ; tel est le droit antérieur et originel qui a présidé à l’établissement de tous les monastères de la Gaule ; les évêques n’ont sur nous que la juridiction spirituelle qu’ils exercent sur les autres laïques ; nous sommes ici maîtres de nos biens et de nos personnes, en vertu d’une charte du feu roi Clotaire, qui défend formellement à ses ducs, comtes ou évêques, de nous inquiéter. Tu parles de conciles, moi aussi je les ai lus ; il y a de tout dans les conciles, le mal et le bien, le juste et l’injuste ; or, ma mémoire ne faiblit pas encore, et voici ce que dit fort justement cette fois le concile de 611 :
''Nous avons appris que certains évêques établissent injustement abbés dans certains monastères, quelques-uns de leurs parents ou de leurs favoris et leur procurent des avantages iniques, afin de se faire donner par la violence tout ce que peut ravir au monastère l’exacteur qu’ils y ont envoyé.''
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L’archidiacre se mordit les lèvres, et une huée prolongée couvrit sa voix lorsqu’il voulut répondre.
— Ce concile ne tiendrait pas ce langage, qui est celui de la justice, — reprit Loysik, — que je ne reconnais à aucun concile, à aucun prélat, à aucun roi, le droit de déposséder des gens honnêtes et laborieux des terres et de la liberté qu’ils tiennent avant tout de leur droit naturel.
— Je te dis, moi, que ton monastère est une nouvelle Babylone, une moderne Gomorrhe ! — s’écria l’archidiacre ; — l’évêque de Châlons en avait été prévenu, j’ai voulu voir par moi-même et j’ai vu… Et je vois des femmes, des jeunes filles dans ce saint lieu, qui devrait être consacré aux austérités, à la prière et à la retraite. Je vois tous les ferments d’une immonde orgie, qui devait sans doute se prolonger jusqu’au jour, au milieu de monstrueuses débauches, où la promiscuité de la chair des hommes et des femmes va…
— Assez ! — s’écria Loysik indigné ; — je te défends, moi, chef de cette communauté, je te défends de souiller davantage les oreilles de ces épouses, de ces jeunes filles rassemblées ici avec leur famille, pour célébrer paisiblement l’anniversaire de notre établissement dans cette terre libre, qui restera libre comme ceux qui l’habitent !
— Archidiacre, c’est trop de paroles ! — s’écria Gondowald ; — à quoi bon raisonner avec ces chiens… n’as-tu pas là mes hommes pour te faire obéir ?
— Je veux tenter un dernier effort pour ouvrir les yeux de ces malheureux aveuglés, — répondit l’archidiacre ; — cet indigne Loysik les tient sous son obsession diabolique… Oui, vous tous qui m’entendez, tremblez si vous résistez aux ordres de votre évêque !
— Salvien, — dit Loysik, — ces paroles sont vaines, tes menaces seront impuissantes devant notre ferme résolution de maintenir la justice de nos droits ; nous te repoussons comme abbé de ce monastère ; ces moines laboureurs et les habitants de cette colonie ne doivent compte de leurs biens à personne… Ce débat inutile est
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affligeant, mettons-y fin ; la porte de ce monastère est ouverte à ceux qui s’y présentent en amis, mais elle se ferme devant ceux qui s’y présentent en ennemis et en maîtres, au nom de prétentions d’une folle iniquité… Donc, retire-toi d’ici…
— Oui, oui, va-t’en d’ici, archidiacre du diable ! — dirent plusieurs voix, — ne trouble pas plus longtemps notre fête ! tu pourrais t’en repentir.
— Une rébellion ! des menaces ! — s’écria l’archidiacre. — Gondowald, — ajouta le prêtre en s’effaçant, pour laisser pénétrer dans l’intérieur de la cour le chef des guerriers franks, — vous savez les ordres de la reine…
— Et sans tes lenteurs, ces ordres depuis longtemps seraient exécutés ! A moi, mes guerriers… garrottez ce vieux moine, et exterminez cette plèbe si elle bronche !
— A moi, mes enfants ! assommez ces Franks ! et vive la vieille Gaule !
