« Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1858 » : différence entre les versions

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La politique a parfois d’indicibles tristesses. Depuis quelque temps, l’esprit de violence et de meurtre semblait assoupi ; il s’est réveillé tout à coup par une explosion terrible, par une de ces tentatives sinistres qui laissent une longue et profonde impression, tant par leur caractère que par leurs effets trop réels et par les conséquences plus graves, plus générales, qui auraient pu en sortir. L’autre jour, le soir du 14 janvier, l’empereur et l’impératrice, se rendant à l’Opéra, ont été assaillis presque au seuil du théâtre par une véritable tempête de fer. Des pièces explosives ont été lancées sous les voitures impériales, et en volant en mille éclats, elles sont allées faire des victimes de tous côtés, dans la foule, paisible spectatrice des apprêts d’une fête, dans les rangs de l’escorte, cruellement décimée, parmi les gardes de Paris, parmi les serviteurs du palais. L’empereur et l’impératrice seuls, objets de l’odieux attentat, ont été heureusement préservés, tandis qu’un aide-de-camp, le général Roguet, était blessé auprès d’eux. Un instant auparavant, tout était calme ; en quelques secondes, ces abords d’un théâtre étaient convertis en un lieu lugubre teint du sang des victimes et plein d’anxiété. Ainsi voilà des hommes qui peuvent concevoir et organiser de telles machinations : non-seulement ils les conçoivent contre le chef d’un grand pays, mais encore peu leur importe de frapper de toutes parts des femmes, des enfans, d’envelopper dans leurs tentatives de meurtre une jeune et gracieuse souveraine, pourvu qu’ils cherchent à assouvir leurs passions effrénées ! Des auteurs de l’attentat du 14 janvier, il n’y a rien à dire particulièrement, si ce n’est que d’après les premières indications ce sont des étrangers, des Italiens venus de Londres pour jeter la mort au milieu d’une foule française étonnée et stupéfaite ; le reste est du domaine de la justice.
 
Depuis ce moment, les manifestations se succèdent ; les corps de l’état, la magistrature, l’armée, les conseils locaux, les compagnies particulières, ont fait parvenir leurs adresses à l’empereur. Les souverains étrangers ont envoyé
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à Paris des ministres spéciaux, comme pour donner à leurs félicitations un caractère exceptionnel. La presse de la France et des autres pays a frappé le crime de ce premier verdict de l’opinion universelle. De tous les côtés s’est échappée une même pensée de réprobation. C’est qu’en effet si parmi les hommes vivant au sein des sociétés régulières il y a des dissentimens possibles, des divergences de vues et des différences d’appréciations, il n’y a qu’un sentiment sur ces sauvages tentatives, parce qu’en dehors même des idées de justice, ou plutôt à cause de ces idées de justice souveraine, le meurtre n’a jamais fait avancer l’humanité ; il l’a fait reculer quelquefois, et il a toujours flétri les causes qui l’ont accepté pour complice. Le premier châtiment de ces crimes le plus souvent, c’est de ne point réussir dans leurs fins ; ils en trouvent un second, avant le dernier qui les attend, dans le soulèvement de la conscience publique, et ce sont surtout les hommes portant une âme digne de la liberté qui doivent, s’il se peut, ressentir la plus vive, la plus profonde répulsion, car ils savent bien que de tels attentats n’ont jamais servi la cause des franchises des peuples ; ils n’ignorent pas que ce déchaînement de passions destructives est le pire ennemi de tout progrès sensé et régulier. Une chose est certaine, le crime ne se discute pas, on le déteste et on le punit. Quant aux idées malsaines qui travaillent les sociétés et les ébranlent par instans, c’est surtout par des idées plus justes, plus morales et plus viriles, qu’on les combat et qu’on les réduit à l’impuissance. Tel est le fait unique et dominant depuis quelques jours. C’est presque au lendemain de ce funeste événement du 14 janvier que la session législative s’est ouverte aux Tuileries par un discours de l’empereur, et dans ce discours, devenu naturellement le programme d’une situation, l’empereur ne se borne pas à constater l’état du pays depuis l’an passé, les travaux publics accomplis, les opérations financières réalisées, l’expédition heureuse de la Kabylie, les relations avec les autres puissances régulièrement entretenues et empreintes de cordialité ; il expose encore la pensée de l’empire, la politique du gouvernement, son intention de faire appel au concours du corps législatif pour réduire au silence les oppositions extrêmes et factieuses, et son dessein de maintenir l’autorité d’un pouvoir fort, capable de vaincre les obstacles qui arrêteraient sa marche. Depuis ce moment, diverses mesures se sont succédé, telles que la suppression de deux journaux de couleur fort différente et la division de la France en cinq grands commandemens militaires confiés à des maréchaux. D’un autre côté, le dernier attentat a eu pour effet de réveiller une vieille question, celle des réfugiés. La Belgique est allée elle-même au-devant de toute difficulté, en ordonnant immédiatement des poursuites contre un journal qui avait eu l’indignité d’approuver le crime odieux du 14 janvier, en proposant une loi sur les réfugiés ou plutôt le renouvellement d’une loi ancienne, et en présentant d’une façon spéciale aux chambres la partie d’un code pénal nouveau qui punit les tentâmes contre les souverains étrangers. Quant à cette même question telle qu’elle se présente vis-à-vis de l’Angleterre, elle se trouve nettement posée et résumée dans un discours adressé récemment par l’ambassadeur de France à Londres, M. de Persigny, aux membres de la Cité qui venaient lui remettre une adresse pour l’empereur. Il ne s’agit nullement de demander à l’Angleterre
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de renoncer à son droit d’asile. Ce droit, M. de Persigny le reconnaît comme un des plus nobles et des plus précieux privilèges du peuple britannique. Il s’agit seulement de savoir si là où le refuge devient un moyen d’organiser des attentats, là où le crime commence, la législation anglaise est suffisamment armée. Au fond aucune demande ; précise ne semble avoir été jusqu’ici adressée au cabinet de Londres. Toute initiative est laissée à l’Angleterre. Ce n’est point sans dessein du reste que nous résumons rapidement ces questions et ces mesures qui se succèdent, naissant d’une même cause, d’une cause odieuse. Il est des momens où les paroles servent de peu, et où l’unique intérêt d’une situation se concentre dans les actes des gouvernemens eux-mêmes.
 
