« Amaïdée » : différence entre les versions

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Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte, sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un {{tiret|élé|ment}}
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Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avait pris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux, s’emparait de plus vaste encore : — la misérable créature. C’était la part du Lion.
 
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Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussi beau, aussi lumineux qu’au temps où les hommes l’adoraient en l’appelant Apollon ; il dardait ses flèches d’or sur la mer sombre qui en roulait les étincellements dans ses flots, semblable à la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture rose ceignait le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancs d’Aphrodite, et l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dont elle est le présage s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient des traîtraînées de
nées de
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jour à travers des ombres lentes à disparaître. Un vent presque liquide de fraîcheur s’élevait de la mer et déroulait les perles de rosée suspendues à la chryste marine de la falaise, tapis nuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nuds des jeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendre au loin, mais confus encore comme le premier réveil des hommes, distincts seulement à cause de la pureté de l’air du matin.
 
Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la première feuille tombée du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpable respirée par le regard et gardée dans la pensée, ce sein plus intime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle ne se flétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenait des grèves à sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jour devenu pénétrant avait sans doute réveillés. Il croyait les retrouver assis aux pierres de la porte, admirant ce magnifique spectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons que le jour infinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il les aperçut par la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dont il ne savait pas encore le nom. Le Philosophe attachait {{tiret|atta|chait}}
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{{tiret2|atta|chait}} quelque imperceptible agrafe à la robe, comme l’aurait pu faire une humble servante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit point à sourire de la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et forts qui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens une amabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle à tout, vous aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvre entr’ouverte ! Il y a des maternités plus ineffables que celles des mères, des grâces plus grandes que celles des femmes, dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules ou qui lace un brodequin défait.
 
— « Amaïdée, c’est notre hôte », — dit Altaï en relevant la tête. Il venait d’achever son travail. L’agrafe avait fixé la robe sur le sein de la femme, qui se tourna vers le Poète en lui disant un bonjour déjà familier. Somegod put mieux juger de la beauté qui l’avait frappé d’abord en Amaïdée quand il l’avait vue pour la première fois. Les nattes de ses cheveux n’étaient plus souillées de poussière, le teint noirci de la sueur du voyage, le front maculé de ces grandes taches d’un roux âcre et livide que l’on doit à l’é
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chauffementl’échauffement et à la fatigue ; les cheveux n’avaient plus d’autre nuance que celle de quelque tresse dorée qui rayonnait capricieusement dans leur jais et qui s’en détachait d’une façon plus vive aux obliques ondulations de la lumière. Le teint avait repris sa couleur uniforme et mate dans laquelle circulait une vie profonde, sans pourpre aux joues, sans blancheur nulle part ; c’était un bistre fondu dans les chairs. Les sourcils, noirs et arqués, se prolongeaient fort loin dans les tempes, ce qui donnait une expression remarquable à ses yeux, dont les larges prunelles étaient jaunes et d’une si admirable transparence qu’on allait d’un seul trait au fond de ce regard étincelant, humide, cristallin et calme, avait dit Altaï, comme un lac aux pieds des montagnes, mais quand le soleil y verse son or pur dans une mélancolique soirée.
 
Ce regard ne trahissait rien du passé, de la vie, de l’âme. Il était doux comme l’indifférence, un peu vague, mais sans rêverie qui l’égarât loin de vous. De flamme plus rapide qui s’en échappât, il n’y en avait point. Jamais un désir ne le tournait éloquemment vers le ciel ; jamais un regret ne l’abaissait vers la terre. Ce n’eût pas été
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— Tu ne m’avais pas parlé de cet amour, ô Altaï ? — dit Somegod avec une voix grave.
 
— À
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— À quoi bon, — répondit le Philosophe, — puisque je n’y croyais pas ! »
 
Une larme, — une de ces larmes qui en valent des torrents dans les yeux de celles qui sont restées pures, cerna les noirs cils d’Amaïdée, mais ne roula point sur sa joue, quoique cette âme sans fierté ne mît pas sa gloire à la dévorer. Altaï la vit :
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Mais le Philosophe secoua la tête ; un sourire de dédain ouvrit ses lèvres comme le précurseur de quelque réponse inflexible ; puis le dédain se changea en sourire de mélancolie, et il n’osa pas appuyer son stoïcisme sur cette pauvre créature abattue, qui croyait que l’on se relevait de la mêlée en saisissant encore une fois les genoux d’un homme et en tordant passionnément ses beaux bras autour de ce dernier autel.
 
