« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Vertu » : différence entre les versions

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qu'elle a fermé violemment de la main droite; sous ses pieds sont des
sacs pleins d'écus. L'Avarice est ici personnifiée<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]].
 
 
 
 
 
 
[Illustration: Fig. 2.]
 
Guillaume Durand dit que les Vertus sont représentées sous la figure
de femmes, parce qu'elles nourrissent et caressent l'homme<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]]; mais encore
les artistes du moyen âge leur donnaient-ils un caractère énergique
et militant. Dans les vitraux de la grande rose occidentale de Notre-Dame
de Paris, les Vertus sont armées de lances et combattent les Vices,
représentés par des personnages historiques parfois. Sardanapale représente
la Folie; Tarquin, la Dissolution; Néron, l'Iniquité; Judas, le
Désespoir; Mahomet, l'Impiété, etc.
 
C'est à la cathédrale de Chartres que les artistes du XlII<sup>e</sup> siècle ont
donné aux représentations des Vertus le plus complet développement.
Là<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]] les Vertus ne sont point opposées aux Vices, elles se déroulent
sur les voussures, en pied, et sont divisées en trois ordres: les Vertus
publiques et les Vertus privées. Les Vertus de l'homme privé sont placées
dans la voussure intérieure, les Vertus de l'homme social dans la
voussure extérieure; dans la voussure intermédiaire sont sculptées les
Vertus domestiques. Chaque rang contient quatorze figures, en commençant
par le voussoir de droite. À Chartres, les Vertus publiques
présentent un grand intérêt iconographique. La première a perdu son
titre; son bouclier est chargé de roses. Didron<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]] la considère comme
personnifiant la Mémoire. La deuxième (fig. 3) représente la Liberté
(<i>Libertas</i>): son écu est chargé de trois couronnes; elle tenait une lance
dans sa main droite. La troisième est l'Honneur (<i>Honor</i>); son écu est
 
[Illustration: Fig. 3.]
 
