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[[Revue des Deux Mondes]], tome 4, 1833
 
== Vers inédits d’[[André Chénier]] ==
 
Il va paraître d'ici à peu de jours (1) une édition des poésies d'André Chénier, plus complète que les précédentes. M. de Latouche, dans un article qui sert de supplément à sa notice sur le poète, avait déjà fait connaître plusieurs de ces fragmens et de ces ébauches qui n'avaient pas été comprises dans la première édition. Pour ne donner ici que des morceaux tout-à-fait inédits, nous nous bornerons aux suivans. La pièce à mademoiselle de Coigny rappellera à tout le monde par sa grace innocente et discrète ce que l'auteur de STELLO nous a naguère appris sur ces délicates amours. Les autres morceaux ne sont que des pensées isolées, des imitations de passages antiques, des pierres précieuses à demi taillées, et qui eussent sans doute trouvé place dans quelque ensemble. C'est ainsi que, par une heureuse inadvertance, on a laissé dans les fragmens nouveaux le développement de cette pensée :
 
Qui ne sait être pauvre est né pour l'esclavage, etc.,
 
que le poète a depuis enchâssé sans presque aucun changement dans l'élégie seizième. De même, probablement, la plupart de ces petits fragmens et tableaux étaient destinés à figurer ailleurs. On aime à surprendre ainsi le mystère et les degrés de la création dans les oeuvres du génie. C'est pour cela que nous avons cité le canevas de l'élégie des DEUX COLOMBES : les artistes y verront, en quelque sorte, l'oeuf sacré avant l'éclosion. Il y a à profiter aux canevas les plus informes des maîtres : c'est le commencement tout intime de leur pensée. - On remarquera les vers énergiques de la fin, qui semblent inspirés sous les ruines du Portique, et qui révèlent le côté mâle et la gêne de cette grande ame d'André avant le JEU DE PAUME et les IAMBES.
 
 
(1) Chez Charpentier, rue Montesquou, 4, et Renduel, rue des Grands-Augustins. Cette édition formera deux beaux volumes in 8°, et contient près de six cents vers inédits.
 
 
===I===
 
A mademoiselle de Coigny
 
 
Blanche et douce colombe, aimable prisonnière,
 
Quel injuste ennemi te cache a la lumière?
 
Je t'ai vue aujourd'hui (que le ciel était beau!)
 
Te promener long-temps sur le bord du ruisseau ;
 
Au hasard, en tous lieux, languissante, muette,
 
Tournant tes doux regards et tes pas et ta tête.
 
Caché dans le feuillage, et n'osant l'agiter,
 
D'un rameau sur un autre à peine osant sauter,
 
J'avais peur que le vent décelât mon asile.
 
Tout seul je gémissais, sur moi-même immobile,
 
De ne pouvoir aller, le ciel était si beau!
 
Promener avec toi sur le bord du ruisseau.
 
Car si j'avais osé, sortant de ma retraite,
 
Près de ta tête amie aller porter ma tête,
 
Avec toi murmurer, et fouler sous mes pas
 
Le même pré foulé sous tes pieds délicats,
 
Mes ailes et ma voix auraient frémi de joie;
 
Et les noirs ennemis, les deux oiseaux de proie,
 
Ces gardiens envieux qui te suivent toujours,
 
Auraient connu soudain que tu fais mes amours.
 
Tous les deux à l'instant, timide prisonnière,
 
T'auraient, dans ta prison, ravie à la lumière;
 
Et tu ne viendrais plus, quand le ciel sera beau,
 
Te promener encor sur le bord du ruisseau.
 
Blanche et douce brebis à la voix innocente,
 
Si j'avais, pour toucher ta laine obéissante
 
Osé sortir du bois et bondir avec toi,
 
Te béler mes amours et t'appeler à moi,
 
Les deux loups soupçonneux qui marchaient à ta suite,
 
M'auraient vu. Par leurs cris, ils t'auraient mise en fuite,
 
Et pour te dévorer eussent fondu sur toi,
 
Plutôt que te laisser un moment avec moi.
 
 
===II===
 
 
Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs
 
Il n'est plus de soutien de tes jours chancelans,
 
Que ton fils orphelin n'est plus à son vieux père
 
Renfermé sous ton toit et fuyant la lumière.
 
Un sombre ennui t'opprime et dévore ton sein.
 
Sur ton siège de hêtre, ouvrage de ma main,
 
Sourd à tes serviteurs, à tes amis eux-même,
 
Le front baissé, l'oeil sec, et le visage blême,
 
Tout le jour en silence à ton foyer assis,
 
Tu restes pour attendre ou la mort ou ton fils.
 
Et toi, toi, que fais-tu seule et désespérée,
 
De ton faon dans les fers lionne séparée?
 
J'entends ton abandon lugubre et gémissant
 
Sous tes mains en fureur ton sein retentissant,
 
Ton deuil pâle, éploré, promené pur la ville,
 
Tes cris, tes longs sanglots remplissent toute l’île.
 
Les citoyens de loin reconnaisent tes pleurs.
 
- La voici, disent-ils, la femme de douleurs!
 
L'étranger te voyant mourante, échevelée,
 
Demande : - Qu'as-tu donc, ô femme désolée?
 
- Ce qu'elle a? Tous les dieux contre elle sont unis :
 
La femme désolée, elle a perdu son fils !
 