— « Écoute-moi, ô Amaïdée ! — dit Altaï.
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L’amour passe, et la vertu demeure. Si je t’ai entraînée avec moi, ce n’était ni comme une victime ni comme une esclave. Je ne suis point un de ces insolents triomphateurs de l’âme des femmes, chassant devant eux les troupeaux qui leur serviront d’hécatombes. En me suivant, je te voulais libre ; je le désirais, du moins. Tu ne l’étais pas, et c’est peut-être la raison pour laquelle tu es venue. Vous autres femmes, vous n’avez que des enthousiasmes et n’obéissez qu’à des sentiments. Mais si je te laissai obéir au tien, ô mon enfant ! si je ne te mis pas la main sur la bouche quand tu me répétas cette triste parole que tu m’aimais, et si je ne partis pas seul, c’est que j’étais sûr que le temps t’arracherait du cœur cette épine et que je te voulais meilleure qu’heureuse. »
 
Amaïdée avait posé son front sur la main qui soutenait son menton tout à l’heure. Son cou dessinait une courbe charmante. On aurait dit une Mélancolie éplorée ou une Résignation qui se ployait sous les paroles d’Altaï. Que se passait-il en cette âme comme cachée sous le corps incliné, dans cette femme qui semblait s’ombrager d’elle-même ? Altaï regardait la terre en prononçant
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les mâles paroles auxquelles elle n’avait pas répondu, et Somegod, tourmentant une longue mèche de ses cheveux noirs sur sa tempe gauche, avait la tête tournée vers le ciel, dans l’éclat duquel sa tête brune et son profil à arêtes vives se dessinaient avec énergie. Le soleil coiffait d’aigrettes étincelantes les différents pitons des falaises. Il semblait que tous ces noirs géants se fussent relevés de leurs grands jets d’ombre où ils étaient disparus et avaient repris leurs casques d’acier. La vie envahissait davantage les grèves solitaires où la marée montait avec le jour, et les pêcheurs tendaient leur gracieuse voile latine et se préparaient à quitter le havre qui les avait abrités. Tout était mouvement et allégresse, excepté sur ce Sunium sans blanche colonnade, plus sauvage et plus modeste que celui où s’asseyait Platon. Là, la vie avait revêtu de plus solennels aspects ; les trois personnes qui en attestaient la présence restaient dans leurs poses silencieuses. Immobilité et silence, ces deux choses qui siéent si bien à tout ce qui s’élève de la foule, ce double caractère de tout ce qui est profond et grand, et qui faisait comprendre à l’artiste des temps anciens qu’on ne pouvait représenter dignement {{tiret|di|gnement}}
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{{tiret2|di|gnement}} les Dieux qu’avec du marbre. Amaïdée, Altaï, Somegod, étaient un peu plus que ces mariniers hâlés et nerveux qui s’agitaient au bas de la montagne et au bord des ondes, sous les rayons du soleil levant que défiait la nudité de leurs poitrines. À eux trois ne représentaient-ils pas l’Amour, la Poésie et la Sagesse ?
 
Ils passèrent cette journée et les suivantes à errer le long des rivages et à vivre de cette existence qui était vague pour Altaï et Amaïdée, et qui n’était profonde que pour Somegod ; car, pour que les choses extérieures entrent dans l’homme, il faut être accoutumé à les contempler longtemps, et l’on n’en conquiert pas l’intelligence avec un regard léger comme les cils d’où il s’échappe. — Somegod faisait pour ainsi dire à ses hôtes les honneurs de la Nature. Altaï n’avait pas repris la douloureuse conversation du premier matin. Amaïdée, muable sensitive, avait oublié les impressions cruelles qui avaient chargé son œil de pleurs et son front de tristesse. Entre la femme et l’enfant, il n’y a que la différence d’une émotion. Quand l’émotion grandit, l’enfant devient femme ; quand elle diminue, la femme redevient un enfant : elle se rapetisse, comme
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pas leur vie à gagner et qui l’exposaient aux brisants. Que s’ils surprenaient les paroles de ce groupe étrange, c’étaient des paroles singulières, inexplicables comme eux, et dont tout leur eût été incompréhensible si le mot de Dieu ne s’y était mêlé souvent.
 
