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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], décembre 1895|[[Auteur:Émile Gebhart|Émile Gebhart]]|Boccace<br>La Comédie italienne}}
 
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==1ère partie==
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LE PROLOGUE DU DÉCAMÉRON ET LA RENAISSANCE
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<references/>
===I===
 
Voulez-vous bien comprendre l’originalité de Boccace et de son œuvre et juger la valeur du Décaméron, embrassez d’abord d’un rapide coup d’œil la vie et l’œuvre de son grand ami, le poète Pétrarque, dont le conteur consola la vieillesse et à qui il ne sur vécut que d’une année. Pétrarque est l’initiateur de la Renaissance. Au delà de Rome, de Cicéron, de Virgile, il put entrevoir et saluer la maîtresse intellectuelle de Rome et de l’humanité, la Grèce antique. Il étudie le grec sous deux ou trois maîtres, dépense la moitié de sa fortune dans la recherche des manuscrits grecs, forme toute une académie de jeunes lettrés, de patriciens, et Boccace lui-même à l’apostolat de l’antiquité. Déjà vieux, valétudinaire, il dort et mange à peine, travaille seize heures par jour, écrit encore la nuit à tâtons sur son lit. Il ne parvient pas à déchiffrer Homère, mais il en caresse amoureusement le manuscrit ; il sent sa fin prochaine, lègue ses chers livres à la république de Venise et redouble d’ardeur. « Je vais plus vite, je suis comme un voyageur fatigué. Jour et nuit, tour à tour, je lis et j’écris, passant d’un travail à l’autre, me reposant de l’un par
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l’autre ; il sera temps de dormir quant nous serons sous teere. » Im peurt avec une grâce merveilleuse. Un matin d’été, dans ma maison d’Arqua, on le trouve endormi de l’éternel sommeil, le front couché sur un livre.
 
Il a vu l’aurore d’une civilisation très noble, et cependant, en lui, de sa jeunesse à sa dernière lecture, tout est mélancolie et découragement. Cette âme vibrante, lyrique et maladive, qui n’a jamais su se détacher d’elle-même, ne nous rend que ses émotions, ses tristesses et ses souffrances, amours chimériques et douloureuses, ennuis d’exil, espoirs évanouis, rêves de citoyen enflammé par les souvenirs de Tive-Live, que les misères d’un âge affreux ont dissipés, vanité de la gloire et de la liberté, amertume de la vieillesse, charmes de la solitude, douceur de la mort. Toutes se passions ont été déçues, tous ses efforts impuissans, toutes ses missions diplomatiques stériles. Les fantômes qu’il a poursuivis ont échappé à son étreinte : Laure de Noves, la République romaine, le principat mystique de Rienzi, le secret de la langue grecque. Mais il n’a pu ni ramener à Rome l’Église d’Avignon, ni rappeler en Italie le protectorat de l’Empire. Autour de lui, le moyen âge tombe en ruines, et lui, qui fut l’ouvrier inconscient de l’avenir, l’adversaire ironique de la scolastique, il s’attarde, par certaines formes de son art et les habitudes de sa pensée, au moyen âge. La poésie de ses sonnets se fond trop souvent dans l’abstraction ou la subtilité ; ses traités de morale ont la sécheresse du XIIe siècle ; tel chapitre de ses dialogues sur la Vie solitaire ou la Paix des religieux, semble une page détachée de l’Imitation. Et, sur le front pâle de celui que l’on appelle volontiers « le premier homme moderne », la lueur d’aurore prend parfois la teinte attristante du crépuscule.
 
Combien différent Boccace n’apparaît-il pas tout d’abord ! Moins grand par la pensée, moins pur par le cœur, mais plus vivant, d’un esprit plus éveillé et plus heureux, on ne l’imagine point enfermé dans le désert de Vaucluse ou la retraite ombreuse d’Arqua. « Il était, dit Philippe Villani, agréable et de caractère joyeux, plaisant en ses propos et amoureux des beaux discours. » C’est un homme de conversation et de plaisir qui n’entend rien au platonisme, à qui la gaieté d’une société polie est aussi nécessaire aire que la lumière du jour. La cour riante de Naples, au temps de Robert d’Anjou, est véritablement son cadre naturel. On y lit des vers d’amour et on les commente, car les dames n’y sont point farouches. « Souvent, dit-il, telle y entre Lucrèce, qui retourne Cléopâtre à sa maison. » L’allégresse de Naples, la sensualité légère qu’on y respire, le sourire voluptueux de son
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golfe, les mœurs bruyantes, l’insouciance morale de son peuple charmèrent Boccace autant que la solennité un peu funèbre de Rome et de sa campagne enchantait Pétrarque. Est-il né près de Florence ou à Paris, est-il par sa mère et son berceau Français ou Toscan ? on ne le saura sans doute jamais très sûrement<ref>Voyez, ce sujet, l’étude de M. Henry Cochin dans la Revue du 15 juillet 1888.</ref>. La veine gauloise est en lui fort visible, mais la finesse florentine, le sens inné de l’élégance, le goût passionné des choses charmantes, le sont bien plus encore. Reçut-il un jour quelque degré de cléricature ? nous ne le saurons pas davantage. Tout jeune homme, il fut contraint par son père d’étudier le droit canon, la banque, le commerce : il préféra aux Décrétales la lecture de nos fabliaux et de nos romans. Dès qu’il se sentit à peu près le maître de sa destinée, il se jeta à la fois, non sans étourderie, dans la littérature et les aventures amoureuses.
 
De cette première période littéraire et de ses amours napolitaines, il nous reste des sonnets, le petit roman de Madonna Fiammetta, les demi-confidences indiscrètes du Filocopo et de la Teseide, inspirés, l’un, par notre Floire et Blanche fleur, l’autre par la vénérable histoire médiévale de Thésée, duc féodal d’Athènes ; puis l’Amorosa Visione où « la dame gentille, plaisante et belle », la « belle Lombarde, » la Gloire et une foule de personnes augustes Saturne, Avicenne, Cicéron, Hécube, Nemrod, Caton, Absalon, Dante et Pâris défilent et gesticulent avec la raideur familière aux héros des très vieilles tapisseries ; le Filostrato, roman chevaleresque et homérique, en octaves, où le grand prêtre grec Calchas paraît, près de sa fille Chryséis, en qualité d’évêque de Troie, in partibus in fideliaam, enfin, le Nin fale Fiesolano, un joli poème bucolique et mythologique d’amour heureux, qui finit bien mal et trop tôt par le repentir tardif de la nymphe de Fiesole et le désespoir du berger Africo. L’amant se tue naïvement, comme il convient, au bord du ruisseau témoin de son bonheur d’un seul jour. Ici, Boccace ne fait plus penser à nos trouvères ni aux pâles tapisseries de nos aïeux : il s’est inspiré d’Ovide et fait pressentir le Corrège.
 
Les plus belles fêtes ont une fin. Le père de Boccace, guelfe de vieille roche, du fond de son comptoir florentin, suivait d’assez méchante humeur la vie poétique et joyeuse de son héritier, à la cour angevine. En 1341, il le rappela à Florence. La première entrevue fut certainement pénible. « L’aspect horrible de ce vieillard froid, rustique et avare m’attriste et m’effraie chaque jour davantage », écrit Giovanni dans son Ameto. Ajoutez que le séjour
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de Florence était bien moins riant alors que celui de Naples. Un duc d’Athènes, en chair et en os, plus difficile à vivre que Thésée, Gaultier de Brienne, durant près d’une année, pendit les mécontens, vida le coffre-fort des bourgeois et leur enleva leurs filles. En quelques mois, Boccace eut en raccourci le spectacle des agitations qui troublaient Florence depuis plus de deux siècles coups d’État, conspirations, émeutes, incendies, massacres et proscriptions, et, du haut du campanile communal, la clameur lugubre du tocsin. L’incorrigible jeune homme, loin de se convertir à cette vie nouvelle, souhaitait passionnément de s’enfuir à Naples. « 0 combien est heureux celui qui se possède en pleine liberté, ô vie de plaisir, phis belle qu’aucune autre ! »
 
 
O lieto vivere e più ch’altro bello !
 
 
Il revint donc à ses premières amours. Mais Robert le Sage était mort ; André, neveu et gendre du bon roi, assassiné, avait été jeté par les fenêtres du palais ; Louis de Hongrie, frère de la victime, chassait Jeanne, la reine sanglante, et s’emparait violemment du royaume ; les chants et les rires avaient cessé et les amours pleuraient sur les rives du golfe charmant. La peste de 1348 rappela Boccace à Florence. Son père venait de mourir et laissait à sa tutelle un très jeune frère, Giacomo, issu d’un second et récent mariage du vieux marchand. Florence et la Toscane étaient en deuil. Toutes sortes d’impressions graves, l’influence morale de Tétrarque, alors dans toute sa gloire, l’étude assidue de Dante, la maturité commençante de la vie, produisent alors sur l’esprit de Giovanni un effet singulier, comme une soudaine fécondation. Il suffit qu’un souffle de tristesse l’ait effleuré pour que son propre génie lui soit révélé, et qu’il prenne des choses humaines une conscience nouvelle, plus généreuse et plus claire. Sa période lyrique est désormais close. Il renonce à répandre l’histoire de son cœur en des poésies ou des romans d’une assez médiocre invention. Il s’est beaucoup diverti jusqu’alors ; mais il vient de traverser des heures mauvaises, et tout ce qu’il a aimé comme le peu qu’il a souffert de la vie lui dévoile les joies ou les misères de la vie d’autrui. Le sens dramatique s’éveille en lui. Montrer, sans mélancolie aucune, les passions, les ridicules, les vices de son temps, non point sur des tréteaux et par l’artifice du dialogue, mais par des contes, telle sera l’œuvre du grand écrivain. À la Divine Comédie qu’il devait commenter, déjà vieux, devant les petits-fils des hommes que Dante avait brûlés et marqués d’infamie, Boccace fera succéder la comédie italienne, surtout florentine, souvent aussi la tragédie humaine, avec ses horreurs
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et ses larmes. Les modèles que lui laissaient les premiers couleurs florentins étaient bien imparfaits, mais, à peine aura-t-il touché au genre qu’il le transformera, et la Nouvelle sortie de ses mains paraîtra le premier grand monument littéraire de la Renaissance. S’il eut assez de pitié ou de courage pour suivre, à travers Florence pestiférée, le corps de l’honnête et pudique Francesco da Barberino, peut-être, tout en cheminant, a-t-il médité le plan du Decaméron et, rentré au logis, en a-t-il écrit la première page.
 
===II===
 
Cette page est bien lugubre. C’est la chronique de la peste de 1348. Boccace la dédie « aux dames compatissantes, donne pietose », si souvent invoquées par Dante. Ne cherchez point ici une fantaisie d’esprit raffiné, atteint de morbidezza, la mélancolique ironie d’un poète pessimiste épris des contrastes violens de la mort et de la vie, le charnier d’Ezéchiel ou le cimetière d’Hamlet. Non, l’idée de ce Florentin, fils adoptif de Naples, est plus simple, très méridionale et, je l’avoue, légèrement païenne. Afin de la bien pénétrer, arrêtons-nous un instant aux vigiles mortuaires du Décaméron.
 
Cette peste était le retour d’un accident familier. Dix fois par siècle, les navires marchands et les caravanes de Venise, de Gênes, de Pise, ramenaient à l’Italie et à l’Europe le fléau asiatique. Les symptômes et la marche de la maladie, cent fois décrits, sont à peu près les mêmes, depuis la peste d’Athènes racontée par Thucydide, jusqu’à la peste de Milan, en 1576, et celle de Marseille, en 1720. Dans chacune de ces catastrophes, reparaît le même désarroi moral, la fuite des peureux, la désertion des plus impérieux devoirs, l’oubli de la famille, la trahison des amis, les gens sages qui pèsent prudemment leur manger et leur boire et jusqu’à l’air qu’ils respirent et plongent le nez dans les drogues, les parfums et les fleurs ; les étourdis, qui se jettent éperdument dans toutes les débauches ; les femmes, qui perdent toute pudeur ; les malades délaissés, l’avidité féroce des serviteurs. Ici, quelques traits, pris sur le vif, accentuent la peinture traditionnelle de la crise. Boccace a vu, dans une rue de Florence, deux porcs occupés à fouiller et à secouer des griffes et des dents les haillons d’un mort ; tout à coup ils tournèrent, pris de vertige, sur eux-mêmes et tombèrent morts. À peine quelques voisins osaient accompagner les morts jusqu’à l’église. Les confréries « des nobles et distingués citoyens » cédaient la place à
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d’immondes fossoyeurs qui emportaient le cercueil à la course vers l’église la plus voisine, précédés de quatre ou six clercs, con poco lume, avec peu de cierges, et parfois « sans aucun cierge. » Puis on précipitait la triste dépouille à la première sépulture « inoccupée » que l’on trouvait sur le chemin. Chaque matin, le clergé recueillait, en passant, alignées sur des tables, devant leurs maisons, des familles entières. Deux clercs venaient-ils, avec une seule croix, chercher un mort, en un clin d’œil ils se voyaient à la tête d’une procession de cercueils qui couraient sur leurs talons. Bientôt les cimetières regorgèrent d’habitans ; on creusa alors, près des églises, des fosses profondes où les corps étaient déposés « par couches », à la façon des « marchandises dans la cale des navires », recouverts de quelques poignées de terre, jusqu’à ce que la tombe fût comblée de cadavres. On mourait en foule dans la campagne, et les troupeaux, privés de leurs bergers, erraient le jour à travers champs et rentraient le soir d’eux-mêmes à la maison vide. À Florence et dans le contado florentin, plus de cent mille personnes moururent. « On déjeunait le matin, dit Boccace, avec ses parons et ses amis ; on soupait le soir avec ses ancêtres dans l’autre monde. »
 
Le noir archange passa sur la chrétienté entière, et le monde se crut arrivé à son dernier soir. Il mourut, selon certains chroniqueurs, soixante personnes sur cent. À Constantinople, on perdit le fils de l’empereur Andronicus ; en France, la reine et trois princes du sang ; à Florence, l’historien Jean Villani ; à Rome, sept cardinaux ; en Provence, la bien-aimée de Pétrarque, Laure de Noves.
 
Or, un mardi matin, se rencontraient, à l’issue de la messe, dans la claire église de Santa-Maria-Novella, à Florence, sept jenes dames, en grands habits de deuil, qui n’avaient nulle envie de goûter de sitôt au banquet funèbre. La plus âgée n’avait pas plus de vingt-huit ans, la plus jeune moins de dix-huit. « Chacune d’elles était sage et de noble race, belle et de mœurs pures et d’une grâce honnête. » La doyenne de l’aimable cercle, Pampinea, prit la parole, et se fit l’interprète des terreurs et des ennuis de ses compagnes : « En vérité, on voit dans Florence beaucoup trop d’enterremens ; les fossoyeurs et les mauvais sujets y tiennent insolemment le haut du pavé et chantent des chansons bien libertines. Ici, dans l’église des dominicains, on ne voit presque plus de frères, et il est fort triste de penser que les autres sont morts. » Quand Pampinea rentre chez elle, elle ne trouve plus, de toute sa maison, que sa femme de chambre, et cette désolation lui fait dresser les cheveux. » Dans la rue, elle croit apercevoir
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« les pâles fantômes de ses amis morts. » « Nous serions bien sottes, dit-elle, de séjourner plus longtemps dans une ville où les nonnes elles-mêmes se rient de la clôture et se donnent du bon temps. Notre vie vaut autant que la vie d’autrui et elle ne tient pas à nos corps par des liens plus solides que chez les autres. Allons-nous-en donc ensemble à la campagne, dans nos villas, afin de fuir à la fois la mort et les mauvais exemples, et livrons-nous à l’allégresse et au plaisir, en tout honneur, bien entendu, et au grand air pur des champs, des bois et de la mer. »
 
La très discrète Filomena répondit : « C’est une sage pensée et nous ne demandons pas mieux ; mais vous savez, mesdames, combien les femmes sont malhabiles à tenir leur maison et à se conduire en l’absence de tout homme. Nous sommes mobiles, fantasques, soupçonneuses et timides à l’excès. J’ai grand’peur que notre compagnie ne se brouille et ne se sépare bientôt. -Cela est bien vrai, dit Élisa avec candeur, mais comment faire pour emmener des cavaliers qui nous protègent et nous conseillent dans notre solitude ? »
 
Trois jeunes gens entraient, à l’heure même, dans Santa-Maria-Novella, non pour y entendre une messe basse, mais pour y retrouver leurs dames, qui étaient parmi les sept Florentines. On se fit la révérence, et Pampinea proposa aux cavaliers de conduire l’exode féminin. Ils acceptèrent de bonne grâce, et le mercredi, dès l’aurore, ce monde charmant s’enfuyait à deux milles de la triste nécropole, dans une villa située sur une colline, entourée d’un parc, de jardins et de prairies. Les caves étaient fournies de vins précieux ; les vastes chambres, très fraîches, jonchées de fleurs et ornées de peintures riantes. Pampinea fut élue reine du joli royaume et couronnée d’une guirlande de fleurs. Elle choisit ses ministres et donna un règlement à la communauté. Après le repas du matin, on chantait, on dansait. on errait dans les prairies ; puis, à l’heure brûlante de midi, on se quittait pour la sieste ; vers trois heures, on se réunissait de nouveau sur un tapis d’herbes fleuries, et là, assis en cercle, au souffle frais de la brise marine, au chant lointain. des cigales, pendant dix soirs d’été, les cénobites de cette douce Thélème, les dames comme les jeunes cavaliers, racontèrent des histoires.
 