 
===III===
 
 
Tout homme a ses douleurs. Mais aux yeux de ses frères
 
Chacun d'un front serein déguise ses misères.
 
Chacun ne plaint que soi. Chacun dans son ennui
 
Envie un autre humain qui se plaint comme lui.
 
Nul, des autres mortels, ne mesure les peines
 
Qu'ils savent tous cacher comme il cache les siennes
 
Et chacun, l'oeil en pleurs, en son coeur douloureux
 
Se dit : - Excepté moi, tout le monde est heureux.
 
- Ils sont tous malheureux. Leur prière importune
 
Crie et demande au ciel de changer leur fortune.
 
Ils changent; et bientôt versant de nouveaux pleurs,
 
Ils trouvent qu'ils n'ont fait que changer de malheurs.
 
 
===IV===
 
 
……Je veux qu'an imite les anciens.
……Tiré d'OPPIEN.¬
 
…Comme aux bords d'Eurotas
 
Lorsqu'une épouse est près du terme de Lucine,
 
On suspend devant elle, en un riche tableau,
 
Ce que l'art de Zeuxis anima de plus beau;
 
Apollon et Bacchus, Hyacinthe, Nérée,
 
Avec les deux Gémeaux leur soeur tant désirée.
 
L'épouse les contemple; elle nourrit ses yeux
 
De ces objets, honneur de la terre et des cieux;
 
Et de son flanc, rempli de ces formes nouvelles,
 
Sort un fruit noble et beau comme ces beaux modèles.
 
 
===V===
 
 
Que les deux beaux oiseaux, les colombes fidèles,
 
Se baisent. Pour s'aimer les dieux les firent belles.
 
Sous leur tête mobile, un cou blanc, délicat,
 
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.
 
Leur voix est pure et tendre, et leur ame innocente,
 
Leurs yeux doux et sereins, leur bouche caressante.
 
L'une a dit à sa sœur : - Ma sœur……
 
L'autour et l'oiseleur, ennemis de nos jours,
 
De ce réduit, peut-être, ignorent les détours.
 
Viens……
 
L'autre a dit à sa soeur : - Ma sœur, une fontaine
 
........................
 
Le voyageur, passant en ses fraîches campagnes,
 
Dit : Oh! les beaux oiseaux! oh! les belles compagnes!
 
Il s'arrêta long-temps à contempler leurs jeux.
 
Puis, reprenant sa route et les suivant des yeux,
 
Dit : Baisez, baisez-vous, colombes innocentes,
 
Vos cœurs sont doux et purs, et vos voix caressantes ;
 
Sous votre aimable tête, un cou blanc, délicat,
 
Se plie, et de la neige effacerait l'éclat.
 
===VI===
 
 
……At mihi contingat Veneris, etc,
……- OViDE, liv. II. -
 
 
Oh! puisse le ciseau qui doit trancher mes jours,
 
Sur le seuil d'une belle en arrêter le cours!
 
Qu'au milieu des langueurs, au milieu des délices,
 
Achevant de Vénus les plus doux sacrifices,
 
Mon ame, sans efforts, sans douleurs, sans combats,
 
Se dégage, et s'envole et ne le sente pas !
 
Qu'attiré sur ma tombe où la pierre luisante
 
Offrira de ma fin l'image séduisante,
 
Le voyageur ému, dise avec un soupir :
 
Ainsi puissé-je vivre, et puissé-je mourir !
 
 
 
 
===VIII===
 
 
TRADUCTION D'UNE ÉPIGRAMME D'ÉVÉNUS DE PAROS,
 
 
Fille de Pandion, ô jeune Athénienne,
 
La cigale est ta proie, hirondelle inhumaine,
 
Et nourrit tes petits qui, débiles encor,
 
Nus, tremblans, dans les airs n'osent prendre l'essor.
 
Tu voles; comme toi la cigale a des ailes.
 
Tu chantes ; elle chante. A vos chansons fidèles
 
Le moissonneur s'égaie; et l'automne orageux
 
En des climats lointains vous chasse toutes deux.
 
Oses-tu donc porter dans ta cruelle joie
 
A ton nid, sans pitié, cette innocente proie?
 
Et faut-il voir périr un chanteur sans appui
 
Sous la morsure, hélas! d'un chanteur comme lui?
 
 
===IX===
 
 
……Si j'avais vécu dans ce temps de l'antique Rome....
 
Des belles voluptés la voix enchanteresse
 
N'aurait point entraîné mon oisive jeunesse.
 
Je n'aurais point en vers de délices trempés,
 
Et de l'art des plaisirs mollement occupés,
 
Plein des douces fureurs d'un délire profane,
 
Livré nue aux regards ma muse courtisane.
 
J'aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats,
 
Usé pour la patrie et ma voix et mon bras;
 
Et si du grand César l'invincible génie
 
A Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie,
 
J'aurais su, finissant comme j'avais vécu.
 
Sur les bords africains, défait et non vaincu.
 
Fils de la liberté, parmi ses funérailles,
 
D'un poignard vertueux déchirer mes entrailles !
 
Et des pontifes saints les bancs religieux
 
Verraient même aujourd'hui vingt sophistes pieux
 
Prouver en longs discours appuyés de maximes
 
Que toutes mes vertus furent de nobles crimes,
 
Que ma mort fut d'un lâche, et que le bras divin
 
M'a gardé des tourmens qui n'auront point de fin.
 
 
ANDRE CHENIER
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