Les lettres ont cela d’heureux et de propice, qu’elles sont un refuge, et qu’en allant vers elles on échappe un moment aux tristesses des temps, sans cesser de s’occuper de l’homme, de ses destinées et de ses travaux. Quand l’Académie offre par intervalles une sérieuse et charmante hospitalité à tous ceux qui goûtent encore ces choses supérieures de l’esprit, quand elle a de ces séances recherchées qui attirent des sociétés choisies, elle ne fait que marquer justement cette distinction entre les troubles de la vie activer et la région plus tranquille des lettres. La politique ne se montre que sous la forme des souvenirs ou de l’histoire, ou bien encore sous cette forme des spéculations, désintéressées qui sont l’éternel et noble aliment des intelligences ! Comment la politique ne serait-elle pas présente à l’Institut, ne fût-ce que comme une ombre ? Ainsi qu’on le disait récemment on compterait presque les hommes d’état de la première partie de ce siècle qui n’ont pas eu leur place à l’Académie. Beaucoup ont été de grands écrivains. Raconter la vie de ces hommes à mesure qu’ils disparaissent, c’est se retrouver en présence de leurs idées, de leurs œuvres, de leurs actes, de leur époque tout entière. La fortune, académique a parfois d’ailleurs d’assez étranges caprices ; elle donne à un évêque la mission de prononcer l’oraison funèbre d’un traducteur de Virgile, et à son tour M. Emile Augier, entrant l’autre jour à l’Académie, avait à faire l’éloge de M. de Salvandy, tandis que par une autre coïncidence, M. Lebrun, qui avait reçu autrefois M. de Salvandy avait à recevoir encore aujourd’hui M. Augier lui-même. C’est là toute la dernière séance. Écrivain ingénieux et habile, M. Emile Augier a fait un heureux et rapide chemin. Il semble que son premier succès au théâtre soit d’hier, et il est aujourd’hui à l’Institut. Que raconte-t-il en effet lui-même dans son discours ? Il y a vingt ans à peine, les élèves d’un lycée de Paris étaient un jour rassemblés pour recevoir un ministre. Ce ministre, guidé par la mémoire du cœur, s’était souvenu que, trente ans auparavant pauvre et sans secours, il avait été accueilli par un homme excellent qui dirigeait le collège, et il venait payer sa dette à son vieux maître en instituant comme proviseur de ce même lycée le fils de celui qui l’avait aidé à s’élever. Parmi les écoliers qui se trouvaient ainsi rassemblés pour recevoir le grand-maître de l’université était M. Emile Augier, et le ministre était M. de Salvandy. Laissez s’écouler ces vingt années, le grand-maître de l’université de 1837 n’est plus, et c’est l’obscur écolier du lycée Henri IV qui va lui succéder. C’est peut-être le seul point de rapprochement entre ces deux existences.
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M. de Salvandy avait commencé sa carrière avec un singulier éclat, comme soldat au déclin de l’empire, comme publiciste au début de la restauration. En ces jours pénibles de 1815, il faisait cette œuvre de courage ''la Coalition et la France'', sorte de protestation éloquente contre les excès de l’invasion ; il fut même menacé par les alliés : le roi le couvrit de sa protection, et fit bientôt de lui un auditeur au conseil d’état. Plus tard, M. de Salvandy fut mêlé à toutes les polémiques de la restauration ; plus tard encore, après 1830, il fut député, ministre et ambassadeur, puis exilé en 1848, et à la fin de sa vie il se retrouva tout à coup ce qu’il avait été d’abord, simple homme de lettres, corrigeant et rééditant les ouvrages mêlés à sa carrière active, l’''Histoire de Jean Sobieski'', le roman de ''Don Alonzo'', le livre politique qui a pour titre ''Vingt Mois ou la Révolution et le parti révolutionnaire''. C’étaient là ses titres académiques, comme ses titres à la considération universelle sont dans une vie pleine d’honneur, dévouée à une même cause et à toutes les idées élevées.
 
