« Réponse de M. Victor Cherbuliez au discours de M. François Coppée » : différence entre les versions

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{{Centré|
<br /><big>RÉPONSE</big>
<br />
<br /><small>DE</small>
<br />
<br /><big><big>M. CHERBULIEZ</big></big>
}}
<br />
{{—}}
<br /><br />
 
{{sc|Monsieur}},
<br /><br />
 
Vous avez raison de croire aux sympathies qui vous
accueillent ici. Vous êtes le plus jeune d’entre nous ;
cet heureux défaut vous servira. Il y a dans toutes les
familles des prédilections secrètes pour les Benjamins.
Au surplus, nous vivons dans un temps où les vieilles
institutions, comme les vieux arbres, sont exposées à
de jalouses malveillances ; l’Académie pourrait alléguer votre jeunesse aux impertinents qui lui reprocheraient son grand âge. Mais vous venez d’ajouter un
titre à tous ceux dont vous pouviez vous prévaloir pour
vous recommander à sa faveur. Vous avez parlé avec
autant de chaleur que d’élévation de l’homme éminent
auquel vous succédez ; il avait prouvé sa clairvoyance
en souhaitant d’être loué par vous. Sa mémoire est
chère à notre Compagnie, qui lui témoigna l’estime
particulière où elle le tenait lorsqu’elle fit violence à
son règlement pour lui ouvrir ses portes. Professeur
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/39]]==
de Faculté à Lyon, il fut dispensé de la condition de
résidence à Paris, privilège qui n’avait été accordé jusqu’alors à aucun académicien laïque. On le traita ce
jour-là en évêque.
 
Vous avez payé votre tribut et à l’homme et au poète.
M. de Laprade attachait encore plus de prix au respect
qu’à l’admiration ; il a su conquérir l’un et l’autre. Le
milieu où il était né, les influences dont s’est ressentie
sa première jeunesse, la contagion des saints exemples,
lui avaient rendu facile le métier d’honnête homme,
qui est pourtant le plus difficile de tous. Il avait appris
de sa mère les douces résignations, le bonheur modeste
qui se passe de beaucoup de choses, la médiocrité des
désirs, qui est la seule médiocrité désirable. Son père
lui avait enseigné l’art de se tenir debout, et c’est
encore un art difficile à pratiquer. La fierté de son
esprit ne fut jamais à la merci ni des événements
ni des puissants de la terre, et quand tout semblait
condamner ses opinions comme ses espérances, il leur
demeura fidèle jusqu’à la fin. Il l’a dit lui-même :
« J’étais né fidèle à jamais. » Une opinion est bien peu
de chose, c’est une grande chose que la fidélité, et à
quelques partis que nous attellent les hasards de la vie,
on est sûr de l’honorer en ayant du caractère. C’est
parmi les hommes qui en ont que se recrute ici-bas le
paradis des honnêtes gens. Quelle que soit la couleur
de leur cocarde, on en voit arriver des points les plus
opposés de l’horizon, et, s’aimant peu, ils sont fort surpris de se rencontrer. Ils se disent l’un à l’autre : « Tiens, vous en êtes ! je ne l’aurais jamais cru. »
 
Si M. de Laprade fut toujours constant dans ses affections politiques, je n’oserais pas affirmer comme vous
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qu’il n’ait jamais varié dans ses croyances religieuses
ou du moins dans sa métaphysique de poète, qu’il n’ait
point essayé d’accommoder à sa façon l’éternel procès
de la science et de la foi ; des vieux dogmes et des idées
nouvelles, qu’il ait atteint du premier coup à cette Certitude où se sont reposés son âge mûr et sa vieillesse.
Avant de s’asseoir, il avait marché : tous les esprits
supérieurs pourraient conter leurs voyages. Ils ont
leurs départs et leurs arrivées, quelquefois leurs aventures. Votre prédécesseur nous a confessé que sa muse
avait fréquenté tour à tour l’Hymette et le Calvaire.
En citant l’un de ses plus admirables poèmes, vous
avez éprouvé le besoin de le défendre contre l’accusation de panthéisme. Quand il aurait été un peu panthéiste dans sa jeunesse, je n’y verrai pas grand mal,
et ses vers ne m’en sembleraient pas moins beau. Mais
je doute qu’il ait jamais été philosophe. Il n’avait pas
cette impassibilité de l’esprit qui, insoucieuse des conséquences, sacrifie tout à la rigueur des principes.
Quand on estime qu’un défaut de logique est le seul
malheur que doive redouter le sage, on est prêt à accepter sans s’émouvoir les vérités cruelles. M. de Laprade
a toujours raisonné avec son cœur, et une doctrine ne
pouvait plaire à son intelligence lorsque son imagination
n’en était pas contente.
 
