« Des rapports actuels de la France avec l’Angleterre et du rétablissement de l’alliance » : différence entre les versions

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{{journal|Des rapports actuels de la France avec l’Angleterre et du rétablissement de l’alliance|[[Auteur:Prosper Duvergier de Hauranne|P. Duvergier de Hauranne]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.10 1845}}
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/1043]]==
 
<center>Du rétablissement de l’alliance</center>
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Deux esprits, deux dispositions ont toujours agité le monde et déterminé les grandes crises, l’une morale en quelque sorte et l’autre matérielle. On veut faire prévaloir ses idées ou dominer ses intérêts ; on veut s’affranchir d’une domination odieuse ou étendre son territoire. De là deux tendances qui mènent à deux espèces de guerre, les guerres d’opinion, les guerres d’intérêt. Plaçons-nous d’abord dans la première hypothèse, et admettons que l’équilibre européen soit troublé, non par une querelle de territoire, mais comme en 1792, comme en 1830, par un de ces grands mouvemens révolutionnaires qui remuent les empires et les précipitent l’un sur l’autre. Quel serait, dans un tel cas, le rôle naturel de la France ? En 1830, il existait une opinion ardente, emportée, violente, qui condamnait la France à se mettre partout à la tête de toutes les insurrections, qui voulait même qu’elle les excitât et s’en rendît responsable. C’était recommencer sans provocation la lutte terrible du dernier siècle ; c’était allumer un incendie dont personne ne pouvait prévoir les ravages. La France a résisté à cette opinion : elle a bien fait. Mais aujourd’hui, par une de ces réactions auxquelles nous sommes sujets, il s’en manifeste une toute contraire. Selon celle-ci, gardienne jalouse, impitoyable du ''statu quo'' européen, la France doit abdiquer partout ses précéderas, ses idées, et faire des vœux pour l’ordre établi, quel qu’il soit. Que sur un point quelconque du globe il éclate un mouvement spontané, il faut que la France le répudie, le déteste, le combatte, sinon par ses armes, du moins par son influence. En un mot, après avoir fait deux révolutions, la France, sans doute pour les racheter, doit tenir toutes les révolutions pour coupables, pour impies, et s’unir de cœur et de fait à ceux qui croient, à ceux qui professent que la révolte n’est jamais permise.
 
Je ne veux citer qu’un exemple. Dernièrement, à la tribune, M. Thiers a dit que la guerre civile de Lucerne était un événement déplorable, et que, selon lui, le bon droit absolu n’était d’aucun côté ; mais, a-t-il ajouté, exagération pour exagération, j’aime mieux celle de mon parti que celle du parti contraire. J’aurais donc, une fois la lutte engagée, préféré le succès des libéraux à celui des apostoliques. Ce sont des paroles bien mesurées. Toutes mesurées qu’elles sont, elles n’en ont pas moins porté, dans un certain monde, l’épouvante et le trouble. Un ancien ministre des affaires étrangères désirer le succès d’un mouvement insurrectionnel, quel désordre ! quel scandale ! Je ne demanderai pas à ces amans passionnés du ''statu quo'' et de la légalité pour qui étaient leurs sympathies en 1843, quand Prim souleva la Catalogne contre Espartero. Ma réponse sera plus décisive. Il y a peu d’années, le gouvernement de Lucerne appartenait légalement aux libéraux, et c’est par l’insurrection que le parti ultramontain l’a renversé. Pense-t-on qu’alors l’Autriche fît des vœux pour les libéraux contre le parti ultramontain ? Pense-t-on même qu’elle se bornât à des voeuxvœux, et que des encouragemens très positifs, très efficaces, ne fussent pas donnés par elle à ce parti ? L’Autriche consultait en cela ses intérêts aussi bien que ses principes. Pourquoi, dans une situation analogue, la France ne consulterait-elle pas les siens ?
 