Ce Prologue du Décaméron est une grande nouveauté. C’est un adieu au moyen âge, à l’ascétisme monacal, à la religion de la mort. Pour la première fois, un écrivain proteste contre la tristesse séculaire des races chrétiennes. La mort souveraine, invincible, méchante ; la mort consolatrice et maternelle, qui
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ouvre la porte de la vie véritable ; la mort indifférente et fatale qui foule aux pieds l’homme en sa fleur
 
 
Tout homme de la femme yssant,
 
Rempli de misère et d’encombre,
 
Ainsi que fleur tost finissant,
 
Sort et puis fuyt comme fait l’umbre ;
 
 
L’Italie se détourne de la formidable vision, car elle n’a pas le courage de l’envisager avec le calme dédain des sages antiques, et la vie seule lui semble bonne, la joie seule excellente et le rire plus divin que les larmes. Elle se fait déjà une conscience nouvelle, voluptueuse et légère. L’enfer de son plus grand poète st un cauchemar inquiétant qu’elle rejette pour toujours. Elle revient à l’inspiration sensuelle de ses clercs errans du temps
 
Fronde sub arboris amœna
Suave est quiescere,
Suavius ludere in gramme
Cum virgine speciosa.
 
Le Triomphe de la Mort, de Pétrarque, qui est sans doute une date plus récente que le Décaméron, se rattache encore aux idées et aux émotions d’autrefois. L’ombre de Laure morte dit au poète : « Je suis vraiment vivante, et c’est toi qui es mort et qui seras mort jusqu’à l’heure dernière qui t’enlèvera à la terre. La mort est la fin d’une prison ténébreuse pour les âmes gentilles ; pour les autres, qui ont mis leurs soins dans la fange, elle est une douleur. »
 
Regardez maintenant, au Campo Santo de Pise, le Triomphe dela Mort, qui est de l’école florentine d’Orcagna, et contemporain de Boccace. An dernier plan de la fresque, c’est encore la tradition macabre qui passera, hors d’Italie, aux peuples austères et tristes, à Albert Dürer et à Holbein. La mort, toute en noir, fauche pêle-mêle les rois, les papes, les clercs, les abbesses, et court à une retraite ombreuse où, sous les orangers chargés de fruits d’or, autour desquels voltigent des amours, des cavaliers et des dames écoutent un concert de musique. Plus bas, dans le désert farouche, les Pères ascétiques s’agenouillent et prient. Voilà pour le passé. Et voici, au premier plan du tableau, le Verbe de la Renaissance. Une chevauchée brillante, jeunes seigneurs et jeunes dames, est arrêtée brusquement par trois sépulcres ouverts, par trois cadavres de rois couronnés : l’un, livide et difforme, l’autre, rongé des vers, le troisième, squelette décharné. Le cortège se penche avec plus d’ennui que de terreur vers la
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poussière humaine, et la contemple avec des gestes de déplaisir plutôt que de pitié. Mais n’en doutez pas, jeunes dames et jeunes seigneurs vont tourner bride, non point du côté des Ermites du désert, mais vers la lumineuse villa florentine où les attendent, parmi les myrtes et les buissons d’églantiers, les heureux conteurs du Décaméron.
 
 
===III===
 
Si chacun de ces contes est une couvre d’art, c’est qu’il répond à la vue profonde et périlleuse de la Renaissance sur la vie et le bonheur. Pour l’Italie nouvelle, la condition première du bonheur est la sérénité, telle que la voulait Épicure, la paix du cœur, la joie secrète d’une âme qui se sent supérieure aux accidens de la fortune, aux misères de l’histoire, comme à ses passions et à ses souffrances propres. L’homme paraît alors le maître de sa destinée, comme le sculpteur l’est de sa statue, et sa vie est véritablement digne d’envie. Il est le maître même des angoisses de son honneur, des révoltes de sa conscience. Il peut aller droit, sans entrave ni scrupule, sans miséricorde ni douceur, jusqu’à l’extrémité de ses désirs, assouvir son orgueil et sa sensualité, tempérer même par la froide sagesse les violences de son égoïsme. Tels les grands virtuoses du XVe et du XVIe siècle italien, capitaines, papes, condottières et tyrans, impassibles ouvriers d’une histoire tragique.
 
Ajoutez les artistes. L’artiste, lui aussi, est un virtuose. Peintre, conteur, sculpteur ou poète, il tient, en quelque sorte, son cœur dans sa main, et il en règle toutes les ardeurs. Il aime, il sourit, il pleure, il hait ou il adore à l’heure qu’il lui plaît de choisir. S’il abaisse son regard sur les choses humaines, il n’en jouit ou il n’en souffre qu’autant qu’il lui convient. Les émotions qu’il reçoit du spectacle du monde, celles mêmes qui sortent de son âme, se transforment en un idéal impersonnel, et son chant poétique est d’autant plus sonore et pur que l’accent en est moins intime. Il est le passant tranquille de Lucrèce qui, du rocher où il se tient, contemple la tempête et l’agonie des naufragés et prête l’oreille à la clameur de l’ouragan. C’est au temps même où Pétrarque se lamentait sur la ruine de l’Italie,’ son inconsolable deuil, que Boccace écrivit le Décaméron. Ici apparaît, pour la première fois, la sérénité indifférente de la Renaissance, et de Boccace à l’Arioste, comme dans l’œuvre des peintres et des sculpteurs italiens, florentins, lombards, romains ou vénitiens, à quel signe soupçonnerait-on que ces écrivains et ces artistes ont habité « l’hôtellerie de douleur », sur laquelle Dante avait appelé la pitié de la
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chrétienté, cette Italie outragée et torturée par les grands virtuoses politiques dont je parlais tout à l’heure ? Un seul, peut-être, échappa à cette ataraxie superbe : Michel-Ange. Il marqua d’une énigme douloureuse les tombeaux inachevés des Médicis, et imprima sur les murailles de la Sixtine quelques-unes des terreurs de son siècle. Mais son siècle ne le comprit point, et le vieux Jules II, dont l’âme était cependant très haute, quand on lui montra les grands prophètes d’Israël, debout parmi des scènes d’exil, ne sut que murmurer d’un ton grondeur : « Il n’y a pas d’or dans tout cela ! »
 
Ce n’est pas le tout, pour l’artiste de Renaissance italienne, d’avoir assuré son cœur contre le trouble ou la tristesse : il faut qu’il ait encore la sympathie esthétique pour toutes les formes de la vie, pour les sentimens qui ne sont pas les siens, pour les passions contre l’assaut desquelles il s’est fortifié, même pour les plus affligeans épisodes de cette mêlée humaine d’où il s’est retiré, et les ridicules et les faiblesses de sa race, de sa cité et de son temps, dont il se persuade qu’il est exempt. Quand il a reproduit la vie pans toute son énergie ou toute sa grâce, l’œuvre d’art est accomplie. À l’artiste, elle a donné la joie de la création, à nous, qui feuilletons ces pages ou qui nous arrêtons en face de ces tableaux, elle rend le plus délicat des plaisirs, l’évocation des hôtes familiers de notre esprit ou de notre cœur, l’image de nos amours ou de nos souffrances, la parodie de nos vices, la mesure de notre petitesse, la glorification de nos enthousiasmes, la clef de nos songes. Que nous importe d’être les dupes de ces enchanteurs : il nous ont charmés et tout est bien. Certes, la plupart des peintres de la Renaissance ont été de grands voluptueux ; mais, quand ils peignaient une Madone, une Sainte Famille, un Ecce Homo, une Crucifixion, leur imagination, bercée par le rêve mystique, s’était faite d’abord très chaste et très pieuse, et, jusqu’aux jours de la décadence, ils demeurèrent fidèle à la tradition de tendresse et de respect que Giotto, Masaccio et Frà Angelico avaient léguée à l’Italie. Je connais peu d’œuvres plus chrétiennes et plus pathétiques que la Déposition du Pérugin, qui est au palais Pitti. Au delà des personnages évangéliques, agenouillés au premier plan autour de Jésus mort et recueillis comme au pied d’un autel, la nature elle-même s’est faite religieuse : elle semble fêter, par la noblesse du paysage, la pureté du ciel, la paix des collines azurées, par les eaux transparentes et les prairies en fleurs, l’espoir de la résurrection toute prochaine. Et cependant, le maître ombrien, pénétré d’incrédulité florentine, « n’eut aucune religion, dit Vasari, et l’on ne réussit jamais à le persuader de l’immortalité de l’âme ; avec des paroles bien dignes de sa cervelle de granit,
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il refusa toujours obstinément la bonne voie, il n’avait foi qu’aux biens terrestres.
 
Tout ce que le récit comporte de vie, de mouvement, de couleur, toute l’illusion de réalité qu’il peut donner au lecteur, se rencontre en Boccace. Mais le réalisme florentin de la Renaissance répugne à toute vie grossière, à toute couleur crue. Quand les sept dames du Décaméron ont entendu conter par l’un de leurs trois cavaliers quelque histoire un peu vive, elles rient et rougissent tout à la fois et baissent un instant leurs beaux yeux sur l’herbe émaillée de virginales pâquerettes ; elles risquent volontiers, à demi-voix, une remarque édifiante sur les périls du péché ou la sottise des pauvres gens qui ont péché sans élégance ni esprit. Forment-elles, dans le secret de leurs consciences, de fermes propos de vertu ou seulement de prudence ? Je ne le crois pas, car elles ne sont point là au sermon de la paroisse Santa-Maria-Novella, et le conteur ne s’est point proposé de leur aplanir la voie du salut. Il n’a voulu que les divertir ou les émouvoir, même jusqu’aux soupirs et aux pleurs. Boccace fait, je le veux, semblant de moraliser au préambule de ses Nouvelles ; mais ce n’est guère qu’une précaution littéraire, une façon de sous-titre qu’il attache à ses contes, un catalogue raisonné de ses peintures. Il promène la joyeuse compagnie le long d’une galerie de tableaux très différente, sans doute, d’une fresque d’église, où les scènes pathétiques s’entremêlent aux scènes plaisantes, mais où celles-ci, grâce à certains artifices de clair-obscur, ou même au voile léger que l’écrivain y jette, à l’occasion, d’une main fort adroite, se dérobent à temps pour n’être point choquantes. L’admirable artiste n’a point affaire à de petites nonnes envolées pardessus les murs de leur couvent, mais à des femmes de « grande valeur » et d’esprit cultivé, valorose donne, et bien charmantes aussi, vaghe donne, — mariées, veuves ou jeunes filles, il ne nous l’a pas dit, — qu’aucun mystère, aucune singularité de la vie n’étonne beaucoup, et qui tiennent néanmoins aux délicatesses et aux demi-pudeurs d’une civilisation déjà très raffinée. La musique italienne, la musique sensuelle les caresse sans les troubler, mais elles aiment que certains airs soient joués en sourdine. Or jamais chef d’orchestre ne sut, mieux que Boccace, adoucir à propos l’éclat strident de ses cuivres et le chant ironique de ses violons.
 
 
===IV===
 
La Renaissance des Italiens se distingue essentiellement de la nôtre en ceci surtout qu’elle ne marque point un saut brusque,
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une révolution hâtive dans l’ensemble de la vie intellectuelle et de la civilisation. Chez nous, la langue, la littérature, les arts et les mœurs se sont détachés et éloignés du moyen âge avec une étonnante rapidité. Entre Villon et Ronsard, Commines et Montaigne, Louis XI et François Ier, il semble que deux siècles au moins se sont écoulés. Le dernier représentant du vieux goût français, du symbolisme médiéval et de la vieille langue populaire, Rabelais, paraît, au milieu des cardinaux et des beaux esprits de la cour de Henri II, comme un survivant attardé de cet âge gothique dont il avait déploré la barbarie et l’infélicité. Le contact subit de l’Italie et de l’humanisme, en très peu d’années, murit et transforma le génie français. Pour l’Italie, l’évolution avait été autrement plus lente et plus conforme à la nature. C’est par transition imperceptible qu’elle alla de Giotto à Raphaël et au Corrège, des premiers sculpteurs de Pise à Donatello et à Cellini.
 
 
La littérature présente un développement tout pareil. Nos souvenirs chevaleresques, les romans de la Table Ronde, les matières de France et de Bretagne, recueillies, dès la fin du XIIe siècle, dans la vallée du Pô et la Marche de Trévise, reparaissaient bientôt en des poèmes de langue franco-italienne, puis d’italien pur, tels que la Spagna et les nombreux Aspromonte des XIVe et XVe siècles. Dans le même temps, en Toscane, la matière de France se confond avec les fictions du cycle d’Artus, s’enrichit du merveilleux, (les aventures amoureuses, de la grande liberté d’invention de la Table Ronde. Chanson de Geste et roman passant en une multitude de compilations rimées et d’ouvrages de prose ; de ces derniers, au début dit x ; v° siècle, les Reali di Francia sont le type réellement populaire, et, à la fois, le prologue de toute une littérature où l’amour altère de plus en plus le caractère primitif des héros carolingiens : Charlemagne, Renauld de Montauban, Milon d’Anglante perdent tous la tête par amour, et, de moins en moins, les écrivains prennent au sérieux ces hauts personnages : le poème héroï-comique, découpé en octaves, rehaussé d’épisodes miraculeux, plaisans ou tragiques, était né : Pulci et Bojardo lui impriment, vers la fin du xve siècle, sa forme définitive, élégante et très rythmée. Moins d’an demi-siècle plus tard, l’Arioste lisait à la cour de Ferrare son Orlando furioso, l’œuvre exquise de la Renaissance italienne. Durant plus de trois cents ans l’Italie avait entendu chanter les exploits et les amours et « la grande bonté des chevaliers antiques ; » les sources françaises, descendues des Alpes, s’étaient lentement rejointes et se perdaient enfin en un fleuve magnifique, mais les derniers poètes gardaient toujours la mémoire des lointaines origines chevaleresques
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de leurs contes ; Bojardo disait, tout comme l’Arioste :
 
 
Ed io cantando terne alla memoria
 
De le prodezze de’ tempi passati.
 
 
De même que la peinture italienne avait maintenu, en des formes de plus en plus belles et colorées, l’inspiration mystique de la vieille foi, la littérature revêtit de fictions de plus en plus rianteou voluptueuses les traditions du monde féodal. Le moyen âge avait donné la fleur ; la Renaissance, en son âge d’or, recueillit le fruit.
 
Le conte florentin ne connut pas d’autre loi de croissance. Boccace, au milieu du XIVe siècle, nous fait voir l’éclosion d’un art nouveau qui tient encore, par ses racines les plus profondes. à l’art du moyen âge. L’ironie de nos trouvères reparaît en lui mais l’ironie des conteurs français, quand elle s’adresse, par exemple, a 1 Église, est enfantine., superficielle et fuyante : elle atteint çà et là quelque pauvre moine, quelque prouvère de campagne, engagés en un mauvais pas ; elle se permet, dans le Roman de Renard, quelque léger sacrilège : elle recule en face des graves infirmités morales contre lesquelles tonnaient les docteurs et les ascètes ; elle n’ose effleurer l’ombre même du dogme. Elle a beau se complaire à la satire ecclésiastique, ce sont toujours de joyeuses et inoffensives histoires de clercs en gaieté : Saint Pierre et le Jongleur, le Vilain qui gagna Paradis en plaidant le Testament de l’Ane. L’évêque est entré en fureur contre un bon curé qui a enterré son âne en terre chrétienne. Le curé apporte au prélat vingt livres que le laborieux animal a épargnés en vingt ans :
 
 
Pour ce qu’il soit d’Enfer délivrez
 
Les vos laisse en son testament.
 