chargé de mitres. La quatrième, qui a perdu son titre, est, d'après
Didron, la Prière (<i>Oratio</i>); en effet, sur son écu est sculpté un ange
tenant un livre. La cinquième, l'Adoration; un ange tenant un encensoir
charge son écu. La sixième, la Vitesse, la Promptitude (<i>Velocitas</i>);
trois flèches chargent son écu. La septième, le Courage (<i>Fortitudo</i>); sur
son écu est un lion rampant. La huitième, la Concorde (<i>Concordia</i>); son écu
est chargé de deux paires de colombes. La neuvième, l'Amitié (<i>Amicitia</i>);
mêmes armes. La dixième, la Puissance; un aigle tenant un sceptre charge
son écu. La onzième, la Majesté (<i>Majestas</i>); trois sceptres sur son écu.
La douzième, la Santé (<i>Sanitas</i>)<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]]; trois poissons sur son écu. La treizième,
la Sécurité (<i>Securitas</i>); un donjon sur son écu. La quatorzième,
dont l'inscription est effacée, est désignée par Didron comme étant la
Religion: un dragon mort sur son écu; un dragon vivant (le symbole
du démon) sous ses pieds. Cette figure tient un étendard, et nous la
désignerions plus volontiers comme représentant la Foi. Toutes ces
statues tiennent des lances, des croix ou des étendards dans leur main
droite, sont couronnées et nimbées. La sculpture est d'un beau style;
leur allure est fière, les têtes expressives et les draperies jetées avec art.
Remarquons, en passant, que la Liberté et la Promptitude, l'Activité,
si l'on aime mieux, sont considérées comme des vertus du premier
ordre, des vertus publiques; et avouons sincèrement qu'au milieu du
XIX<sup>e</sup> siècle, nous ne les placerions pas sur nos églises. Pourrions-nous
les sculpter même sur nos édifices civils? Nous y figurons l'Abondance,
la Justice, l'Industrie; ou bien encore, la Religion, la Charité, la Foi,
l'Espérance, et nous leur donnons l'apparence famélique et un peu
niaise que l'on considère de notre temps comme l'attribut convenable
à ces personnifications. Les œuvres de nos artistes du XIII<sup>e</sup> siècle nous
paraissent plus vraies, plus vigoureuses et plus saines. Personne n'ignore
que la plupart des critiques qui, par hasard, veulent dire un mot des
arts du moyen âge, confondant volontiers les écoles et les époques,
sans avoir pris la peine d'en examiner les produits, ne fût-ce que pendant un jour, reproduisent ce <i>cliché</i> accepté sans contrôle, savoir: que
la sculpture du moyen âge est ascétique, maladive et comprimée sous
une théocratie énervante... Nous n'avons nul désir de voir revenir la
société vers ces temps, la chose serait-elle possible; mais nous voudrions que nos artistes montrassent dans leurs œuvres, et dans la pensée qui les dirige, quelque chose de cette virilité si profondément
empreinte dans la statuaire française des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles. S'il s'agit
de sculpture religieuse, on cherche aujourd'hui à satisfaire à nous ne
savons quelle pensée pâle, étiolée, malsaine, sans vie, sorte de compromis
entre des traditions affadiés, mal comprises, et un <i>canon</i> classique;
tandis que nous trouvons, dans cette statuaire de notre architecture
du XIII<sup>e</sup> siècle, un débordement de séve, un besoin d'émancipation de
l'intelligence qui raffermit le cœur et pousse l'esprit en avant. Peu devrait
nous importer qu'alors les évêques fussent des seigneurs féodaux,
et que les seigneurs féodaux fussent de petits tyrans, si, sous ce régime,
les artistes savaient relever le côté moral de l'homme et préparer des
générations viriles. Ces artistes étaient dès lors en avant sur les nôtres,
qui, trop peu soucieux de leur dignité, subissent la mythologie abâtardie
et sénile de l'Académie, ou la <i>religiosité</i> fade des sacristies,
sans oser exprimer une pensée qui leur soit propre. Si l'exécution,
de nos jours, est belle, tant mieux, mais elle n'est qu'un vêtement qui
doit couvrir une idée vivante, non des mannequins sortis d'un Olympe
fané ou de l'oratoire des dévotes; Certes, les statuaires du moyen âge
ont fait beaucoup de sculpture religieuse, ou du moins attachée à des
édifices religieux, puisqu'on en élevait un grand nombre. Jamais cependant--que
cela dépendît d'eux ou des inspirations auxquelles ils obéissaient--ils
ne sont descendus à ces mièvreries avilissantes ou à ces
platitudes que l'on donne aujourd'hui pour de l'art religieux. Les mâles
sculptures de Chartres, de Reims, d'Amiens, de Paris, en sont la preuve.
Il suffit de les regarder... sans avoir d'avance son siége fait.
 
Au XIII<sup>e</sup> siècle, l'Église ne repoussait point du portail de ses édifices
ces vertus civiles, le Courage, l'Activité, la Largesse, la Liberté, la Justice,
l'Amitié, la Santé de l'esprit: près d'elles, les labeurs journaliers
étaient représentés, comme à Notre-Dame de Chartres; au-dessous
d'elles les Vices; puis les sciences, les arts, les travaux de l'intelligence.
Ainsi se complétait le cycle encyclopédique que montrait au peuple la
cathédrale française, autant que le permettait l'état des connaissances
de l'époque.
 
En un mot, l'Église alors vivait et était digne de vivre, puisqu'elle
entrait dans le mouvement social qui tendait à constituer une grande
nation aux confins de l'Europe occidentale. C'était sa première vertu,
à elle, d'être vraiment nationale, d'activer les développements intellectuels.
Qu'elle ait pu s'en repentir; que, se sentant débordée par des
esprits trop avancés suivant ses vues, elle ait essayé d'arrêter le mouvement
qu'elle-même avait provoqué au cœur des diocèses, il n'en est
pas moins certain qu'alors elle prenait l'initiative, que les arts s'en
ressentaient, et que ces arts ne sauraient être considérés comme
énervés, étouffés sous une théocratie tracassière et mesquine.
 