Ce n’est pas un philosophe, c’est un mystique qui a
marqué dans l’histoire de sa pensée et dont la doctrine
a déteint sur ses premiers vers. Je veux parler de
l’auteur ''d’Antigone'' et de la ''Vision d’Hébal'', du palingénésiste Ballanche, qu’on avait surnommé le.théosophe, de celui qu’on appelait volontiers le doux Ballanche ; mais on a jamais dit Ballanche le clair, Ballanche
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/41]]==
le précis et le concis. Diderot, qui n’aimait guère les
théosophes, les définissait : « Des hommes d’une imagination ardente qui corrompent la théologie et obscurcissent la philosophie. » Le mot est dur. Je dirais
plutôt que les théosophes sécularisent le dogme et s’en
servent pour tout expliquer, les événements, les catastrophes de l’histoire aussi bien que lés incidents les plus
ordinaires de la vie de tous les jours, tellement qu’on
peut les accuser de recourir à l’inexplicable pour
expliquer des choses qui s’expliquent toutes seules.
Méprisant les causes secondes et découvrant du divin
partout, Ballanche s’exposait aux objections des âmes
pieuses, qui lui en voulaient de profaner les saints
mystères en les employant à tous les services, tandis
que les gens d’un esprit rassis le traitaient de rêveur
sublime. C’est le malheur des théosophes, ils sont à la
fois en délicatesse avec le bon Dieu et avec le bon sens.
M. de Laprade, que Sainte-Beuve appelait un « Ballanche limpide, un Ballanche sans bégaiement », s’était
formé à l’école de ce penseur distingué, quoiqu’un peu
trouble, dont il disait « que c’était le maître qui lui
avait légué le plus d’idées ». Ainsi que son maître, il
voyait du divin partout, et son admiration pour les
vieux chênes avait la ferveur onctueuse d’un culte,
d’une dévotion. Plus tard, il s’est frappé la poitrine,
s’accusant d’avoir trop sacrifié aux erreurs d’un siècle
qui, perdu dans ses voies et ne sachant plus ce qu’il
doit adorer, joint les idolâtries aux mécréances :
 
<poem>
Du savoir orgueilleux j’ai trop subi le charme ;
De la seule Maison acceptant le secours,
J’ai demandé ma force aux sages de nos jours.
</poem>
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/42]]==
Conscience trop délicate, que de gens seraient heureux de n’avoir jamais commis d’autres péchés que
les vôtres !
 
Dans l’exagération de son repentir, il alla jusqu’à
déclarer que pour sentir et chanter la nature, il faut
croire au Dieu personnel et libre. Assertion téméraire,
à laquelle l’histoire des lettres inflige de solennels
démentis. Lucrèce ne croyait qu’aux atomes, Goethe
ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque
impossible de savoir ce que Shakspeare croyait. La
grande poésie n’est la prisonnière d’aucune église,
d’aucune école. André Chénier, qui n’avait pas d’autre
religion que le naturisme du XVIIIe siècle, se proposait
de célébrer dans un poème en trois chants ses dieux
aveugles et sourds. Que ne lui a-t-on laissé le temps
d’exécuter son dessein ! Notre littérature compterait
un monument de plus. Pour ma part, je me représente facilement qu’un darwinien convaincu pourrait
traduire en beaux vers la théorie de l’évolution et de
la lutte pour l’existence, à la seule condition qu’il eût
reçu du ciel avec le génie du rythme le don des images,
la chaleur et le tourment de l’âme, et qu’il fût un de
ces voyants qui nous font voir tout ce qu’ils voient.
 
S’il y a eu deux Laprade, il faut convenir qu’ils se
ressemblaient beaucoup et même à ce point qu’on a
souvent peine à les distinguer. Le premier comme le
second, l’auteur de ''Psyché'' comme l’auteur de la ''Tour''
''d’Ivoire'', avait en partage la pureté du sentiment, la
noblesse des goûts et des pensées, l’accent sonore et
musical et, selon la parole d’un grand critique, « l’abondance, le fleuve de l’expression ». La poésie de
votre prédécesseur peut se comparer tantôt à une urne
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/43]]==
qui s’épanche, et le flot limpide tombe de haut, tantôt
à une fumée d’encens qui ne cesse de monter que lorsqu’elle a rencontré le ciel. La note dominante de son
génie était l’adoration, et la plupart de ses poésies
sont des cantiques.
 
Il se proclamait fièrement le soldat de l’idéal ; à mon
avis, Lamartine avait mieux trouvé en le baptisant du
nom d’Orphée chrétien. Je vous avoue, en effet, qu’appliqué à la poésie et à l’art, ce mot d’idéal ne m’a
jamais paru clair et qu’il me semble prêter aux équivoques. Si l’on entend par là une beauté souveraine
dont la nature n’offre point le modèle, dont l’imagination ne peut préciser les contours, dont aucune
forme ne saurait exprimer la perfection, l’idéal a ce
grave défaut que son caractère consiste à n’en point
avoir, et qu’est-ce qu’une beauté sans caractère ? Une
idée ne devient belle qu’en se réalisant, c’est-à-dire en
entrant dans le monde des existences contingentes, où
les genres se divisent en espèces, les espèces en variétés, où tout se différencie et se nuance à l’infini. Nous
connaissons, vous et moi, des chênes, des sapins et
des noisetiers ; nous n’avons jamais vu l’arbre idéal,
et j’ajoute que nous sommes peu curieux de le voir.
Mais, sans doute, Laprade s’entendait. Il voulait dire
qu’il avait eu toute sa vie l’amour du grand, du noble
et du pur, qu’il savait les chercher où ils se trouvent,
et c’est une gloire que personne ne lui contestera.
 