Quelle carrière plus différente que celle de M. Emile Augier ! L’auteur, de ''Gabrielle'' n’est point arrivé là où il est à travers les luttes de la politique ; il y est arrivé par la littérature, presque sans effort, et porté en quelque sorte par une faveur secrète qui s’est attachée tout d’abord à son talent. Il s’est révélé un jour par ''la Ciguë'', œuvre pleine de fraîcheur, de grâce et d’élégant enjouement, où l’on respire comme un parfum antique un peu mêlé toutefois de parfum plus moderne. Depuis ce moment, tout lui a souri ; le succès a suivi presque toutes ses tentatives au théâtre, il était adopté, et cela suffisait presque. Ce succès, M. Emile Augier l’a dû sans doute à la qualité de son talent d’abord, au soin qu’il met dans ses ouvrages, et un peu aussi aux circonstances, comme M. Ponsard, son contemporain. Il est venu dans un moment où les excès du théâtre avaient engendré une sorte de lassitude : il n’a point purgé et régénéré la scène comique, ce qui serait l’œuvre d’un Molière ; mais il y a porté un esprit modéré et enjoué, un sens net, une ironie droite, en un mot un ensemble de qualités faites pour soulager le sentiment public, si bien que, de succès en succès, il se trouve aujourd’hui à l’Académie à l’âge où les hommes les plus éminens y arrivent à peine. M. Lebrun, et c’est la partie la plus ingénieuse, la plus animée de son discours, a successivement apprécié avec autant d’habileté que de finesse les comédies de M. Emile Augier, ''la Ciguë, Gabrielle, Philiberte'' ; il n’a point reculé même devant ''le Mariage d’Olympe'', sauf à faire des restrictions. C’était une chose nouvelle et un embarras évident pour M. Emile Augier d’avoir à raconter la vie de M. de Salvandy. Il a su passer à travers tous les obstacles, décliner les points difficiles, arguer à propos de son incompétence, en disant tout ce qu’il avait à dire avec esprit et convenance. Il a emporté sa réception à l’Académie comme un succès au théâtre, quoique ce ne fût nullement une comédie. Et M. Emile Augier, lui aussi, malgré sa circonspection, a voulu aborder cette grande et souveraine question de l’alliance des lettres et de la politique, dont M. de Salvandy était une personnification. En véritable homme de lettres, M. Emile Augier a voulu prouver que tout l’honneur de l’alliance était pour la politique, et comme il parlait devant d’anciens hommes d’état qui sont en même temps de grands écrivains, il a spirituellement
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ajouté qu’il ne faisait que leur retirer d’une main ce qu’il leur rendait de l’autre. L’auteur de ''Gabrielle'' a cherché à montrer comment l’œuvre des politiques périssait, ou subissait tout au moins d’incessans changemens, tandis que l’œuvre de l’écrivain survit a travers les âges, toujours la même, toujours marquée de l’empreinte primitive et originale. Les poèmes d’Homère existent encore : où sont les créations législatives de Solon et de Lycurgue ? M. Emile Augier ne voyait pas qu’il ne résolvait nullement la question, il la déplaçait. M. de Salvandy définissait mieux un jour cette alliance, quand il disait que la bonne littérature était celle qui inspirait de vigoureuses pensées, et la bonne politique celle qui les faisait passer dans la pratique. Voilà comment l’une et l’autre marchent vers un même but avec un égal honneur, en se prêtant un mutuel secours et en doublant leurs forces, car si les vues de la politique s’agrandissent et s’élèvent par la supériorité de la culture littéraire, les lettres trouvent à leur tour comme une puissance nouvelle dans ce sentiment ferme et vigoureux que développe la familiarité avec toutes les choses réelles de la vie publique.
 