« Que Dieu lui pardonne ses péchés, » répond l’évêque, avec une mansuétude d’héritier :
 
Li asnes remest crestiens.
 
Chez Boccace, — qu’encouragent les étonnantes audaces de Dante, les railleries prodiguées par Pétrarque à l’Église d’Avignon, — l’ironie est très libre, très consciente, encouragée par la tradition de cet épicurisme florentin que Villani signale dès le XIe siècle, affermie en outre par les sentimens nouveaux, pénétrés de rationalisme, qui viennent des lettres païennes et cette indifférence croissante pour la religion des couvres qui éloignait peu à peu l’Italie de la pratique chrétienne.
 
Boccace tire beaucoup de contes de l’immense et séculaire trésor du conte universel ; mais il y mêle aussi les aventures recueillies
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dans Florence et les histoires, très souvent véritables, qui amusaient la cour de Robert d’Anjou, histoires napolitaines, siciliennes, grecques, orientales, africaines. Parfois, il se contente d’un motif assez vague de moralité déjà traité par quelque écrivain du moyen âge et le vivifie en le transplantant sur la terre italienne. Ainsi, pour le conte du Trompeur trompé, qui était aux Castroiement d’un père à son fils. Le récit des compilateurs scolastiques est d’une sécheresse admirable. Un soldat a confié mille talens à un vieillard. Celui-ci, plus tard, nie le dépôt. Une vieille s’offre à aider le soldat. Elle remplit de pierres dix vases de belle apparence, soigneusement clos. Puis elle se présente au vieillard, suivie d’un esclave portant l’un de ces vases. « Un étranger, dit-elle, voudrait vous confier toutes ses richesses, enfermées en dix amphores, dont voici la première. » Au même instant, entre, comme par hasard, le soldat, qui réclame encore son argent. L’usurier n’ose, cette fois, l’éconduire, dans la crainte de manquer l’autre affaire. Il lui rend ses talens. « Bien le bonjour, lui dit la vieille : cet ho,mme et moi, nous allons chercher le reste des richesses. Attendez notre retour. » L’usurier attend encore.
 
Mille récits analogues ont dû courir à travers le moyen âge. En Italie, pays des changeurs, des Lombards, des prêteurs aux longues griffes et des esprits subtils, celui-ci parut assurément
savoureux et fit fortune. Mais Boccace enlèvera ces masques inertes : des personnes bien vivantes, dont nous croirons reconnaître le visage et les mœurs, remplaceront les figures abstraites de tout à l’heure. Et l’action se passera quelque part, parmi des décors bien appropriés. Un jeune Florentin, Nicolo Salabaetto, « blond et très aimable, » a remis aux douaniers de Palerme des draps de laine, valant cinq cents florins d’or, qu’il rapporte de la foire de Salerne. Une barbière, c’est-à-dire une de ces dames aux paroles de miel, qui s’entendent à merveille à raser leurs cliens et à prendre aux trop jeunes marchands « leur navire, leur chair et leurs os, » Madonna Jancofiore, jette son dévolu sur Nicolo. Elle lui dépêche une vieille professionnelle, qui porte au Florentin, « avec des larmes dans les yeux, » un message, un anneau d’or et l’invitation à visiter Jancofiore dans une maison de bains. Nicolo ne se tient plus de joie et s’empresse d’accourir au rendez-vous. C’était un bain de vapeur, et aucune des cérémonies accoutumées, mousse de savon, parfums de roses, aromates suaves, confitures, vins siciliens, ne fut oubliée. Salabaetto « se croyait en paradis. » Le soir, rencontre nouvelle à la maison de la dame, souper en tête à tête, dans un appartement luxueux. Au matin, le jeune Florentin reçoit en cadeau, sans embarras,
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une bourse pleine de florins. Salabaetto n’avait pas perdu son temps. Tout lui souriait : dans la journée même, il vendit Ses marchandises avec un gros bénéfice. Aussi Jancofiore était, chaque soir, plus aimante. Un jour, elle fond en larmes et conte une histoire à frémir. Un sien frère, qui réside à Messine, lui demande sur le champ mille florins d’or, faute desquels on lui couperait la tête. Si la dame avait seulement quinze jours devant les mains elle vendrait un de ses nombreux et riches domaines. Mais le temps presse horriblement. Et de sangloter de plus belle et de s’évanouir. Salabaetto n’hésite pas à offrir tout ce qu’il possède, ses cinq cents bons florins d’or. Il les donne en vrai chevalier, sans témoin ni écrit. Dès lors, brusque changement à vue de la scène. L’amour s’envole. La porte de la belle se ferme quotidiennement au nez de l’amoureux. Il finit par comprendre son malheur. Notre Florentin va se confesser à Naples à un sien ami, homme di sottile ingenio, Canigiano, trésorier de l’impératrice de Constantinople, un Florentin aiguisé de byzantinisme, qui lui répond : « Tu as eu tort, tu as désobéi à tes patrons, tu as jeté ton argent par la fenêtre, pour le plaisir seulement, » Les deux compères inventent alors une bonne ruse. Nicolo retourne à Palerme, avec une pacotille de fausses marchandises, ballots et tonneaux d’huile, simples chiffons et pure eau de mer, qu’il livre à la douane et fait inscrire pour plus de 2 000 florins d’or. Vous devinez la suite. Jancofiore, trompée par le stratagème, se réconcilie avec son amant et lui rend tout d’abord les 500 florins. À quelques jours de là, le malicieux personnage feint une grande mélancolie. Un navire qui lui apportait, dit-il, pour 3 000 florins de marchandises, a été pris par les corsaires de Monaco et ceux-ci lui demandent, pour sa part de rachat, 1.000 florins. La dame les emprunte à un usurier, qui reçoit en gage tout un magasin de la douane palermitaine, avec toutes ses clefs et tous ses rats. Salabaetto saute sur le premier navire en partance pour Naples, avec 1500 florins dans sa ceinture. Le tour était joué. L’histoire archaïque du soldat, du vieux fripon et de la bonne vieille, encore visible ici en ses lignes élémentaires, n’était qu’une maigrie et raide figurine d’argile. La nouvelle de Boccace est une ciselure de bronze florentin, fouillée en toutes sortes de détails, spirituelle, complexe et touffue comme une œuvre de Cellini.
 
 
===V===
De même pour tous les récits du Décaméron empruntés aux fabliaux de France. Il y en a, selon M. Bartoli, une vingtaine, qui roulent sur le thème éternel de la sottise humaine dupée,
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bafouée, des libertins pris au piège de leurs convoitises, du triomphe des habiles, des femmes surtout. Le docte Victor le Clerc, à la suite de Le Grand d’Aussy, Barbazan, du Méril, se persuada que Boccace avait arrangé et retouché les ouvrages de nos trouvères d’une façon assez fidèle pour que le mérite de la plus grande invention leur demeurât acquis. Moins de naïveté, une sensualité plus délicate et plus inquiétante, une langue plus fine, telle serait, pour le vénérable érudit, toute la différence. Le Décaméron ne serait ainsi qu’un « écho ». En vérité, il l’est à la manière de La Fontaine « mettant en vers » les fables d’Esope, si loin d’ailleurs que ce pauvre sire soit de nos plaisans vieux conteurs. Ceux-ci, Rutebeuf, Eustache d’Amiens, Jean de Condé, Raoul de Houdun, inventent le canevas de farces excellentes, mais le rôle joué par leurs personnages est d’une simplicité extrême. Ils ressemblent à des marionnettes dont les deux profils porteraient chacun une grimace immobile : d’un côté, la malice, la gaieté libertine, la convoitise ardente, de l’autre, la déconvenue, le dépit comique. Le geste de ces pupazzi est immuable, l’allure toute mécanique est légèrement gauche. L’action se déroule à travers les incidens d’une fourberie souvent bien triviale, d’une escapade d’amour parfois bien grossière : mais dès le début de la fable on aperçoit sans peine toute la suite de l’action. Les figures qui s’y meuvent nous montreront peut-être les deux faces de leur profil ; mais les héros du trouvère ne sauront pas changer prestement le cours de l’intrigue, retourner la farce à leur avantage, ajouter au drame un acte imprévu, entraîner en des sens opposés la troupe des rieurs. La contre-intrigue des fabliaux, si elle ose se dessiner, ne le fait guère que par quelque tirade de morale fort honnête, mais assez puérile, quelque jeu de scène très rapide, puis le rideau tombe, et, déjà, les rieurs ne riaient plus.
 
Je prends deux fabliaux fameux, le Cuvier et le Chevalier qui fist sa femme confesse, dont Boccace s’est certainement souvenu dans le conte de Peronella qui met son amant en tonneau et celui Jaloux qui en forme de prêtre confessa sa femme. Sur le mince canevas du trouvère il a su broder une tapisserie très riche, une comédie vivante sur la farce gothique.
 
Notre Cuviez tiendrait en quatre lignes. Un marchand voyagait pour ses affaires, loin de son logis,
 
En sa meson lessoit sa femme,
 
Qui de son ostel estoit Dame.
 
Un clerc aussi y était maître et seigneur, en l’absence du marchand. Un jour, comme « ils se déduisoient », le mari revient inopinément « de Provins » avec trois autres marchands. Fâcheuse
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surprise ! La dame n’a que le temps de cacher son clerc sous un cuvier. Le mari demande « soupe au vin » et, sans malice aucune, met lui-même la nappe sur la cuve. Les quatre compères festinent, au grand ennui du pauvre clerc,
 
Qui ne menoit pas trop grand feste,
 
Qu’il li menjuent sur la teste.
 
Or, le cuvier était le bien d’une voisine qui, ayant besoin de l’ustensile, le fait quérir par sa « meschine ». Le marchand ordonne qu’on le rende sur l’heure. C’était découvrir le pot aux roses. La bourgeoise renvoie à sa commère une réponse entortillée où celle-ci entrevoit toute la vérité. Compatissante autant que madrée, elle appelle « un ribaud » qui passait « enmi la rue », et lui promet quelques liards s’il crie : « Au feu ! » de tous se poumons. Le ribaud crie ; les quatre marchands, emportés par l’horreur naturelle aux bourgeois pour l’incendie,
 
Trestuit ensemble au cri saillirent.
 
À peine ont-ils tourné le dos, que la dame soulève la cuve et fait évader le clerc
 
Qui n’ot cure de plus atendre.
 
Mais la farce du cuvier a manqué ses plus plaisans effets. La complication comique échappe au trouvère : ses personnages vont à tâtons, sans s’affronter ni se mesurer entre eux. Le clerc, une fois escamoté, ne compte plus et son rôle disparaît. La bourgeoise est comme assommée par le retour imprévu du marchand ; le stratagème d’une voisine l’empêche seul de se noyer sans s’être débattue : le mari n’a point l’occasion même d’une ombre de jalousie. Il est trompé et fort peu ridicule. Ces trois rôles imparfaits sont repris et, pour ainsi dire, renversés par Boccace.
 
C’est à Naples, en une rue écartée, déserte, que se place l’aventure. Peronella, fileuse de son métier, femme d’un pauvre maçon, reçoit les hommages d’un joli jeune homme, Giannello, qui lui rend visite chaque fois que le mari s’est éloigné pour son travail. Un matin, celui-ci revient sur ses pas et trouve porte close : « Béni soit Dieu, dit-il, qui m’a donné une femme si fidèle ! Il frappe, et Peronella fait entrer l’amant dans un tonneau. Puis, elle ouvre et accueille son mari par une scène où se rencontrent les principaux ingrédiens d’une bonne querelle de ménage. Pourquoi rentre-t-il ses outils à la main ? Deviendrait-il paresseux ? Comment mangera-t- on demain à la maison ? Devra-t-elle mettre ses jupons en gage ? En vérité elle se tue au travail, elle use ses doigts « pour mettre de l’huile dans la lampe. » Toutes les voisines
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s’apitoient sur elle ou s’en moquent. Puis des larmes. Ah ! que n’imite-t-elle la conduite de toutes les autres qui ont deux ou trois amoureux et « font voir à leurs maris la lune pour le soleil ! » Et cela lui serait si facile ! Elle est trop bonne et trop sage. On lui a offert déjà de l’argent, des bijoux. Mais non, elle est de nature tout à fait vertueuse. Enfin, pourquoi rentre-t-il ce jour-là sans avoir travaillé ?
 
Le bonhomme, une fois l’averse tombée, répond : « C’est aujourd’hui la Saint-Galéon, jour férié. » Mais il n’a pas perdu son temps, on aura du pain à la maison pour plus d’un mois. Il vient de conclure un marché d’or ; il a vendu, au prix de cinq sequins, ce gros tonneau qui encombre le logis. L’acheteur le suit de près pour emporter sa marchandise. « Cinq sequins, réplique Peronella, tu es un sot ; moi, pauvre petite femme, feminella, je l’ai tout à l’heure vendu sept sequins à un brave homme qui entrait dedans pour l’examiner de plus près juste au moment où tu as frappé à la porte. » Le maçon renvoie le vrai acheteur, Giannello sort du tonneau et se plaint de la lie qui y demeure attachée. « Qu’à cela ne tienne, dit Peronella, mon mari va s’y mettre à son tour, afin de le bien nettoyer. » Le maçon retire sa jaquette, allume une chandelle, prend un grattoir, descend dans la futaille et la gratte en conscience. L’opération est assez longue, à la grande joie des deux traîtres. Puis Giannello emporte son tonneau et Peronella embourse les sept sequins. Et rien ne manque plus, ce jour-là à la félicité des trois personnages.
 
La donnée du Chevalier qui fzst sa femme confesse n’est pas moins simple que celle du Cuvier. La dame, étant tombée malade, prie son mari de lui amener, pour la confesser, un moine, très saint homme, dont le couvent n’est pas fort éloigné. Le Chevalier, tout en chevauchant,
 
 
Et de sa fame moult pensant,
 
songe qu’un moyen sûr de savoir
 
S’ele est tant boue com l’en dit
 
 
est de faire lui-même le confesseur. L’abbé du couvent, léger de scrupules canoniques, lui prête robe et capuchon ; le chevalier
 
 
Bien s’enbroncha au chaperon
 
et ainsi chaperonné s’assit au chevet de son épouse qui
 
De son seignor ne connut mie,
 
car la chambre était fort obscure, et le malin sire
 
Sa parole entrechanjoit.
 
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Mais la confession fut amère au chevalier. La dame ne lui cèla aucune de ses nombreuses infidélités : elle a aimé ses pages et aussi certain neveu de son seigneur, cinq années de suite. Le faux confesseur boit l’aigre calice avec une bonne contenance, absout la pénitente, et s’en va tout mélancolique et méditant sa vengeance. À quelques jours de là, tout à coup, il accabla la dame d’injures si précises qu’elle vit clairement
 
Que il l’eust fete confesse.
 
Elle ne perd point la tête. « Je savais bien que le moine, c’était vous ! »
 
Ha ! mauvès home traitier,
 
Tu pris l’habit d’Ermitier
 
Por moi proyer à desloial ;
 
Moult ne poyse par Saint Syiuou,
 
Que ne vous pris au chaperon,
 
Ne que ne vous deschirai tout.
 
 
Que ne lui a-t-elle conté de plus gros péchés encore, afin de le mieux punir de sa félonie ! Mais c’est fini, et pour toujours, entre elle et lui :
 
 
Je ne vous dois jamais amer.
 
 
Au fond, l’aventure est plutôt triste. Le chevalier a commis un sacrilège, par la raison que sa femme s’est confessée de bonne foi. Celle-ci ne lui pardonnera jamais sa supercherie. C’est en mentant qu’elle réussit à sauver à peu près son honneur. Le mari se voit odieux et se sent stupide. Et voilà une maison troublée pour toujours. Les compères du pays, qui n’ont pas le goût difficile, seront seuls à s’amuser de ce drame féodal :
 
 
Granz risées et granz gabois
 
En firent en Bessinois.
 