Plus d’une fois, la paresse de ses lecteurs s’est
plainte des efforts qu’il leur imposait pour le suivre
dans ses hardies et périlleuses ascensions. On reprochait à sa muse la hauteur continue de son vol et de
pécher par un excès de spiritualité. Un critique lui représenta
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/44]]==
que les sons étaient trop absents de sa poésie,
qu’on y pouvait cheminer longtemps sans y rencontrer une femme, et qu’il avait trop peu de ce que Musset avait de trop. Un autre lui conseillait de nous
prendre pour ce que nous sommes et d’imiter les navigateurs qui donnent des colliers aux sauvages pour
sauver la cargaison. Il avait défini l’homme : « Un être demi-dieu et demi-brute », et c’était pour le demi-dieu
qu’il chantait. Nous ne sommes pas souvent des demi-dieux, mais nous ne sommes pas toujours des demi-brutes. La plupart du temps, nous sommes de grands
enfants, qui aiment à mêler des jeux à leur grosse
affaire, qui est de vivre ; et pour nous plaire, il faut
que la poésie s’accommode à nos faiblesses, à nos
curiosités profanes et qu’elle soit profondément humaine.
 
J’ai lu quelque part qu’un saint évangéliste avait
converti une négresse et en avait fait une bonne chrétienne, à cela près qu’elle ne priait jamais. Il la chapitrait à ce sujet, elle répondait pour se justifier ; — « Je
n’ose pas ; que puis-je avoir à lui dire ? Il est si grand
et je suis si petite ! » — Après l’avoir grondée, son
directeur tâcha de persuader à sa timidité que n’ayant
point de morgue, celui à qui elle n’osait parler aimait
les petites gens. — « Laissez là vos vains scrupules,
disait-il ; invitez-le sans façons à venir vous voir chez
vous, soyez sûre qu’il viendra et qu’il vous emmènera
chez lui. » On peut appliquer à la poésie ce que l’évangéliste disait de la religion. Si elle veut établir un
commerce entre elle et nous, grossiers personnages,
si elle veut nous arracher quelques instants à nos dissipations, à nos chagrins, à nos plaisirs, à nos intérêts,
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/45]]==
elle est tenue de faire les premiers pas, de nous prévenir, d’avoir pour nous de débonnaires indulgences.
Qu’elle ne nous attende pas sur sa montagne ! Elle
risquerait de nous attendre longtemps ; nous dirions :
« C’est trop loin ! C’est trop haut ! » Il faut qu’elle
vienne nous trouver chez nous et que nous prenant
par la main, elle nous emmène chez elle. Dante le
savait bien : s’il n’avait eu soin de nous raconter Françoise de Rimini, Farinata et les tortures d’Ugolin, peu
d’entre nous peut-être l’accompagneraient dans son
paradis. Mais M. de Laprade a su confondre ses accusateurs, ceux qui lui reprochaient que sa poésie n’était
pas assez humaine, qu’elle était trop éthérée, trop
céleste pour nous attirer. Il leur a fait à tous la
meilleure des réponses : il a écrit cette ''Pernette'', dont
vous avez si bien parlé ; il a écrit ses chants patriotiques ; il a écrit le ''Livre d’un Père'', et il a montré que son talent était aussi souple qu’abondant, que les vrais
poètes, quand il leur convient, savent ajouter des
cordes à leur lyre.
 
Et vous aussi, Monsieur, vous êtes un vrai poète.
Cela prouve que la poésie comme tous les arts a beaucoup de genres, qu’il y a beaucoup de demeures dans
sa maison ; car, vous le disiez tantôt, vous ressemblez
bien peu à votre prédécesseur, et vous ajoutiez fort
justement qu’en vous choisissant pour le remplacer
parmi nous, notre Compagnie semblait avoir témoigné
à la fois de son amour pour le talent et de son goût
pour les contrastes. M. de Laprade a composé d’admirables cantiques ; ce n’est pas là que vous portent vos
inclinations, et vous n’êtes pas homme à faire violence
à votre naturel. Il a composé des pièces satiriques où
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/46]]==
respire l’enthousiasme du mépris et de la haine, et je
me suis laissé dire que vous ne haïssiez personne ; c’est
sans doute pour cette raison que vous n’avez point
d’ennemis. Je connais des gens qui prétendent que cela vous manque ; qu’un bon ennemi, si déplaisant
que soit son visage, est souvent un donneur de bons
avis. Mais pourquoi vous souhaiter un bien dont vous
ne sentez pas la privation ? En revanche, vous avez
fait beaucoup de choses que M. de Laprade n’aurait pu
faire. Vous avez publié des contes en prose ; la couleur,
l’effet, le piquant, le ragoût, tout s’y trouve. Je m’empresse d’ajouter qu’il n’a jamais rien écrit pour le
théâtre. Il n’avait pas la vocation ; vous avez démontré
la vôtre en écrivant cette charmante rêverie dialoguée
du ''Passant'', qui commença votre réputation, et sans
oublier le ''Luthier de Crémone'' dont le succès fut si vif,
ce beau drame de ''Severo Torelli'', que tout Paris
applaudissait naguère, éclatante victoire qui vous en
promet d’autres. Cependant je ne vous parlerai ici ni
de vos contes ni de vos drames, non que je veuille rien
dérober à votre renommée, mais je crois connaître vos
secrètes préférences et je soupçonne que si l’on vous
demandait qui l’Académie Française a choisi pour
succéder à M. de Laprade, vous répondriez avec une
juste fierté : « C’est l’auteur des ''Intimités'', des ''Humbles'', des ''Promenades et Intérieurs'', des ''Récits et Élégies'' et des ''Poèmes modernes''. »
 
