« De la littérature politique en Allemagne/03 » : différence entre les versions

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Hegel était détruite par des hommes qui se vantaient de l’avoir rendue accessible à tous, beaucoup trop accessible en effet, puisqu’on marchait désormais sur ses débris. Ces hommes s’appelèrent ''la jeune école hégélienne''. Ils étaient aussi emportés, aussi farouches que leurs devanciers avaient été badins et prétentieux. Ce furent les montagnards ; plus d’une exécution violente signala leur avènement, et si les prétendus girondins de ''la jeune Allemagne'' n’y périrent pas tous, s’est que leur élégante frivolité les sauva. Enfin, il y a quatre ans, on vit se lever plusieurs poètes politiques, les uns animés d’une inspiration véritable, les autres appuyés seulement sur une rhétorique médiocre, qui formèrent comme un troisième groupe assez distinct, quoique plus d’un parmi eux se rattache à la jeune école hégélienne, pet ait reçu ses encouragemens. Voilà quelle est la situation présente, voilà l’aspect général des mouvemens de l’esprit public au-delà du Rhin.
 
Du camp de M. Charles Gutzkow à ce groupe de poètes politiques dont le chef est M. Herwegh, la distance est grande. Les écrivains de ''la jeune Allemagne'' ont une répugnance invincible pour ceux qui les ont remplacés. Le critique le plus distingué de cette école, M. Gustave Kuhne, contrôle chaque jour avec sévérité les productions nouvelles de M. Ruge, de M. Bruno Bauer, de M. Feuerbach. M. Mundt a exprimé bien souvent en termes très nets l’aversion qu’il éprouve pour ces prétendus disciples de Hegel, et M. Gutzkow, il y deux ans, dans ses ''Vermischte Schriften'', traitait fort amèrement M. Hoffmann de Fallersleben et ses confrères. Eh bien ! voici un évènement assez inattendu : un des écrivains qui ont eu le plus d’influence sur ''la jeune Allemagne'', M. Henri Heine, vient de se joindre par un vif et brillant manifeste à la phalange des poètes politiques. C’est lui qui, il y a quinze années, avait commencé et hâté cette révolution morale dont j’ai rappelé les principales circonstances. Avec quelle ironie sans façon, avec quelle légèreté cavalière il interpellait ces graves écoles de philosophie, encore si imposantes alors ! Comme il sapait en riant les bases de l’édifice ! Il n’avait point de système, point de but déterminé : les partis politiques ne s’étaient pas encore formés ; sa muse n’était sou vent qu’un oiseau moqueur, mais comme elle sifflait gaiement sur sa ranche ! A ce coup de sifflet aigu et goguenard, la pompeuse décoration de l’ancienne société disparut ; on vit commencer ces rapides changemens de scène que j’indiquais tout à l’heure, et M. Heine put croire qu’il avait tout conduit. Il le proclama même assez haut, si je m’eme souviens bien. Pendant quinze ans, il a assisté, le sceptique railleur, à
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à ce singulier spectacle ; il le regardait en souriant comme un fin connaisseur, disant un mot à celui-ci, à celui-là, écrivant une page dans la ''Gazette d’Augsbourg'', un sonnet dans les ''Annales de Halle'', prenant enfin un vrai plaisir de dilettante à ces émotions raffinées qu’il se donnait. Aujourd’hui, cependant, voilà qu’il revient se mêler à la lutte. Que va-t-il apporter avec lui ? saura-t-il diriger ces troupes sans discipline ? leur donnera-t-il par son talent une force nouvelle ? ou plutôt, hélas ? car c’est là son jeu le plus cher, ne va-t-il pas brouiller toutes choses et augmenter une confusion déjà si tumultueuse ?
 
