« Le Chandelier (éd. 1888) » : différence entre les versions
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===SCENE II===
''Un petit jardin.''<br />
FORTUNIO, LANDRY et GUILLAUME, ''assis''.
'''FORTUNIO'''
Vraiment, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
'''LANDRY'''
N'allez pas en jaser, au moins ; vous me feriez mettre dehors.
'''FORTUNIO'''
Bien étrange et bien admirable. Oui, quel qu'il soit, c'est un homme heureux.
'''LANDRY'''
Promettez−moi de n'en rien dire ; maître André me l'a fait jurer.
'''GUILLAUME'''
De son prochain, du roi et des femmes, il n'en faut pas souffler le mot.
'''FORTUNIO'''
Que de pareilles choses existent, cela me fait bondir le coeur. Vraiment, Landry, tu as vu cela ?
'''LANDRY'''
C'est bon ; qu'il n'en soit plus question.
'''FORTUNIO'''
Tu as entendu marcher doucement.
'''LANDRY'''
A pas de loup, derrière le mur.
'''FORTUNIO'''
Craquer doucement la fenêtre.
'''LANDRY'''
Comme un grain de sable sous le pied.
'''FORTUNIO'''
Puis, sur le mur, l'ombre de l'homme, quand il a franchi la poterne.
'''LANDRY'''
Comme un spectre, dans son manteau.
'''FORTUNIO'''
Et une main derrière le volet.
'''LANDRY'''
Tremblante comme la feuille.
'''FORTUNIO'''
Une lueur dans la galerie, puis un baiser, puis quelques pas lointains.
'''LANDRY'''
Puis le silence, les rideaux qui se tirent, et la lueur qui disparaît.
'''FORTUNIO'''
Si j'avais été à ta place, je serais resté jusqu'au jour.
'''GUILLAUME'''
Est−ce que tu es amoureux de Jacqueline ? Tu aurais fait là un joli métier !
'''FORTUNIO'''
Je jure devant Dieu, Guillaume, qu'en présence de Jacqueline je n'ai jamais levé les yeux. Pas même en songe, je n'oserais l'aimer. Je l'ai rencontrée au bal une fois ; ma main n'a pas touché la sienne, ses lèvres ne m'ont jamais parlé. De ce qu'elle fait ou de ce qu'elle pense, je n'en ai de ma vie rien su, sinon qu'elle se promène ici l'après−midi, et que j'ai soufflé sur nos vies pour la voir marcher dans l'allée.
'''GUILLAUME'''
Si tu n'es pas amoureux d'elle, pourquoi dis−tu que tu serais resté ? Il n'y avait rien de mieux à faire que ce qu'a fait justement Landry : aller conter nettement la chose à maître André, notre patron.
'''FORTUNIO'''
Landry a fait comme il lui a plu. Que Roméo possède Juliette ! Je voudrais être l'oiseau matinal qui les avertit du danger.
'''GUILLAUME'''
Te voilà bien, avec tes fredaines ! Quel bien cela peut−il te faire que Jacqueline ait un amant ? C'est quelque officier de la garnison.
'''FORTUNIO'''
J'aurais voulu être dans l'étude ; j'aurais voulu voir tout cela.
'''GUILLAUME'''
Dieu soit béni ! c'est notre libraire qui t'empoisonne avec ses romans. Que te revient−il de ce conte ? d'être Gros−Jean comme devant. N'espères−tu pas, par hasard, que tu pourras avoir ton tour ? Hé ! oui, sans doute, monsieur se figure qu'on pensera quelque jour à lui. Pauvre garçon ! tu ne connais guère nos belles dames de province. Nous autres, avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge, et une fois qu'elles y ont mordu, qu'importe que la garnison change ? Tous les militaires se ressemblent ; qui en aime un en aime cent. Il n'y a que le revers de l'habit qui change, et qui de jaune devient vert ou blanc. Du reste, ne retrouvent−elles pas la moustache retroussée de même, la même allure de corps−de−garde, le même langage et le même plaisir ? Ils sont tous faits sur un modèle ; à la rigueur elles peuvent s'y tromper.
'''FORTUNIO'''
Il n'y a pas à causer avec toi ; tu passes tes fêtes et dimanches à regarder des joueurs de boule.