Votre prédécesseur était né dans les montagnes du
Forez, et quand son corps était à Lyon, son imagination habitait encore les bois. Vous êtes, Monsieur, un
Parisien de Paris, né de parents nés à Paris, et votre
enfance s’est écoulée dans l’enceinte des fortifications.
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/47]]==
Ce ne sont pas les rochers et les torrents qui vous ont
inspiré vos premiers vers, et vous n’avez jamais dit :
« Je suis le fils du granit et des manoirs !... Les chênes
de cent ans sont trop jeunes pour moi. » C’est une
plante adorable que la renoncule glaciale qu’on cueille
sur les hautes cimes, en grattant la neige ; mais il ne
faut pas dédaigner, comme une espèce trop vulgaire,
la joubarbe qui pousse parmi les mousses des toits ou
le coquelicot bien rouge, qui sonne sa fanfare sur la
crête d’une vieille muraille effritée. Vous n’avez jamais
pensé qu’il n’y eut de beau que le rare, et vous avez
découvert de bonne heure que les choses les plus communes ont une grâce de nouveauté pour qui sait les
voir.
 
D’ailleurs, quand il vous plaisait de rêver le voyage
au long cours, vous aviez le Musée de marine. Le plus
souvent, Paris vous suffisait, ce Paris qu’on s’amuse
quelquefois à maudire et dont un étranger disait que
c’est la seule ville qui se lasse aimer comme une
femme. Vous ne ressentiez pas pour elle une demi-tendresse, vous l’avez chantée en amoureux. Mais ce
qui vous attirait le plus, ce n’étaient pas ces grandes
places et ses grandes rues, le Paris des hôtels et des
palais, des oisifs et des riches. Vous proveniez vos
rêveries dans les plus tristes quartiers, jusque dans ces
terrains vagues qui se terminent aux bastions gazonnés des remparts, paysages ingrats, mais dont l’ingratitude a du caractère et je ne sais quel haut goût dans
la laideur. Il vous arrivait de pousser plus loin vos
aventures, de vous échapper dans la banlieue, où de
doux spectacles vous attendaient. Un gai cabaret entre
deux champs de blé, un vieux mur où pendait encore
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/48]]==
quelque lambeau d’affiche, les éternels joueurs de bouchon en manche de chemise, les bals en plein vent, les
balançoires qui grincent, les pissenlits frissonnant dans
un coin, voilà ce que virent en s’ouvrant les yeux gris
de votre muse et ce que vous avez su rendre en traits
ineffaçables. Vous ne craignez pas de l’avouer, —
quand vous avez vu plus tard l’Océan et les Alpes, le
regret des bords de la Seine vous suivait partout, et
vous disiez :
 
<poem>
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma muse s’applique
À noter les tons fins d’un ciel mélancolique,
D’un bout de Bièvre, avec quelques champs oubliés,
Où l’on tend une corde aux troncs des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle,
Ou d’un coin pour pêcher dans l’Ile de Grenelle.
</poem>
Vous avez raison, on ne se lasse pas de noter les tons
fins du ciel de Paris. Il en est de plus chauds et de plus
brillants ; mais, dans ses beaux jours, il a des douceurs
incomparables, et les peintres le savent bien.
 
Ceux qui ont un goût exclusif pour les grands sujets
comme pour les paysages héroïques, ceux qui s’imaginent que la poésie ne doit accorder l’entrée de son
divin royaume qu’aux grandes choses et aux êtres
rares, exceptionnels, ont pu apprendre de vous que les
petites choses et les petits hommes y acquièrent facilement le droit de cité. Plus d’un poète, plus d’un romancier professent un souverain mépris pour le bourgeois et ne s’occupent de lui que pour célébrer ses
ridicules. S’ils consentaient à faire leur examen de
conscience, ces superbes contempteurs du bourgeois
seraient forcés d’avouer qu’ils en tiennent, et qu’en le
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/49]]==
fustigeant ils se donnent les verges à eux-mêmes.
Sont-ils malades ou simplement enrhumés, leur mauvaise humeur ressemble beaucoup à celle d’un bourgeois. Ont-ils des chagrins domestiques, leurs yeux se
mouillent de larmes très bourgeoises. Éprouvent-ils
des disgrâces ou des prospérités d’amour-propre, leurs
livres se vendent-ils ou ne se vendent-ils pas, vous
les voyez tristes, moroses comme un boutiquier que
ses chalands abandonnent pour la maison d’en face,
ou ils se frottent les mains comme les gens d’affaires
qui en font de bonnes. Hommes de génie, confessez
que le fond de l’homme est le bourgeois ! Vous l’avez
pensé, Monsieur, et votre muse compatissante, ouvrant
ses bras, s’est écriée : « Laissez venir à moi les petits
marchands, les petits rentiers ! » Ils sont venus et s’en
sont bien trouvés. Vous les avez accueillis, fêtés. Ils,
vous ont fait leurs confidences, et vous avez raconté
leurs joies comme leurs douleurs avec une bonne grâce
exquise. S’il s’y mêlait de temps à autre une pointe
de malice, c’était une malice sans amertume et sans
venin.
 