Il ne faut pas s’y tromper ; des deux opinions qui se disputent l’empire du monde, l’une a les yeux tournés vers l’Autriche et vers la Russie, l’autre vers la France. Faut-il que la France renonce à cette force comme à toutes les autres, et que ce dernier reste de puissance lui soit encore enlevé ?
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Je ne terminerai point cet article sans une observation sur laquelle j’appelle toute l’attention de ceux qui, des deux côtés de la Manche, espèrent encore l’union sincère, l’union cordiale et féconde des deux peuples. On se plaint souvent à Londres, et ce qui est plus étrange à Paris, de ce qu’on nomme le langage violent, amer, insultant, de la tribune et de la presse française. Qu’après avoir entendu les plus vifs discours de l’opposition en France, on veuille bien écouter ceux qui se prononcent à la chambre des communes ou à la chambre des lords ; qu’après avoir lu nos journaux et nos revues, on prenne la peine de parcourir les journaux et les revues d’Angleterre, et je défie qu’on ne soit pas frappé du contraste ; je défie qu’on ne reconnaisse pas immédiatement qu’il y a du côté de la France cent fois plus de convenance et de modération. A-t-on jamais vu en France, je ne dis pas un des ministres actuels, mais un ministre quelconque, s’exprimer sur un différend international comme s’est exprimé sir Robert Peel au début de l’affaire de Taïti ? A-t-on jamais vu un député, même de l’opposition avancée, injurier personnellement un ministre anglais ou russe comme M. Cochrane, membre tory des communes, a injurié M. Piscatory, sans que le chef du cabinet y trouvât à redire ? A-t-on jamais vu l’orateur le plus excentrique traiter une fraction du parlement britannique comme lord Brougham traitait l’an dernier tous ceux qui, dans les chambres françaises, ne partageaient pas son enthousiasme pour M. Guizot ? Si, du parlement, on passe aux journaux et aux revues, c’est bien autre chose : whigs, tories, radicaux même, tous répètent tous les jours, sur tous les tons, qu’en Frange il serait injuste de demander aux hommes d’état, quels qu’ils soient, une moralité, une honnêteté, une droiture, qui n’existent pas dans le pays ; whigs, tories, radicaux, tous s’accordent pour insulter grossièrement, indignement, les hommes qui, dans tous les partis, honorent le plus la France. Pendant quelque temps, M. Guizot seul était épargné : il ne l’est plus, excepté dans deux ou trois journaux qui sont sous la dépendance directe de sir Robert Peel ; mais, il faut en convenir, ce sont les whigs qui, dans ce honteux concert, font la partie principale. J’ai sous les yeux une revue écrite notoirement sous la direction de lord Palmerston, rédigée par le frère de son secrétaire, et à laquelle il fait de fréquentes communications. Je rougirais d’indiquer ici les calomnieuses insultes que cette revue (''Foreign Quarterly Review'') adresse confusément, dans son dernier numéro, à M. Thiers, à M. Guizot, à M. Molé. Est-ce ainsi, je le demande, que, malgré nos justes ressentimens, nous avons, à aucune époque, parlé de sir Robert Peel, de lord John Russell, de lord Stanley, de M. Macaulay, de sir James Graham, de lord Palmerston lui-même ? Et cependant, dans le triste conflit de 1840, ce n’est pas l’Angleterre qui a été abandonnée, offensée, humiliée, ce n’est pas l’Angleterre dont les intérêts et la dignité ont reçu la plus déplorable atteinte.
 
