« Ainsi parlait Zarathoustra/Première partie/Le prologue de Zarathoustra » : différence entre les versions

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Que peut-il vous arriver de plus sublime ? C'est l'heure du grand mépris. L'heure où votre bonheur même se tourne en dégoût, tout comme votre raison et votre vertu.
 
L'heure où vous dites : «  Qu'importe mon bonheur ! Il est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même. Mais mon bonheur devrait légitimer l'existence elle-même !  »
 
L'heure où vous dites : «  Qu'importe ma raison ? Est-elle avide de science, comme le lion de nourriture ? Elle est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même !  »
 
L'heure où vous dites : «  Qu'importe ma vertu ! Elle ne m'a pas encore fait délirer. Que je suis fatigué de mon bien et de mon mal ! Tout cela est pauvreté, ordure et pitoyable contentement de soi-même.  »
 
L'heure où vous dites : «  Qu'importe ma justice ! Je ne vois pas que je sois charbon ardent. Mais le juste est charbon ardent !  »
 
L'heure où vous dites : «  Qu'importe ma pitié ! La pitié n'est-elle pas la croix où l'on cloue celui qui aime les hommes ? Mais ma pitié n'est pas une crucifixion.  »
 
Avez-vous déjà parlé ainsi ? Avez-vous déjà crié ainsi ? Hélas, que ne vous ai-je déjà entendus crier ainsi !
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Voici, je vous enseigne le Surhumain : il est cet éclair, il est cette folie !
 
Quand Zarathoustra eut parlé ainsi, quelqu'un de la foule s'écria : «  Nous avons assez entendu parler du danseur de corde ; faites-nous-le voir maintenant !  » Et tout le peuple rit de Zarathoustra. Mais le danseur de corde qui croyait que l'on avait parlé de lui se mit à l'ouvrage.
 
===4.===
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===5.===
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Quand Zarathoustra eut dit ces mots, il considéra de nouveau le peuple et se tut, puis il dit à son cœur : "« Les voilà qui se mettent à rire ; ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qu'il faut à ces oreilles.
 
Faut-il d'abord leur briser les oreilles, afin qu'ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire du tapage comme les cymbales et les prédicateurs de carême ? Ou n'ont-ils foi que dans les bègues ?
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Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment nomment-ils donc ce dont ils sont fiers ? Ils le nomment civilisation, c'est ce qui les distingue des chevriers.
 
C'est pourquoi ils n'aiment pas, quand on parle d'eux, entendre le mot de "''mépris"''. Je parlerai donc à leur fierté.
 
Je vais donc leur parler de ce qu'il y a de plus méprisable : je veux dire le ''dernier homme.''" »
 
Et ainsi Zarathoustra se mit à parler au peuple :
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Malheur ! Les temps son proches où l'homme ne mettra plus d'étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même.
 
Voici ! Je vous montre le ''dernier homme.''.
 
"« Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu'est cela ?" » — Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l'œil.
 
La terre sera alors devenue plus petite, et sur elle sautillera le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme celle du puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.
 
"« Nous avons inventé le bonheur," » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil.
 
Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l'on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
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Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : qui a d'autres sentiments va de son plein gré dans la maison des fous.
 
"« Autrefois tout le monde était fou," » — disent ceux qui sont les plus fins, et ils clignent de l'œil.
 
On est prudent et l'on sait tout ce qui est arrivé : c'est ainsi que l'on peut railler sans fin. On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt — car on ne veut pas se gâter l'estomac.
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On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé.
 
"« Nous avons inventé le bonheur," » — disent les derniers hommes, et ils clignent de l'œil. -
 
Ici finit le premier discours de Zarathoustra, celui que l'on appelle aussi "''le prologue"'' : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et la joie de la foule. "« Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, — s'écriaient-ils — rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te tiendrons quitte du Surhumain !" » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra cependant devint triste et dit à son cœur :
 
"« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu'il faut à ces oreilles.
 
Trop longtemps sans doute j'ai vécu dans les montagnes, j'ai trop écouté les ruisseaux et les arbres : je leur parle maintenant comme à des chevriers.
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Placide est mon âme et lumineuse comme la montagne au matin. Mais ils me tiennent pour un cœur froid et pour un bouffon aux railleries sinistres.
 
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et tandis qu'ils rient ils me haïssent encore. Il y a de la glace dans leur rire." »
 
===6.===
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Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s'était mis à l'ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s'ouvrit encore une fois et un gars bariolé qui avait l'air d'un bouffon sauta dehors et suivit d'un pas rapide le premier. "« En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu là entre ces tours ? C'est dans la tour que tu devrais être enfermé ; tu barres la route à un meilleur que toi !" » — Et à chaque mot il s'approchait davantage ; mais quand il ne fut plus qu'à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : — le bouffon poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde ; il jeta son balancier et, plus vite encore, s'élança dans l'abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s'élève. Tous s'enfuyaient en désordre et surtout à l'endroit où le corps allait s'abattre.
 
Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d'un certain temps la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui : "« Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l'en empêcher ?" »
 
"« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n'existe pas : il n'y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien !" »
 
L'homme leva les yeux avec défiance. "« Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu'une bête qu'on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures." »
 
"« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n'y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c'est pourquoi je vais t'enterrer de mes mains." »
 
Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s'il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.
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Cependant le soir tombait et la place publique se voilait d'ombres : alors la foule commença à se disperser, car la curiosité et la frayeur mêmes se fatiguent. Zarathoustra, assis par terre à côté du mort, était noyé dans ses pensées : ainsi il oubliait le temps. Mais, enfin, la nuit vint et un vent froid passa sur le solitaire. Alors Zarathoustra se leva et il dit à son cœur :
 
"« En vérité, Zarathoustra a fait une belle pêche aujourd'hui ! Il n'a pas attrapé d'homme, mais un cadavre.
 