J’aime beaucoup vos petits bourgeois. J’aime surtout certain couple, un vieil homme avec sa vieille
femme, que vous avez logés au bout d’un faubourg,
près des champs. Vous nous vantez leur bonheur et
leur jardin, et il me semble que j’ai vu leur toit
pointu, surmonté d’une girouette, leurs carrés de
roses, l’ornement de fer sur le vieux puits, la [treille
soutenue par des cercles de tonneau ; près du seuil,
un paisible chien noir dort au soleil de midi ; les pierrots sautillent sur le sable fin des allées ; le maître de
la maison en habit blanc, en chapeau de paille, armé
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/50]]==
d’un sécateur qui lui sort à moitié de la poche, se
penche sur un rosier pour le débarrasser d’une chenille ou d’un colimaçon. Sa femme tricote à l’ombre
d’un bosquet. Par la porte entr’ouverte on aperçoit un
salon meublé à l’ancienne mode :
 
<poem>
Une pendule avec Napoléon dessus,
Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.
</poem>
 
Dans cette demeure, tout est patriarcal, on y a le culte
des traditions :
 
<poem>
Ils mettent de côté la bûche de Noël,
Ils songent à l’avance aux lessives futures.....
</poem>
 
— Mais ne souriez pas ! ajoutez-vous. Chez eux, tout est vieux, sauf le cœur, et ils savourent les douces voluptés que procurent les douces habitudes.
 
<poem>
Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;
Le jardinet s’emplit du rire des enfants,
Et, bien que les après-midi soient étouffants,
L’on puise et l’on arrose, et la journée est courte.
Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,
On s’attable au jardin, déjà moins échauffé,
Et la lune se lève au moment du café.
</poem>
Que nous les connaissons bien ! et que vous avez le don de voir et de faire voir !
 
Les humbles vous sont chers, et ils vous ont fourni
le titre d’un de vos recueils. Personne n’a su montrer
mieux que vous tout ce qu’il peut tenir d’événements,
d’émotions, de grandes espérances et de grandes déconvenues dans une petite et obscure destinée. Un de
mes amis, savant docteur en esthétique, qui se piquait
de ne goûter que la poésie à turban et à cothurne,
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/51]]==
nourrissait d’aveugles préventions contre vous. « Lisez-le, lui disais-je un jour, en lui présentant les ''Humbles'', et vous changerez d’avis. » Il les ouvrit au hasard,
et ses yeux tombèrent sur une pièce intitulée : ''le Petit''
''Épicier''. Il fit la grimace et ne laissa pas de lire. Il allait
toujours, il alla jusqu’au bout, et ses yeux disaient :
« Eh ! oui, c’est de la vraie poésie. » Il n’en convint
pas, les docteurs ne conviennent jamais de rien. Mais
il fit mieux ; en me quittant, il acheta le volume. De
tous les hommages qu’on peut rendre à un poète, c’est
le plus sincère et celui qui le touche le plus.
 
Vous excellez dans la poésie familière et domestique,
dans les tableaux d’intérieur, et vos charmantes petites toiles me font penser aux maîtres de l’école hollandaise, à Miéris, à Terburg, que vous égalez souvent
par la précision du faire, par la franchise du trait, par
la liberté d’un pinceau toujours exact sans être jamais
léché ni minutieux, et aussi, comme on l’a remarqué,
par la spirituelle bonhomie de la touche. « Bonhomie
vaut mieux que raillerie, » a dit le plus impitoyable
des railleurs. On se targue aujourd’hui d’être malin ;
mais la malice, qui sert à tout, ne suffit à rien ; c’est la
sincérité, c’est l’honnête candeur qui fait l’artiste.
Hélas ! le temps des bons enfants est passé ; espérons
qu’il reviendra. Aux qualités des peintres hollandais
vous en joignez de toutes françaises, la grâce facile,
les heureuses rapidités, quelque chose de vif et d’enlevé. Platon avait déjà défini le poète une chose sacrée,
ailée et légère. Platon savait ce qu’il disait, n’est pas
léger qui veut.
 
Mais vous n’avez pas chanté seulement les petits
bourgeois. Les poètes ont le droit de se chanter eux-mêmes,
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/52]]==
de dire à l’univers tout ce qui se passe ou
pourrait se passer dans leur cœur. C’est une liberté
que vous avez souvent prise. On retrouve dans vos
poésies intimes, dans vos élégies, les mêmes qualités
que dans vos tableaux de genre. Tout y est net, lumineux ; vous avez la sainte horreur du brouillard ; qui
pourrait vous en blâmer ? Vous ne connaissez guère ce
que nos voisins de l’Est appellent le ''Weltschmerz'',
c’est-à-dire la douleur d’être né ou ce pessimisme
bilieux qui trouve le monde mal fait et voudrait le
refaire. Vos rêves sont presque toujours modestes et,
sans bouleverser la terre et le ciel, on aurait bientôt
fait de contenter vos ambitions. Dans un moment où
vous étiez dégoûté de Paris, il vous a paru que le sort
le plus enviable, le plus doux, était celui d’un conservateur d’hypothèques dans une ville très calme et sans
chemin de fer. Le sous-préfet vous voulait du bien,
vous invitait à dîner, et vous lisiez au dessert votre
épître, votre fable ou dos quatrains très mordants, qui
ne tardaient pas à courir la ville. On se les redisait
tout bas sans nommer l’auteur, et vous aviez le plaisir,
tout en gardant vos hypothèques, de dauber sur le prochain sans vous compromettre, sans vous brouiller
avec personne... Soyez prudent, Monsieur, il faut se
défier des indiscrets ! Une autre fois, vous étiez non
pas curé, mais simple vicaire dans quoique vieil évêché de province, un de ces vicaires qui connaissent
leurs classiques, mais qui sont encore plus gourmands
que latinistes ; on vous comblait de gâteries, de fruits
glacés. Votre confessionnal était fort recherché des
dévotes, et chaque jour, à la même heure, par la rue
où l’herbe encadre le pavé, vous alliez à Notre-Dame
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/53]]==
<poem>Faire un somme, bercé d’un murmure de femme.</poem>
 