Il est permis de croire que l’entrée de M. Henri Heine dans le camp belliqueux a été accueillie par des sentimens bien divers. La surprise, j’en suis sûr, a été grande d’abord, puis la crainte et la joie, l’orgueil et l’inquiétude, ont dû se tempérer mutuellement. Il y a quelques années, avant cet avènement hautain et bruyant de la muse politique, M. Heine était vraiment le poète des générations nouvelles. Depuis que l’école d’Uhland se taisait, l’auteur du ''Livre des chants'' s’était emparé des esprits, et comme une frivolité légère avait succédé à la sérénité du spiritualisme, cette poésie folle, capricieuse, impie, qui éclate à chaque page de ce brillant recueil, convenait merveilleusement à ces dispositions hostiles et les aiguillonnait encore. Cependant, en 1840, M. Herwegh, M. Dingelstedt et leurs amis émurent l’Allemagne de leurs chansons politiques. M. Heine parut dépassé, et peut-être l’oubliait-on déjà, lorsqu’il les rejoint d’un seul bond ; il entre dans le forum, il se jette dans la mêlée, et par les évolutions inattendues de sa capricieuse pensée, il trouble, il inquiète ses nouveaux amis, autant peut-être qu’il effraie ses adversaires. Tel est l’effet que viennent de produire au-delà du Rhin les ''Poésies nouvelles'' de M. Henri Heine.
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le thème éternel, toujours jeune, toujours nouveau ; il chante la nature adorée et les mille harmonies insaisissables que le poète et l’amant y découvrent. Je voudrais détacher un de ces fragiles trésors ; mais que deviendront les nuances de l’expression et les délicatesses du rhythme ?
 
 
::Si tu as de bons yeux et que tu regardes au fond de mes chansons, tu verras une jeune belle qui s’y promène de çà, de là.
Si tu as de bons yeux et que tu regardes au fond de mes chansons, tu verras une jeune belle qui s’y promène de çà, de là.
::Si tu as l’oreille fine, tu peux même entendre sa voix, et son soupir, son rire, son chant, séduiront ton pauvre cœur.
 
::Avec son regard, avec sa voix, elle te troublera comme moi-même, et rêveur printanier, rêveur amoureux, tu t’en iras errant par la forêt.
Si tu as l’oreille fine, tu peux même entendre sa voix, et son soupir, son rire, son chant, séduiront ton pauvre cœur.
 
Avec son regard, avec sa voix, elle te troublera comme moi-même, et rêveur printanier, rêveur amoureux, tu t’en iras errant par la forêt.
 
Ce frais amour qu’il porte en son cœur transfigure pour lui cette nature déjà si douce et si belle. Forêts d’Allemagne, sentiers parfumés, tout refleurit sous les pas du poète qui a retrouvé ses accens d’autrefois. Non, ce n’est pas le printemps, ce ne sont pas les tièdes rayons du soleil de mai qui font épanouir tant de fleurs ; le soleil est au fond de son ame : c’est ce tendre amour qui éclaire et réjouit le bois et la vallée ; c’est lui qui vient d’ouvrir les bourgeons de la forêt, qui fait trembler les aubépines des buissons, qui place un oiseau babillard sur chaque branche d’arbre, et distribue à son charmant orchestre la partition des matinées printanières.
 
 
::Tous les arbres frémissent, tous les nids chantent. Quel est le maître de
Tous les arbres frémissent, tous les nids chantent. Quel est le maître de
chapelle dans le verdoyant orchestre de la forêt ?
 
::Est-ce le vanneau au gris plumage qui sans cesse cligne les yeux d’un air important ? Est-ce ce pédant qui là-haut jette son coucou à des intervalles réguliers ?
Est-ce le vanneau au gris plumage qui sans cesse cligne les yeux d’un air important ? Est-ce ce pédant qui là-haut jette son coucou à des intervalles réguliers ?
::Est-ce la cigogne qui, avec gravité et comme si elle donnait le signal, lève sa longue patte, tandis que tout chante à l’entour ?
 
::Non, c’est dans mon cœur qu’il habite, le maître de chapelle de la forêt. Je sens chaque mesure qu’il frappe, et je crois qu’il s’appelle amour.
Est-ce la cigogne qui, avec gravité et comme si elle donnait le signal, lève sa longue patte, tandis que tout chante à l’entour ?
 
Non, c’est dans mon cœur qu’il habite, le maître de chapelle de la forêt. Je sens chaque mesure qu’il frappe, et je crois qu’il s’appelle amour.
 