Inquiétante est la vie humaine et, de plus, toujours dénuée de sens : un bouffon peut lui devenir fatal.
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Mais je suis encore loin d'eux et mon esprit ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je tiens encore le milieu entre un fou et un cadavre.
 
Sombre est la nuit, sombres sont les voies de Zarathoustra. Viens, compagnon rigide et glacé ! Je te porte à l'endroit où je vais t'enterrer de mes mains." »
 
===8.===
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Quand Zarathoustra eut dit cela à son cœur, il chargea le cadavre sur ses épaules et se mit en route. Il n'avait pas encore fait cent pas qu'un homme se glissa auprès de lui et lui parla tout bas à l'oreille — et voici ! celui qui lui parlait était le bouffon de la tour.
 
"« Va-t'en de cette ville, ô Zarathoustra, dit-il, il y a ici trop de gens qui te haïssent. Les bons et les justes te haïssent et ils t'appellent leur ennemi et leur contempteur ; les fidèles de la vraie croyance te haïssent et ils t'appellent un danger pour la foule. Ce fut ton bonheur qu'on se moquât de toi, car vraiment tu parlais comme un bouffon. Ce fut ton bonheur de t'associer au chien mort ; en t'abaissant ainsi, tu t'es sauvé pour cette fois-ci. Mais va-t'en de cette ville — sinon demain je sauterai par-dessus un mort." »
 
Après avoir dit ces choses, l'homme disparut ; et Zarathoustra continua son chemin par les rues obscures.
 
AÀ la porte de la ville il rencontra les fossoyeurs : ils éclairèrent sa figure de leur flambeau, reconnurent Zarathoustra et se moquèrent beaucoup de lui. "« Zarathoustra emporte le chien mort : bravo, Zarathoustra s'est fait fossoyeur ! Car nous avons les mains trop propres pour ce gibier. Zarathoustra veut-il donc voler sa pâture au diable ? Allons ! Bon appétit ! Pourvu que le diable ne soit pas plus habile voleur que Zarathoustra ! — il les volera tous deux, il les mangera tous deux !" » Et ils riaient entre eux en rapprochant leurs têtes.
 
Zarathoustra ne répondit pas un mot et passa son chemin. Lorsqu'il eut marché pendant deux heures, le long des bois et des marécages, il avait tellement entendu hurler des loups affamés que la faim s'était emparée de lui. Aussi s'arrêta-t-il à une maison isolée, où brûlait une lumière.
 
"« La faim s'empare de moi comme un brigand, dit Zarathoustra ? Au milieu des bois et des marécages la faim s'empare de moi, dans la nuit profonde.
 
Ma faim a de singuliers caprices. Souvent elle ne me vient qu'après le repas, et aujourd'hui elle n'est pas venue de toute la journée : où donc s'est elle attardée ?" »
 
En parlant ainsi, Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieil homme parut aussitôt : il portait une lumière et demanda : "« Qui vient vers moi et vers mon mauvais sommeil ?" »
 
"« Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à manger et à boire, j'ai oublié de le faire pendant le jour. Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse." »
 
Le vieux se retire, mais il revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra du pain et du vin : "« C'est une méchante contrée pour ceux qui ont faim, dit-il ; c'est pourquoi j'habite ici. Hommes et bêtes viennent à moi, le solitaire. Mais invite aussi ton compagnon à manger et à boire, il est plus fatigué que toi." » Zarathoustra répondit : "« Mon compagnon est mort, je l'y déciderais difficilement." »
 
"« Cela m'est égal, dit le vieux en grognant ; qui frappe à ma porte doit prendre ce que je lui offre. Mangez et portez-vous bien !" »
 
Ensuite Zarathoustra marcha de nouveau pendant deux heures, se fiant à la route et à la clarté des étoiles : car il avait l'habitude des marches nocturnes et aimait à regarder en face tout ce qui dort. Quand le matin commença à poindre, Zarathoustra se trouvait dans une forêt profonde et aucun chemin ne se dessinait plus devant lui. Alors il plaça le corps dans un arbre creux, à la hauteur de sa tête — car il voulait le protéger contre les loups — et il se coucha lui-même à terre sur la mousse. Et aussitôt il s'endormit, fatigué de corps, mais l'âme tranquille.
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Zarathoustra avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à son midi : puis il interrogea le ciel du regard — car il entendait au-dessus de lui le cri perçant d'un oiseau. Et voici ! Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un serpent était suspendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il se sentait enroulé autour de son cou.
 
«  Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra, et il se réjouit de tout cœur.
 
L'animal le plus fier qu'il y ait sous le soleil et l'animal le plus rusé qu'il y ait sous le soleil — ils sont allés en reconnaissance.
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Ils ont voulu savoir si Zarathoustra vivait encore. En vérité, suis-je encore en vie ?
 
J'ai rencontré plus de dangers parmi les hommes que parmi les animaux. Zarathoustra suit des voies dangereuses. Que mes animaux me conduisent !  »
 
Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlé, il se souvint des paroles du saint dans la forêt, il soupira et dit à son cœur :