Il n’y a vraiment rien de littéraire dans la politique aujourd’hui, soit qu’on l’observe dans les faits généraux, soit qu’on interroge de plus près les détails de la vie des peuples. Les questions qui ont occupé la diplomatie, qui l’occuperont encore, sont momentanément suspendues. L’organisation définitive des principautés, les règlemens de la navigation du Danube, auront leur jour. Débattues par toutes les polémiques, ces affaires reviendront dans les délibérations diplomatiques, quand le congrès se réunira. Le conflit persistant entre l’Allemagne et le Danemark au sujet des duchés marche lentement de son côté. La diète de Francfort vient d’adopter des résolutions qui doivent être communiquées au cabinet de Copenhague, et c’est là nécessairement le principe de négociations nouvelles où tous les intérêts se trouveront en présence, pour arriver à une conciliation désirée par l’Europe, et aussi utile à l’Allemagne qu’au Danemark lui-même. Veut-on voir la politique générale sous un autre aspect, il faut aller jusqu’à l’extrémité du monde, jusqu’aux Indes et en Chine. Là s’agitent encore des questions graves, celle du maintien de la prépondérance britannique dans les possessions indiennes, celle de l’extension de la civilisation dans le Céleste-Empire. On n’a point oublié que l’an dernier la Grande-Bretagne et la France envoyaient des plénipotentiaires en Chine. La France, il est vrai, n’était pas engagée, comme l’Angleterre l’était déjà, dans un conflit déclaré ; mais elle avait à venger des griefs, tels que le massacre de nos missionnaires, et elle avait aussi à réclamer en commun avec l’Angleterre des garanties pour les intérêts du commerce européen, des franchises plus étendues, qui seraient consacrées par de nouveaux traités. L’insurrection des Indes venait dans l’intervalle, et elle n’était pas propre à activer les opérations sérieuses que pouvaient nécessiter les circonstances. Depuis ce premier instant, les événemens semblent s’être précipités. Après des négociations inutiles engagées avec les autorités chinoises, les amiraux anglais et français ont pris une attitude plus menaçante ; le blocus a été déclaré, et les forces unies des deux puissances se disposaient à diriger une attaque régulière contre Canton. L’action a aujourd’hui commencé. Si les Anglais en
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viennent enfin à vider cette querelle avec la Chine, est-ce à dire qu’ils soient maintenant plus libres dans l’Inde ? Leurs affaires sont-elles complètement relevées ? Elles ont paru l’être un moment ; l’illusion n’a point duré, elle s’est dissipée surtout lorsqu’on a vu que le ravitaillement de Lucknow, entrepris par le général en chef sir Colin Campbell, n’avait été qu’une opération extrême, imposée par les circonstances, faite pour délivrer une garnison héroïque, et suivie aussitôt de l’abandon de la résidence. La vérité est que la situation des Anglais semble aujourd’hui aussi difficile qu’elle l’a jamais été. Les soldats britanniques ont de tous les côtés des ennemis à combattre. Le royaume d’Oude tout entier est à reconquérir, et, ce qui est plus grave, l’insurrection, qui a commencé dans l’armée indigène, parmi les cipayes se propage aujourd’hui dans la population. Une partie de l’Inde est un vaste champ de bataille où l’Angleterre n’occupe que le sol qui est sous ses pieds, et il n’est point douteux qu’un immense effort ne soit désormais nécessaire pour rétablir dans son premier prestige et dans sa force première la puissance anglaise dans l’empire indien.
 
Un changement presque prévu depuis quelque temps vient d’avoir lieu à Turin ; mais ce changement, qui s’est accompli sans crise réelle et sans secousse, crée-t-il une situation : nouvelle ? Rien ne l’indique jusqu’ici ; il y a un homme de moins dans le cabinet piémontais, et la politique reste ce qu’elle était. M. Ratazzi a quitté la position ministérielle qu’il occupait ; c’est M. de Cavour lui-même qui s’est chargé du ministère de l’intérieur, et un autre membre du cabinet, M. Lanza, est passé aux finances. Cette modification semble s’être accomplie d’un commun accord et tout-à-fait de bonne intelligence. M. Ratazzi a déclaré dans le parlement qu’en quittant le pouvoir pour faire taire des accusations ou des préventions injustes, il ne cessait, comme député, d’être attaché à la politique du ministère. Le fait le plus clair, c’est que la force, la signification et l’importance du cabinet de Turin se concentrent de plus en plus en M. de Cavour, et le président du conseil saura sans nul doute conduire heureusement le Piémont dans la situation qui lui est faite, en maintenant une politique prudente et sensée à travers les passions et les rivalités des partis. Sans affaiblir M. de Cavour, la retraite de M. Ratazzi le laisse peut-être plus libre sous quelques rapports, et c’est là sans doute le seul point à noter.
 
Les crises sont malheureusement plus fréquentes et moins faciles à dénouer en Espagne, outre qu’elles tiennent à une infinité de causes plus confuses. Un nouveau ministère s’est formé à Madrid, c’est là le premier fait à remarquer. Le dernier ministère présidé par le général Armero, n’a pu se soutenir et mettre à exécution son dessein de dissoudre le congrès. D’un autre côté, ce n’est point M. Bravo Murillo, élu président de la chambre, qui a été appelé par la reine : c’est M. Isturitz qui a reçu la mission de composer un ministère, et ce ministère existe ; mais est-ce là un dénoûment dans la situation actuelle ? On sait comment la lutte a pris naissance : elle s’est engagée entre le dernier cabinet, accusé d’inclinations trop libérales et les oppositions de toute nature qui se sont coalisées dans le congrès ; le nom de M. Bravo Murillo a servi de drapeau. L’opposition a réussi en portant à la présidence le candidat de son choix. Tout n’était point dit encore cependant.
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Le général Armero et M. Mon n’en étaient pas à prévoir qu’ils pouvaient rencontrer des obstacles dans le parlement, et ils s’étaient préparés à les vaincre ; ils comptaient surtout les déjouer par la dissolution du congrès. Cette mesure a été effectivement proposée à la reine aussitôt après l’élection de M. Bravo Murillo, et, ce qui est mieux, elle a été signée. Que s’est-il passé depuis ce moment ? Le général Armero, en se rendant peu après au palais, n’a point tardé, dit-on, à reconnaître, à la suite d’une entrevue avec le roi, que, même en dissolvant le congrès, il trouverait ailleurs des difficultés d’une autre nature, et que son ministère ne vivrait que d’une vie précaire, toujours disputée. Il a préféré remettre à la reine le décret de dissolution et se retirer immédiatement. C’est de là qu’est né le ministère présidé par M. Isturitz. Par malheur, M. Isturitz est un nomme âgé, fatigué dans là politique, et dont les forces seraient sans doute peu à la hauteur d’une complication sérieuse. Ses collègues n’ont point figuré jusqu’ici aux premiers rangs de la politique ; ce sont d’anciens gouverneurs de provinces ou des directeurs de ministères. La reine a préféré peut-être un cabinet ainsi constitué pour n’avoir point à subir la loi de la coalition parlementaire. La majorité du congrès, à son tour, se montre disposée à soutenir le nouveau ministère, ou du moins n’a pas ouvert la guerre contre lui, parce qu’il lui suffit pour le moment d’avoir renversé celui qui existait. Que faut-il pour décomposer cette situation et faire surgir d’autres combinaisons ? Il ne faut peut-être qu’une explication parlementaire où se décèlent les antipathies, un effort des ambitions rivales, un incident imprévu. Faible par lui-même, le ministère n’est pas plus fort par l’appui incertain que lui offrent les chambres ; mais, en dehors ou au-dessus de ces détails où se perd la politique, et en sondant l’état actuel de l’Espagne, il y a un fait qu’on ne peut éluder, parce qu’il est évidemment la première cause et la source de toutes ces complications confuses et bizarres.
 