 
Boccace va réparer le point faible du fabliau. Il y met l’idée joyeuse que le trouvère n’avait point su imaginer et qui éclairera tout le conte italien : la femme, avant de s’agenouiller au confessionnal, avait reconnu les traits et la voix de son mari. Ce n’est plus alors qu’une confession pour rire. Il a voulu la tromper et c’est elle qui le trompera et sur l’heure, allégrement, avec une mine confite et des soupirs de contrition : par un faux aveu elle l’obligera à se faire l’innocent complice de sa rusée pénitente et l’artisan de sa propre infortune conjugale. Il était jaloux avec excès, ce riche marchand de Rimini ; sa femme était belle, fort éveillée, et il ne lui permettait point, à la maison, de regarder par la fenêtre. Il avait lu certainement son Francesco da Barberino,
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et le mettait à profit. Pour distraire son ennui, la recluse élargit une fente de la muraille et communique bientôt en paroles avec un jeune et aimable voisin. Mais comment recevoir Philippe en ses appartemens ? Cependant, la fête de Noël approchait, la Pasqua di Natale. Elle demande au marchand la permission de se rendre à l’église afin de s’y confesser « et d’y communier, comme font les bons chrétiens ». Notre jaloux est fort troublé par cette pieuse requête. Sa femme a donc des péchés sur la conscience ? S’il pouvait en recevoir lui-même la confidence ! « Vous n’irez qu’à notre chapelle et ne prendrez que notre aumônier ou tel autre prêtre qu’il vous donnera pour vous entendre. » « La dame comprit alors à moitié. » Le matin de Noël, à l’aurore, elle se rend à l’église où se trouve la chapelle patrimoniale de son mari. Celui-ci l’y avait devancée, et, d’accord avec l’aumônier, déguisé en prêtre, la tête dans un vaste capuchon serré aux joues, il attendait, assis au chœur. Il tenait des cailloux dans sa bouche, afin de changer sa voix. L’aumônier le montre dans l’ombre comme le confesseur du jour, et la dame, qui achève aussitôt de comprendre : « C’est bien, dit-elle, je vais lui donner ce qu’il est venu chercher. »
 
Elle le lui donne, en effet, et très libéralement. « Mon Père, j’aime un prêtre qui, chaque nuit, vient chez moi. C’est un vrai sorcier : il ouvre les serrures rien qu’en les touchant et quant à mon mari, il l’endort par des paroles magiques. » Le confesseur, très déconfit, furieux, gronde, tempête, refuse l’absolution, menace des feux de l’enfer. Il promet néanmoins de prier pour cette âme en perdition, impose la pénitence et sort du saint réduit so ffiando, en soufflant de rage mal étouffée. Elle, très calme, « se releva et alla entendre la messe. »
 
Les époux se retrouvent à la maison, le mari, farouche, la femme, heureuse de voir, sur le visage de son seigneur, « quelle mauvaise Pâques elle lui avait donnée. » Le soir venu il feint d’aller dîner en ville ; mais il se cache, entouré d’un véritable arsenal, dans une chambre du rez-de-chaussée, attendant le prêtre nocturne, décidé à le massacrer sur place. La femme avertit le jouvenceau qui promet de descendre chez elle par le chemin du toit. Philippe tient scrupuleusement sa promesse et le marchand de Rimini veille toute cette nuit, l’oreille au guet, transi de froid, écrasé de sommeil. Plusieurs nuits se passent ainsi, le mari, à demi gelé et terrible, au pied de l’escalier, Philippe se coulant par une lucarne et la pénitente très peu soucieuse des flammes de l’enfer. La colère du jaloux finit par faire explosion. « Le nom du prêtre ! » crie-t-il sottement. Elle lui rit au nez. L’inévitable explication tourne à la confusion du jaloux. « Tu n’es qu’une
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bête, qui ne mérites point une femme aussi sage et vertueuse que moi. Oui, j’aime un prêtre et bien à tort, car c’est toi-même, prêtre postiche. Reviens à toi : prends garde qu’on ne se gausse à tes dépens et renonce à cette veillée « solennelle » de chaque nuit : je te le jure, si je voulais te tromper, cela ne me serait pas difficile et tu ne t’en douterais pas. » La leçon était dure ; elle fut efficace. L’époux se guérit comme par, enchantement de ses soupçons trop fondés ; Philippe n’eut plus à courir sur les toits « à la façon des chats », car la maison lui fut ouverte et la bonne dame mena désormais la vie la plus libre et la plus joyeuse du monde.
 
Du Novellino et de Francesco da Barberino à Boccace, des vieux contes scolastiques et des fabliaux au Décaméron, nous sommes assurés que la transition n’est autre que le passage du moyen âge à la Renaissance. C’est bien la grande crise historique, précoce à la fois et d’un progrès continu, chez les Italiens, tardive et presque subite dans la civilisation et la littérature de la France. Les sèches moralités des clercs, les récits sommaires du Novellino, écrits en vue du mot ingénieux, de la ruse divertissante, de la grave sentence philosophique que le scribe florentin se propose de mettre en pleine lumière, les paraboles du notaire Barberino, qui veut inspirer l’amour de la vertu même par la crainte du diable, les triviales et bouffonnes aventures d’alcôve de nos trouvères se transforment en une ceuvre d’art très diverse, animée par le spirituel et léger naturalisme florentin, où tous les traits ont été choisis, aiguisés et accumulés pour donner au lecteur une sensation vive de réalité humaine. Ce livre n’est ni un bréviaire, ni une éthique, ni une Disciplina, ni un Castoiement, mais un tableau de la vie italienne. Ce n’est pas la faute du conteur si cette vie n’est pas toujours pure, si elle apparaît parfois scélérate et comme empourprée de sang. Il nous invite à jouir de son théâtre, tantôt comique, tantôt tragique, afin de nous distraire des ennuis quotidiens, de même qu’il convie les belles dames de son Prologue à une villégiature riante et chantante, loin des tristesses désespérées de Florence. C’est à nous seuls de tirer de ses contes l’impression morale, bonne ou mauvaise, dont il se soucie assez peu. Allons d’abord à sa comédie. Les honnêtes gens peuvent y entrer sans crainte. Il est, en effet, très facile de n’assister qu’aux scènes qui ne sauraient chagriner les délicats, ou même de ne point attendre, pour sortir sans bruit de la salle, que les murmures des spectateurs vertueux forcent l’impresario à baisser le rideau.
 
 
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==2ème partie==
 
===I===
 
Dans la comédie italienne de Boccace, un personnage tient à lui seul le grand premier rôle : c’est le Toscan de la vallée florentine, le Toscan de Florence, de Prato, de Pistoja. Par son agilité d’esprit, son élégante allégresse, sa malice, sa charmante perversité, il entraîne tous ses comparses en un tourbillon d’incidens, de fourberies, de mots plaisans et d’intrigues déplaisantes ; il est le roi de ce théâtre. Dame Jancofiore, qui était cependant courtisane et Sicilienne, dupée et dépouillée par lui, salue ainsi le génie de son vainqueur : « Chi ha a far con Tosco, non vuole esses losco. Qui a affaire à un Toscan ne doit pas être borgne. » C’était le cri de toute l’Italie.
 
Dans la Commedia dell’Arte, la comédie populaire et improvisée, si chère aux Italiens jusqu’au temps de Goldoni, chaque province, chaque ville a son masque traditionnel, Cassandre, Arlequin, Pantalon, Polichinelle, Stenterello, Faggiolini, des pères ridicules, des pédans imbéciles, de gais sacripans, des bourgeois ou des paysans stupides. Florence a le Florentin, qui se moque du reste de la péninsule. Son Bruno et son Buffalmaco, qui figurent çà et là au Décaméron, ne sont guère toutefois que de malins farceurs qui tourmentent un pauvre homme, le peintre Calandrino, « homme simple et de mœurs naïves », dont l’espèce devait être fort rare en Toscane. Un jour, en compagnie d’un
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jeune homme « d’un merveilleux agrément », ils trouvent Calandrino, au Baptistère de San-Giovanni, contemplant les peintures et les bas-reliefs de l’autel. Du marbre aux pierres, des pierres aux cailloux du Mugnone, torrent qui court de la montagne de Fiesole à l’Arno, la transition était facile. Nos trois compères affirment à Calandrino que, dans le Mugnone, il y a certains cailloux qui rendent invisible la personne qui les porte. Ils s’y rendent tous les quatre, et, quand le peintre a les poches pleines des précieuses pierres, les trois autres feignent de ne plus le voir. « Il était tout à l’heure devant nous, dit Buffalmaco, il sera allé dîner et se moque de nous », et de le lapider vigoureusement dans les jambes et dans le dos. Calandrino, trop heureux de tenir son trésor, reçoit, sans souffler mot, mille horions. Bruno, Buffalmaco et Calandrino sont des masques de Commedia dell’Arte ; ils ont les traits simples et énormes qui conviennent aux masques ; ils jouent, à la porte du théâtre de Boccace, quelques parades ; ce ne sont encore que des Florentins de carnaval.
 
Étudiez, du haut en bas de la péninsule, les types généraux des races italiennes, la gravité du Lombard, la délicatesse efféminée et la morbidezza du Vénitien, la face honnête et brutale du Romagnol, la noblesse fade ou la sévérité sombre du Romain, la grimace éternelle, l’agitation, les contorsions, la gaîté déraisonnable du Napolitain, l’astuce tranquille du Sicilien ; ni à Milan, ni à Venise, ni à Bologne, ni à Rome, ni à Naples, ni à Palerme vous n’aurez le plaisir esthétique que l’on goûte à Florence, à Pise, à Prato, à Fiesole, à Pistoja, à San-Giovanni. Ici, jeunes ou vieux, gens du monde, écoliers, hommes d’église, artistes, marchands, artisans, lettrés, portefaix, jusqu’aux tireurs de sable qui, jambes nues, fouillent, avec un grand geste élégant, les eaux blondes de l’Arno, ils sont tous, assurément, de race distinguée et gens d’esprit. Ils sont courtois, affables, de belle humeur, sensibles à la beauté, orgueilleux de leur ville, respectueux de ses œuvres d’art exposées en plein air, curieux de son histoire. Réunis en foule, les jours de marché, sur la place de la Seigneurie, au grand soleil, ils vont et viennent paisiblement, conversant par petits groupes, sans cris, sans querelles, et vont dîner d’un pas leste quand la vieille cloche du Palais communal sonne lentement midi. Ils font toutes choses légèrement et avec grâce. Leur douceur de mœurs est admirable. Ils sont trop éveillés pour consentir à l’indolence voluptueuse de Venise, trop fins pour imiter les façons pompeuses du Romain, trop bien élevés pour s’abandonner à l’assourdissante vocifération du Napolitain. C’est un peuple réfléchi, ironique, de conscience claire, et qui voit clairement au fond de l’âme de son prochain. Il méprise
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les idées creuses, les superstitions vaines, l’enthousiasme puéril, toutes les manifestations de la sottise humaine. Il y a quelques années, un mal suspect ayant emporté, en France, une douzaine de valétudinaires, l’Italie avait allumé solennellement, sur ses frontières et à l’entrée de ses cités, des fourneaux de fumigations. Milan, Venise, villes très civilisées, fumigeaient discrètement les voyageurs. La farouche Bologne leur imposait un réel martyre. À Florence, comme je sortais de la gare sans avoir respiré le poison prescrit par le gouvernement : « On ne fumige donc pas chez vous ? » dis-je au grand gaillard qui portait ma valise.
 
« Ah ! signore, qui siamo a Firenze ! Ah ! monsieur, ici c’est Florence ! »
 
Ces gens d’esprit étaient, longtemps avant Boccace, les maîtres de la civilisation italienne. Ils l’étaient par leurs industries de luxe, par l’habileté financière de leurs banquiers qui prêtaient aux rois et que les rois d’Angleterre n’ont jamais remboursés, par le prestige de leurs arts et de leur littérature. Mais cette maîtrise de Florence se manifesta surtout par la diplomatie. La politique extérieure est vraiment l’art souverain de cette cité, grâce auquel elle s’est longtemps tirée des plus mauvais pas, échappant à ses ennemis, les empereurs allemands ; aux papes, ses bons amis ; à la France, aux Aragons, aux Sforza. C’était bien la panthère mouchetée, si souple et si féline, — lonza leggiera e presta molto, — la panthère symbolique qui bondit autour de Dante, dans la noire forêt enchantée. Florence sut ourdir des ligues qu’elle laissait se débrouiller sans elle. Elle excella dans la pêche en eau trouble. Elle n’aimait pas les méchans coups et se réjouissait de les voir tombant sur Venise, sa grande rivale maritime. Elle mit le plus rare génie d’observation au service de l’égoïsme communal le plus résolu. La Seigneurie, sans cesse renversée par le contre-coup des agitations démocratiques, tenait néanmoins, et d’une main très sûre, le fil de toutes les affaires italiennes. Et, du haut de son campanile, Florence surveillait encore, au delà des Alpes et de la mer, le jeu de la chrétienté, France, Empire, Espagne. Comparez l’un à l’autre Machiavel et son contemporain Giustinian, orateur de Venise près du Saint-Siège dans les dernières années d’Alexandre VI, au début des guerres européennes d’Italie. Le Vénitien ne se préoccupe que de l’intérêt de sa république à l’heure présente ; il le démêle avec une dextérité parfaite, mais sa politique n’est qu’au jour le jour et son horizon borné. Le Florentin pénètre jusqu’au fond du cœur des princes ou des hommes d’État ; il recherche dans leurs passions mêmes le secret de leurs plans, il prévoit les complications de la politique générale du monde et prophétise les crises
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prochaines de l’Italie. C’est un psychologue de première valeur. La diplomatie, c’est-à-dire l’art de lire couramment dans les âmes les plus ténébreuses et d’inspirer doucement à l’adversaire les desseins les plus funestes, fut ainsi, pendant tout le moyen âge, la fonction naturelle des Florentins, comme le change était celle des Lombards, et le commerce du Levant, de l’Égypte et des Pays-Bas celle des Vénitiens. C’est aux bords de l’Arno que les puissances de toutes grandeurs enrôlaient, pour leur service propre, de bons artistes politiques. Au jubilé de 1300, Boniface VIII venait de recevoir au Latran Arnolfo, Giotto et Dante, ambassadeurs de la Seigneurie florentine. On annonce ensuite à l’audience apostolique les ambassadeurs de France, d’Angleterre, d’Allemagne, de Bohême, de Raguse, de Vérone, de Naples, de Sicile, de Pise, de Camerino, de l’Ordre de Saint-Jean et du Grand Khan des Tartares. Et c’étaient encore des Florentins de Florence.
 
 
===II===
 
Remettre vivement à leur place, par une impertinence ou un bon mot, les fâcheux, les insolens et les superbes, est un talent fort agréable à pratiquer, que Boccace aime à signaler en ses compatriotes. De la part d’hommes tels que Giotto ou le grand lyrique Guido Cavalcanti, ces triomphantes reparties n’ont rien qui nous étonne. Mais dans la bouche d’artisans tels que le boulanger Cisti, elles sont pour nous charmer. Cisti était doué « d’un très haut esprit, d’altissimo ingenio ». Il arriva qu’au temps de Boniface VIII des gentilshommes, ambassadeurs du pape, passaient chaque matin, pour se rendre à l’église, devant le four de Cisti, en compagnie de leur hôte, messer Geri Spina, un Guelfe fort en faveur à la cour de Rome. Ce boulanger, bien qu’il enfournât lui-même ses pains, était néanmoins un riche bourgeois d’arts mineurs, et sa cave était réputée dans toute la ville pour l’excellence de ses vins blancs et rouges, les premiers crus de la Toscane. On était alors dans les jours les plus chauds de l’année et le brave homme imagina que l’ambassade du SaintPère accepterait volontiers, tout en allant à la messe, un verre de son bon vin blanc. Mais, trop discret pour le leur offrir, il fit disposer tous les jours devant sa porte un seau d’eau bien fraîche, un vase d’étain rempli de vin d’or et deux verres si clairs « qu’ils semblaient d’argent ». Puis, tout endimanché, avec un blanc tablier, dès qu’approchait le noble cortège il se mettait à boire délicatement, saporitamente, d’un air de si engageante sensualité, « qu’il eût donné envie à des mors ». Un jour, messer Geri s’arrête
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en face du buveur. « Eh ! Cisti, ton vin est donc bien exquis ? — A votre service, messire. »
 
Les ambassadeurs du pape ne se font point prier. On apporte un banc. Cisti commande à ses garçons de chercher quatre nouveaux verres et, lui-même, il sert le pur breuvage à ces hauts seigneurs. Chaque matin, il renouvelle « sa grande courtoisie ». À quelque temps de là, Geri donnait un grand festin aux principaux citoyens de Florence : il y invite Cisti, qui refuse modestement. Geri ordonne alors à son maître d’hôtel d’aller remplir chez le boulanger un fiasco, afin d’offrir à chacun de ses invités un verre à dessert du vin d’ambassadeurs. Le valet présente à Cisti une véritable futaille. L’autre hausse les épaules. « Va-t’en, ce n’est pas messire Geri qui t’envoie. » L’homme revient chez son maître, le fiasco vide. « Retourne, dit celui-ci, dis bien que tu viens de ma part et, s’il répond encore non, demande-lui alors où se peut-il que je t’envoie. » Nouveau refus de Cisti. « Non, mon garçon, ce n’est point messire Geri. -Et où croyez-vous donc qu’il m’ait commandé d’aller ? — A l’Arno. » Cette fois, Geri comprit, il voulut voir le fiasco et gourmanda son serviteur. Une troisième fois, il l’expédie à Cisti, mais avec une bouteille de taille raisonnable. « A la bonne heure, je sais maintenant de chez qui tu viens. » Il remplit la bouteille lietamente, avec une figure riante, et, le jour même, un petit tonneau qu’il fit porter tout doucement, soavemente, au palais Spina. Il accompagnait son présent et dit au seigneur : « Messire, votre grand fiasco ne me faisait point peur, mais j’ai cru que vous aviez oublié mes petits gobelets et que mon vin n’est point pour être bu à l’ordinaire. Je vous l’ai rappelé ce matin. Mais voici toute la provision, je vous la donne de bon cœur. » Et, dans la suite, le grand Guelfe et le grand boulanger demeurèrent toujours bons amis.
 