Les Vertus n'étaient pas seulement représentées sur les portails des
églises; elles avaient leur place encore aux portes des palais, dans les
grand'salles des châteaux, sur les façades des hôtels. Les preux sculptés
sur les tours du château de Pierrefonds, les preuses sur celles du château
de la Ferté-Milon, sont des personnifications de vertus héroïques,
guerrières. Ces figures donnaient leurs noms aux tours. Ainsi, à Pierrefonds,
les preux sont au nombre de huit, comme les tours. Ces statues
de 3 mètres de hauteur et d'un beau travail, sont celles de César, de
Charlemagne, de David, d'Hector, de Josué, de Godefroy de Bouillon,
d'Alexandre et du roi Artus.
 
Sur la façade de l'hôtel de la chambre des comptes bâti par Louis XII,
en face de la sainte Chapelle du Palais à Paris, on voyait quatre statues
des Vertus, qui étaient: la Tempérance, tenant une horloge et des
lunettes; la Prudence, tenant un miroir et un crible; la Justice, ayant
pour attributs une balance et une épée; le Courage, qui embrassait
une tour et étouffait un serpent<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]]. Le combat des Vertus et des Vices
était le sujet de beaucoup de peintures et de tapisseries qui décoraient
les salles des châteaux. Les romans, les inventaires, font souvent
mention de ces sortes de tentures désignées sous le nom de <i>moralités</i>.
 
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La face ot doucement formée,<br>
Qui fu si à point colorée<br>
«Com nature le pot miex fère.<br>
Bouche et vermeille, et par miex plère<br>
Ot vairs iex, rians et fenduz,<br>
Les braz bien fez et estenduz,<br>
Blanches mains, longues et ouvertes.<br>
Aux templières que vi aperte.<br>
Apparut qu'ele et teste blonde,<br>
Je croi, plus que nule du monde.<br>
Corone et bele ou chief assise<br>
Qui li sist bien à grant devise.<br>
Son non enquis en tele manière:<br>
--Je vous pri, douce dans chière,<br>
Que me le diez de vous le non.<br>
-- Sire, fist-ele, mon renon<br>
Fu jadis chièri et amè;<br>
Mon non est <sc>Larguece</sc> clamé.--<br>
De l'autre errez je la manière:<br>
Ele et forme et grande plenière;<br>
Noire estoit et descolorée,<br>
Fade en tout, et fu afublée<br>
D'une robe de vert esreuse;<br>
A véir fu pou deliteuse:<br>
«D'une vielle pane l'orrée<br>
De menu vair entrepelée.<br>
Tenues levres et bouche auquaise<br>
Ot; je ne sai s'el fu pusnnise;<br>
Ou nez ot estroites narrines<br>
Qu'ele ot gresle et lone et verrines;<br>
Les vaines parmi son visuge<br>
Qu'elle ot traités à grant outrage,<br>
Le col ot lonc, nervu et gresle,<br>
Noirs cheveus dont l'un l'autre mesle;<br>
Si ot granz mains et longue brache<br>
Dont el tient fort cels qn'ele embrache.<br>
Corone ot d'or trop merveilleuse,<br>
Mainte pierre i ot précieuse;<br>
Ele ot noirs iex, fens et poingnanz.<br>
A regarder mult resoingnanz.<br>
Quant je l'oi grant pose esgarder<br>
Et sa contenance avisée,<br>
Je enquis ma dame Larguece<br>
Qui estoit cele déablesse0<br>
El me dist estoit Avarice,<br>
Qui perist chascun par son visce.»<br>
</center>
<div class=prose>
 
(<i>Additions aux poésies de Rutebeuf</i>, édition des <i>Œuvres de Rutebeuf</i>,
par A. Jubinal, 1839.)
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : «Virtutes vero in mulieris specie depinguntur, quia mulcent et nutriunt.» (<i>Rationale
divin. offic.</i>, lib. I, cap. iii.)
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Voussure de gauche du porche nord.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voyez l'intéressant article de Didron sur les Vertus de Notre-Dame de Chartre.
(<i>Annales archéologiques</i>, t. VI, p. 35).
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : La santé est un don et non une vertu; mais il est évident que le mot <i>sanitas</i> s'entend
ici au moral. C'est de la santé de l'esprit qu'il s'agit, non de la santé physique.
 
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Dubreul, <i>Antiquités de Paris</i>, liv. I.