Le parti modéré a gouverné pendant longtemps l’Espagne avec suite et avec succès. Depuis quelques années, il est visiblement en proie à un travail indéfinissable qui lui a déjà valu un désastre, et qui l’affaiblit sans cesse. Ses organes proclament l’union du parti, et à chaque instant les divisions éclatent. Les plus sincères reconnaissent la nécessité d’un ralliement énergique, et tous les ministères sont successivement renversés. On a vu ce qui est arrivé avant la révolution de 1854. Le général Narvaez était d’abord au pouvoir ; une opposition se formait contre lui et finissait par amener sa chute. M. Bravo Murillo prenait la direction des affaires, et bientôt il succombait sous les coups d’une formidable coalition libérale, organisée contre des projets de réformes politiques que ses adversaires ont depuis réalisés partiellement. Trois ou quatre ministères se succédaient, et l’Espagne glissait dans le désordre et l’anarchie. Depuis que la révolution de 1854 a disparu, que voyez-vous ? C’est la même histoire qui recommence. Le général Narvaez est revenu au ministère, et il a eu une peine extrême à durer un an au milieu de tous les tiraillemens d’une politique assez incohérente. Le ministère du général Armero avait de justes et droites intentions ; il comptait dans son sein M. Mon, qui ne passe pas pour un conservateur suspect ; il vient de tomber néanmoins, et M. Bravo Murillo, renversé il y a cinq ans par une coalition, est réélu président des cortès par une autre coalition, où entrent des hommes
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qui ont été contre lui autrefois. Au milieu de ces variations et de ces oscillations, on voit les ministères paraître et disparaître, les uns parce qu’ils sont réactionnaires, les autres parce qu’ils sont libéraux. Est-ce à dire que l’ensemble des doctrines du parti modéré n’existe plus, et que l’efficacité de ces doctrines n’ait pas pour elle la sanction de l’expérience ? Le terrain net et précis du parti modéré espagnol, c’est toujours incontestablement la constitution de 1845 ; ce que l’Espagne a eu de paix depuis plus de dix ans, elle l’a dû aux principes conservateurs. Malheureusement c’est la cohésion qui manque parmi les hommes, et le parti modéré s’énerve dans un morcellement indéfini à travers lequel on distingue fort bien des velléités de réaction qui se dessinent sans oser s’avouer ouvertement, ou sans pouvoir atteindre leur but. On a souvent cherché les causes des désunions du parti modéré : il peut y en avoir beaucoup, et les passions personnelles seraient certainement du nombre ; mais il en est une surtout depuis un an, c’est le congrès actuel, qui ne représente nullement l’opinion conservatrice dans ce qu’elle a de vrai et de sérieux, qui représente plutôt ces velléités de réaction dont nous parlions. Le ministère Isturitz n’est pas plus sûr de vivre avec ce congrès que le ministère auquel il succède, et si le parti conservateur espagnol veut garder l’ascendant que la force des choses lui a rendu, il est temps qu’il se reconstitue, qu’il retrouve ses idées, ses hommes et son activité.
 