Qui parlait ainsi ? le vieux Ronan, suivi d’une trentaine de colons et de moines laboureurs, hommes résolus, vigoureux et parfaitement armés de lances, de haches et d’épées. Ces bonnes gens, sortant sans bruit de l’enceinte du monastère par la cour des étables, avaient, sous les ordres de Ronan, fait le tour des bâtiments extérieurs jusqu’à l’angle du mur de clôture ; là, ils s’étaient tenus cois et embusqués, jusqu’au moment où Gondowald avait appelé à lui ses guerriers. Alors sortant de leur embuscade, les gens de Ronan s’étaient à l’improviste précipités sur les Franks. Au même instant, Grégor, accompagné d’une troupe déterminée, non moins nombreuse et bien armée que celle de son père, sortait des bâtiments intérieurs du monastère, se faisait jour à travers la foule, dont était remplie la cour, et s’avançait en bon ordre. L’archidiacre, Gondowald et leur escorte de vingt guerriers se trouvèrent ainsi enveloppés par une soixantaine d’hommes résolus, et il faut leur rendre cette justice, animés d’intentions très-malveillantes pour la peau des Franks. Ceux-ci, pressentant
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ces dispositions, ne songèrent pas à résister sérieusement, après un léger engagement ils se rendirent. Cependant, Gondowald ayant, dans un premier mouvement de surprise et de rage, levé son épée sur Loysik et blessé un des moines, qui avait couvert le vieillard de son corps, Gondowald, quoique chambellan de sa glorieuse reine Brunehaut, fut terrassé, roué de coups et vit ses hommes désarmés, après leur résistance inutile, qui leur valut force horions appliqués par des mains gauloises et fort rustiques. Mais, grâce à l’intervention de Loysik, il ne coula, dans cette rapide mêlée, d’autre sang que celui du moine légèrement blessé par Gondowald ; ce noble chambellan fut, par précaution, solidement garrotté au moyen des menottes et du trousseau de cordes dont il s’était muni à l’intention de Loysik, avec une prévoyance dont le vieux Ronan lui sut gré.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous excommunie tous ! — s’écria l’archidiacre blême de fureur. — Anathème à celui qui oserait porter une main sacrilège sur moi, prêtre et oint du Seigneur !
— Ne me tente pas, crois-moi, ''oint ''que tu es ! car tout vieux que je suis, foi d’ancien Vagre, j’ai terriblement envie de mériter ton excommunication, en appliquant sur ton échine sacrée une volée de coups de fourreau d’épée !
— Ronan, Ronan ! pas de violence, — dit Loysik ; — ces étrangers sont venus ici en ennemis, ils ont versé le sang les premiers ; vous les avez désarmés, c’était justice…
— Et leurs armes enrichiront notre arsenal, — dit Ronan. — Allons, enfants, récoltez-moi cette bonne moisson de fer… Par ma foi, nous serons armés comme des guerriers royaux !
— Que ces soldats et leur chef soient conduits dans une des salles du monastère, — ajouta Loysik ; — ils y seront enfermés, des moines armés veilleront à la porte et aux fenêtres.
— Oser me retenir prisonnier, moi ! officier de la maison de la reine Brunehaut ! — s’écria Gondowald en grinçant des dents et se
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débattant dans ses liens. — Oh ! tout ton sang ne payera pas cette audace, moine insolent ! Ma redoutée maîtresse me vengera !
— La reine Brunehaut a agi contrairement à tous les droits, à toute justice, en envoyant ici des hommes de guerre prêter main-forte au message de l’évêque de Châlons, lors même que sa prétention eût été aussi équitable qu’elle est inique, — répondit Loysik ; puis s’adressant à ses moines : — Emmenez ces hommes, et surtout qu’il ne leur soit point fait de mal ; s’ils ont besoin de provisions, qu’on leur en donne…
Les moines emmenèrent les guerriers franks, et leur chef qu’il fallut traîner de force, tant cet enragé était furieux. Ceci fait, Loysik dit à l’archidiacre, pantois, colère et sournois comme un renard pris au piège :
— Salvien, je dois avant tout assurer le repos de cette colonie et de cette communauté ; je suis donc obligé d’ordonner que tu restes prisonnier dans ce monastère…
— Moi ?… moi aussi… tu oses…
— Ne redoute rien, tu seras traité avec égard, tu auras pour prison l’enceinte du monastère… Dans trois ou quatre jours au plus tard… lors de mon retour, tu seras libre…
Lorsque l’archidiacre eut disparu, Ronan dit à Loysik :
— Frère, tu as parlé à cet homme de ton retour ? tu pars donc ?