Cisti est un bourgeois fort digne de respect. Mais tous les Florentins du Décaméron ne méritent pas le même compliment. Dès qu’ils se sont jetés en quelque intrigue d’amour, ils trahissent sans scrupule, même leur meilleur ami, si cet ami est l’époux. Quant aux dames de Boccace, c’est avec génie qu’elles sont perfides. L’histoire de George Dandin est, sans doute, aussi vieille que le genre humain. Monna Ghita, femme de Tofano, riche marchand d’Arezzo, y ajoute quelques raffinemens de cruauté qui ne sont pas dans Molière. Tofano était jaloux d’instinct, et, de plus, il aimait à boire, deux raisons qui décidèrent bientôt Ghita à prendre un amant. Une nuit, Tofano tire les verrous de sa maison et attend, le nez à la fenêtre, le retour de sa moitié. Vers minuit, elle apparaît enfin ; le mari de douleur, il doloroso marito, refuse de lui ouvrir et menace de tout conter à ses beaux-parens
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et aux voisins. Ghita supplie et jure de son innocence : elle est allée à la veillée dans le quartier, car, seule, elle s’ennuie trop au logis. Chansons ! répond l’impitoyable époux. « Eh bien, crie la femme, à qui l’amour avait aiguisé l’esprit, je me précipite dans le puits. On croira qu’étant ivre tu m’y as noyée, tu te sauveras en exil, proscrit par le bande, perdant tous tes biens, ou, si tu demeures, on te coupera la tête, comme à un assassin. » Une pierre énorme tombe au fond du puits. Et c’est alors la scène de Molière, la femme à la fenêtre, le mari à la porte, bien au frais et furieux. Nous n’avons pas encore à ce moment le couple de Sottenville. Mais aux cris de Ghita, accablant d’injures le malheureux, voisins et voisines ont sauté à bas du lit, et les voilà dans la rue, disant son fait à Tofano, plaignant l’épouse outragée ; l’aventure devient, sur l’heure, un scandale communal : « de proche en proche, la rumeur court jusqu’aux pareras de Ghita », qui accourent, je pense en bonnet de nuit, et achèvent la confusion de leur gendre. Ils remmènent Ghita à sa chambre de jeune fille, et le pauvre homme, objet de la risée publique, obtient, non sans peine, qu’on lui rende sa femme à qui il fait le serment de n’être plus jaloux. Désormais, il ferma les yeux. Ghita ne lui demandait pas davantage.
 
Voici un imbroglio plus sérieux. Deux amans à la fois dans la maison conjugale et le mari qui rentre à l’improviste. Dans ce quadrille, qui promettait de tourner au tragique, madonna Isabetta, « jeune danse gentille et très belle », évolue avec un à propos et une grâce sans pareils. C’est, bien entendu, à Florence, « ville où tous les biens abondent », que ceci est advenu. Isabetta, dont le mari - Boccace ne l’a pas nommé -était un gentilhomme fort honorable, aimait le jeune Leonetto, « très agréable et de mœurs aimables ». Un autre cavalier, messer Lambertuccio, « homme déplaisant et de fâcheuse humeur », de son côté s’éprend de la belle, et, par d’horribles menaces, triomphe de ses dédains. Isabetta passait alors l’été dans sa villa des champs, aux environs de Florence. Un jour, son mari monte à cheval, déclarant qu’il part pour un petit voyage dans la campagne. La dame s’empresse d’avertir par un billet Leonetto de l’heureuse circonstance. Le galant accourt. Mais Lambertuccio arrivait, lui aussi, par un autre chemin. La femme de chambre, toute troublée, annonce à sa maîtresse le malencontreux visiteur. « Fais-le monter », dit Isabetta, et, tandis que le cavalier attache dans la cour son palefroi au gond d’une fenêtre, elle cache Leonetto derrière les rideaux de son lit. Puis, prenant un visage joyeux, elle va recevoir Lambertuccio sur le palier de l’escalier. Mais bientôt, la suivante, épouvantée, reparaît : « Madame, messer revient !
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Il doit être déjà dans la cour du palais. » La pauvre femme eut une minute terrible. Elle ne pouvait escamoter Lambertuccio dont le cheval, en bas, dénonçait la présence et, « se sentant deux cavaliers dans la maison », elle se crut morte. Mais elle se remet aussitôt, tend un couteau nu à Lambertuccio et le supplie de courir au-devant du mari, avec une figure irritée, de se jeter par les escaliers en criant : « Je jure par Dieu que je te retrouverai ailleurs ! » puis, de sauter à cheval et de fuir. Le mari était encore dans la cour, tout ébahi d’y voir un cheval ; il fut bien plus surpris encore de l’allure emportée et des paroles étranges de Lambertuccio qui, sans lui dire un mot, enfourcha sa monture, piqua des deux et disparut. Isabetta attendait son mari en haut de l’escalier, et, avant de répondre à ses questions, le conduisit tout près de sa chambre entr’ouverte, afin que Leonetto entendît bien ses paroles : « Messire, j’ai eu une belle peur. Un jeune homme que je ne connais pas est entré jusqu’ici en courant, poursuivi par messer Lambertuccio tenant un couteau à la main. Le malheureux, tout tremblant, s’est réfugié dans l’appartement. — Madame, dit-il, secourez-moi, que je ne meure point à vos pieds. — Mais l’autre approchait, criant : Où es-tu, traître ? — Je nie plaçai sur le seuil et l’empêchai d’aller plus loin, et, par courtoisie, il céda à ma prière et se retira dans l’état où vous l’avez vu. » Le mari approuve sa femme et la remercie d’avoir sauvé l’honneur de sa maison. « Quelle honte si cet homme avait été tué sous notre toit ! » Cependant il veut découvrir le mystérieux fugitif, qui avait eu le temps d’apprendre son rôle et qui sortit, encore bien ému, de ses rideaux. Il conta bravement que Lambertuccio l’avait pris pour un autre, et devait être un peu fou. « Ne crains rien, dit l’honnête mari, je te prends sous ma sauvegarde. » Il fit souper Leonetto entre sa femme et lui, puis lui donna un cheval et le ramena à Florence, jusqu’à sa porte. Le soir même, il joignit Lambertuccio « en secret » ; fidèle à la leçon que Madonna lui fit ait départ, tout en croyant assurer la tranquillité de Leonetto, il apaisa l’inquiétude du fier gentilhomme qui se demandait comment finirait une aventure dont il ne comprit jamais le premier mot.
 
De ce conte singulier nous devons retenir une vue, ou plutôt une sensation que renouvellera plus d’une fois encore l’histoire de la Nouvelle italienne. Songez que, sans la présence d’esprit (je n’ose dire l’impudence) d’lsabetta, la blanche villa, ses escaliers de marbre et la chambre de la jeune femme, si tièdement assoupie en une demi-nuit voluptueuse, pouvaient se trouver tout à coup inondés de sang. Lambertuccio surprend Leonetto derrière les tentures et le poignarde : dans sa fuite, il rencontre
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le mari qui, devinant l’outrage fait à son blason, le tue sur le seuil du palais : il entre chez sa femme, son couteau rouge et fumant à la main ; ses yeux rencontrant le cadavre du jeune Florentin, sur lequel se pâme la triste amoureuse, il la tue. Un mari toscan et gentilhomme, du XIVe siècle, n’est point un époux de fabliau champenois. La comédie de Boccace n’est souvent séparée du drame que par une frontière bien indécise. On n’y rit point toujours de très bon cœur. Les aventures égrillardes, les nonnes trop curieuses qui cherchent, dans le jardin du couvent, le fruit défendu, les bons moines ocieux qui détournent de leurs devoirs des commères faciles à la tentation, ne sont au Décaméron que de gais intermèdes, d’une saveur médiocrement italienne, saynètes licencieuses qui relèvent, en quelque sorte, du patrimoine littéraire de tout l’Occident. Je les passe sous silence, sans faire à Boccace le moindre tort. Mais l’angoisse même que l’on éprouve à la lecture du vrai conte florentin est un attrait nouveau, d’un charme très fort. Ce ne sont plus fleurettes bourgeoises, au léger parfum, vite évaporé, ces roses du Décaméron, roses pâles ou roses de pourpre, d’une senteur aiguë et troublante, épanouies dans les jardins mystérieux de San- Miniato ou de Fiesole, où l’on respire à la fois la douceur de l’amour et la terreur du crime.
 
Je sais bien que l’amour de Leonetto et d’Isabetta, l’amour de Lambertuccio pour Isabetta, ne sont point d’une nature très noble. Le lyrisme de la passion, même coupable, auquel nous ont habitués le roman et le théâtre modernes, ne se concilie point encore, sur la scène italienne de Boccace, avec l’intention purement comique du conte. Dans son indulgence pour l’entraînement des sens, l’écrivain a voulu que la plupart des Nouvelles où il se montre finissent au contentement de tous les personnages, ou de presque tous, le mari devant être çà et là sacrifié. Et si, une fois, l’amour apparaît avec une grâce plus ingénue, le conteur, après avoir fait passer l’amant par une minute pénible, achève l’aventure au moyen d’une bouffonnerie de foire, comme pour nous reposer de notre court attendrissement ou se moquer de notre émotion.
 
Lodovico, fils d’un gentilhomme florentin, enrichi à Paris dans le commerce, est entré au service du roi de France. Un jour, des chevaliers de cour, revenus du Saint-Sépulcre, s’entretiennent en sa présence de la beauté des femmes françaises ou anglaises l’un d’eux déclare que, de toutes les dames qu’il a vues à travers le monde, la plus belle est Béatrice, femme d’ Egano de’Galluzzi, noble de Bologne. Lodovico n’avait encore jamais aimé. Il s’enflamme pour la belle inconnue et, en dépit de son père qui
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veut l’envoyer à la croisade, il part pour Bologne. Il voit Béatrice à une fête, et décide qu’il sera son amant. Il prend le nom d’Anichino et se présente en qualité de (page à Egano, qui le reçoit à son service et met bientôt en lui une confiance sans bornes. Un jour, le maître étant à la chasse, Anichino joue aux échecs avec Béatrice et la laisse gagner. « de quoi la dame faisait une merveilleuse fête ». Puis, il soupire si douloureusement qu’elle lui demande la cause de son chagrin. « Per quanto ben che tu mi vuogli », dit-elle avec tendresse déjà, pour tout le bien que tu me veux. » Parole imprudente et trop douce à ouïr ; le jeune homme, les yeux pleins de larmes, dévoile à Béatrice le secret de son cœur, il implore sa pitié, lui demande son amour, si elle veut bien le donner, la permission de l’aimer en silence et sans espoir, si elle l’ordonne. Ici Boccace ouvre une parenthèse : « 0 singulière douceur de l’âme bolonaise, toujours prête à céder aux amoureux désirs ! » La dame ne songe plus à jouer aux échecs. Elle soupire, soupire encore et répond : « Mon doux Anichino, courage : je n’ai jamais aimé ni gentilhomme ni seigneur, mais tes paroles ont fait que je suis plus à toi dorénavant que je ne suis à moi ! »
 
Elle l’attendra donc à minuit, dans la chambre conjugale même, dont la porte ne sera point fermée : puis, en guise d’arrhes, elle lui donne un baiser très suave. Egano rentre de la chasse, rompu de fatigue, va se coucher innocemment dans l’un des deux lits. Il dort à poings fermés. Le page, se dirige tout doucement vers l’autre lit. Béatrice, qui veillait, lui prend une main qu’elle retient avec force, puis, élevant la voix, elle réveille son mari. « Lequel de vos serviteurs jugez-vous le plus loyal et chérissez-vous le plus ? — Anichino », répond le bon gentilhomme. Le page, fort inquiet de la tournure que les choses semblaient prendre, faisait de vains efforts pour échapper à la main de Béatrice. « C’est un traître, continue celle-ci. Il a osé me parler d’amour et m’attend, après minuit, dans le jardin, au pied du pin. Si tu veux éprouver sa fidélité, revêts une de mes robes et, la tête sous un voile, va-t’en au jardin et demeure jusqu’à ce qu’il y vienne. » Egano, fort ému, se relève, s’habille en femme à tâtons et descend au jardin. Anichino se rassure et Béatrice pousse les verrous.
 
Ici commence la farce, où se mêle une vague réminiscence du stratagème inventé par Tristan et la blonde Yseult pour tromper le roi Marc. Egano attendait patiemment, attentif au moindre bruit, dans l’ombre de son arbre. Tout à coup - il avait attendu longtemps déjà - il voit accourir Anichino, un bâton de saule à la main : « Ah ! mauvaise femme, dit le page, tu es donc venue et tu as cru que je voulais tromper mon cher maître ! Tant pis
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pour toi ! » Il brandit son bâton sous le nez de l’époux. Celui-ci se sauve à toutes jambes, avec Anichino sur ses talons. Il reçoit, chemin faisant, le long du dos, quelques coups très sensibles. Il rentre chez sa femme et lui conte l’affaire. « Dieu soit loué 1 dit Béatrice et, puisqu’il est si dévoué à ton honneur, il te convient de l’aimer encore davantage. » Egano était battu et très content, et, désormais, les trois personnages vécurent à Bologne parfaitement heureux.
 
 
===III===
 
Dans les contes d’amour de Boccace, le beau rôle, je veux dire l’art de débrouiller lestement une situation périlleuse, échoit à la femme. Mais il est tel chef-d’œuvre d’effronterie que seul un Florentin peut accomplir. Tel est le cas de Ser Ciapperello ou Ciappelletto, de Prato, procureur de Musciatto Franzesi, chevalier français venu à Florence à la suite de Charles de Valois que Boniface VIII avait appelé en Toscane comme pacificateur. Ce Franzesi laissait en Bourgogne des intérêts fort compromis par la malice des gens de ce pays ; il chercha l’homme capable de tenir tète aux Bourguignons : il ne pouvait choisir de mandataire plus astucieux que Ser Ciappelletto.
 
C’était un notaire, qui rougissait de pure honte quand un de ses contrats n’était point falsifié et qui fabriquait, « avec un souverain plaisir », de faux testamens. Il aimait à prêter de faux sermens. Il se délectait aux querelles suscitées par lui entre parens et amis. Invité à quelque assassinat, toujours il s’y rendait. Il tuait volontiers de sa propre main. Il blasphémait journellement Dieu et les saints, « n’allait jamais à l’église et traitait les sacremens comme choses viles, en paroles abominables », il hantait les tavernes et les mauvais lieux ; il était gourmand, ivrogne, joueur, pipeur de dés, en somme « le plus triste personnage qu’il y eût au inonde ». Mais, tout de même, homme de beaucoup d’esprit, ainsi qu’on va le voir.
 