'''GUILLAUME'''
Et toi, tout seul à ta fenêtre, le nez fourré dans tes giroflées. Voyez la belle différence ! Avec tes idées romanesques tu deviendras fou à lier. Allons, rentrons ; à quoi penses−tu ? il est l'heure de travailler.
'''FORTUNIO'''
Je voudrais bien avoir été avec Landry cette nuit dans l'étude.
''Ils sortent. Entrent Jacqueline et sa servante.''
'''JACQUELINE'''
Nos prunes seront belles cette année, et nos espaliers ont bonne mine. Viens donc un peu de ce côté−ci, et asseyons−nous sur ce banc.
'''LA SERVANTE'''
C'est donc que madame ne craint pas l'air, car il ne fait pas chaud ce matin.
'''JACQUELINE'''
En vérité, depuis deux ans que j'habite cette maison, je ne crois pas être venue deux fois dans cette partie du jardin. Regarde donc ce pied de chèvrefeuille. Voilà des treillis bien plantés pour faire grimper les clématites.
'''LA SERVANTE'''
Avec cela que madame n'est pas couverte ; elle a voulu descendre en cheveux.
'''JACQUELINE'''
Dis−moi, puisque te voilà : qu'est−ce que c'est donc que ces jeunes gens qui sont là dans la salle basse ? Est ce que je me trompe ? je crois qu'ils nous regardent ; ils étaient tout à l'heure ici.
'''LA SERVANTE'''
Madame ne les connaît donc pas ? Ce sont les clercs de maître André.
'''JACQUELINE'''
Ah ! est−ce que tu les connais, toi, Madelon ? Tu as l'air de rougir en disant cela.
'''LA SERVANTE'''
Moi, madame ! pourquoi donc faire ? Je les connais de les voir tous les jours ; et encore, je dis tous les jours. Je n'en sais rien, si je les connais.
'''JACQUELINE'''
Allons, avoue que tu as rougi. Et au fait, pourquoi t'en défendre ? Autant que je puis en juger d'ici, ces garçons ne sont pas si mal. Voyons, lequel préfères−tu ? fais−moi un peu tes confidences. Tu es belle fille, Madelon ; que ces jeunes gens te fassent la cour, qu'y a−t−il de mal à cela ?
'''LA SERVANTE'''
Je ne dis pas qu'il y ait du mal ; ces jeunes gens ne manquent pas de bien, et leurs familles sont honorables. Il y a là un petit blond, les grisettes de la grand rue ne font pas fi de son coup de chapeau.
'''JACQUELINE''', ''s'approchant de la maison''.
Qui ? celui−là avec sa moustache ?
'''LA SERVANTE'''
Oh ! que non. C'est M. Landry, un grand flandrin qui ne sait que dire.
'''JACQUELINE'''
C'est donc cet autre qui écrit ?
'''LA SERVANTE'''
Nenni, nenni ; c'est M. Guillaume, un honnête garçon bien rangé ; mais ses cheveux ne frisent guère, et ça fait pitié le dimanche, quand il veut se mettre à danser.
'''JACQUELINE'''
De qui veux−tu donc parler ? je ne crois pas qu'il y en ait d'autres que ceux−là dans l'étude.
'''LA SERVANTE'''
Vous ne voyez pas à la fenêtre ce jeune homme propre et bien peigné ? Tenez, le voilà qui se penche ; c'est le petit Fortunio.
'''JACQUELINE'''
Oui−dà, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille, et son petit air innocent. Prenez garde à vous, Madelon, ces anges−là font déchoir les filles. Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur−là avec ses yeux bleus ? Eh bien ! Madelon, il ne faut pas pour cela baisser les vôtres d'un air si renchéri. Vraiment, on peut moins bien choisir. Il sait donc que dire, celui−là, et il a un maître à danser ?
'''LA SERVANTE'''
Révérence parler, madame, si je le croyais amoureux ici, ce ne serait pas de si peu de chose. Si vous aviez tourné la tête, quand vous passiez dans le quinconce , vous l'auriez vu plus d'une fois, les bras croisés, la plume à l'oreille, vous regarder tant qu'il pouvait.
'''JACQUELINE'''
Plaisantez−vous, mademoiselle, et pensez−vous à qui vous parlez ?
'''LA SERVANTE'''
Un chien regarde bien un évêque, et il y en a qui disent que l'évêque n'est pas fâché d'être regardé du chien. Il n'est pas si sot, ce garçon, et son père est un riche orfèvre. Je ne crois pas qu'il y ait d'injure à regarder passer les gens.