Le poète continue ainsi à associer les plus secrets sentimens de son ame à ce riche épanouissement de l’immense nature, et comment ne pas le croire en effet ? Comment ne pas croire avec lui que sa douce pensée fait lever tous les germes des sillons, quand il cueille à chaque pas des fleurs si précieuses, et rassemble de si fraîches odeurs de renouveau pour en parfumer son livre ?
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Quelle a été l’intention de M. Heine ? A-t-il voulu placer l’un en face de l’autre le mélancolique rêveur de la Germanie et l’épicurien joyeux ? Cette idée a fourni à l’un de nos poètes une œuvre charmante, et les lecteurs de la ''Revue'' n’ont pas oublié cette ''idylle'' de M de Musset, où Rodolphe et Albert, l’un si gracieusement mélancolique, l’autre si étincelant de verve et de folie, chantent en vers alternés, comme Ménalque et Damétas, l’ineffable douceur des chastes amours et les bruyantes voluptés des sens.
 
 
::J’en ai connu plus d’une et j’en sais la chanson,
J’en ai connu plus d’une et j’en sais la chanson,
 
disait le poète ; serait-ce là l’épigraphe que M. Heine aurait voulu inscrire sur son recueil ? Mon Dieu, non. M. Heine n’y a pas songé. C’était, après tout, un thème acceptable pour un certain genre de poésie, et qui n’eût pas été mal approprié à son talent. Cette opposition, ce contraste, délicatement traité, lui eût fourni peut-être plus d’une inspiration heureuse. Il y a deux poètes, en effet, chez M. Heine : il y a le compatriote d’Uhland et de Schubert, le doux chanteur de cantilènes, et le poète parisien qui est venu puiser à ces sources vives et sonores de Villon, de La Fontaine, de Voltaire, troublées par lui quelquefois. Eh bien ! il pouvait nous montrer ces deux hommes, il pouvait les faire chanter alternativement. Sa plume, quand il le vent bien, est assez fine, sa main assez légère pour toucher délicatement certaines nuances, et il eût fallu que, dans l’enivrement même des joies bruyantes, l’auteur eût tempéré la hardiesse de ses tableaux par les souvenirs de la poésie printanière où il excelle, par le regret de la terre natale et par ces retours amers que connaissent si bien les voluptueux. M. Heine ne l’a pas voulu. Il a pris plaisir à peindre grossièrement, l’une après l’autre, ces courtisanes de bas étage dont la liste effrontée s’allonge sans cesse sous sa plume. On cherche en vain comment le poète rachètera la crudité de ses tableaux. La délicatesse est quelquefois dans le style, jamais dans la pensée. Quand, tout ému encore de ses premières pages, je vois paraître de tels masques sans vergogne, quand ces créatures de plaisir viennent usurper la place où brillait une pure image, j’entre en une sorte de colère contre l’écrivain qui froidement s’amuse à flétrir ses inspirations les plus douces. Il me semble que les Chananéennes raillent la gracieuse enfant qui tout à l’heure dictait de si charmans vers au poète, et je ne puis m’empêcher de répéter les sévères paroles que M. Quinet écrivait ici même il y a quelques années. « J’ai vu les chastes images de Thécla, de Clara, de Marguerite, de Geneviève, qu’insultaient de grossières courtisanes.
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Après que cette folle bande a défilé devant nous, l’auteur nous donne ce qu’il appelle ses poésies de circonstance, ''Zeitgedichte''. Ce n’est plus le poète des prairies en fleurs, ni le poète libertin qui m’impatientait tout à l’heure ; cette fois, c’est le journaliste, le causeur étincelant, l’humoriste hardi et capricieux. Vraiment, j’aime mieux que M. Heine revienne à cette inspiration qui lui a souvent réussi. La douceur des premiers chants était destinée, hélas ! à mettre en relief les impiétés qui allaient suivre, jeu cruel et par trop facile, qui attriste et impatiente le lecteur ! Je préfère ses fines satires qui ne cachent point leurs flèches. Nous pourrons bien tout à l’heure lui demander compte de ses trop spirituelles railleries et discuter la valeur de cet étincelant persiflage ; mais d’abord suivons-le aussi loin qu’il voudra. Or, le voilà qui s’assied bravement chez le bourguemestre, à l’université, au pied de la chaire du docteur hégélien, chez tel critique en renom, ou chez le poète, son confrère, que je plains de tout mon cœur. Les noms propres ne l’effraieront pas, tout au contraire. M. Heine est à l’aise dans cette tâche. Il n’est pas de moqueur plus joyeux, de confident moins discret, de combattant plus agile. Personne n’a un esprit mieux aiguisé pour cette escrime légère et cruelle qui va frapper tout un peuple à l’endroit le plus tendre. Personne mieux que lui ne sait découvrir et mettre en saillie le côté bouffon des choses sérieuses. Or, qu’y a-t-il de plus sérieux que l’Allemagne ? Par ma foi, nous allons rire.
 