Ce ne sont pas là vos rêves habituels. Vous ne vous
êtes marié qu’en vers et qu’en songe, mais c’est un
songe que vous avez souvent fait et qui vous a inspiré
six pièces intitulées : ''Jeunes Filles'', que je compte
parmi les plus achevées qui soient sorties de votre
plume. Un jour, à travers la grille d’un frais cottage,
vous apercevez une amazone, svelte et blonde, debout
entre deux gros vases de faïence et portant sous son
bras
 
<poem>Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.</poem>
Vous vous représentez aussitôt un bonheur calme et
patricien,
 
<poem>Ou cette noble enfant vous serait fiancée.</poem>
Quelquefois vous en demandez davantage, et votre
imagination s’échappe jusque dans les sphères inaccessibles. Une princesse royale, aux yeux clairs, en
robe de satin blanc, nu-tête, vous apparaît dans un
parc Scandinave, et vous lui criez de loin, de très loin :
 
<poem>
Je suis un czarévich, très blond et presque enfant,
Qui porte ce jour-là l’ordre de l’Éléphant
Pour faire à votre père ainsi ma politesse,
Et je viens demander la main de Votre Altesse.
</poem>
Vraiment, vous, ne Vous refusez rien ; c’est le privilège du poète. Vous étiez plus modeste le jour d’été
que, cheminant dans un train de banlieue, vous avez
entrevu à la station de Sèvres un groupe de trois sœurs
presque pareilles : mêmes robes, mêmes cheveux au
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/54]]==
vent et mêmes chapeaux à fleurs. Les yeux brillants
de joie, elles agitaient leurs ombrelles pour faire signe
à leur père, brave homme aux gros favoris grisonnants, qui rapportait de Paris un tas de paquets. Il
vous a semblé qu’il s’occupait de pourvoir son aînée,
et vous avez dit :
 
<poem>Peut-être eût-il suffi de quitter le train là.</poem>
 
Mais, méprisant votre idylle bourgeoise, vous ne
l’avez pas quitté et vous avez bien fait. C’était sans
doute ce train mystérieux qu’on prend, comme disait
Henri Heine, quand on veut devenir un homme célèbre
et, pour surcroît de bonheur, un académicien. Il est
arrivé, vous voilà.
 
Possédant le don si rare de conter en vers, vous
l’avez appliqué tour à tour à de petits et à de grands
sujets. Après vos tableaux de genre, vous avez peint
de plus grandes toiles et témoigné de la variété de vos
ressources, de la longueur de votre souffle. Qui ne
connaît votre ''Grève des Forgerons'' et votre ''Naufragé'' ?
Qui n’a entendu réciter dans quelque salon votre ''Bénédiction'', l’histoire de ce prêtre qui meurt en achevant
sa prière et du tambour qui éclate de rire ? Vous vous
êtes essayé avec un égal succès dans d’autres genres
encore. Vous n’avez pas craint d’emboucher la trompette héroïque. Le moyen âge et ses chevaliers, l’Égypte et ses pharaons, l’hirondelle de Buddha, Sennachérib, Mahomet II, saint Vincent de Paul vous ont
fourni des motifs que vous avez traités avec autant
d’ampleur que d’éclat.
 
Vous confessiez dernièrement aux élèves du lycée
Saint-Louis que vous étiez dans votre enfance un assez
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piètre écolier, un externe paresseux, mais excusable,
étant débile et maladif. Vous ne saviez pas vos leçons,
vous promettiez à vos parents de les apprendre en traversant le Luxembourg ; mais le jardin était délicieux,
les buissons étaient en fleur, vous arriviez au lycée
avec une branche de lilas « chipée » à la Pépinière et
écrasée entre les pages de votre grammaire de Burnouf, et quand il fallait conjuguer votre verbe grec
ou passer au tableau, vous gardiez le silence d’un
« cancre ». Le mot n’est pas de moi, je n’en suis pas
responsable. Mais vous ajoutiez que depuis vous aviez
su rattraper le temps perdu, que vous aviez beaucoup
lu, beaucoup réfléchi, que vous aviez compris que,
dans l’existence d’un artiste, le travail doit être le
frère du rêve. On s’en aperçoit en examinant de près
vos récits épiques, où se meuvent avec aisance des
figures savamment étudiées. On croit voir, en vous
lisant, le petit épicier de Montrouge, celui qui cassait
son sucre avec méthode et quelquefois avec mélancolie ; on croit voir aussi votre Mahomet II, jetant en
pâture à ses janissaires révoltés la tête sanglante de sa
favorite.
 