— A l’instant même… Je vais à Châlons… Je verrai l’évêque, je verrai la reine.
— Que dis-tu, Loysik ! — s’écria Ronan avec une anxiété douloureuse, — tu nous quittes, tu vas affronter Brunehaut ; mais ce nom dit tout : Vengeance implacable. Loysik, c’est courir à ta perte !…
Les moines laboureurs et les colons, partageant l’inquiétude de Ronan, se livrèrent aux supplications les plus tendres, les plus pressantes, afin de détourner Loysik de son projet téméraire : le vieux moine fut inébranlable ; et, pendant que l’un des frères qui devait
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l’accompagner faisait à la hâte quelques préparatifs de voyage, il se rendit dans sa cellule pour y prendre la charte du roi Clotaire. Ronan et sa famille accompagnèrent Loysik, il leur dit tristement :
— Notre position est pleine de périls : il s’agit non-seulement du sort de ce monastère, mais de celui de la colonie tout entière. Vous avez eu facilement raison d’une vingtaine de guerriers ; mais, songer à résister par la force à l’immense et terrible pouvoir de Brunehaut, c’est vouloir le ravage de cette vallée, le massacre ou l’esclavage de ses habitants… Cette charte de Clotaire confirme notre droit ; mais qu’est-ce que le droit pour Brunehaut !
— Alors, mon frère, que vas-tu faire à Châlons dans l’antre de cette louve…
— Tenter d’obtenir justice.
— Obtenir justice !… Mais, tu l’as dit, qu’est-ce que le droit pour Brunehaut ?…
— Elle se joue du droit comme de la vie des hommes, je le sais ; pourtant j’ai quelque espoir… Je désire que vous gardiez ici l’archidiacre et ses guerriers prisonniers… d’abord parce que, dans leur fureur, ils m’auraient sans doute rejoint et tué en route ; or je tiens à vivre pour mener à bonne fin ce que j’entreprends aujourd’hui ; puis, au lieu de me laisser prévenir par l’archidiacre et le chambellan, je préfère instruire moi-même l’évêque et la reine Brunehaut des motifs de notre résistance.
— Mon frère, si cette justice que tu vas tenter d’obtenir au péril de ta vie tu ne l’obtiens pas ? si cette reine implacable te fait égorger… comme elle a fait égorger tant d’autres victimes ?…
— Alors, mon frère, l’acte d’iniquité s’accomplira. Alors, si l’on veut non-seulement soumettre vos biens, vos personnes à la tyrannie et aux exactions de l’Église, mais encore vous ravir, par la violence, le sol et la liberté que vous avez reconquis et qu’une charte a garantie, alors vous aurez à prendre une résolution suprême… oui ; alors, croyez-moi, rassemblez un conseil solennel, ainsi que faisaient autre
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fois nos pères lorsque le salut de la patrie était menacé… Qu’à ce conseil les mères et les épouses prennent place, selon l’antique coutume gauloise ; car l’on décidera du sort de leurs maris et de leurs enfants… Là, vous aviserez avec calme, sagesse et résolution, sur ces trois alternatives, les seules, hélas ! qui vous resteront : — devrez-vous subir les prétentions de l’évêque de Châlons, et accepter un servage déguisé qui changera bientôt notre libre vallée en un domaine de l’Église exploité à son profit ; — devrez-vous vous résigner si la reine, foulant aux pieds tous les droits, déchire la charte de Clotaire et déclare notre vallée : ''domaine du fisc royal'', ce qui sera pour vous la spoliation, la misère, l’esclavage et la honte ; — ou bien enfin, devrez-vous, forts de votre bon droit, mais certains d’être écrasés, protester contre l’iniquité royale ou épiscopale par une défense héroïque, et vous ensevelir, vous et vos familles, sous les ruines de vos maisons '''(E)''' ?