Tantôt ce sera, en quelques traits vivement dessinés sur la muraille, le profil d’un docteur hégélien qui bat sa grosse caisse, ainsi parle M. Heine, et ce sont ses images que j’emploie. Tantôt c’est un conseil adressé à un ami « Quoi ! vous imprimez de pareils livres ! vous ne songez donc pas aux princes, aux prêtres et au peuple ? Ah ! cher ami, vous êtes perdu. Les princes ont de longs bras, les prêtres ont de longues dents, et le peuple a de longues oreilles. » Il y a ainsi chez M. Heine toute une série de sentences qu’on pourrait recueillir et qui composeraient à l’usage de la presse allemande un cours très amusant de diplomatie goguenarde. Il vient d’avertir ses amis ; tournez la page, il les complimente. C’est un billet adressé de Paris à quelque tribun de ''la jeune Allemagne'' : « J’apprends avec plaisir que vous avez renoncé à
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à votre enthousiasme pour Goethe, que Clara et Marguerite vous ennuient, que vous avez pris congé de Mignon, et que vous êtes devenu un Mirabeau germain. »
 
A la page suivante, c’est une ballade folle, joyeuse, dont le sens n’est pas facile à deviner, mais qui se termine par un tableau railleur et très compréhensible de l’Allemagne nouvelle. Il s’agit du noble chevalier Tannhaeuser. Tannhaeuser, le noble chevalier, habite depuis sept ans chez dame Vénus, dans les vertes montagnes ; mais un jour l’ennui le prend, le noble chevalier dit de grosses injures à sa dame et s’en va. Il s’en va à Rome, où le pape Urbain, sous son dais, accompagne la procession. « Saint Père, lui dit-il, délivrez-moi des tourmens de l’enfer. J’ai habité sept ans chez dame Vénus, dans les vertes montagnes ; aujourd’hui je ne puis l’oublier. Elle est si joyeuse, si folle ! ses dents sont si blanches quand elle rit ! Toutes les fois que je pense à ce rire franc et sonore, ah ! je pleure à chaudes larmes. Pour elle, je donnerais le ciel tout entier, le soleil, la lune et les étoiles. Je l’aime d’un amour qui me brûle : seraient-ce déjà les flammes de l’enfer ? » Le pape Urbain ne peut le guérir. « Mon fils, dit-il, vous êtes perdu. De tous les diables, le pire est celui que vous nommez dame Vénus. Vous êtes déjà dans l’enfer, vous êtes condamné aux flammes éternelles. » Alors le chevalier retourne en toute hâte au fond des vertes montagnes où sa dame le reçoit avec fête :
 
 
::« - Tannhaeuser, mon noble chevalier, ton absence a été bien longue. Dis-moi dans quel pays tu t’es si long-temps attardé.
« - Tannhaeuser, mon noble chevalier, ton absence a été bien longue. Dis-moi dans quel pays tu t’es si long-temps attardé.
::« - Dame Vénus, ma belle dame, je suis allé dans le pays des Welches ; j’avais des affaires à Rome ; mais vite je suis revenu vers toi.
 
::« Rome est bâtie sur sept collines ; c’est le Tibre qui y coule. J’ai vu le pape à Rome : le pape te fait saluer.
« - Dame Vénus, ma belle dame, je suis allé dans le pays des Welches ; j’avais des affaires à Rome ; mais vite je suis revenu vers toi.
::« En revenant, j’ai vu Florence ; je suis passé par Milan, et rapidement j’ai remonté toute la Suisse.
 
::« Quand je fus au haut du Saint-Gothard, j’entendis ronfler l’Allemagne, Elle dormait paisiblement sous la douce protection de ses trente-six monarques.
« Rome est bâtie sur sept collines ; c’est le Tibre qui y coule. J’ai vu le pape à Rome : le pape te fait saluer.
::« En Wurtemberg, j’ai visité l’école des poètes souabes ; chères petites créatures ! charmantes petites bêtes ! ils étaient assis sur de petites chaises percées, avec de petits bourrelets sur leurs petites têtes.
 