Vous appartenez à une école qui a bien mérité de la
poésie française en recommandant à ses adeptes le soin
et même le scrupule de la forme. Elle fait la guerre
à toutes les facilités dangereuses, aux tours lâchés, à la
stérile abondance qui dit en quatre vers ce qui peut se
dire en deux, aux chevilles, à la bourre, aux épithètes
oiseuses et vagues. Lorsqu’elle prêche la sévère exactitude, elle retourne aux vraies traditions de l’art.
« Messa abondante en pigeons ! » disait le vieil Homère.
Je n’ai jamais vu Messa, mais un voyageur m’a assuré
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qu’aujourd’hui encore les pigeons y abondent. L’école
nouvelle attache une grande importance à la science de
la facture comme à la richesse de la rime. On disait
autrefois un rimeur, pour parler d’un méchant poétereau, et cependant, comme l’un de vos confrères l’a
justement remarqué, le vers « est suspendu tout entier
à la rime comme à un clou d’or », et le mot qui le termine a la puissance magique d’évoquer en nous le
sentiment ou la vision que voulait nous communiquer
le poète.
 
La poésie a sa couleur, elle a aussi sa musique et,
comme tous les arts, elle arrive à l’âme en passant par
les sens. Je veux bien qu’on la considère comme un
plaisir de l’esprit ; mais notre esprit à ses sensualités,
et tout plaisir a son ivresse. Assurément, de tous les
plaisirs sensuels, celui que nous procurent de beaux
vers est le plus délicat, le plus subtil, le plus raffiné ;
encore faut-il qu’on nous le procure ou nous n’aurons
pas notre compte. Une poésie sans cadence et pauvrement rimée, une poésie qui n’a pas des surprises
pour notre oreille comme pour notre pensée, une
poésie qui ne grise pas un peu, est la plus cruelle des
déceptions, et les voluptés qu’on nous faisait espérer
se changent en pénitences. Sans doute, les meilleures
choses ont leurs abus, et la science dé la facture a ses
pédants, qui la réduisent en recettes, qui ne voient
plus que le métier, que les procédés. Tel habile ouvrier
en vers se croit poète et ne le sera jamais. L’un de
nos meilleurs paysagistes a coutume de dire à ses
élèves : « Mettez sur cette toile quelque chose que
vous ayez senti, avec un bon dessin par-dessous ; c’est
tout l’art. » Pour mettre par-dessous le bon dessin, il
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faut posséder à fond son métier ; mais le sentir ne
s’apprend pas. L’artiste appartient à une école comme
à une grande église où il communie avec ses frères,
mais dont il interprète le dogme à sa façon ; car le vrai
talent est une hérésie personnelle, et pour être original, il faut être quelqu’un. Je ne vous étonnerai
pas, Monsieur, en vous assurant que vous êtes quelqu’un.
 
Ce qui vous est bien personnel, c’est le tour d’esprit
qui se révèle dans la plupart de vos œuvres, le penchant que vous avez à mêler toujours le bon sens à la
fantaisie. En toute chose vous avez lé goût de la justesse, de la mesure ; vous vous tenez en garde contre
l’exagération, qui, malgré nos prétentions à la vérité
vraie, est notre grande maladie littéraire. ''Oratio maculosa et turgida'', disait Pétrone. Quoique vous ayez
raconté plus d’une fois de sombres histoires, vous
n’êtes pas de la race des emphatiques, ni de la famille
des plaintifs et des dolents. Je l’ai déjà dit, dans ce
siècle de pessimistes, vous êtes, en somme, un poète
de belle humeur. Cependant, dès votre jeune âge, vous
avez connu les sévérités de la vie et du devoir, et vous
avez eu besoin de beaucoup de vaillance pour vous
ouvrir votre chemin. Quand votre père mourut, vous
aviez vingt ans ; il vous léguait, avec le souvenir de sa
vertu, une famille à faire vivre. Vous eûtes dès lors
charge d’âmes, et au travail que vous aimiez il fallut
joindre un métier qui vous plaisait moins. Employé
dans un ministère, vous aviez peu de loisirs ; vous
preniez sur vos nuits, sur votre santé, pour sacrifier
au démon qui vous possédait. Vous avez brûlé, dit-on,
trois mille vers de jeunesse, et vous avez publié le
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''Reliquaire'' à vos frais. Deux ans plus tard paraissaient
les ''Intimités'' ; il ne s’en vendit que soixante-dix exemplaires. Mais enfin, comme par hasard, le ''Passant'' fut
joué ; le lendemain, tous les échos répétaient votre
nom.
 
Les artistes comme les savants entrent rarement
dans la renommée et dans le bonheur par la porte
qu’ils avaient choisie. « J’ai cru longtemps, écrivait
Voltaire, que Newton avait fait sa fortune par son extrême mérite, que la cour et la ville de Londres l’avaient
nommé par acclamation grand maître des monnaies
du royaume. Point du tout : Isaac Newton avait une
nièce assez aimable ; elle plut beaucoup au grand trésorier Halifax. Le calcul infinitésimal et la gravitation
ne lui auraient servi de rien sans sa jolie nièce. » Selon
toute apparence, Newton n’aimait pas beaucoup qu’on
lui parlât de sa jolie nièce. Vous aviez la vôtre, c’était
votre comédie, et vous éprouviez une sourde irritation
quand on vous appelait à tout propos l’heureux auteur
du ''Passant''. C’est peut-être pour cela que je vous en ai
si peu parlé.
 