Il se rend à Dijon, pour les affaires de son patron, chez deux frères florentins, usuriers de profession. Mais il était vieux, usé jusqu’à la corde, et ne tarde pas à tomber malade. Les médecins se déclarent impuissans à le sauver. Les deux Florentins se font part de leur embarras, et, de sa chambre, Ciappelletto entend leurs discours : « Nous ne pouvons, sans nous compromettre, le mettre dehors dans l’état où il se trouve. D’autre part, c’est un tel impie qu’il refusera les sacremens, aucune église n’accueillera son corps, et on l’enterrera comme un chien. Et, si même il se confesse, aucun prêtre ne consentira à l’absoudre, tant ses péchés furent
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horribles ; il sera encore jeté en pleins champs, hors de la terre chrétienne. Les gens d’ici, que nous volons et qui ne pensent qu’à nous voler, diront : « Voyez tous ces maudits Lombards, que l’Église renie ; ils nous chasseront, nous dépouilleront et peut-être nous tueront ». Le malade alors les appelle à son chevet. « Soyez tranquilles, tout s’arrangera, un péché de plus, après tous les autres, n’est pas de conséquence. Faites-moi venir le meilleur et le plus saint moine que vous pourrez. » On leur donne, au couvent, un très vieux frère « de sainte et bonne vie, grand maître en Écriture, vénérable objet de la dévotion de toute la ville ». La confession commence. C’est une effroyable parodie. Le mourant joue le petit saint avec une insolence diabolique. « Mon Père, c’est ma coutume, chaque fois que je me confesse, de reprendre tous les péchés commis depuis mon enfance. Interrogez-moi donc sur toute ma vie, sans craindre de me fatiguer, car je ne veux pas perdre mon âme rachetée par le sang précieux du Sauveur. » Le pauvre moine, édifié par une piété si candide, interroge son pénitent : « Avez-vous péché par gourmandise ? » Certes, oui, car, s’étant imposé, outre les carêmes et jeûnes réglementaires, trois jours d’abstinence par semaine, il lui arrivait de manger son pain sec et de boire son eau claire avec trop de plaisir, comme il eût fait de coupables friandises, surtout dans le temps où il se trouvait en pèlerinage. « Avez-vous péché par avarice ou dérobé le bien d’autrui ? — Mon Père, ne vous inquiétez pas de me voir chez ces usuriers. J’étais venu pour les corriger de cet abominable vice. Il est vrai, j’ai été riche, mais j’ai donné aux pauvres du bon Dieu la plus grande partie de mon héritage : alors, afin de partager toujours avec les indiens, j’ai fait le commerce et j’ai désiré gagner de l’argent pour le répandre en charités. — N’avez-vous point péché par colère ? — Assurément, mais c’était contre les mauvais chrétiens, contre les jeunes gens qui vont au cabaret et n’entrent jamais à l’église, suivent les voies du monde et négligent celles de Dieu. » Pour le faux témoignage ou la médisance, le faux poids et le reste, même antienne. Oui, un jour qu’il vit un sien voisin battre sa femme, il le dénonça aux parens de la malheureuse. Une autre fois, un client lui avait payé quatre sous au delà du prix convenu pour une pièce de drap. Il ne découvrit l’erreur qu’un mois plus tard, mit de côté les quatre sous pour les rendre ; mais l’acheteur n’ayant jamais donné signe de vie, il les a distribués aux pauvres.
 
Le confesseur perdait tout son latin et ne faisait que rassurer cette virginale conscience. Au moment de l’absolution, Ciappelletto
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crie : « Attendez, j’en retrouve encore d’autres. Un samedi, après l’heure de nones, je fis balayer la maison par mon valet, sans aucun respect pour la sainteté du dimanche. — Ce n’est rien », réplique le moine. Et c’est alors au pénitent de parler sévèrement. « Ne dites pas que ce n’est rien, car le dimanche est un jour trop vénérable, étant celui où Notre-Seigneur ressuscita de la mort à la vie ! » Une fois aussi, il a craché dans une église. Le frère sourit : « Mon fils, n’en parlez pas ; nous, qui sommes des religieux, nous crachons à l’église toute la journée. » Alors les rôles se renversent tout à fait : le vieil aigrefin florentin se fâche et gronde pour de bon son père spirituel : « Et vous faites grande vilenie, car on ne doit tenir aucun lieu plus net que le temple sacré où s’offre le divin sacrifice. » Puis, nouveaux soupirs, larmes et signes d’angoisse. Il reste un dernier péché, accroupi dans un recoin perdu de sa conscience, un péché si affreux qu’il n’a jamais osé le confesser, et qu’il n’est pas possible que Dieu le lui pardonne. Le moine a recours, pour calmer cette âme souffrante, aux plus généreuses espérances de sa théologie : un tel repentir ne suffirait-il point pour effacer en une seule âme tous les péchés du genre humain ? Mais Ciappelletto ne veut pas être consolé. Il ne cédera qu’1 la promesse d’être aidé par les prières incessantes du saint homme. Enfin, il dévoile la faute dans toute son horreur : étant tout petit, il a dit un gros mot à sa mère, « à sa douce mère qui l’a porté neuf mois dans son sein et plus de cent fois à son cou ! » Enfin, voilà notre drôle absous et béni : on lui apportera tout à l’heure le saint viatique et l’extrême-onction. Derrière la porte, les deux usuriers, ses hôtes, s’émerveillaient d’une si superbe impudence que les approches de la mort et du jugement de Dieu ne parvenaient point à troubler. Ciappelletto, après avoir reçu les derniers sacremens, mourut vers le soir. Et ici la comédie -j’avoue qu’elle est d’une couleur un peu lugubre - fait un tour nouveau et nous donne son acte le plus inattendu et le plus plaisant.
 
Le confesseur est persuadé qu’un saint vient de quitter cette vallée de larmes. Avant de quitter le mourant, il a obtenu de lui une demande de sépulture au cloître de son couvent. D’accord avec le prieur, il fait « sonner au chapitre », et devant la communauté réunie, il ouvre son cœur. Dieu fera sans doute beaucoup de miracles dus à l’intercession de ce grand mort, et il convient de recevoir ses reliques par la plus démonstrative dévotion. Le soir même, les bons moines firent, autour de Ser Ciappelletto, « une vigile solennelle, » et, le lendemain matin, tous les frères en surplis et en chapes, le bréviaire à la main, précédés de la
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croix, allèrent, avec des cantiques, lever le corps et le portèrent à leur église, suivis de toute la ville de Dijon. Le confesseur monta en chaire, célébra l’innocence de son pénitent, la blancheur immaculée de son âme, sans oublier le fameux gros mot adressé à sa mère, transition oratoire qui lui permit de s’emporter contre le débordement de paroles blasphématoires chez les Dijonnais. L’office funèbre accompli, on défila devant le Florentin, on lui baisa les pieds et les mains, on découpa sa robe en petits morceaux ; la nuit venue, il fut déposé en un sarcophage dans une chapelle, et, dès le lendemain, les dévots accoururent en foulé à la tombe du thaumaturge, allumant de petits cierges, marmottant des prières et des vœux, accrochant aux murailles des ex-voto de cire. Ser Ciappelleto était devenu San Ciappelletto, et les miracles obtenus par sa grâce ne se comptaient plus.
 
Cette nouvelle ouvre la première journée du Décaméron. Elle est suivie de l’histoire d’un juif de Paris, Abraham, allant à Rome, afin de considérer, en son plus auguste sanctuaire, l’Église chrétienne et se convertissant au spectacle même des abus et des vices qui pullulent ad limina Apostolorum. Dieu, pense-t-il, et son Saint-Esprit sont évidemment avec une Église si perverse, sinon, comment pourrait-elle durer, depuis de si longs siècles ? Il revient à Paris, enchanté de son voyage, et se fait sans retard baptiser à Notre-Dame. Le troisième conte est celui des Trois Anneaux, l’audacieuse allégorie du Novellino, à laquelle Boccace n’ajoute qu’un très discret développement littéraire. Ce frontispice original de l’œuvre donne à réfléchir. Boccace n’eût été ni un Florentin, ni même un Italien du XIVe siècle, si la préoccupation des choses religieuses n’avait tenu une place considérable, peut-être même la plus grande, au Décaméron. Je sais bien que Florence nourrissait alors, parmi ses fiers Gibelins, un grand nombre d’esprits absolument libres, dédaigneux de toute foi positive, des épicuriens, disaient les Guelfes, qui ne croyaient ni à l’âme ni à la vie future. Jadis, à l’époque de Dante, le capitaine Farinata degli Uberti et le poète Guido Cavalcanti avaient étonné, par leur incrédulité, la charmante ville. Dante, qui vénérait le premier et aimait tendrement le second, a mis dans son Enfer l’homme de guerre, et, à côté de lui, le père du poète. Mais Farinata, debout jusqu’à la ceinture dans son sépulcre enflammé, la tête haute, le front très noble, « semble avoir l’enfer en grand mépris ». Ces Gibelins toscans, en qui persista l’ironique indifférence religieuse de l’empereur Frédéric II, n’étaient, après tout, qu’un groupe assez restreint de la société florentine. À Florence, comme dans le reste de l’Italie, les lettrés, les politiques, les
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hauts bourgeois souhaitaient toujours de retenir à leur doigt le véritable anneau légué à l’un de ses fils par le Père céleste, et c’est de l’antique Église de Rome qu’ils l’attendaient. Les défaillances de cette Église éveillaient donc en eux de sincères angoisses. Les faiblesses des pasteurs les irritaient, et, quand ils apercevaient des loups parmi les blanches brebis, ils criaient au loup ! de toutes leurs forces. C’est pourquoi, à chaque journée, l’écho de leur clameur court à travers les bocages fleuris du Décaméron.
 
 
===IV===
Le péché capital des mauvais clercs et des moines irréguliers était l’hypocrisie, qui couvrait tous les autres manquemens à la discipline chrétienne. L’Église souffrait de ce mal dans toutes les provinces de son obédience. Nos trouvères l’avaient décrit d’une façon très précise. Faux-Semblant dit au Roman de la Rose :
 
 
Et se font povre et si se vivent
 
De bons morciaux délicieux,
 
Et boivent les vins précieux ;
 
Et la povreté vont preschant,
 
Et les grans richesses peschant…
 
Et tous jors povres nous faignons…
 
Nous sommes, ce vous fais savoir,
 
Cil qui tout ont sans rien avoir.
 
Papelardie est la digne commère de Faux-Semblant
 
C’est cele qui en recelée (en cachette),
 
Quand nul ne s’en puet prendre garde,
 
De nul mal faire ne se tarde,
 
Et fait dehors le marmiteus,
 
Si a le vis (visage) simple et piteus,
 
Et semble sainte créature ;
 
Mais sous ciel n’a male adventure
 
Qu’ele ne pense en son corage.
 
 
Le Romande la Rose et Rutebœuf dénoncent surtout les moines mendians, dont les empiétemens avaient si fort inquiété pour leurs privilèges, au milieu du XIIIe siècle, les clercs de l’Université de Paris. Cette accusation d’hypocrisie, lancée contre les mineurs et les prêcheurs, paraît, pour la France du moins, quelque peu vague, peut-être partiale. Nous voyons plus clair dans l’état moral de l’Église et du monachisme italien. Les origines de la maladie, le développement et les gestes de l’hypocrisie, dans la péninsule, apparaissent, en effet, ici à la limpide lumière de l’histoire.
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En Italie, le mal était sorti de l’abondance du bien. La rénovation du christianisme inaugurée par l’apostolat franciscain avait été une œuvre de grande liberté religieuse accomplie dans les rangs profonds de la démocratie communale. À l’Église aristocratique et féodale des évêques et des abbés bénédictins, saint François avait juxtaposé l’Église populaire de ses frères qui, dans les villes et les bourgs, sous les arbres des champs, promenaient un Évangile d’indulgence, de fraternité sociale, de libre conscience individuelle. L’Italie s’était livrée, avec une singulière allégresse, à ces humbles apôtres qui semaient, pour la consolation des misérables, des serfs, des proscrits, la parole sainte. Ils avaient adouci les rigueurs du dogme et de la pratique chrétienne, remplacé la justice par la miséricorde, arraché les ronces qui hérissaient le sentier du royaume de Dieu. En quelques années, des Alpes à la Sicile, l’enthousiasme de la religion nouvelle avait soulevé ce monde si vivant de bourgeois, d’artisans, d’écoliers, de clercs errans, de pèlerins et d’artistes, et l’Italie entière fut comme transfigurée par le Verbe d’Assise.
 
L’exemple de saint François et de ses premiers disciples fut étonnamment contagieux.Tandis que la milice du Poverello, multipliée à l’infini, allait et venait sans relâche sur tous les chemins de la péninsule, de toutes parts, dans les cités populeuses, comme dans les solitudes des Apennins. ou de la campagne romaine, se levaient de nouveaux apôtres, qui prétendirent retoucher, eux aussi, à leur guise, le vieux christianisme et interpréter, selon leur inspiration personnelle, les mystères de l’Esprit-Saint. Durant au moins un demi-siècle, la création dogmatique fut continue, très variée, souvent d’une extraordinaire témérité. Partout surgirent des illuminés, des fondateurs de sectes, des condottières de mysticisme, des irréguliers ou des déserteurs de l’ordre franciscain, des fraticelles, et, parmi eux, quelques fous et beaucoup de charlatans. Rome, surprise de cette intensité de vie religieuse, inquiète de cette anarchie croissante, avertissait, condamnait, fulminait. Mais le fleuve avait rompu ses digues, aucune autorité n’était plus assez forte pour en comprimer l’élan.
 
Un moine naïf et curieux, qui vagabonda toute sa vie entre Naples et Paris, Frà Salimbene, nous a tracé, dans sa chronique, l’image de cette chrétienté bariolée dont les derniers représentans déconcertaient encore les premiers papes d’Avignon. Tantôt l’invention religieuse se manifeste par la prédication d’un exalté qui fonde une Église « pour lui tout seul », s’habille en saint Jean-Baptiste et, suivi d’une multitude d’enfans qui portent des cierges allumés et des branches d’arbres, joue, avant ses sermons, « d’une
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terrible trompette de cuivre ». Tantôt l’on voit les déserts se peupler d’ermites ; sur les plus âpres plateaux de l’Apennin, dans les trous de rochers, on trouve des anachorètes. Ici des laïques s’enferment au fond des cloîtres cisterciens pour y écrire des prophéties : là, des foules d’hommes et de femmes, nobles et gens du peuple, nus jusqu’à la ceinture, précédés de leurs évêques et de leurs moines et se fouettant avec une vigueur fanatique, parcourent la Lombardie et l’Émilie et annoncent la fin prochaine du monde. À Pérouse, à Rome, on se flagellait nu dans les rues. « Celui qui ne se fouettait pas était réputé pire que le diable. » Les Gaudentes, les Frères joyeux, ne se fouettaient point, mais se réunissaient en confréries de plaisance, et vivaient gaiement avec des comédiens, curez hystrionibus. Puis, ce sont les ribauds, les truands, les trufatoïes (fourbes), les hommes vêtus de sacs, saccati, ou boscarioli, qui prêchent et campent dans les bois et quêtent dans les villes : l’un d’eux devint archevêque d’Arles : les Apostoli, bandes de dangereux vagabonds, qui pratiquent la communauté des femmes, et dont le chef, Gherardino Segalello, un franciscain défroqué, se fait passer pour le fils de Dieu. Il renouvelle les expériences de transcendante chasteté du Bienheureux Robert d’Arbrissel ; autour de lui ses disciples chantent : Pater ! Pater !
 
Le miracle perpétuel accroît encore cette frénésie. On rencontre des thaumaturges dans tous les carrefours. L’art de fabriquer de fausses reliques, si prospère déjà au XIe siècle, selon le moine Glaber, fait ici des merveilles. À Crémone et à Parme, les portefaix de la halle aux vins inventent un saint, leur ancien confrère, Albert de Crémone. Les corporations de petits métiers, bannières en tête, venaient processionnellement en vénérer les ossemens ; les malades, les infirmes se faisaient porter au pied de sa châsse. Les curés commandaient aux peintres, pour leurs paroisses, des représentations de la vie du saint « afin d’obtenir du peuple de plus riches offrandes. » La plaisanterie eût duré longtemps, si un chanoine de Parme, vicaire de l’évêque, ne s’était avisé de flairer d’assez près l’une des reliques, solennellement déposée, en un reliquaire, sur le maître-autel de la cathédrale. Or, c’était tout bonnement une gousse d’ail !
 