Je ne cite point ces faits dans un esprit misérable de récrimination. Les orateurs et les écrivains de l’Angleterre peuvent dire des hommes d’état français et de la France tout ce qu’il leur plaît, j’espère que nous nous respecterons toujours assez nous-mêmes pour ne pas les imiter, et pour conserver l’avantage du bon goût et des convenances ; mais je voudrais du moins que, dans leur ardeur pour l’entente, certains organes ministériels à Paris n’eussent pas l’éternel parti pris de placer les torts où ils ne sont pas et de décrier la tribune et la presse française au profit d’une tribune et d’une presse cent fois moins modérées. Je voudrais qu’ils se souvinssent quelquefois de ce qui se fait, de ce qui se dit, de ce qui s’imprime à Londres, et que leur indignation, leur colère contre quiconque travaille à brouiller les deux pays, allât, de temps à autre, à la véritable adresse. Je voudrais, en un mot, qu’en France on s’étudiât moins à donner raison, toujours raison à ceux qui déchirent la France. Personne, on le sait, n’est moins disposé que moi à méconnaître ce qu’il y a en Angleterre de grandeur et de puissance. Personne n’est moins disposé à éprouver pour un tel pays, pour un tel peuple, les sentimens d’une haine étroite et d’une aveugle rancune. Jusqu’à 1840, j’avais beaucoup espéré de l’alliance des deux grands états constitutionnels de l’Europe : je ne désespère pas encore de voir un jour cette alliance se renouer et produire d’heureux fruits ; mais je suis avant tout de mon pays, et ma raison s’indigne, mes sentimens se révoltent quand je vois des hommes, dont je ne puis méconnaître l’intelligence et la raison élevée, accepter si facilement, si stoïquement les inconvéniens et les humiliations d’une condition subordonnée. Ce n’est pas sérieusement que, pour resserrer les noeudsnœuds de la coalition, on prétend chaque jour à Londres que les trophées de l’empire nous empêchent de dormir, et que si une main vigoureuse ne contenait le torrent, il déborderait bien tôt et ravagerait l’Europe entière. Par de bonnes et de mauvaises raisons, la France a cessé d’être ambitieuse, et si elle rêve quelque chose, ce n’est certainement point la conquête du monde ; mais sans aspirer à la situation exagérée de 1812, la France au moins aimerait à ne pas déchoir de la situation modérée de 1830. La force des armes et des revers non moins inouis que ses succès antérieurs lui ont enlevé la première. Ne mériterait-elle pas toute sorte de dédains si, sans résister, sans protester, sans se plaindre, elle perdait aussi la seconde ? Et cependant. je le demande à tout homme de bonne foi, la France, quinze ans après la révolution, dix ans après le rétablissement complet de l’ordre, est-elle aujourd’hui aussi forte, aussi honorée, aussi influente qu’au lendemain même de 1830, au milieu des troubles civils, quand ses armées étaient moins nombreuses, ses arsenaux moins bien garnis, ses flottes moins considérables ? Pour savoir à quoi s’en tenir, il suffit de se promener un peu en Europe, en Angleterre surtout, et de comparer ce qui s’y dit, ce qui s’y écrit, à ce qui s’y disait, à ce qui s’y écrivait en 1831. Le contraste est aussi frappant que pénible, aussi saisissant que déplorable. Tant pis pour ceux qui ne l’aperçoivent pas ou qui, l’apercevant, n’en sont pas douloureusement affectés.
 
En résumé personne, pas même ceux qui l’ont inventée et dénommée, ne croit aujourd’hui à l’entente cordiale. Personne d’un autre côté, pas même ceux qui en ont le plus souffert, ne veut sacrifier aux évènemens de 1840 les vrais intérêts du pays. La question est donc de savoir quand et dans quelle mesure il est bon que les deux pays se séparent ou s’unissent, quand et dans quelle mesure les rapports entre eux doivent passer de la méfiance à la froideur, de la froideur à la cordialité. Une telle question n’a rien d’absolu et ne peut se résoudre que selon la nature des débats qui surgissent, selon la situation politique et géographique des puissances engagées dans ces débats. La seule chose qu’il y ait à faire pour le moment, c’est enfin de garder précieusement sa liberté, tout en évitant autant que possible les difficultés secondaires et les querelles saris gravité, tout en maintenant par conséquent ce que M. Guizot appelait il y a deux ans « la bonne intelligence sans intimité. » Mais que personne ne l’oublie, pour que cette bonne intelligence existe, il est indispensable qu’il y ait dans les relations des deux peuples la réciprocité la plus parfaite, l’égalité la plus rigoureuse. Il est indispensable qu’on perde, à Londres comme à Paris, l’habitude de croire que la France seule a besoin de la paix, et qu’elle est prête à faire à ce besoin toute espèce de sacrifices. Il est indispensable surtout qu’on n’essaie pas sans cesse de relever l’inanité des faits par la pompe des mots, et de célébrer comme d’éclatans triomphes les plus tristes échecs. Dans cette contradiction perpétuelle des actes et des paroles, il y a quelque chose qui froisse, qui blesse, qui irrite tous les sentimens nationaux. On peut quelquefois tolérer, excuser une faiblesse qui s’avoue et ; se produit avec modestie. On est à juste titre sévère, impitoyable pour une faiblesse qui s’exalte elle-même et qui se vante. Je sais de bons esprits et de nobles cœurs qui pour quelques années croient la France condamnée à l’impuissance et à l’immobilité. J’espère qu’ils se trompent ; mais quand par malheur ils diraient vrai, encore ne faudrait-il pas qu’on voulût tromper la France sur sa situation et lui donner une époque d’abaissement pour une époque glorieuse. Quand on lit l’histoire d’Angleterre depuis cent cinquante ans, on voit que pour elle aussi il a existé de telles époques. Elle s’en est relevée parce que toujours quelques ames généreuses ont refusé d’en accepter les misères, d’en partager les découragemens.