'''JACQUELINE'''
Qui vous a dit que c'est moi qu'il regarde ? Il ne vous a pas, j'imagine, fait de confidences là−dessus.
'''LA SERVANTE'''
Quand un garçon tourne la tête, allez, madame, il ne faut guère être femme
pour ne pas deviner où les yeux s'en vont. Je n'ai que faire de ses confidences, et on ne m'apprendra que ce que j'en sais.
'''JACQUELINE'''
J'ai froid. Allez me chercher un schall, et faites−moi grâce de vos propos.
''La servante sort.''
'''JACQUELINE''', ''Seule''.
Si je ne me trompe, c'est le jardinier que j'ai aperçu entre ces arbres. Holà !
Pierre, écoutez.
LE JARDINIER, entrant.
Vous m'avez appelé, madame ?
'''JACQUELINE'''
Oui, entrez là ; demandez un clerc qui s'appelle Fortunio. Qu'il vienne ici ; j'ai à lui parler.
''Le jardinier sort. Un instant après, entre Fortunio.''
'''FORTUNIO'''
Madame, on se trompe sans doute ; on vient de me dire que vous me demandiez.
'''JACQUELINE'''
Asseyez−vous ; on ne se trompe pas. − Vous me voyez, monsieur Fortunio, fort embarrassée, fort en peine. Je ne sais trop comment vous dire ce que j'ai à vous demander, ni pourquoi je m'adresse à vous.
'''FORTUNIO'''
Je ne suis que troisième clerc ; s'il s'agit d'une affaire d'importance, Guillaume, notre premier clerc, est là ; souhaitez−vous que je l'appelle ?
'''JACQUELINE'''
Mais non. Si c'était une affaire, est−ce que je n'ai pas mon mari ?
'''FORTUNIO'''
Puis−je être bon à quelque chose ? Veuillez parler avec confiance. Quoique bien jeune, je mourrais de bon coeur pour vous rendre service.
'''JACQUELINE'''
C'est galamment et vaillamment parler ; et cependant, si je ne me trompe, je ne suis pas connue de vous.
'''FORTUNIO'''
L'étoile qui brille à l'horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau.
'''JACQUELINE'''
C'est un secret que j'ai à vous dire, et j'hésite par deux motifs : d'abord vous pouvez me trahir, et en second lieu, même en me servant, prendre de moi mauvaise opinion.
'''FORTUNIO'''
Puis−je me soumettre à quelque épreuve ? Je vous supplie de croire en moi.
'''JACQUELINE'''
Mais, comme vous dites, vous êtes bien jeune. Vous même, vous pouvez croire en vous, et ne pas toujours en répondre.
'''FORTUNIO'''
Vous êtes plus belle que je ne suis jeune ; de ce que mon coeur sent, j'en réponds.
'''JACQUELINE'''
La nécessité est imprudente. Voyez si personne n'écoute.
'''FORTUNIO'''
Personne ; ce jardin est désert, et j'ai fermé la porte de l'étude.
'''JACQUELINE'''
Non ! décidément je ne puis parler ; pardonnez−moi cette démarche inutile, et qu'il n'en soit jamais question.
'''FORTUNIO'''
Hélas ! madame, je suis bien malheureux ! il en sera comme il vous plaira.
'''JACQUELINE'''
C'est que la position où je suis n'a vraiment pas le sens commun. J'aurais besoin, vous l'avouerai−je ? non pas tout à fait d'un ami, et cependant d'une action d'ami. Je ne sais à quoi me résoudre. Je me promenais dans ce jardin, en regardant ces espaliers ; et je vous dis, je ne sais pourquoi, je vous ai vu à cette fenêtre, j'ai eu l'idée de vous faire appeler.
'''FORTUNIO'''
Quel que soit le caprice du hasard à qui je dois cette faveur, permettez−moi d'en profiter. Je ne puis que répéter mes paroles ; je mourrais de bon coeur pour vous.
'''JACQUELINE'''
Ne me le répétez pas trop ; c'est le moyen de me faire taire.
'''FORTUNIO'''
Pourquoi ? c'est le fond de mon coeur.