On vit alors entre les fanatiques, les faussaires, les bateleurs et l’Église une véritable lutte pour la vie. Chaque paroisse, chaque confrérie, chaque couvent voulut avoir ses guérisons miraculeuses, son prédicateur plus fort que les portes de l’enfer, ses conversions de pécheurs endurcis. Entre les moines mendians et les irréguliers de toute robe, ce fut une course effrénée à l’aumône, au florin d’or, à la croûte de pain. Mais le miracle
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importait par-dessus tout. Salimbene en raconte de bien plaisans, avec une touchante sincérité ; il écrit même cette ligne qui nous révèle tout un monde : « En l’an 1233, sous Grégoire IX, les frères mineurs et les prêcheurs s’entendirent sur les miracles à faire au temps des fêtes, de Pâques. »
 
C’est ainsi que la fraude, l’industrieux charlatanisme et, par conséquent, l’hypocrisie envahirent et gâtèrent cette Église italienne que François d’Assise avait cru purifier par l’amour et rajeunir par la liberté. Bientôt les chrétiens austères se méfièrent du moine errant, du sermonnaire d’occasion, du confesseur trop empressé, de l’ermite trop mystérieux. Dans le Fiore, imitation florentine de notre Roman de la Pose, Falsembiante laisse soupçonner, sous son noir manteau, toute une floraison de péchés capitaux. Les fidèles guettèrent l’hypocrite avec le zèle que l’Église mettait à rechercher l’hérétique. Nous avons vu Barbarino défendant aux veuves d’entr’ouvrir aux clercs la porte de leurs logis. Les gestes trop chargés d’onction, des roulemens d’yeux trop pathétiques, trop de larmes dans la voix rendirent suspects les prédicateurs. N’oublions pas, d’ailleurs, qu’ici il s’agit surtout de Florence ou de l’Italie supérieure, nullement de Naples. C’est un Romagnol, Benvenuto d’Imola, le commentateur de Dante, qui écrit : « J’ai vu un illustre hypocrite qui, devant prêcher, dès le matin, la passion du Seigneur, but du malvoisie en abondance et ainsi sa malice se répandit en gémissemens et en larmes, et il provoqua des milliers d’hommes à pleurer avec lui et, par ce stratagème, il extirpa en peu de temps beaucoup d’argent avec lequel, plus tard, il acheta un bon évêché, convertissant en simonie le gain de l’hypocrisie. »
 
Dante ne pouvait prendre qu’au tragique l’hypocrisie religieuse. C’est une des plus sombres visions de son enfer, cette longue procession de fantômes chargés de chapes de plomb doré, le capuchon dominicain rabattu sur le front, les yeux louches, qui se traîne lente, interminable, muette, dans le brouillard, les hypocrites farouches, méchans, continuateurs des Pharisiens et du pontife Caïphe. Boccace nous réserve une satire plus gaie. Le miracle de saint Henri de Trévise semble détaché de la chronique de Salimbene. Cet Henri, un Allemand, était un brave homme, mort en odeur de sainteté. Quand il rendit l’âme, les cloches de Trévise sonnèrent toutes seules. Sur son tombeau, dans la cathédrale, les aveugles, les boiteux et les sourds s’entassaient dévotement. Tout allait bien, quand trois Florentins, bouffons de cour, Stecchi, Martellino et Marchese, passant par Trévise, s’avisèrent de se divertir aux dépens du saint. Ils quittèrent leur hôtellerie,
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et, dans un endroit écarté, Martellino se contrefit de la tête en bas : yeux, bouche, cou, dos, bras et jambes, tout se mit de travers : imaginez Quasimodo. Soutenu par ses deux acolytes, il se fraya un chemin à travers la foule qui criait : « Place ! place ! » et, dans l’église même, il fut mollement couché par des gentilshommes sur la pierre miraculeuse. Le miracle ne se fit pas attendre morceau par morceau, Martellino se redressa, aux cris de bénédiction de l’assistance. Malheureusement, se trouvait là un quatrième Florentin qui reconnut notre homme, dès qu’il eut repris sa forme primitive, et, sans mauvais dessein, vendit la mèche. La foule, furieuse, se jeta sur le miraculé, l’accabla de coups et le traîna hors du saint lieu, pour le mettre à mort. Stecchi et Marchese suivaient criant : « A mort ! » comme les autres et ne sachant comment sauver leur ami. Mais ils étaient gens de ressources. Marchese aperçoit les sbires de la Seigneurie, court à eux, et montrant le dolent Martellino : « Ce coquin m’a coupé ma bourse où il y avait cent florins d’or. » Les sergens s’empressent de tirer, non sans peine, le faux estropié des griffes trévisanes ; tous les Trévisans de suivre, en criant : « A moi aussi il a coupé la bourse ! » On le mène au juge du podestat. Celui-ci est fort en peine du cas de ce voleur universel, et, pour s’éclaircir l’esprit, il fait appliquer Martellino à un engin de torture. Cela allait de mal en pis. Mais le Florentin n’était point un sot. « Seigneur, dit-il au juge, demandez à chacun de ces messieurs depuis combien de jours je lui ai coupé la bourse. » « Huit, six, quatre, » répondent les faux volés. « Seigneur, faites rechercher à la police, sur le registre des étrangers, depuis combien de jours je suis à Trévise. Interrogez l’hôtelier, mais ne me laissez pas massacrer par ces gens-là. » Déjà Marchese et Stecchi couraient à l’hôtellerie. L’hôte les conduisit à un certain Sandro Agolanti, familier du podestat, qui consentit à leur venir en aide. Le podestat était, par bonheur, un seigneur aimant à rire, que tout ceci divertit fort et qui renvoya Martellino absous. Ce fut, sans aucun doute, son dernier miracle.
 
Martellino est à peine un hypocrite et c’est un laïque. Mais, au Décaméron, les vrais faussaires de la maison de Dieu, clercs ou moines, sont en assez grand nombre. Voici le grand Inquisiteur Florence, un mineur, qui est en même temps le grand investigateur des bourses bien garnies : il apprend qu’un bourgeois fort baise s’est vanté de posséder en ses caves un vin si exquis que le Christ même pourrait le boire. Blasphème et sacrilège. Procès d’hérésie. Le bourgeois s’en tire à peu près avec beaucoup d’argent, « graisse excellente pour guérir la pestilentielle avarice
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de frères qui n’osent pas toucher du doigt les pièces de monnaie ». En outre, il doit entendre chaque matin la messe à Santa-Croce et se présenter au Père Inquisiteur à l’heure du dîner de celui-ci. Mais il ne tarde pas à se libérer de sa pénitence par un mot piquant qui fait rire les convives de Sa Révérence. Quand l’Inquisition souriait, au moins en Italie, elle était désarmée.
 
C’est un grand art que celui des hypocrites sensuels. Un abbé toscan (Boccace ne nomme pas l’abbaye) attire dans son jardin un paysan riche, Ferondo, et sa femme, « une personne très belle ». Là, il leur parle de la béatitude éternelle et des œuvres très saintes des chrétiens et des chrétiennes d’autrefois avec tant de charme, que la dame brûle d’envie de se confesser à lui. « Mon Père, je suis bien malheureuse, car j’ai un mari à la fois stupide et jaloux ; que faut-il que je fasse ? » L’abbé, très satisfait de cette entrée en matière, répond : « J’ai le remède ; afin de le guérir, nous le mettrons en purgatoire, pour un temps seulement ; puis, nous le rappellerons à cette vie ; mais, durant cette expiation, vous aurez soin de ne point vous remarier. » Et, sans plus de cérémonie, il lui offre, pour cette période de veuvage, des consolations peu canoniques. Elle se récrie : « Vous n’êtes donc point un saint, comme je le croyais ! » Et l’abbé (assurément un arrière-grand-oncle de Tartuffe) répond : « Mais cela n’empêche pas du tout la sainteté, qui réside dans l’âme seule. Pourquoi votre beauté est-elle sans pareille ? Vous pouvez bien vous en glorifier, en pensant qu’elle charme les saints eux-mêmes, habitués à voir les beautés du ciel. Enfin, pour être abbé, je n’en suis pas moins homme comme les autres - corme che io sia abrite, io sono uorno conte gli altri - et, vous le voyez, je ne suis pas encore vieux. » Qu’elle accepte donc la grâce que Dieu lui offre, et, par-dessus le marché, un présent de’ joyaux, et, sur-le-champ, un anneau d’or. La belle, toute honteuse, et presque à demi séduite, consent, mais à la condition que Ferondo sera d’abord dans sa niche, au purgatoire.
 
L’opération est menée rapidement. Le paysan, invité par l’abbé, boit un verre de vin somnifère, dont la recette vient du Vieux de la Montagne. Il semble vraiment mort et on le met au sépulcre. La nuit d’après, aidé d’un moine de Bologne, l’abbé retire son homme du sarcophage, le revêt d’une robe monacale et l’enferme en un caveau, couché sur une botte de paille. Quant à lui, chaque soir, il se rend chez la veuve, revêtu des habits mêmes du défunt, et tout le pays croit que l’âme en peine de Ferondo va demander des messes à sa femme éplorée. Cependant, le frère de Bologne visite son faux mort, qui s’est bientôt réveillé ; il l’informe
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de son séjour d’outre-tombe, le bat de verges avec une voix épouvantable et lui apporte à dîner. « Mais les morts mangent-ils ? interroge Ferondo. — Certainement, et voici ce que ta femme a porté ce matin à l’église pour des messes. » Le mort boit et fait la grimace. Pourquoi n’a-t-elle pas donné au curé du tonneau qui est contre le mur ? En guise de dessert, nouvelle tournée de verges, avec commentaires d’édification. « Le bon Dieu te punit pour avoir été jaloux, ayant la meilleure femme de la contrée. » Ferondo, qui ne voit goutte dans sa cave, demande si sa femme n’a pas offert de chandelles. « Oui, dit le moine, mais on les a brûlées pour la messe. » Au bout de dix mois, on endort de nouveau le paysan et on le recouche, avec ses habits, dans son premier tombeau. Il se réveille, voit un rayon de lumière, se démène et crie : « Ouvrez ! ouvrez ! » et finit par rejeter le couvercle du funèbre monument. Les moines, qui ne sont pas dans le secret de la comédie, courent, frappés de terreur, chez l’abbé. « Mes enfans, ne craignez rien ! prenez la croix et l’eau bénite, suivez-moi et allons voir ce qu’a fait la puissance de Dieu pour exaucer mes prières. » Ce fut une touchante cérémonie. Le bonhomme, persuadé qu’il ressuscite, inondé d’eau bénite, retourne à sa maison tout le pays, à sa vue, s’enfuit en se signant. Il finit par rassurer tout le monde, sa femme aussi, qui ne tarde pas beaucoup à lui donner un beau garçon. Lui, il vivra désormais très satisfait de son voyage au purgatoire, ami intime du bon abbé, donnant à ses voisins des nouvelles de leurs parens et amis morts, et répétant volontiers l’entretien particulier qu’il eut là-bas avec Ragnolo Braghiello, c’est-à-dire l’Ange Gabriel. C’est le rêve éveillé de don Quichotte, sortant de la caverne de Montésinos.
 
Si ce moine a réussi trop effrontément au gré de son caprice, c’est que Boccace lui pardonne son hypocrisie en faveur de son esprit, et que, dans la vieille Florence, l’esprit a toujours raison. Cet autre, Alberto della Massa, le pire coquin d’Imola, ancien voleur, ruffian, faussaire et homicide, qui s’est fait frère mendiant, prédicateur et prêtre, finira comme il le méritait, c’est-à-dire fort mal. C’est à Venise que nous le trouvons sous le masqu apostolique. « A l’autel, quand il célébrait, s’il y avait une grande assistance, il pleurait la passion du Sauveur. » A force de prêcher et de pleurer, il était devenu l’homme de confiance des Vénitiens, dépositaire des testamens et des fortunes, confesseur et directeur des cavaliers et des dames. « Le loup s’était changé en berger » ; sa réputation de sainteté « dépassait celle de saint François d’Assise ». Arrive à son confessionnal une Vénitienne légère de cervelle, « comme elles sont toutes à Venise », dont le mari naviguait
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alors « dans les mers de Flandre ». À une question insidieuse du frère, elle répond que sa beauté est trop digne du paradis pour s’abandonner à un amour terrestre. Alberto la renvoie et, quelques jours plus tard, accompagné d’un ami sûr, il se rend chez la belle et lui conte une histoire à dormir debout. L’ange Gabriel, un bâton à la main, est entré dans sa cellule et l’a battu pour avoir reproché à sa pénitente d’estimer trop la grâce de sa personne. Elle est si divinement belle, dit l’ange, que, si je ne craignais de l’effrayer, j’irais lui faire visite. La sotte, croyant à la vision du frère, le prie de calmer les scrupules de Gabriel : elle le recevra très volontiers, sous la forme qu’il lui plaira de choisir. « Eh bien ! dit le fourbe, permettez qu’il se présente avec mon propre corps. Pendant ce temps, il mettra mon âme en paradis. » Tout alla bien : Frà Alberto, tout en blanc, avec de grandes ailes, fit, cette nuit, sa première visite, suivie de beaucoup d’autres. Mais la bavarde Vénitienne ne put s’empêcher de confier l’aveu de son bonheur à une voisine, et, en deux jours,. volant de lagune en lagune, l’angélique comédie fut la fable de Venise. Les pareras de la pauvre dame furent curieux de connaître l’ange et de savoir « s’il pouvait s’envoler ». Une belle nuit, Gabriel n’eut d’autre moyen de s’enfuir que de se jeter par la fenêtre dans le Grand Canal. Il gagna à la nage la maison d’un « bon homme », à qui il raconta vaguement son aventure et qui le mit dans son lit. Quand il fit jour, le charitable Vénitien se rendit au Rialto, entendit l’histoire de l’ange, dont on n’avait plus trouvé que la robe et les ailes. Il revint fort aise au logis, et exigea de Frà Alberto un engagement de cinquante écus pour ne point être livré à ses persécuteurs. Le moine signa. Mais il fallait rentrer au couvent. L’autre eut une idée. On était en carnaval. Ce jour-là, sur la place Saint-Marc, c’était une chasse d’hommes déguisés en bêtes sauvages. La chasse finie, chacun peut emmener où il lui plaît la bête qu’il a présentée à la fête. Bien enduit de miel, roulé ensuite dans des plumes de poules, une chaîne au cou, un masque au visage, un bâton dans une main, traînant de l’autre deux grands chiens, l’ange fut conduit par son bourreau à travers Venise jusqu’à Saint-Marc, tandis qu’au Rialto on criait le secret de la comédie. Le sauvage à plumes, attaché à une colonne, tout noir de mouches, le masque enlevé, fut livré d’abord à la risée et aux outrages de la foule ; puis, les pareras et cousins de la dame parurent, au nombre de six, lui jetèrent un manteau sur les épaules et le traînèrent jusqu’à leur maison où ils le renfermèrent jusqu’à sa mort. Mais nous ignorons si les cinquante écus furent jamais payés au « bon homme » du Grand Canal.
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Il manque encore une figure à cette galerie d’hypocrites, dont je ne montre point les plus impurs exemplaires : le charlatan joyeux, inoffensif, baladin et prédicateur, qui se contente d’un bénéfice honnête et d’un bon souper, exhibe de fausses reliques comme d’autres feraient des serpens ou des crocodiles empaillés, amuse la multitude tout en l’édifiant et ne se déconcerte d’aucun accident survenu dans sa mystique machination. C’est un bon moine quêteur de saint Antoine, frate Cipolla, frère Oignon, qui chaque année vient, à époque fixe, recueillir les liards des fidèles de Certaldo même, la cité paternelle de Boccace. Les oignons de Toscane étaient renommés, dit le conteur. Étaient-ils plus exquis à Certaldo et servaient-ils, dans le populaire, de sobriquet pour désigner les gens très rusés ? Je dois, sur ce point, à M. de Nolhac un renseignement assez curieux. Sur un manuscrit de Pline l’Ancien, qui provient de la bibliothèque de Pétrarque, est une note marginale au passage relatif aux oignons et qui n’est point de l’écriture du poète : Nondum Certaldenses orant. M. de Nolhac croit y reconnaître la main de Boccace. La cipolla fournit ainsi au Décaméron un trait de caricature, comme la truffe, tartuffo, a produit Tartuffe.
 