— Oui… oui… tous, hommes, femmes, enfants, plutôt que de redevenir esclaves, nous saurons combattre ou mourir comme nos aïeux, Loysik ! Et ce sanglant enseignement fera peut-être sortir les populations voisines de leur lâche torpeur… Mais, frère… frère… te voir partir seul… pour affronter un péril que je ne peux partager !…
— Allons, Ronan, pas de faiblesse, je ne te reconnais plus… Que dès cette nuit tous les postes fortifiés de la vallée soient occupés comme il y a cinquante ans, lors de l’invasion de Chram en Bourgogne ; ta vieille expérience militaire et celle du Veneur seront d’un grand secours ici ; il n’y a d’ailleurs aucune attaque à redouter pendant quatre ou cinq jours ; car il m’en faut deux pour me rendre à Châlons, et un laps de temps pareil est nécessaire aux troupes de la reine pour se rendre ici, dans le cas où elle voudrait recourir à la violence. Jusqu’au moment de mon arrivée à Châlons, l’évêque et Brunehaut ignoreront si leurs ordres ont été ou non exécutés, puisque le diacre et le chambellan restent ici prisonniers.
— Et au besoin ils serviront d’otages.
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— C’est le droit de la guerre… Si cet évêque insensé, si cette reine implacable veulent la guerre ! il faut aussi garder prisonniers les deux prêtres qui ont par trahison amené ici l’archidiacre.
— Misérables traîtres !… J’ai entendu tes moines parler de la leçon qu’ils se réservent de leur donner… à grands coups de houssine…
— Je défends formellement toute violence à l’égard de ces deux prêtres ! — dit Loysik d’une voix sévère, en s’adressant à deux moines laboureurs qui étaient alors dans sa cellule. — Ces clercs sont les créatures de l’évêque, ils auront obéi à ses ordres ; aussi, je vous le répète, pas de violences, mes enfants.
— Bon père Loysik, puisque vous l’ordonnez, il ne sera fait aucun mal à ces traîtres.
Les adieux que les habitants de la colonie et des membres de la communauté adressèrent à Loysik furent navrants ; bien des larmes coulèrent, bien des mains enfantines s’attachèrent à la robe du vieux moine ; mais ces tendres supplications furent vaines, il partit accompagné jusqu’au bac par Ronan et sa famille : là se trouva le Veneur, chargé de couper la retraite aux Franks. En occupant ce poste avec ses hommes, il avait aperçu, de l’autre côté de la rivière, les esclaves gardant les chevaux des guerriers et les bagages de l’archidiacre. Le Veneur crut prudent de s’emparer de ces hommes et de ces bêtes ; il laissa, près de la logette du guet, la moitié de ses compagnons, et, à la tête des autres, il traversa la rivière dans le bac. Les esclaves ne firent aucune résistance, et, en deux voyages, chevaux, gens et chariots furent amenés sur l’autre bord. Loysik approuva la manœuvre du Veneur ; car les esclaves, ne voyant pas revenir Gondowald et l’archidiacre, auraient pu retourner à Châlons donner l’alarme, et il importait au vieux moine, pour ses projets, de tenir secret ce qui s’était passé au monastère. Loysik, vu son grand âge et les longueurs de la route, crut pouvoir user de la mule de l’archidiacre pour ce voyage ; elle fut donc rembarquée sur le bac, que Ronan et son fils
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Grégor voulurent conduire eux-mêmes jusqu’à l’autre rive, afin de rester quelques moments de plus avec Loysik. L’embarcation toucha terre ; le vieux moine laboureur embrassa une dernière fois Ronan et son fils, monta sur la mule, et, accompagné d’un jeune frère de la communauté qui le suivait à pied, il prit la route de Châlons, séjour de la reine Brunehaut.
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