'''JACQUELINE'''
Pourquoi ? pourquoi ? vous n'en savez rien, et je n'y veux seulement pas penser. Non ; ce que j'ai à vous demander ne peut avoir de suite aussi grave, Dieu merci, c'est un rien, une bagatelle. Vous êtes un enfant, n'est−ce pas ? Vous me trouvez peut−être jolie, et vous m'adressez légèrement quelques paroles de galanterie. Je les prends ainsi, c'est tout simple ; tout homme à votre place en pourrait dire autant.
'''FORTUNIO'''
Madame, je n'ai jamais menti. Il est bien vrai que je suis un enfant, et qu'on peut douter de mes paroles ; mais telles qu'elles sont, Dieu peut les juger.
'''JACQUELINE'''
C'est bon ; vous savez votre rôle, et vous ne vous dédites pas. En voilà assez là−dessus ; prenez donc ce siège, et mettez−vous là.
'''FORTUNIO'''
Je le ferai pour vous obéir.
'''JACQUELINE'''
Pardonnez−moi une question qui pourra vous sembler étrange. Madeleine, ma femme de chambre, m'a dit que votre père était joaillier. Il doit se trouver en rapport avec les marchands de la ville.
'''FORTUNIO'''
Oui, madame ; je puis dire qu'il n'en est guère d'un peu considérable qui ne connaisse notre maison.
'''JACQUELINE'''
Par conséquent, vous avez occasion d'aller et de venir dans le quartier marchand, et on connaît votre visage dans les boutiques de la Grand−Rue.
'''FORTUNIO'''
Oui, madame, pour vous servir.
'''JACQUELINE'''
Une femme de mes amies a un mari avare et jaloux. Elle ne manque pas de fortune, mais elle ne peut en disposer. Ses plaisirs, ses goûts, sa parure, ses caprices, si vous voulez, quelle femme vit sans caprice ? tout est réglé et contrôlé. Ce n'est pas qu'au bout de l'année, elle ne se trouve en position de faire face à de grosses dépenses. Mais chaque mois, presque chaque semaine, il lui faut compter, disputer, calculer tout ce qu'elle achète. Vous comprenez que la morale, tous les sermons d'économie possibles, toutes les raisons des avares, ne font pas faute aux échéances ; enfin, avec beaucoup d'aisance, elle mène la vie la plus gênée. Elle est plus pauvre que son tiroir, et son argent ne lui sert de rien. Qui dit toilette en parlant des femmes, dit un grand mot, vous le savez. Il a donc fallu, à tout prix, user de quelque stratagème. Les mémoires des fournisseurs ne portent que ces dépenses banales que le mari appelle « de première nécessité » ; ces choses−là se paient au grand jour ; mais à certaines époques convenues, certains autres mémoires secrets font mention de quelques bagatelles que la femme appelle à son tour « de seconde nécessité », qui est la vraie, et que les esprits mal faits pourraient nommer du superflu. Moyennant quoi, tout s'arrange à merveille ; chacun y peut trouver son compte, et le mari, sûr de ses quittances, ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu'il n'a pas payé tout ce qu'il voit sur l'épaule de sa femme.
'''FORTUNIO'''
Je ne vois pas grand mal à cela.
'''JACQUELINE'''
Maintenant donc, voilà ce qui arrive ; le mari, un peu soupçonneux, a fini par s'apercevoir, non du chiffon de trop, mais de l'argent de moins. Il a menacé ses domestiques, frappé sur sa cassette et grondé ses marchands. La pauvre femme abandonnée n'y a pas perdu un louis ; mais elle se trouve, comme un nouveau Tantale, dévorée du matin au soir de la soif des chiffons. Plus de confidents, plus de mémoires secrets, plus de dépenses ignorées. Cette soif pourtant la tourmente ; à tout hasard elle cherche à l'apaiser. Il faudrait qu'un jeune homme adroit, discret surtout, et d'assez haut rang dans la ville pour n'éveiller aucun soupçon, voulût aller visiter les boutiques, et y acheter, comme pour lui−même, ce dont elle peut et veut avoir besoin. Il faudrait qu'il eût, tout d'abord, facile accès dans la maison ; qu'il pût entrer et sortir avec assurance ; qu'il eût bon goût, cela est clair, et qu'il sût choisir à propos. Peut−être serait−ce un heureux hasard s'il se trouvait par là, dans la ville, quelque jolie et coquette fille, à qui on sût qu'il fit la cour. N'êtes−vous pas dans ce cas, je suppose ? ce hasard−là justifierait tout. Ce serait alors pour la belle que les emplettes seraient censées se faire. Voilà ce qu'il faudrait trouver.