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de ces soirs, — ils avaient erré longtemps, la nuit noire s’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vagues phosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ; l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et sur les mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, si solennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beau que quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; — Amaïdée adressa la parole à Somegod :
 
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Un de ces soirs, — ils avaient erré longtemps, la nuit noire s’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vagues phosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ; l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et sur les mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, si solennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beau que quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; — Amaïdée adressa la parole à Somegod :
 
« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc
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dans son orgueil quand il s’est enchanté lui-même de la balbutie de ses lèvres. Il jouait au Dieu en s’efforçant de créer avec sa parole, mais la Nature l’écrasait de son calme pur de dédain. Si l’on m’eût donné le choix, j’eusse mieux aimé peut-être risquer ce mensonge que de sentir un doigt qui n’était pas le mien, comme celui du dieu Harpocrate, faire peser le silence sur ma bouche esclave. Mais, hélas ! l’alternative me manquait. Et voilà pourquoi j’ai souffert. Amer tourment de l’impuissance ! quoique ce fût encore plus l’impuissance de l’homme que de Somegod. Ma vie s’ensanglanta de cette lutte furieuse que tout homme a avec soi-même avant de prendre son parti sur soi. On le prend enfin, on le prend, ce parti désolé et funeste, mais quelle consommation de la vie !
 
« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas mon histoire. Les vies de tous se ressemblent plus qu’on ne croit. Femme ou Poète, quand la souffrance intervient dans les battements de nos organes, cette souffrance est un désir que rien n’étanche, et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désir funeste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamais s’
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assouvirs’assouvir ! le sentiment ne perd point de sa formidable intensité. Parce que, ma pauvre Lesbienne, tu ne voyais sur les rivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois, parce que, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas jamais ton voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ô Amaïdée ! qu’il n’y avait à aimer que ce que tu aimais ! Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y avait pas la Nature ? Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme finissaient toutes à l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai la Nature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Je l’aimai avec toutes les phases de vos affections inconnues et que j’entendais raconter. Je reconnaissais, aux récits des hommes et aux chants des poètes consacrés aux amantes, que ce que j’éprouvais avait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut d’abord qu’une douce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers le soir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel, quand, assis sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de ma mère ou de mes sœurs promenant alentour, ou que seul je pouvais à peine m’arracher, à la nuit, vers le tard. Les mères se méprennent souvent {{tiret|sou|vent}}
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{{tiret2|sou|vent}} aux tristesses de leurs fils. La mienne m’envoya dans les villes. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part du grand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie, sans désir et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés. J’y rapportais la même froideur et un front plus chargé d’ennuis. Je n’étais pas malheureux ; mais j’allais l’être... J’ignorais de quel nom appeler mes regrets et mes espérances ; j’ignorais vers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmes belles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi. Je ne me sentais pas de tendresse pour ma mère et mes sœurs, et je passai pour ainsi dire à travers leurs embrassements pour aller revoir la Nature.
 
« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants et convulsifs. Ce jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souvent de ces livres que les hommes disent pleins de l’amour de la Nature. Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et froids ! qu’ils me disaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’est qu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que les hommes les plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ont parlé que comme on parlerait de {{tiret|beaux|-arts}}
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{{tiret2|beaux-|arts}}. — Ils l’ont admirée, la grande Déesse, la Galatée immortelle, sur son piédestal gigantesque, mais ils n’ont jamais désiré l’en faire tomber pour la voir de plus près ! Ils n’ont jamais désiré clore avec la lave de leurs lèvres la bouche de marbre dédaigneusement entr’ouverte !... Hélas ! tout à l’heure encore votre amour, à vous, m’impose ses images pour exprimer ce que je ressentais. Ah ! exprimer l’Amour, cela vous est possible, mais moi, Amaïdée, je ne puis ! Et tu me demandes où est ma Poésie ? Elle est toute dans cet inexprimable amour, qui l’a clouée, comme la foudre, au fond de mon âme, où elle se débat et ne peut mourir. En vain je m’épuise en adorations sublimes ou insensées ; j’ai pitié de mon éloquence. Vous, du moins, vous pouvez vous saisir, vous rapprocher, mêler vos souffles et féconder vos longues étreintes ; mais moi, je croise mes bras sur ma poitrine soulevée, et, impuissant devant l’infini, je reste, succombant sous les facultés de l’homme inutiles ! Tout amour commence par l’ivresse, un pur nectar dont la lie n’est pas loin et brûle, mais on ne se fait point sa part dans l’amour : il faut boire encore, boire toujours, pourvu qu’il en reste ; on vomirait plutô{{tiret|plu|tôt}}
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t{{tiret2|plu|tôt}} son cœur dans le calice que le fatal calice ne reculerait ! À regarder si longtemps l’être adoré, on s’exalte, on s’irrite, on veut ! Quoi donc, ô créature humaine ?... Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Mais comment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on la saisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde au cœur que dessus l’on pourrait briser ? Rochers, mer aux vagues éternelles, forêts où les jours s’engloutissent et dont ils ressortiront demain en aurore, — comme un phénix couleur de rose, échappant des cendres d’hier, brûle dans les feux du soleil, — cieux étoilés, torrents, orages, cimes des monts, éblouissantes et mystérieuses, n’ai-je pas tenté cent fois de m’unir à vous ? n’ai-je pas désiré à mourir me fondre en vous, comme vous vous fondez dans l’Immense dont vous semblez vous détacher ? Mais avec ces bras de chair je ne pouvais pas vous saisir ! Sublimes dérisions de l’homme ! Aussi, étendu en face des perspectives idolâtrées, haletant après les désespérants horizons qu’on ne peut toucher, malade d’infini et d’amour, je me consumais en
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angoisses amères. La chevrière de la montagne qui m’avait vu là le matin m’y retrouvait le soir, plus pâle, et s’enfuyait épouvantée, comme si un sort eût été sur moi. Souvent je me plongeais dans la mer avec furie, cherchant sous les eaux cette Nature, ce tout adoré, extravasé des mains de l’homme, insaisissable et si près de nous ! Après des heures d’une poursuite insensée, la vague me rejetait inanimé au rivage, la bouche pleine d’écume, presque étouffé et tout sanglant. Mais le désespoir durait encore. Je mordais le sable des grèves comme j’avais mordu le flot des mers. La terre ne se révoltait pas, plus de ma fureur que n’avait fait l’Océan. Autour de moi tout était beau, serein, splendide, immuable ! Tout ce que j’aimais, tout ce qui ne serait jamais à moi ! Ah ! le moi, dilaté par le désir et la rage, craquait au fond de ma personnalité ! Pour le délivrer de la borne aveuglante, pour briser son enveloppe épaisse, je tournais mes mains contre ma poitrine. Des griffes de lion n’eussent pas été plus terribles. Un enthousiasme ineffable me soutenait dans le déchirement de moi-même. Incurable faiblesse des passions ! Un soleil couchant sur la mer, quelque beau spectacle {{tiret|spec|tacle}}
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{{tiret2|spec|tacle}} dans les nues, un parfum apporté par les brises, interrompait l’acharnement du suicide, et je joignais mes mains sanglantes, et je tombais à genoux devant cette merveilleuse Nature, trop belle pour que je voulusse la quitter ! Je me sentais rattaché à la vie par l’idée que l’âme, se mêlant au Pan universel, y doit tomber submergée et perdue, et je ne voulais pas anéantir mon amour. Ainsi je répudiais courageusement les promesses du Panthéisme ; car c’étaient ces organes maudits et blessés qui mettaient entre moi et la Nature les rapports d’où naissaient et mon bonheur et ma souffrance, et, dans l’incertitude de les détruire, j’aurais refusé d’être Dieu !
 
« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étais Poète ; mais je n’étais, hélas ! que le martyr de mes pensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et des caresses, vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme de vos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et non pas Somegod ! Dans l’isolation de mon impuissance, pour me soustraire à ce néant qui m’oppressait, je cherchais parfois à refléter cette âme épanchée sur les choses, dans
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le langage idéal que je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du magnifique aveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroir concentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant. Alors, d’une honte inépuisable contre moi-même, je déchirais les feuilles trempées de mes larmes insomnieuses et je les dispersais autour de moi. Comme les feuilles de la Sibylle répandues sur le seuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas de terre pour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonner quelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit au pied. Je les suivais avec les angoisses d’une mère infanticide. Vagues sombres, blanches écumes, aquilons rapides, qui de vous les dévorait le plus vite ? qui les cachait le plus à mes yeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis je m’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessus des flots. Alors, assis dans une consternation profonde, je ressemblais à l’homme qui vient de vider sur l’autel des dieux la coupe de son sacrifice, sans avoir pu les apaiser !
 
« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car tu renouvelles mes douleurs ! Vois, ô
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ô femme ! la lune surgit là-bas et nous atteint de ce rayon qui vient de nous éclairer tous les trois. À la lueur qui lisse les marbres où le temps laissa son empreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois ce front sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs des rochers d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant de me résigner aux bornes de moi-même, à la voix forte d’Altaï ! Tu as recueilli dans la vie les voluptés et l’insulte ; cette double flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as dépensé bien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaient empoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensé bien des larmes sur la couche où tu t’éveillais seule et humiliée à l’aurore, pâle de la nuit et de regret, dans des voiles souillés et froidis ; tu as ouvert ton cœur à tous les amours, et ils y sont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête, plus ruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveux détordus et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependant tu as mieux résisté que moi, homme de la solitude, nourri de simples au sein des montagnes. Juge donc de l’intensité de mon mal et de sa durée ! Juges-en si tu le
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le peux, créature fragile, dans l’éphémérité de ton cœur ! — Ne me demande plus où est ma Poésie !... Elle est là, mais je ne l’ai pas faite ! Elle est là, partout, comme un Génie muet, un Sphinx charmant et ironique à la fois, dans cette nuit où j’étends la main ! »
 
Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelait contre les flancs de la barque, et le coup de rame d’Altaï. — Amaïdée avait-elle compris le Poète, ce grand Poète qui ne créait pas ?... Peut-être... N’avait-elle pas eu des désirs insatiables comme les siens ? — Quand les nerfs se convulsent et que la nature succombe sous une poitrine, dans une impuissante pâmoison, que les yeux restent blancs et sans prunelles comme ceux d’une statue dont on a la raideur et l’inertie, n’avait-elle pas senti confusément qu’en sombrant ainsi dans la vie, aux bras de ceux qui ne pouvaient l’en rassasier d’une goutte de plus, il y avait une dernière étreinte impossible, comme celle de Somegod, les mains étendues vers les horizons infinis ?... Peut-être... car elle lui tendit la main. Mais il ne la prit pas. Son esprit s’était perdu sur les vagues et roulait avec elles vers les grèves, étincelantes de l’écume du flot
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— « Ne me demande pas ce que je suis, Amaïdée. Je te le dirais peut-être si tu ne m’aimais pas. Je te le dirai sans doute, si alors tu tiens encore à le savoir, le jour que tu auras cessé de m’aimer.
 
« Cesser de t’aimer ? — lui dit-elle. — Ô Altaï ! pourquoi donc m’affliges-tu toujours ?
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Tu me méprises, je le vois bien. Ton orgueilleuse vertu a ramassé une courtisane dans les sentiers impurs où elle marchait, mais, pour toi comme pour les moins pitoyables d’entre les hommes, cette courtisane était indélébilement flétrie... » Et l’altération de sa voix ne lui permit pas d’en dire davantage. Son passé lui revenait en mémoire, et, quand la Destinée nous abat, il est bien terrible de trouver dans ce passé une justification de la Destinée et l’absolution de la Douleur !
 