::« A Weimar, le séjour des muses, des muses veuves, j’entendis de grandes. plaintes. On pleurait, on se lamentait : Hélas ! Goethe n’est plus ! Hélas ! M. Eckermann vit encore !
« En revenant, j’ai vu Florence ; je suis passé par Milan, et rapidement j’ai remonté toute la Suisse.
::« A Postdam, c’étaient de bruyantes acclamations. Qu’y a-t-il ? demandai-je tout étonné. — C’est Édouard Gans qui fait des leçons sur le XVIIIe siècle,
 
::«
« Quand je fus au haut du Saint-Gothard, j’entendis ronfler l’Allemagne, Elle dormait paisiblement sous la douce protection de ses trente-six monarques.
 
« En Wurtemberg, j’ai visité l’école des poètes souabes ; chères petites créatures ! charmantes petites bêtes ! ils étaient assis sur de petites chaises percées, avec de petits bourrelets sur leurs petites têtes.
 
« A Weimar, le séjour des muses, des muses veuves, j’entendis de grandes. plaintes. On pleurait, on se lamentait : Hélas ! Goethe n’est plus ! Hélas ! M. Eckermann vit encore !
 
« A Postdam, c’étaient de bruyantes acclamations. Qu’y a-t-il ? demandai-je tout étonné. — C’est Édouard Gans qui fait des leçons sur le XVIIIe siècle,
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La science fleurit à Goettingue ; mais elle n’y porte pas de fruits. J’y arrivai par une nuit épaisse, et ne vis de lumière nulle part.
 
::« Dans le bagne de Celle, je ne trouvai que des Hanovriens. O Allemands ! il nous manque un bagne national et des coups de fouet en commun.
« La science fleurit à Goettingue ; mais elle n’y porte pas de fruits. J’y arrivai par une nuit épaisse, et ne vis de lumière nulle part.
::« A Hambourg, la bonne ville, habite plus d’un mauvais compagnon, et quand j’allai à la Bourse, je me crus encore au bagne de Celle.
 
::« A Hambourg, j’ai vu Altona ; c’est aussi une belle contrée. Une autre fois, je te conterai ce qui m’est arrivé dans toutes ces villes. »
« Dans le bagne de Celle, je ne trouvai que des Hanovriens. O Allemands ! il nous manque un bagne national et des coups de fouet en commun.
 
« A Hambourg, la bonne ville, habite plus d’un mauvais compagnon, et quand j’allai à la Bourse, je me crus encore au bagne de Celle.
 
« A Hambourg, j’ai vu Altona ; c’est aussi une belle contrée. Une autre fois, je te conterai ce qui m’est arrivé dans toutes ces villes. »
 
L’auteur termine ici brusquement sans nous donner le sens de sa fable ; il y en a un cependant. Le chevalier Tannhaeuser, qui dit adieu aux plaisirs de sa retraite heureuse, au franc et joyeux rire de sa dame, et qui essaie de faire pénitence à Rome, ne serait-ce point l’Allemagne au moment où le méthodisme l’envahit et l’attriste ? et le poète ne lui dit-il pas, par la voix du pape Urbain, qu’il lui est impossible de se transformer ? Qu’elle y renonce donc, et que son génie, loin de s’humilier, retourne fièrement vers les montagnes de Thuringe, dans la maison de Luther ; mais, hélas ! en revenant chez lui, le voyageur ne trouve qu’une triste population, endormie d’un lourd sommeil. Ces idées sont familières à M. Heine, et il est permis de croire que cet adieu aux retraites voluptueuses, ce pèlerinage à Rome, ce retour enfin du chevalier, ont le sens que j’entrevois. L’auteur, toutefois, ne s’est pas soucié d’éclairer nettement sa pensée ; il lui a suffi d’accompagner son voyageur depuis le Saint-Gothard jusqu’à Hambourg, et de lancer à droite et à gauche de vives épigrammes.
 
