« Règles pour la direction de l’esprit » : différence entre les versions

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''Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité.''
 
Les hommesMortels sont poussés parpossédés d'une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas ; à peu près comme celui qui, dans l’ardeur insensée de découvrir un trésor, parcour­rait perpétuellement tous les lieux pour voir si quelque voyageur n’y en a pas laissé un ; c’est dans cet esprit qu’étudient presque tous les chimistes, la plupart des géomètres, et bon nombre de phi­losophes. Et certes je ne disconviens pas qu’ils n’aient quelquefois le bonheur de rencontrer quelque vérité ; mais je n’accorde pas qu’ils en soient pour cela plus habiles, mais seulement plus heureux. Aussi vaut-il bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité que de le tenter sans méthode ; car il est certain que les études sans ordre et les méditations confuses obscurcissent les lumières naturelles et aveuglent l’esprit. Ceux qui s’accoutument ainsi à marcher dans les ténebres s’affoiblissent tellement la vue, qu’ils ne peuvent plus supporter la lumière du jour ; ce que confirme l’expérience, puisque nous voyons des hommes qui jamais ne se sont occupés de lettres juger d’une manière plus saine et plus sûre de ce qui se présente que ceux qui ont passé leur vie dans les écoles. Or, par méthode, j’entends des règles certaines et faciles, qui, suivies rigoureusement, empêcheront qu’on ne suppose jamais ce qui est faux, et feront que sans consumer ses forces inu­tilement, et en augmentant graduellement sa science, l’esprit s’élève à la connoissance exacte de tout ce qu’il est capable d’atteindre.
 