On ne peut le nier, les affaires de l’Amérique ont un aspect tout particulier dans l’ensemble des choses contemporaines. Ce n’est pas un monde formé et régulièrement organisé, c’est un monde qui se forme et qui en attendant, passe par toute sorte de péripéties, guerres de races et de castes, révolutions bizarres, crises matérielles, invasions de la force brutale. Tous les jours, on voit se succéder des épisodes nouveaux du nord de l’Amérique jusqu’aux gorges inaccessibles de la Bolivie, au sud du continent. Il s’est développé surtout depuis quelque temps aux États-Unis un fait que l’on connaît bien et qu’on ne saurait trop observer ; une puissance nouvelle est née, c’est celle des flibustiers, des écumeurs de terre et de mer, cherchant partout un butin, une conquête à faire. Les flibustiers ont une théorie toute faite, d’après laquelle, lorsque deux races, l’une puissante, l’autre faible, vivent côte à côte, la première doit nécessairement absorber la seconde pour le plus grand bien de la civilisation, et pour remplir les fins de la Providence. Après cela, si on les flétrit d’un nom injurieux, ils s’en consolent en songeant qu’on voulut ridiculiser par le surnom de têtes-rondes les adversaires et les vainqueurs de Charles Ier d’Angleterre ; Et voilà comment Walker, le ''général'' Walker, comme on l’appelle aux États-Unis, débarquait de nouveau, il y a peu de temps, dans le Nicaragua, d’où il avait été précédemment expulsé. Cet aventurier, qui, d’après le témoignage récent d’un voyageur, est petit, grêle, sans moustaches, avec des cheveux roux et des yeux verts, ne regardant pas en face, mais qui est doué d’une singulière audace, n’avait point eu de trêve qu’il n’eût organisé une expédition nouvelle contre le Nicaragua. Walker avait presque réussi ; il avait trouvé de l’argent et des hommes, il avait échappé à la surveillance peu active des autorités de l’Union, et il était parvenu à mettre le pied sur le sol de l’Amérique centrale, à Punta-Arenas, après avoir déposé sur un autre point une partie de sa bande. Malheureusement l’audace n’a pas toujours sa récompense, et
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c’est au moment où le chef des flibustiers se croyait le plus près du succès qu’il a été surpris par un événement imprévu. Un officier de la marine de l’Union, le commodore Paulding, voulant sans doute dégager la responsabilité morale et politique de son pays, est arrivé au lieu de débarquement ; il a jeté quelques forces à terre et a sommé Walker de se rendre, ce que celui-ci n’a pas manqué de faire, tout en protestant contre un tel acte de violence. Walker a été transporté à l’isthme de Panama, d’où il a été expédié aux États-Unis, et la seconde conquête du Nicaragua s’est trouvée ainsi subitement interrompue.
 
Ce dénoûment inattendu, déterminé par l’intervention sommaire des forces américaines, a causé quelque sensation aux États-Unis ; il soulevait surtout une question essentielle : le commodore Paulding avait-il agi en vertu d’instructions de son gouvernement ? On pouvait le penser d’après les termes sévères dont s’était servi M. Buchanan dans son dernier message pour flétrir ce genre d’entreprises. Il était à croire que l’acte énergique du commodore Paulding une fois accompli serait sanctionné à Washington. Il n’en a rien été ; c’est ici au contraire que l’affaire se complique. M. Buchanan, sommé en quelque sorte de s’expliquer, a parlé en effet : il a adressé un message au sénat, et ce message est assurément une des expressions les plus curieuses de la politique américaine. Le commodore Paulding est assez nettement désavoué. Il aurait eu le droit d’arrêter l’expédition en mer, il n’avait plus aucun titre pour aller chercher les flibustiers à terre, parce qu’il violait l’indépendance d’un état souverain. Qu’on remarque quelques-unes des singularités de cette situation. Il y a une flagrante violation de territoire tentée par des Américains ; le commodore eût été digne d’éloge s’il l’eût arrêtée avant qu’elle ne fût consommée, il est digne de blâme parce qu’il l’empêche de se prolonger. Un seul état, le Nicaragua aurait eu le droit de se plaindre de l’acte du chef de la marine fédérale ; il n’élève, il n’élèvera aucune plainte, et c’est le gouvernement des États-Unis qui se plaint. Il n’est pas difficile de voir que M. Buchanan substitue une théorie abstraite de droit international à une question de fait tranchée dans un intérêt commun. De plus, si le commodore Paulding est désavoué, quel est le traitement infligé à Walker ? Le ''général'' Walker, on le pense, n’a pas manqué de renouveler ses protestations contre l’acte illégal qui a si brusquement suspendu ses conquêtes. Il est allé à Washington, il a eu une entrevue avec le général Cass, secrétaire des affaires étrangères, puis tout a été dit. Arrêté un moment avant son expédition, il était aussitôt remis en liberté ; rentré aux États-Unis après sa tentative, il conserve sa liberté, et plus que jamais il proteste de son intention de poursuivre ses desseins, de telle sorte qu’il est très permis de se demander où est la sanction réelle des déclarations de M. Buchanan en faveur de l’exécution des lois de neutralité de l’Union américaine, puisque ceux qui violent ces lois sont à l’abri de toute poursuite après comme avant. Tout ce qu’on peut voir en ceci, c’est le désaveu du commodore Paulding, qui a voulu maintenir dans toute sa force la neutralité américaine, fût-ce en risquant une légère violation de territoire suffisamment justifiée par les circonstances, et dont le Nicaragua ne peut que lui savoir gré.
 