Un peu plus loin, si M. Dingelstedt, le veilleur de nuit, arrive à Paris, il lui demande des nouvelles de l’Allemagne. « Eh bien ! veilleur, qui veilles si bien, donne-moi des nouvelles. Que se passe-t-il là bas ? L’Allemagne est-elle libre ? » Et là-dessus il fait tenir au veilleur le plus plaisant discours du monde. « Tout va bien, répond M. Dingelstedt, rassurez-vous. Ce n’est pas comme en France, où la liberté n’existe qu’à la surface. Ces Français frivoles n’ont jamais compris la liberté. C’est l’Allemand qui sait être libre, libre au fond du cœur. Tout va bien. On nous achève la cathédrale de Cologne. Le libre Rhin, le Brutus des fleuves, on ne nous l’enlèvera jamais, car les Hollandais lui garrottent les pieds et les Suisses lui tiennent vigoureusement la tête. D’ici à quelques années, Dieu aidant, nous aurons une flotte ; alors, plus de prison ; ''la jeune Allemagne'' ira sur les galères de l’empire. Bientôt aussi disparaîtra la presse, et nous avons grand espoir que la censure sera supprimée. Tout est vraiment pour le mieux. » Qu’est-ce à dire ? M. Dingelstedt n’est-il pas, cependant, un des é
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crivainsécrivains les plus distingués dans ce groupe des poètes politiques ? Les ''Chants du veilleur de nuit'' n’occupent-ils pas une place digne d’estime entre M. Anastasius Grün et M. Herwegh ? Pourquoi ces railleries ? Pourquoi lui faire débiter ce plaisant optimisme et l’affubler de la perruque du docteur Pangloss ? Mais n’en demandons pas si long ; M. Heine ne se soucie pas toujours d’être juste dans ses persiflages, et il ne faut pas le trop chicaner sur ses spirituelles étourderies. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que le poète est bien décidé à démasquer joyeusement tout ce qu’il y a de vain et souvent d’emphatique dans cette poésie politique si confiante et si orgueilleuse. Il lui semble que ses confrères se prennent beaucoup trop au sérieux. Leurs grands airs de Brutus, leurs superbes allures de tribuns l’amusent singulièrement. Quoi ! tant de bruit ! quoi ! de si éloquens appels au peuple germain ! une foi si candide dans l’énergie allemande, dans les forces vives de ce peuple qu’on invoque ! On je suis bien trompé, ou cet esprit fin, subtil, voltairien, ne voit dans les vers de M. Herwegh ou de M. Dingelstedt qu’une rhétorique sonore ; tout au plus leur accordera-t-il qu’ils sont dupes de leurs honnêtes illusions.
 
Mais lui, soyez-en sûrs, il ne veut pas être dupe, et la crainte de le devenir lui jouera plus d’un méchant tour. Il prendra plaisir à nier ces vigoureux instincts que M. Herwegh et ses amis voudraient réveiller chez les nations germaniques ; il soufflera en riant sur ce bel idéal teutonique et le dispersera à tous les vents ; il les montrera, ces vaillans fils d’Arminius, endormis dans leur sensualité grossière ; le dirai-je ? il les mènera tout droit à la taverne, et là, il les fera boire et chanter, comme Méphistophélès, quand il enivre les joyeux compères d’Auerbach. Ou plutôt n’est-ce pas ainsi que Voltaire, à ses heures d’impatience, gourmandait les Welches ? Écoutez comme il accable son pays sous son ironique dédain :
 
 
::« Nous dormons, absolument comme dormait Brutus, mais Brutus s’éveilla et plongea dans le cœur de César son froid couteau : les Romains étaient des mangeurs de tyrans.
« Nous dormons, absolument comme dormait Brutus, mais Brutus s’éveilla et plongea dans le cœur de César son froid couteau : les Romains étaient des mangeurs de tyrans.
::« Nous ne sommes pas des Romains ; nous fumons du tabac. Chaque peuple a son génie, chaque peuple a sa grandeur ; c’est en Souabe qu’on fait les meilleures galettes.
 