Ce frère Oignon était « petit de taille, rouge de poil et d’une face riante, le meilleur brigand du monde », ignorant, grand hâbleur, ancien compère de tout le monde dans la contrée. Un dimanche d’août, pendant la messe, il donne rendez-vous aux fidèles pour l’heure d’après nones, au son des cloches, afin d’obtenir, en échange de leurs aumônes, la protection de saint Antoine pour leurs ânes, leurs bœufs et leurs porcs. Il prêchera, fera baiser la croix, et exhibera une relique insigne, qu’il ’a rapportée lui-même de Terre Sainte, à savoir une plume perdue par l’ange Gabriel dans la chambre de la Vierge Marie, le jour de l’Annonciation. Or, dans l’assistance se trouvaient, par hasard, deux jeunes gens « très malicieux », Giovanni del Bragoniera et Biagio Pizzini. C’étaient des amis, mais des amis traîtres. Frère Oignon, déjeunant au château, laissait à l’hôtellerie son reliquaire et les cose sacre, sous la garde d’un valet en qui s’étaient amassés tous les défauts et tous les vices, le très paresseux, ivrogne et répugnant Guccio Porco. La servante de l’auberge, une grosse maritorne, étant du goût du personnage, Guccio s’était établi dans la cuisine, guettant de l’œil la rôtissoire et la rôtisseuse. Les cieux jeunes Florentins montèrent donc sans difficulté à la chambre du frère, ouvrirent la casseta sacra, enlevèrent la plume et la remplacèrent par quelques poignées de charbon. À l’heure fixée, au moment du prône, Cipolla, ayant bien déjeuné et
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fait une petite sieste, se tint sous le porche de l’église, entre deux cierges allumés, le capuchon rabattu sur le dos. Dans le campanile, les cloches carillonnaient. Frère Oignon tira lentement la cassette de son étui de soie et, avant de l’ouvrir, prêcha en l’honneur de l’ange Gabriel. Puis il souleva le couvercle. Plus de plume, des charbons. Il blasphéma, mais en pensée seulement et sans se troubler, ni « changer de couleur » : « 0 mon Dieu 1 que ta puissance est grande ! » Suit alors un long discours bouffon où il raconte une mission qu’il fit jadis en une contrée de géographie fantastique, aux pays de Truffia et de Buffla, « où je trouvai, dit-il, beaucoup de nos frères et des moines des autres ordres », un véritable itinéraire à la Pantagruel. Un jour, le patriarche de Jérusalem lui a fait voir les plus étonnantes reliques, un doigt du Saint-Esprit, le toupet du séraphin qui apparut à saint François, une côte du Verbum Caro factum est, un rayon de l’étoile des Trois Mages, une ampoule pleine de la sueur de saint Michel. Puis, la fameuse plume, que le vénérable prélat lui a donnée. Elle est dans une petite châsse très semblable à une autre où sont renfermés des charbons sur lesquels fut rôti saint Laurent martyr. « Voyez, mes frères, l’admirable événement : dans deux jours, c’est la fête de saint Laurent, et voilà que le bon Dieu m’a fait apporter le reliquaire des saints charbons ! » Il entonne la Laude de saint Laurent, bénit la foule prosternée devant la relique, et, sur les chemises des hommes et les voiles des femmes, trace des croix avec ses charbons qui, « une fois réintégrés dans leur cassette, deviendront aussi gros qu’auparavant. » Giovanni et Biagio, qui avaient étouffé de rire durant le sermon et la cérémonie, se croisèrent comme les autres. Le soir même, ils rendirent la plume à frère Oignon et tous trois soupèrent joyeusement à l’hôtellerie, aux frais de saint Laurent, le diacre martyr.
 
 
===V===
 
Cette comédie du Décaméron est florentine par ses principaux personnages, comme par le théâtre de la plupart de ses intrigues. Boccace n’a bien connu, en Italie, ou plutôt il n’a aimé que la Toscane et Naples. Des Venitiens, des Lombards, des Gênois, des Romains, des gens de la Romagne, il ne fait que des comparses ou des figures destinées aux mauvais coups, tels que Frà Alberto d’Imola. À Venise, à Gênes, à Pérouse, sont les avares, les imbéciles, les libertins grossiers. Il semble que Rome, veuve de son pape et de son grand monde ecclésiastique, n’ait pu fournir
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au conteur ni un type, ni une scène originale. La satire placée dans la bouche d’Abraham, le juif de Paris, n’est formée que de traits généraux, de critiques abstraites, telles qu’il s’en rencontrait chez les écrivains ascétiques eux-mêmes, depuis Pierre Damien et saint Bernard. Le vide laissé par Rome au Decaméron a une réelle signification historique. Au temps de sainte Catherine de Sienne et des derniers pontifes d’Avignon, la pauvre ville’ éternelle, accablée de misères, oubliée par les pèlerins, n’était plus qu’une ruine immense, où se perdaient moins de vingt mille habitans. Les ronces croissaient sur le tombeau des Apôtres, et la vision mystique de Rome, tête du monde, Borna caput mundi, s était retirée de la chrétienté.
 
Mais Boccace a vécu, dans Naples, les plus beaux jours de sa jeunesse. La vie napolitaine lui a dévoilé quelques-uns de ses secrets. Secrets de Polichinelle, à la vérité : ici, la vie populaire s’étale en plein air, le long de la Marine, au môle, sur les degrés des églises, à Santa Lucia, au beau milieu des ruelles fangeuses ; aux paroles, ou plutôt aux clameurs, aux gestes et aux contorsions des personnes, il est aisé de deviner les mœurs intimes, le train accoutumé de la maison : de l’indigence et de la fourberie, truites les dépravations d’une servitude séculaire, une religion d’idolâtres, l’hallucination constante du bien d’autrui, un monde très remuant et très perfide, d’une gaieté un peu maladive, un peuple amusant et pittoresque, à qui a manqué seulement la visite 1 Callot ou de Goya. Parmi les croquis de ces deux grands observateurs de la malice humaine, on trouverait plus d’une illustration au conte suivant de Boccace.
 
Un jeune Pérugin, Andreuccio, courtier en chevaux, s’est rendu, pour sa première expédition loin de sa montagne, à la foire de Naples, avec cinq cents florins d’or dans sa bourse. Il entre dans la bruyante fourmilière un dimanche soir, descend à l’hôtellerie, se renseigne et, le lendemain matin, se dirige vers le marché. Il montre à tout venant sa riche sacoche et fait sottement tinter ses florins.
 
Une Sicilienne jeune et belle, d’humeur complaisante, suivie une vieille jouant les suivantes de bonne maison, passe à travers la foule, entend la sonnerie des florins, décide qu’ils tomberont dans ses mains. Le hasard veut que la vieille, de son côté reconnaisse Andreuccio, dont elle a servi jadis le père à Palerme et à Pérouse. Elle court au jeune homme, l’embrasse, le confesse, prend un rendez-vous à l’hôtellerie, puis elle rend à Sicilienne ses précieuses informations. Celle-ci arrête son plan d’opération, occupe la vieille et la retient au logis et dépêche à
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Andreuccio sa femme de chambre. Le Pérugin était assis seul à la porte de l’auberge, respirant l’air marin. « Messire, dit la soubrette, une noble dame de la ville voudrait bien vous parler. » Andreuccio, convaincu que c’est une bonne fortune qui lui sourit, suit la fille, qui le conduit en une rue équivoque, appelée Malpertugio, Maupertuis, le nom même du castel de notre vieux Renart. Au bas de l’escalier : « Madame ! Voici Andreuccio ! » Et la dame apparaît au haut, richement vêtue, charmante ; elle embrasse l’étranger sur le front, en versant des larmes de félicité. Elle l’entraîne dans sa chambre, toute parfumée de roses et de fleurs d’oranger ; sur des traverses sont étendues des étoffes de soie, « selon la coutume napolitaine. » On s’assied au pied du lit, sur un coffre ; commence une révélation que le jeune homme n’avait certainement point souhaitée : « Andreuccio, je suis ta saur ! Ton père a aimé ma mère, une veuve de Palerme, et nous a abandonnés, quand j’étais encore toute petite. » Suit tout un roman. Elle a épousé un gentilhomme de Girgenti qui, pour ses relations politiques avec le roi de Naples Charles II d’Anjou, fut chassé de Sicile par le roi Frédéric d’Aragon. Son mari s’est réfugié à Naples, mais le roi angevin l’a comblé de ses faveurs et a rétabli sa fortune. Ayant ainsi parlé, elle l’embrassa derechef et pleura sur le front du jeune homme. Andreuccio, naïf, ne doute point que sa vraie sueur ne soit à ses côtés, il met la dame au courant de ses affaires de famille. Il goûte alors une joie très pure.
 
Tous deux boivent fraternellement du vin grec et mangent des confitures. Le soir vient. Le Pérugin veut s’en retourner à l’hôtellerie où d’autres courtiers de chevaux l’attendent pour souper. La Sicilienne se récrie : « Quitter si tôt une sueur si chère ! » Elle enverra plutôt un valet prévenir les gens de là-bas qui se mettront bien à table sans son frère. Andreuccio ne demande pas mieux que de demeurer ; il soupe comme un prince et le repas dure jusqu’à la nuit noire. Mais, alors, il est trop tard pour s’aventurer à travers les rues dangereuses de Naples. Donc, le malheureux se résout à ne point sortir avant le jour de cette caverne. À minuit, la dame se retire « avec ses femmes », dans son appartement, laissant les fleurs d’oranger, le lit aux courtines soyeuses et un petit valet à son bien-aimé frère. Celui-ci retire ses vêtemens et s’apprête aux douceurs du sommeil.
 
Ici, se place un incident, d’une trivialité toute rabelaisienne, qu’il faut bien indiquer, car il importe à la suite de l’action. Souvenez-vous du premier acte du Malade imaginaire. Andreuccio a ouvert une petite porte donnant sur la chambre fleurie, et
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indiquée par le petit valet. Une planche traîtresse s’effondre sous ses pas, et il tombe d’assez haut, niais sans se blesser, le long d’une muraille infâme, au fond d’une sorte de puits pratiqué entre deux maisons, il crie à l’aide ; le petit valet court avertir sa dame et celle-ci s’empresse d’enlever les vêtemens du pauvre diable et la bourse aux florins d’or. Le Pérugin, désespéré, se hisse jusqu’à la crête d’un petit mur, descend dans la rue, retourne à la porte du logis, qu’il secoue de toutes ses forces, toujours criant et suppliant. Les voisins, réveillés, se montrent aux fenêtres ; une servante de la Sicilienne, tout en se frottant les yeux, paraît à son tour. « Qui frappe en bas ? — Ne me reconnaistu pas ? Je suis Andreuccio, frère de Mme Fleur de Lys. — Bonhomme, si tu as trop bu, passe ton chemin, je ne sais de quel Andreuccio tu radotes. » Elle referme sa fenêtre. L’autre, tout enragé, se saisit d’une grosse pierre et fait sonner la porte comme un tambour. Colère croissante des voisins qui voudraient bien dormir. « C’est indigne de faire à cette heure un tel vacarme à la porte des courtisanes. Va-t’en et retourne demain matin. »
 
Alors intervient à la fenêtre, avec une voix féroce et sonore, un personnage qui, jusqu’à présent, manquait à la fête, « un grand bachelier, la face couverte d’une épaisse barbe noire, qui bâillait comme s’il sortait du lit », le chevalier et surintendant de la belle. Il menace de rosser le Pérugin. Les voisins, à la vue de l’homme barbu, jugent que les choses se gâtent sérieusement. « Par Dieu, bonhomme, sauve-toi vite, si tu ne veux être assassiné sur la place. » Andreuccio, pris de peur, presque nu et se faisant horreur à lui-même, marche donc au hasard à travers Naples endormie. De loin, il aperçoit deux hommes qui cheminent avec une lanterne. Il les croit « de la famille de la cour », c’est-à-dire sbires de la police et se jette dans une masure. Ils y entrent, eux aussi, en faisant un étrange bruit de ferrailles, soupçonnent vite, sans l’avoir vu, la présence d’un tiers, et levant leur lanterne, découvrent notre déplorable héros.
 
Ces seigneurs étaient, de leur métier, tire-laine et crocheteurs de serrures. Ils se firent conter l’aventure. « C’est à la maison de Scarabone Buttafuoco, tu peux remercier Dieu de la chute qui t’a tiré de ce repaire ; autrement, tu n’en serais jamais sorti vivant. Ne pleure pas sur tes florins perdus ; tu n’en retrouveras pas un seul ; viens avec nous ; nous allons à une bonne affaire ; pour ta part, tu récupéreras et au delà l’argent qu’on t’a volé. » Andreuccio répondit qu’il était leur homme. Or, la veille, on avait enseveli à la cathédrale, revêtu d’ornemens d’or, portant au doigt un admirable rubis, l’archevêque de Naples, Messer Filippo Minutolo ;
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il s’agissait simplement de dépouiller le cadavre. Le Pérugin, que sa détresse avait rendu stupide, les suivit. En chemin, l’idée vint aux voleurs qu’il ne serait point hors de propos de nettoyer leur compagnon. Un puits, muni de sa poulie et d’une corde sans seau, se présente ; ils attachent Andreuccio et le descendent. Mais voilà que des sbires, pressés par la soif, se dirigent, eux aussi, vers le puits : les voleurs décampent et se glissent dans l’ombre à pas de loup : les sbires tirent la corde et ramènent le Pérugin en chemise, rafraîchi et purifié ; leur premier mouvement, à la vue de ce fantôme qui monte à eux, est de s’enfuir, en abandonnant leurs armes et leurs manteaux. Andreuccio se raccroche à la margelle : il rejoint ses amis qui retournaient au puits afin de l’en tirer. Tout en riant de la lâcheté des sbires, on se hâte vers Saint-Janvier. Ils entrent dans la cathédrale comme en un moulin, assai leggiermente, et vont droit au sarcophage épiscopal. Ils en soulèvent le couvercle et l’étançonnent, afin de livrer passage à un corps de voleur. Mais qui descendra, vivant, au sépulcre ? « Ce n’est pas moi, dit chacun des trois associés. — Tu entreras, disent les deux bandits, ou nous t’assommerons. » Andreuccio, tout tremblant, se coule dans le tombeau. « Ces gens-là, pense-t-il, emporteront tout le trésor et se moqueront de moi : faisons-nous d’abord notre part. » Il se passe au doigt l’anneau pastoral et livre à ses complices tour à tour la croix d’or, la mitre, les gants brodés d’or, la chape, l’étole, jusqu’à la chemise du prélat. « Et l’anneau ? » interrogent les deux autres. « Je ne trouve point d’anneau. » Nos voleurs font brusquement retomber le couvercle et s’en vont Andreuccio essaie en vain de soulever, de la tête et des épaules, la pierre du sépulcre. Le voilà bien enfermé, jusqu’au jour du Jugement. Il mourra d’une mort horrible, sur le cadavre de l’archevêque. Et si, par hasard, on le délivre, il sera pendu en qualité de voleur et de sacrilège.
 
Une rumeur court sous les voûtes de Saint-Janvier. Il y a des gens qui vont et viennent dans les ténèbres et parlent bas. Ils se rapprochent du tombeau. Le Pérugin se meurt d’épouvante. On a soulevé et maintenu le couvercle, mais personne n’a le cœur de descendre sur le corps de Sa Grandeur. Après un long débat, un prêtre dit : « Vous avez peur ? Craignez-vous donc qu’il ne vous mange ? Les morts ne mangent pas les vivans. Moi, j’entrerai. » Le prêtre passe les jambes dans le sarcophage Andreuccio se redresse et le tire vivement à lui. Le clerc impie pousse un hurlement de terreur et se jette hors de la tombe et toute la troupe s’enfuit « comme s’ils avaient cent mille diables
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à leurs talons. » Notre homme ne s’attarde pas davantage à son douloureux tête-à-tête avec le mort. Il sort de la cathédrale, légèrement vêtu, une bague épiscopale au doigt. Le jour approchait. Il parvient au port et, de là, retrouve heureusement le chemin de son hôtellerie. L’hôte, un Napolitain de vieille race, lui conseille de filer sans retard sur la route de Rome ; il ne demanda pas mieux que de suivre le conseil, étant rassasié des enchantemens de Naples, et trop heureux d’avoir échappé, en une seule nuit, à trois ou quatre morts diversement fâcheuses. Il rentra donc à Pérouse, riche d’expérience, rapportant non pas des chevaux, mais le rubis de l’archevêque.
 
Nous voici bien loin de la douceur et de l’ironie florentines. Ce conte est comique, non par l’esprit de finesse des personnages, gens de sac et de corde, mais par l’accumulation d’infortunes grotesques qui pleuvent sur l’enfant de Pérouse. C’est bien de l’art napolitain, une peinture chargée de couleurs crues, faites pour la lumière brûlante, une musique coupée de notes aigres et railleuses. Au petit théâtre populaire de San Carlino, la pièce, dominée et réglée par Polichinelle, se trouverait dans son cadre naturel, en présence de son vrai public. Mais l’on sait que les coups de bâton de cet idéal Napolitain sont parfois mortels. À Naples et sur les bords de la mer de Sicile, en vue de l’île azurée de Caprée, Boccace avait respiré l’air d’une des régions les plus tragiques du monde. Il put voir un jour, en 1343, le cadavre d’André de Hongrie, égorgé par l’amant de sa femme, la reine Jeanne, petite-fille du roi Robert d’Anjou. On lui conta là-bas bien des histoires d’amour où le crime se mêlait à la volupté, où la vendetta scélérate gâtait les fêtes les plus joyeuses. C’est à Naples, et non point à Florence, qu’il puisa l’inspiration des plus sombres drames du Décaméron.
 
ÉMILE GEBHART.