Oui, vous avez eu vos peines, vos chagrins, vos tourments, vous avez connu la fatigue des grands efforts,
et pourtant vous avez tout pardonné à la destinée. En
vérité, vous seriez bien injuste de lui garder rancune.
Elle vous a octroyé ses grâces les plus précieuses en
vous faisant goûter toute la douceur des affections de
famille, en vous faisant naître et grandir près d’un
foyer de tendresse toujours allumé,, où vous pouviez à
toute heure réchauffer votre courage et vos espérances.
Avoir été tendrement aimé dans sa première jeunesse,
c’est le privilège suprême ; la vie tout entière en reste
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jeune, et on cet instant même, je crois vous entendre
murmurer le vers qui termine un de vos plus charmants dizains :
 
<poem>Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !</poem>
 
Toutefois, si heureux que soient les gens de lettres,
ils ne sont jamais tout à fait contents ; et tantôt, en
commençant votre discours, vous avez laissé échapper
une plainte que je vous reproche comme une injustice.
Vous nous avez dit que le poète était à peu près banni
de la société moderne, vous vous êtes comparé au fugitif des temps mérovingiens, cherchant un lieu de
sûreté, un asile dans le cloître de Saint-Martin de
Tours. Vous n’en croyez rien, Monsieur ; vous ne prenez pas au sérieux votre rôle de proscrit. Je n’ai point
à vous apprendre combien d’admirateurs vous comptez
dans cette société qui vous bannit, combien d’admiratrices surtout. J’en sais quelque chose, j’ai fait à ce
sujet une pénible expérience. J’avais rencontré dans le
monde une de ces femmes qui ne jurent que par vous.
Agacé par l’intempérance de son enthousiasme, qui
me semblait tenir de l’idolâtrie, l’occasion, le goût de
la chicane, la jalousie peut-être et quelque diable aussi
me poussant, je lui représentai avec humeur qu’il y
avait un choix à faire dans vos œuvres ; que, comme
nous tous, vous aviez vos défauts, qu’on vous surprenait à donner de loin en loin dans la manière, dans le
procédé, dans une recherche puérile de l’effet ; bref,
que vous n’étiez pas toujours égal à vous-même. Le
regard qu’elle me jeta... Ah ! Monsieur, on peut être
frappé de la foudre et n’en pas mourir ; j’en suis la
preuve.
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/60]]==
 
Rassurez-vous : tant qu’il y aura des poètes, si affairé que soit le monde, ils y trouveront des lecteurs ;
et s’il est vrai que, pour nous emmener chez elle, la
poésie doit commencer par venir à nous, pourvu qu’elle
sache s’y prendre, elle nous décide facilement à la
suivre dans les voyages qu’elle nous propose. Êtres
bornés et toujours inquiets, nous nous aimons beaucoup, et cependant, par intervalles, il nous plaît de sortir de nous-mêmes, de nous quitter, de nous fuir. Les
curiosités des humbles et des petits rôdent volontiers
à la porte dès palais, et les rois qui dorment mal, enviant le sommeil du mousse que berce la vague, s’irritent de ne pouvoir lire dans son cœur. Enfermés dans
notre destinée, nous voudrions avoir part à celle des
autres, en ressentir les émotions, nous emparer de
leurs secrets et même, sortant pour quelques heures
de notre siècle, dû monde trop connu qui nous entoure,
traverser les océans ou remonter le cours des âges,
répandre dans le temps et dans l’espace toute l’abondance de nos désirs, habiter tour à tour l’âme d’un
mandarin chinois, d’un derviche persan, d’un héros
grec ou d’un paladin des croisades. Il nous semble
parfois que cent vies ajoutées à la nôtre n’épuiseraient
pas notre fureur d’exister, et ces vies que nous ne pouvons vivre, nous tâchons de les concevoir, de les imaginer. Le poète nous vient en aide, c’est le service
qu’il nous rend.
 
Quand Ulysse fut descendu aux enfers, il se tenait
debout, l’épée à la main, devant la fosse où il avait
versé le sang d’un bélier noir, et, accourant du fond de
l’Érèbe, guerriers, rois, devins, vieillards usés par la
souffrance, jeunes femmes et jeunes filles, adolescents
==[[Page:Coppée - Discours de réception, 1884.djvu/61]]==
disparus comme un songe, tout un peuple de fantômes
se pressait autour de lui. Ils étaient sans voix et sans
visage, mais après s’être penchés sur la fosse et avoir
bu quelques gouttes du sang sacré, ils semblaient recouvrer la vie et ils racontaient leur histoire. Comme
Ulysse, le poète est un évocateur. Toutes ces ombres
que nous avions peine à nous représenter, il leur fait
boire du sang, et ce ne sont plus des ombres. La poussière des siècles évanouis reprend figure à nos yeux ;
nous avons la joie de contempler l’invisible, nous
jouissons de la présence des absents et de la compagnie des morts.
 
Vous avez montré plus d’une fois, Monsieur, dans
vos poèmes comme dans vos drames, que vous aviez,
vous aussi, le don d’évoquer les morts et les absents,
et nous vous sommes redevables d’émotions, déplaisirs
dont je suis heureux de pouvoir vous remercier, en
vous souhaitant ici la bienvenue.