::« Nous sommes des Germains, de bonnes gens, de braves gens ; nous dormons du paisible sommeil des plantes, et, dès le réveil, nous avons soif, mais non pas du sang de nos princes.
« Nous ne sommes pas des Romains ; nous fumons du tabac. Chaque peuple a son génie, chaque peuple a sa grandeur ; c’est en Souabe qu’on fait les meilleures galettes.
::« Nous sommes fidèles comme le chêne, fidèles aussi comme le tilleul ; nous
 
« Nous sommes des Germains, de bonnes gens, de braves gens ; nous dormons du paisible sommeil des plantes, et, dès le réveil, nous avons soif, mais non pas du sang de nos princes.
 
« Nous sommes fidèles comme le chêne, fidèles aussi comme le tilleul ; nous
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en sommes fiers. Dans le pays des chênes et des tilleuls, il n’y aura jamais de Brutus.
 
::« Nous avons trente-six maîtres (ce n’est pas trop !) ; chacun d’eux, pour défense, porte une étoile sur son cœur, et n’a rien à redouter des ides de mars.
« Nous avons trente-six maîtres (ce n’est pas trop !) ; chacun d’eux, pour défense, porte une étoile sur son cœur, et n’a rien à redouter des ides de mars.
::« Nous les appelons nos pères, et patrie la terre qui leur appartient par droit d’hérédité. Nous aimons aussi la choucroute et les andouilles.
 
::« Quand notre père se promène, nous lui tirons dévotement notre chapeau. Non, l’Allemagne, ce pieux foyer domestique, n’est pas une caverne de bandits romains. »
« Nous les appelons nos pères, et patrie la terre qui leur appartient par droit d’hérédité. Nous aimons aussi la choucroute et les andouilles.
 
« Quand notre père se promène, nous lui tirons dévotement notre chapeau. Non, l’Allemagne, ce pieux foyer domestique, n’est pas une caverne de bandits romains. »
 
M. Heine aura souvent recours à ce persiflage ; ce sera sa polémique favorite de mettre en relief l’imbécillité débonnaire de son peuple, et surtout sa vie prosaïque et joviale. Vous retrouverez cette cruelle tactique dans maintes petites pièces aiguisées comme un stylet. Toutes les fois qu’il entendra ce bon peuple parler complaisamment de sa vivace énergie et se confier dans l’avenir, il lui prouvera clairement qu’il a trop bien dîné, et ces héroïques Teutons seront toujours ramenés, faut-il le dire ? à des questions de cuisine.
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C’est un voyage. Après une absence de treize ans, le poète retourne dans sa patrie. Je traduis d’abord les premiers vers :
 
::«
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C’était dans le triste mois de novembre, les jours étaient sombres, le vent arrachait aux arbres leur feuillage ; je partis pour l’Allemagne.
« C’était dans le triste mois de novembre, les jours étaient sombres, le vent arrachait aux arbres leur feuillage ; je partis pour l’Allemagne.
::« Et quand je fus à la frontière, je sentis mon cœur battre plus fort, je crois même que mes yeux se mouillèrent de larmes.
 
::« Une petite joueuse de harpe chantait. Elle chantait bien doucement et bien faux ; mais que je fus touché de son jeu !
« Et quand je fus à la frontière, je sentis mon cœur battre plus fort, je crois même que mes yeux se mouillèrent de larmes.
::« Elle chantait l’amour et les peines de l’amour ; elle chantait le sacrifice et le bonheur de se retrouver là haut, dans ce monde meilleur où s’évanouissent toutes les douleurs.
 
::« Elle parlait de cette vallée de larmes où nous sommes, des joies qui se flétrissent si tôt, et de cet autre monde où l’ame transfigurée se noie dans des voluptés éternelles.
« Une petite joueuse de harpe chantait. Elle chantait bien doucement et bien faux ; mais que je fus touché de son jeu !
::« Elle chantait cette vieille chanson du renoncement, l’épopée du ciel, avec laquelle on console, quand il pleure, le peuple, ce grand lourdaud.
 
::« Je sais comment on s’y prend ; je connais le texte ; je connais aussi messieurs les auteurs. Je le sais, ils boivent du vin en cachette, et en public ils nous prêchent l’eau claire.
« Elle chantait l’amour et les peines de l’amour ; elle chantait le sacrifice et le bonheur de se retrouver là haut, dans ce monde meilleur où s’évanouissent toutes les douleurs.
::« Amis, je vais vous chanter un nouveau chant, un chant meilleur ! Nous voulons dès ici-bas, sur cette terre, atteindre le royaume céleste.
 