'''FORTUNIO'''
Dites à votre amie que je m'offre à elle ; je la servirai de mon mieux.
'''JACQUELINE'''
Mais si cela se trouvait ainsi, vous comprenez, n'est il pas vrai, que pour avoir, dans la maison, le libre accès dont je vous parle, le confident devrait s'y montrer autre part qu'à la salle basse ? Vous comprenez qu'il faudrait que sa place fût à la table et au salon ? vous comprenez que la discrétion est une vertu trop difficile pour qu'on lui manque de reconnaissance ? mais qu'en outre du bon vouloir, le savoir−faire n'y gâterait rien. Il faudrait qu'un soir, je suppose, comme ce soir, s'il faisait beau, il sût trouver la porte entre ouverte et apporter un bijou furtif comme un hardi contrebandier. Il faudrait qu'un air de mystère ne trahît jamais son adresse ; qu'il fût prudent, leste et avisé ; qu'il se souvînt d'un proverbe espagnol qui mène loin ceux qui le savent : Aux audacieux, Dieu prête la main.
'''FORTUNIO'''
Je vous en supplie, servez−vous de moi.
'''JACQUELINE'''
Toutes ces conditions remplies, pour peu qu'on fût sûr du silence, on pourrait dire au confident le nom de sa nouvelle amie. Il recevrait alors sans scrupule, adroitement comme une jeune soubrette, une bourse dont il saurait l'emploi. Preste ! j'aperçois Madeleine qui vient m'apporter mon manteau. Discrétion et prudence, adieu. L'amie, c'est moi ; le confident, c'est vous ; la bourse est là au pied de la chaise.
''Elle sort.''
''Guillaume et Landry, sur le pas de la porte.''
'''GUILLAUME'''
Holà ! Fortunio ; maître André est là qui t'appelle.
'''LANDRY'''
Il y a de l'ouvrage sur ton bureau. Que fais−tu là hors de l'étude ?
'''FORTUNIO'''
Hein ? plaît−il ? que me voulez−vous ?
'''GUILLAUME'''
Nous te disons que le patron te demande.
'''LANDRY'''
Arrive ici ; on a besoin de toi. A quoi songe donc ce rêveur ?
'''FORTUNIO'''
En vérité, cela est singulier, et cette aventure est étrange.
''Ils sortent.''
== ACTE II ==
===SCENE I===
''Un salon.''
'''CLAVAROCHE''', ''devant une glace.''
En conscience, ces belles dames, si on les aimait tout de bon, ce serait une pauvre affaire, et le métier des bonnes fortunes est, à tout prendre, un ruineux travail. Tantôt c'est au plus bel endroit qu'un valet qui gratte à la porte vous oblige à vous esquiver. La femme qui se perd pour vous ne se livre que d'une oreille, et au milieu du plus doux transport on vous pousse dans une armoire. Tantôt c'est lorsqu'on est chez soi, étendu sur un canapé et fatigué de la manoeuvre, qu'un messager envoyé à la hâte vient vous faire ressouvenir qu'on vous adore à une lieue de distance. Vite, un barbier, le valet de chambre ! On court, on vole ; il n'est plus temps ; le mari est rentré, la pluie tombe ; il faut faire le pied de grue, une heure durant. Avisez−vous d'être malade ou seulement de mauvaise humeur ! Point ; le soleil, le froid, la tempête, l'incertitude, le danger, cela est fait pour rendre gaillard. La difficulté est en possession, depuis qu'il y a des proverbes, du privilège d'augmenter le plaisir, et le vent de bise se fâcherait si, en vous coupant le visage, il ne croyait vous donner du coeur. En vérité, on représente l'amour avec des ailes et un carquois ; on ferait mieux de nous le peindre comme un chasseur de canards sauvages, avec une veste imperméable et une perruque de laine frisée pour lui garantir l'occiput. Quelles sottes bêtes que les hommes, de se refuser leurs franches−lippées pour courir après quoi, de grâce ? après l'ombre de leur orgueil ! Mais la garnison dure six mois ; on ne peut pas toujours aller au café ; les comédiens de province ennuient ; on se regarde dans un miroir, et on ne veut pas être beau pour rien. Jacqueline a la taille fine ; c'est ainsi qu'on prend patience, et qu'on s'accommode de tout sans trop faire le difficile.