Il est enfin dans le message de M. Buchanan une dernière pensée qu’il faut recueillir. Que dit à peu près le président des États-Unis ? Walker est
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sans doute coupable selon le droit, mais il est bien plus coupable encore au point de vue de l’intérêt ''yankee'', parce que ses tentatives de vive force retardent ou contrarient l’expansion nécessaire et inévitable de la puissance anglo-américaine dans tout le nord du Nouveau-Monde. Avec la moitié des hommes que Walker a fait périr dans ses entreprises, une forte colonisation pouvait être établie dans l’Amérique centrale, et le pays eût été bien plus sûrement occupé sans que les nationaux eussent à se plaindre et sans que les gouvernemens étrangers eussent à intervenir. Au fond, comme on voit, le but est le même, si les procédés sont différens. Le plus clair est que Walker n’est qu’un turbulent désastreux qui évente tous les projets sans les conduire à bonne fin. Ce dernier message présidentiel est évidemment l’indice de la situation compliquée où s’est placé M. Buchanan. Comme chef du pouvoir, M. Buchanan ne peut se soustraire à l’autorité du droit public, il ne peut méconnaître les devoirs qu’imposent les lois de neutralité ; mais en même temps il donne une satisfaction indirecte aux envahisseurs par le désaveu du commodore Paulding, et il flatte les passions de son parti eu leur ouvrant une issue qu’il appelle diplomatiquement la colonisation ; il fait mieux, il donne une consécration officielle à cette pensée dès longtemps connue de l’extension nécessaire de la race anglo-saxonne dans toute la partie septentrionale du nouveau continent.
 
L’Amérique centrale ne rend malheureusement que trop probable par ses divisions l’accomplissement de desseins si nettement avoués, et le Mexique, qui fait également partie de ces régions si ardemment convoitées, ne peut désormais opposer qu’une problématique résistance à l’ambition ''yankee''. Le Mexique n’en est plus à dénombrer ses révolutions ; il en compte une de plus aujourd’hui. Pour la république mexicaine, nous le disions récemment, une constitution votée est une constitution bien près d’être suspendue, et une constitution suspendue est bientôt supprimée. C’est ce qui vient d’arriver. Il y a quelque temps, à l’ouverture d’un nouveau congrès, le président, M. Comonfort, s’était fait décerner des pouvoirs extraordinaires. Lever des troupes, contracter des emprunts, suspendre les garanties individuelles, il pouvait tout, hormis aliéner une portion quelconque du territoire national. Cela n’a point suffi, à ce qu’il paraît, et le signal du nouveau changement a été donné à Tacubaya, résidence d’été des présidens mexicains, par la garnison elle-même, ayant à sa tête le général Zuloaga. Le ''plan'' de Tacubaya va prendre place dans l’histoire du Mexique à côté de tant d’autres ''plans''. La dernière constitution, qui ne date que de 1857, et qui n’a jamais été appliquée au surplus, est purement et simplement abolie. Un nouveau congrès se réunira dans trois mois, sur la convocation du pouvoir exécutif, pour faire une autre loi fondamentale qui devra être soumise à la volonté nationale, et qui ne tardera pas sans doute a être également abrogée. D’ici là, tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du président. Voilà donc M. Ignacio Comonfort dictateur, comme l’a été Santa-Anna ! Mais dans la situation actuelle du Mexique, au milieu des révoltes des Indiens, des soulèvemens de toute sorte, des divisions probables de l’armée, de la dissolution administrative et d’une indescriptible pénurie financière, que va-t-il faire de la dictature ? Il n’a montré jusqu’ici qu’une capacité douteuse. S’il veut gouverner dans le sens du parti démocratique, qui l’a porté au pouvoir,
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comment expliquer la dissolution d’un congrès qui appartenait tout entier à cette opinion ? Se tournera-t-il vers les conservateurs et le clergé, ainsi qu’il paraît en avoir eu l’intention en quelques circonstances ? Il risque de ne trouver de ce côté qu’une défiance extrême, si ce n’est une hostilité ouverte, née de toutes les mesures adoptées contre l’église. Il ne parviendra pas à désarmer toutes les insurrections qui agitent le pays, et qui, une fois de plus, se tourneront de préférence vers Santa-Anna. Dénué d’argent et de ressources de toute espèce pour faire face aux difficultés qui l’entourent, M. Comonfort aura-t-il recours aux États-Unis, en leur offrant la cession de l’isthme de Tehuantepec, de la Basse-Californie ou de l’état de Sonora ? Rien n’est impossible ; toutes les révolutions mexicaines servent les desseins des Américains du Nord. On comprend du reste en quelles extrémités est tombé un pays où dételles questions s’élèvent et sont publiquement débattues, au point que le dernier congrès ait cru devoir faire une réserve formelle en faveur de l’intégrité du territoire dans les pouvoirs extraordinaires qu’il avait donnés à M. Comonfort. La vérité est que M. Comonfort, pour être dictateur aujourd’hui, n’en est pas plus solide, et qu’il peut compter moins que jamais sur la durée d’un pouvoir qui rencontrera inévitablement des résistances de toute nature. C’est une de ces crises qui se succèdent périodiquement au Mexique, et qui vont seulement en s’aggravant tous les jours sous les coups répétés de cette terrible logique de la destruction.
 