— « Tu es injuste, Amaïdée, — reprit Altaï avec son accent profond et calme. — Tu sais bien que je n’ai jamais pensé ce que tu dis. Te mépriser ! Et pourquoi, pauvre créature ? Ne m’as-tu pas dit que l’éducation n’avait pas orné ta jeunesse, que les enivrements de ta vie ne pouvaient étouffer le remords du vice, la honte de ton abaissement ? Des mille pudeurs de la femme, ton front qui rougissait dans tes aveux n’en avait désappris aucune. Mais, à ta place, ô mon enfant ! toutes les femmes auraient succombé ; elles auraient souillé jusqu’à l’âme. Toi, tu n’as prostitué que le corps. Non ! je ne te méprise pas ; je t’estime encore comme un précieux {{tiret|pré|cieux}}
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{{tiret2|pré|cieux}} fragment échappé à la fureur d’hommes grossiers. Guéris-toi de cette passion qui n’est pas même profonde, et tu deviendras ma sœur. Le veux-tu ?... »
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Le temps marchait cependant. L’automne venait. La vie, qui, pour Somegod, n’était que le mouvement général du monde répercuté fortement en lui avec tous les tableaux qu’il entraînait, la vie, pour lui, était variée. Le côté humain des amants et des poètes, les pieds d’argile de la statue d’or, c’est l’ennui, l’ennui qui n’achève pas et se détourne, dédain stérilement avorté. Mais Somegod, n’avait pas cette grande inégalité dans sa nature, coulée d’un seul jet des mains de Dieu ! Second terme d’une proportion divine dont la Création était le premier, il était passif quoique agité dans son génie. Les choses devaient lui imposer éternellement l’extase, ou Dieu aurait brisé le monde avant lui.
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Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venait d’apprendre à ces deux hommes que la
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supériorité ne servait à rien ici-bas
supériorité ne servait à rien ici-bas, et que pour avoir action dans ce monde, au nom de la Vertu même, il fallait descendre, amère vérité qui écrasait douloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui du Poète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de ses feux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, frais et pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fond des eaux. Les goélands criaient sur les pics des brisants, et le ciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords, semblait folâtrer avec les flots. — Ce spectacle avait emporté l’esprit de Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier la désespérante vérité dont il avait entrevu la lueur. Altaï, qui respectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le tira pas de sa contemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est plus usée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement
<ref>Quand il écrivit ces pages, l’auteur ignorait tout de la vie.
L’âme très enivrée alors de ses lectures et de ses rêves, il demandait
aux efforts de l’orgueil humain ce que seuls peuvent et pourront
éternellement — il l’a su depuis — deux pauvres morceaux de bois
mis en croix.
:::''Jeudi saint, 18 avril 1889.''
{{droite|J. B. d’A.}}
supériorité ne servait à rien ici-bas</ref>, et que pour avoir action dans ce monde, au nom de la Vertu même, il fallait descendre, amère vérité qui écrasait douloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui du Poète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de ses feux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, frais et pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fond des eaux. Les goélands criaient sur les pics des brisants, et le ciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords, semblait folâtrer avec les flots. — Ce spectacle avait emporté l’esprit de Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier la désespérante vérité dont il avait entrevu la lueur. Altaï, qui respectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le tira pas de sa contemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est plus usée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement {{tiret|abatte|ment}}
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{{tiret2|abatte|ment}} au front, et appuyé, comme un Roi antique, sur son bâton de voyageur. Il était déjà loin quand Somegod retourna la tête. Le Poète se pencha sur une pierre de la falaise, coupée à pic de ce côté, et il le vit qui s’en allait le long du rivage. Il ne l’appela pas pour lui demander où il allait, — il le savait sans doute. Mais, pour la première fois de sa vie, il regardait cet homme qui s’éloignait avec l’admiration que lui inspirait ordinairement la Nature.
 
Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte au soir.