Il faut bien noter ces deux points, ''ne pas sup­poser vrai ce qui est faux, et tâcher d’arriver à la connoissance de toutes choses.'' En effet si nous igno­rons quelque chose de tout ce que nous pouvons savoir, c’est que nous n’avons jamais remarqué aucun moyen qui pût nous conduire à une pareille connoissance, ou parce que nous sommes tombés dans l’erreur contraire. Or si la méthode montre nettement comment il faut se servir de l’intuition pour éviter de prendre le faux pour le vrai, et comment la déduction doit s’opérer pour nous conduire à la science de toutes choses, elle sera complète à mon avis, et rien ne lui manquera, puisqu’il n’y a de science qu’avec l’intuition et la déduction, ainsi que je l’ai dit plus haut. Toutefois elle ne peut pas aller jusqu’à apprendre com­ment se font ces opérations, parce qu’elles sont les plus simples et les premières de toutes ; de telle sorte que si notre esprit ne les savoit faire d’avance, il ne comprendroit aucune des règles de la mé­thode, quelque faciles qu’elles fussent. Quant aux autres opérations de l’esprit, que la dialectique s’efforce de diriger à l’aide de ces deux premiers moyens, elles ne sont ici d’aucune utilité ; il y a plus, on doit les mettre au nombre des obstacles ; car on ne peut rien ajouter à la pure lumière de la raison, qui ne l’obscurcisse en quelque manière.
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Quand j’ai commencé à m’adonner aux mathé­matiques, j’ai lu la plupart des ouvrages de ceux qui les ont cultivées, et j’ai étudié de préférence l’arithmétique et la géométrie, parce qu’elles étoient, disoit-on, les plus simples, et comme la clef de toutes les autres sciences ; mais je ne rencontrois dans l’une ni l’autre un auteur qui me satisfit com­plètement. J’y voyois diverses propositions sur les nombres dont, calcul fait, je reconnoissois la vé­rité ; quant aux figures, on me mettoit, pour ainsi dire, beaucoup de vérités sous les yeux, et on en concluoit quelques autres par analogie ; mais on ne me paroissoit pas dire assez clairement à l’esprit pourquoi les choses étoient comme on les montroit, et par quels moyens on parvenoit à leur découverte. Aussi, je ne m’étonnois plus de ce que des hommes habiles et savants aban­donnassent ces sciences, après les avoir à peine effleurées, comme des connoissances puériles et vaines, ou, d’autre part, tremblassent de s’y livrer, comme à des études difficiles et embarrassées. En effet il n’y a rien de plus vide que de s’occuper de nombres et de figures imaginaires, comme si on vouloit s’arrêter à la connoissance de pa­reilles bagatelles ; et de s’appliquer à ces démon­strations superficielles que le hasard découvre plus souvent que l’art, de s’y appliquer, dis-je, avec tant de soins, qu’on désapprouve, en quelque sorte, de se servir de sa raison ; sans compter qu’il n’y a rien de plus difficile que de dégager, par cette méthode, les difficultés nouvelles qui se pré­sentent pour la première fois, de la confusion des nombres qui les enveloppent. Mais quand, d’autre part, je me demandai pourquoi donc les premiers inventeurs de la philosophie vouloient n’admettre à l’étude de la sagesse que ceux qui avoient étudié les mathématiques, comme si cette science eût été la plus facile de toutes et la plus nécessaire pour préparer et dresser l’esprit à en comprendre de plus élevées, j’ai soupçonné qu’ils reconnoissoient une certaine science mathématique différente de celle de notre âge. Ce n’est pas que je croie qu’ils en eussent une connoissance parfaite : leurs trans­ports insensés et leurs sacrifices pour les plus min­ces découvertes, prouvent combien ces études étoient alors dans l’enfance. Je ne suis point non plus touché des éloges que prodiguent les historiens à quelques unes de leurs inventions ; car, malgré leur simplicité, on conçoit qu’une multi­tude ignorante et facile à étonner les ait louées comme des prodiges. Mais je me persuade que certains germes primitifs des vérités que la nature a déposées dans l’intelligence humaine, et que nous étouffons en nous à force de lire et d’entendre tant d’erreurs diverses, avoient, dans cette simple et naïve antiquité, tant de vigueur et de force, que les hommes éclairés de cette lumière de raison qui leur faisoit préférer la vertu aux plaisirs, l’honnête à l’utile, encore qu’ils ne sussent pas la raison de cette préférence, s’étoient fait des idées vraies et de la philosophie et des mathématiques, quoiqu’ils ne pussent pas encore pousser ces sciences jus­qu’à la perfection. Or, je crois rencontrer quel­ques traces de ces mathématiques véritables dans Pappus et Diophantes, qui, sans être de la plus haute antiquité, vivoient cependant bien des siècles avant nous. Mais je croirois volontiers que les écri­vains eux-mêmes en ont, par une ruse coupable, supprimé la connoissance ; semblables à quelques artisans qui cachent leur secret, ils ont craint peut-être que la facilité et la simplicité de leur méthode, en les popularisant, n’en diminuât l’importance, et ils ont mieux aimé se faire admirer en nous laissant, comme produit de leur art, quelques vé­rités stériles subtilement déduites, que de nous enseigner cet art lui-même, dont la connoissance eût fait cesser toute notre admiration. Enfin quel­ques hommes d’un grand esprit ont, dans ce siècle, essayé de relever cette méthode ; car elle ne paroit autre que ce qu’on appelle du nom barbare d’algèbre, pourvu qu’on la dégage assez de cette multiplicité de chiffres et de ces figures inexpli­cables qui l’écrasent, pour lui donner cette clarté et cette facilité suprême qui, selon nous, doit se trouver dans les vraies mathématiques. Ces pen­sées m’ayant détaché de l’étude spéciale de l’arith­métique et de la géométrie, pour m’appeler à la recherche d’une science mathématique en général, je me suis demandé d’abord ce qu’on entendoit précisément par ce mot mathématiques, et pour­quoi l’arithmétique et la géométrie seulement, et non l’astronomie, la musique, l’optique, la mécanique et tant d’autres sciences, passoient pour en faire partie : car ici il ne suffit pas de connoître l’étymologie du mot. En effet le mot mathématiques ne signifiant que science, celles que j’ai nommées ont autant de droit que la géométrie à être appelées mathématiques ; et cependant il n’est personne qui, pour peu qu’il soit entré dans une école, ne puisse distinguer sur-le-champ ce qui se rattache aux ma­thématiques proprement dites, d’avec ce qui ap­partient aux autres sciences. Or, en réfléchissant attentivement à ces choses, j’ai découvert que toutes les sciences qui ont pour but la recherche de l’ordre et de la mesure, se rapportent aux mathé­matiques, qu’il importe peu que ce soit dans les nombres, les figures, les astres, les sons ou tout autre objet qu’on cherche cette mesure, qu’ainsi il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’on peut trouver sur l’ordre et la mesure, prises indépendamment de toute ap­plication à une matière spéciale, et qu’enfin cette science est appelée d’un nom propre, et depuis longtemps consacré par l’usage, savoir les mathématiques, parce qu’elle contient ce pourquoi les autres sciences sont dites faire partie des mathé­matiques. Et une preuve qu’elle surpasse de beau­coup les sciences qui en dépendent, en facilité et en importance, c’est que d’abord elle embrasse tous les objets auxquels celles-ci s’appliquent, plus un grand nombre d’autres ; et qu’ensuite, si elle contient quelques difficultés, elles existent dans les autres, lesquelles en ont elles-mêmes de spé­ciales qui naissent de leur objet particulier, et qui n’existent pas pour la science générale. Main­tenant, quand tout le monde connoit le nom de cette science, quand on en conçoit l’objet, même sans y penser beaucoup, d’où vient qu’on recherche péniblement la connoissance des autres sciences qui en dépendent, et que personne ne se met en peine de l’étudier elle-même ? Je m’en étonnerais assurément, si je ne savois que tout le monde la regarde comme fort aisée, et si je n’avois remarqué, depuis quelque temps, que toujours l’esprit humain, laissant de côté ce qu’il croit facile, se hâte de courir à des objets nouveaux et plus éle­vés. Pour moi, qui ai la conscience de ma foiblesse, j’ai résolu d’observer constamment, dans la re­cherche des connoissances, un tel ordre que, com­mençant toujours par les plus simples et les plus faciles, je ne fisse jamais un pas en avant pour passer à d’autres, que je ne crusse n’avoir plus rien a désirer sur les premières. C’est pourquoi j’ai cul­tivé jusqu’à ce jour, autant que je l’ai pu, cette science mathématique universelle, de sorte que je crois pouvoir me livrer à l’avenir à des sciences plus élevées, sans craindre que mes efforts soient pré­maturés. Mais, avant d’en sortir, je chercherai à rassembler et à mettre en ordre ce que j’ai recueilli de plus digne de remarque dans mes études précé­dentes, tant pour pouvoir les retrouver au besoin dans ce livre, à l’âge où la mémoire s’affoiblit, que pour en décharger ma mémoire elle-même, et porter dans d’autres études un esprit plus libre.
 
 
== Règle cinquième. ==