''Entre Jacqueline.''
Eh bien ! ma chère, qu'avez−vous fait ? Avez−vous suivi mes conseils, et
sommes−nous hors de danger ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Comment vous y êtes−vous prise ? vous allez me conter cela. Est−ce un des clercs de maître André qui s'est chargé de notre salut ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Vous êtes une femme incomparable, et on n'a pas plus d'esprit que vous. Vous avez fait venir, n'est−ce pas, le bon jeune homme à votre boudoir ? Je le vois d'ici, les mains jointes, tournant son chapeau dans ses doigts. Mais quel conte lui avez−vous fait pour réussir en si peu de temps ?
'''JACQUELINE'''
Le premier venu ; je n'en sais rien.
'''CLAVAROCHE'''
Voyez un peu ce que c'est que de nous, et quels pauvres diables nous sommes quand il vous plaît de nous endiabler ! Et notre mari, comment voit−il la chose ? La foudre qui nous menaçait sent−elle déjà l'aiguille aimantée ? commence−t−elle à se détourner ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Parbleu ! nous nous divertirons, et je me fais une vraie fête d'examiner cette comédie, d'en observer les ressorts et les gestes, et d'y jouer moi−même mon rôle. Et l'humble esclave, je vous prie, depuis que je vous ai quittée, est−il déjà amoureux de vous ? Je parierais que je l'ai rencontré comme je montais. Un visage affairé et une encolure à cela. Est−il déjà installé dans sa charge ? s'acquitte−t−il des soins indispensables avec quelque facilité ? porte−t−il déjà vos couleurs ? met−il l'écran devant le feu ? a−t−il hasardé quelques mots d'amour craintif et de respectueuse tendresse ? êtes−vous contente de lui ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Et comme à−compte sur ses futurs services, ces beaux yeux pleins d'une flamme noire lui ont−ils déjà laissé deviner qu'il est permis de soupirer pour eux ? a−t−il déjà obtenu quelque grâce ? Voyons, franchement, où en êtes−vous ? Avez−vous croisé le regard ?
avez−vous engagé le fer ? C'est bien le moins qu'on l'encourage pour le service qu'il nous rend.
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Qu'avez−vous donc ? Vous êtes rêveuse, et vous répondez à demi.
'''JACQUELINE'''
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
'''CLAVAROCHE'''
En avez−vous quelque regret ?
'''JACQUELINE'''
Non.
'''CLAVAROCHE'''
Mais vous avez l'air soucieux, et quelque chose vous inquiète.
'''JACQUELINE'''
Non.
'''CLAVAROCHE'''
Verriez−vous quelque sérieux dans une pareille plaisanterie ? Laissez donc, tout cela n'est rien.
'''JACQUELINE'''
Si l'on savait ce qui s'est passé, pourquoi le monde me donnerait−il tort, et à vous, peut−être, raison ?
'''CLAVAROCHE'''
Bon ! c'est un jeu, c'est une misère ; ne m'aimez vous pas, Jacqueline ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Eh bien donc ! qui peut vous fâcher ? N'est−ce donc pas pour sauver notre amour que vous avez fait tout cela ?
'''JACQUELINE'''
Oui.
'''CLAVAROCHE'''
Je vous avoue que cela m'amuse, et que je n'y regarde pas de si près.
'''JACQUELINE'''
Silence ! l'heure du dîner approche, et voici maître André qui vient.
'''CLAVAROCHE'''
Est−ce notre homme qui est avec lui ?
'''JACQUELINE'''
C'est lui. Mon mari l'a prié, et il reste ce soir ici.
''Entrent maître André et Fortunio.''
'''MAITRE ANDRÉ'''
Non ! je ne veux pas d'aujourd'hui entendre parler d'une affaire. Je veux qu'on s'évertue à danser, et qu'il ne soit question que de rire. Je suis ravi, je nage dans la joie, et je n'entends qu'à bien dîner.
'''CLAVAROCHE'''
Peste ! vous êtes en belle humeur, maître André, à ce que je vois.