Une constitution supprimée, une assemblée de moins, un dictateur de plus, des insurrections battues et qui recommencent jusqu’à ce qu’elles triomphent, ce sont là des faits qui se reproduisent fréquemment dans toute l’étendue des républiques hispano-américaines. Le Pérou, depuis plus d’une année, vit dans une confusion où se rencontrent presque tous ces phénomènes étranges. Il y avait à Lima si l’on s’en souvient, une convention nationale qui s’était réunie à la suite de la dernière révolution pour faire une constitution nouvelle. À côté était un chef du pouvoir exécutif, le général Castilla qui supportait impatiemment le contrôle d’une assemblée, et qui, poussé par le sentiment de son importance personnelle, tendait volontiers à la dictature. Entre le général Castilla et la convention péruvienne, il y avait une incompatibilité évidente, lorsque tout à coup une insurrection éclatait dans le sud à Arequipa, sous la direction du général Vivanco. Cette insurrection n’a nullement été victorieuse. Quand elle a voulu prendre l’offensive, elle n’a éprouvé que des revers, et l’an dernier le général Vivanco, après avoir tenté une expédition au nord du pays, était obligé de se replier précipitamment vers Arequipa ; mais là l’insurrection s’est maintenue. Plusieurs généraux ont été envoyés pour étouffer ce mouvement, ils n’ont pas réussi. Le général Castilla a fini par aller se mettre lui-même à la tête de l’armée pour combattre les insurgés ; il n’a pas été plus heureux jusqu’ici ; il était récemment encore à peu de distance d’Arequipa, ayant laissé derrière lui à Lima le conseil des ministres pour le représenter, et la convention nationale, qui existait toujours, bien qu’elle eût depuis longtemps achevé la constitution. Or c’est dans cette situation que se passait à Lima une scène des plus étranges.
 
Un jour, la convention nationale étant réunie, un simple officier commandant
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le poste du palais des représentans entrait dans la salle des séances et signifiait aux députés l’ordre de se retirer, parce que l’assemblée était dissoute. Vivement interpellé, l’officier répondait qu’il obéissait aux ordres de son chef, et, comme ses paroles étaient accompagnées d’une menace de l’emploi de la force, les députés se hâtaient de se disperser. Que voulait dire cette brutale expulsion ? Qui avait pu prescrire un tel attentat ? Aussitôt les principaux membres de la convention s’adressaient au conseil des ministres et le sommaient de s’expliquer. Les ministres, feignant la surprise peut-être plus qu’ils ne la ressentaient, se rejetaient sur un accès d’aliénation mentale dont aurait été subitement saisi le chef qui avait donné de tels ordres, et ils ajoutaient au surplus que cet officier était mis en état d’arrestation. Les membres du cabinet désavouaient à demi la tentative ; ils ne la désavouaient qu’à demi, disons-nous, car le lendemain on apprenait que l’officier représenté comme prisonnier jouissait d’une pleine liberté, et des militaires parcouraient la ville en proférant des menaces, en déclarant que l’assemblée dissoute la veille ne se réunirait plus. La convention s’est tenue pour suffisamment avertie, elle n’a plus cherché à se réunir, elle s’est bornée à protester. La population de Lima est restée spectatrice impassible et indifférente de ces faits. La convention péruvienne, du reste, avait singulièrement contribué à sa propre ruine en se discréditant dans l’opinion. L’an dernier, dans un moment d’épidémie, elle se hâtait d’abandonner la capitale pour se réfugier en un lieu plus salubre, à l’abri de la contagion. Peu de temps avant sa dissolution, elle ne trouvait rien de mieux à faire que de voter une augmentation du traitement de ses propres membres. Elle est morte comme elle a vécu, sans prestige et sans pouvoir. Seulement que va-t-il arriver maintenant ? Que les auteurs de la dissolution de l’assemblée, s’ils n’ont obéi à des instructions formelles, aient cru répondre aux vues secrètes du général Castilla, cela n’est guère douteux ; mais Castilla, il nous semble, se trouve dans une situation assez embarrassante : s’il reste devant Arequipa, il ne peut guère exercer cette dictature, née un peu du hasard, qui flotte entre toutes les mains, et que d’autres essaieront peut-être de lui disputer ; s’il revient à Lima, l’insurrection peut trouver dans cette retraite un surcroît de force. Ce n’est peut-être pas un dénoûment, ce n’est que le commencement de nouveaux désordres. Et si vous regardez un peu plus loin, une révolution vient également de s’accomplir dans la Bolivie. Le président, le général Cordova, a été renversé. La population et l’armée se sont réunies pour le rejeter hors du pouvoir et du pays. Le chef de l’insurrection, aujourd’hui président, est le docteur Linarès, qui a longtemps conspiré et renouvelé ses tentatives contre le général Belzu, prédécesseur de Cordova. Telle est la vie, l’étrange vie de ces contrées. Bienheureuses les républiques américaines où survit la paix, ne fût-elle qu’une trêve !
 
 
CH. DE MAZADE.