'''MAITRE ANDRÉ'''
Il faut que je vous dise à tous ce qui m'est arrivé hier. J'ai soupçonné injustement ma femme ; j'ai fait mettre le piège à loup devant la porte de mon jardin, j'y ai trouvé mon chat ce matin ; c'est bien fait, je l'ai mérité. Mais je veux rendre justice à Jacqueline, et que vous appreniez de moi que notre paix est faite, et qu'elle m'a pardonné.
'''JACQUELINE'''
C'est bon, je n'ai pas de rancune, obligez−moi de n'en plus parler.
'''MAITRE ANDRÉ'''
Non, je veux que tout le monde le sache. Je l'ai dit partout dans la ville, et j'ai rapporté dans ma poche un petit Napoléon en sucre ; je veux le mettre sur ma cheminée en signe de réconciliation, et toutes les fois que je le regarderai, j'en aimerai cent fois plus ma femme. Ce sera pour me garantir de toute défiance à l'avenir.
'''CLAVAROCHE'''
Voilà agir en digne mari ; je reconnais là maître André.
'''MAITRE ANDRÉ'''
Capitaine, je vous salue. Voulez−vous dîner avec nous ? Nous avons aujourd'hui au logis une façon de petite fête, et vous êtes le bien venu.
'''CLAVAROCHE'''
C'est trop d'honneur que vous me faites.
'''MAITRE ANDRÉ'''
Je vous présente un nouvel hôte ; c'est un de mes clercs, capitaine. Hé ! hé ! cedant arma togoe. Ce n'est pas pour vous faire injure ; le petit drôle a de l'esprit ; il vient faire la cour à ma femme.
'''CLAVAROCHE'''
Monsieur, peut−on vous demander votre nom ? Je suis ravi de faire votre connaissance.
''Fortunio salue.''
'''MAITRE ANDRÉ'''
Fortunio. C'est un nom heureux. A vous dire vrai, voilà tantôt un an qu'il travaillait à mon étude, et je ne m'étais pas aperçu de tout le mérite qu'il a. Je crois même que, sans Jacqueline, je n'y aurais jamais songé. Son écriture n'est pas très nette, et il me fait des accolades qui ne sont pas exemptes de reproche ; mais ma femme a besoin de lui pour quelques petites affaires, et elle se loue fort de son zèle. C'est leur secret ; nous autres maris, nous ne mettons point le nez là. Un hôte aimable, dans une petite ville, n'est pas une chose de peu de prix ; aussi Dieu veuille qu'il s'y plaise ! nous le recevrons de notre mieux.
'''FORTUNIO'''
Je ferai tout pour m'en rendre digne.
'''MAITRE ANDRÉ''', ''à Clavaroche.''
Mon travail, comme vous le savez, me retient chez moi la semaine. Je ne suis pas fâché que Jacqueline s'amuse sans moi comme elle l'entend. Il lui fallait quelquefois un bras pour se promener par la ville ; le médecin veut qu'elle marche, et le grand air lui fait du bien. Ce garçon−là sait les nouvelles, il lit fort bien à haute voix ; il est, d'ailleurs, de bonne famille, et ses parents l'ont bien élevé ; c'est un cavalier pour ma femme, et je vous demande votre amitié pour lui.
'''CLAVAROCHE'''
Mon amitié, digne maître André, est tout entière à son service ; c'est une chose qui vous est acquise, et dont vous pouvez disposer.
'''FORTUNIO'''
Monsieur le capitaine est bien honnête, et je ne sais comment le remercier.
'''CLAVAROCHE'''
Touchez là ! l'honneur est pour moi, si vous me comptez pour un ami.
'''MAITRE ANDRÉ'''
Allons ! voilà qui est à merveille. Vive la joie ! La nappe nous attend ; donnez la main à Jacqueline, et venez goûter de mon vin.
'''CLAVAROCHE''', ''bas à Jacqueline.''
Maître André ne me paraît pas envisager tout à fait les choses comme je m'y étais attendu.
'''JACQUELINE''', ''bas''.
Sa confiance ou sa jalousie dépendent d'un mot et du vent qui souffle.
'''CLAVAROCHE''', ''de même''.
Mais ce n'est pas là ce qu'il nous faut. Si cela prend cette tournure, nous
n'avons que faire de votre clerc.
'''JACQUELINE''', ''de même.''
J'ai fait ce que vous m'avez dit.
''Ils sortent.''
===SCENE II===
''A l'étude.''<br />
GUILLAUME et LANDRY, travaillant.
GUILLAUME
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