::« Nous voulons être heureux sur la terre, nous ne voulons plus mourir de faim. Le ventre paresseux n’engloutira plus ce qu’ont gagné les mains laborieuses.
« Elle parlait de cette vallée de larmes où nous sommes, des joies qui se flétrissent si tôt, et de cet autre monde où l’ame transfigurée se noie dans des voluptés éternelles.
::« Il croît assez de pain ici-bas pour tous les enfans des hommes ; il y a aussi assez de roses et de myrtes, assez de beautés et de plaisirs, et les petits pois ne nous manqueront pas non plus.
 
::« Oui, des petits pois pour tout le monde, dès que les cosses commenceront à crever ! laissons le ciel aux anges, — et aux moineaux.
« Elle chantait cette vieille chanson du renoncement, l’épopée du ciel, avec laquelle on console, quand il pleure, le peuple, ce grand lourdaud.
::« Et quand les ailes de la mort pousseront sur nos épaules, alors nous irons vous chercher là haut et manger avec vous les tartes et la cuisine des bienheureux.
 
::« Un chant nouveau, un chant meilleur ! il résonne comme la flûte et le violon ! le ''miserere'' n’est plus de ce temps-ci ; les cloches des morts se taisent.
« Je sais comment on s’y prend ; je connais le texte ; je connais aussi messieurs les auteurs. Je le sais, ils boivent du vin en cachette, et en public ils nous prêchent l’eau claire.
::« La vieille Europe est fiancée au beau génie de la liberté. Voyez-les dans les bras l’un de l’autre ; ils se noient dans ce premier baiser.
 
::« La bénédiction des prêtres leur a manqué, mais le mariage n’est pas moins légitime. Vive le fiancé, et la fiancée, et les enfans qui naîtront d’eux ! »
« Amis, je vais vous chanter un nouveau chant, un chant meilleur ! Nous voulons dès ici-bas, sur cette terre, atteindre le royaume céleste.
 
« Nous voulons être heureux sur la terre, nous ne voulons plus mourir de faim. Le ventre paresseux n’engloutira plus ce qu’ont gagné les mains laborieuses.
 
« Il croît assez de pain ici-bas pour tous les enfans des hommes ; il y a aussi assez de roses et de myrtes, assez de beautés et de plaisirs, et les petits pois ne nous manqueront pas non plus.
 
« Oui, des petits pois pour tout le monde, dès que les cosses commenceront à crever ! laissons le ciel aux anges, — et aux moineaux.
 
« Et quand les ailes de la mort pousseront sur nos épaules, alors nous irons vous chercher là haut et manger avec vous les tartes et la cuisine des bienheureux.
 
« Un chant nouveau, un chant meilleur ! il résonne comme la flûte et le violon ! le ''miserere'' n’est plus de ce temps-ci ; les cloches des morts se taisent.
 
« La vieille Europe est fiancée au beau génie de la liberté. Voyez-les dans les bras l’un de l’autre ; ils se noient dans ce premier baiser.
 
« La bénédiction des prêtres leur a manqué, mais le mariage n’est pas moins légitime. Vive le fiancé, et la fiancée, et les enfans qui naîtront d’eux ! »
 
Nous retrouvons ici sous cette forme poétique la fameuse théorie, si chère à M. Heine, des hommes gras et des hommes maigres. C’est dans son livre sur Louis Boerne qu’il l’a développée de la façon la plus complète et la plus amusante. Pour M. Heine, l’humanité se divise en deux parts, en deux races bien distinctes, et il n’y en a pas
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M. Heine a toujours au bout de sa plume un nom propre qui vient ponctuer sa phrase. On a déjà vu qu’il s’attaquait volontiers à ses confrères. M. Hoffmann de Fallersleben, ce chansonnier inoffensif, même dans ses colères, et d’une gaucherie assez aimable, arrive vraiment très à propos après la bibliothèque du diable. Qu’il se console ; il n’est pas le seul que piqueront les aiguilles de M. Heine. Je tourne la page, et j’aperçois M. Charles Mayer que notre homme prend à partie, en arrivant à Aix-la-Chapelle. Que vient faire là M. Charles Mayer, un gracieux élève de cette école d’Uhland poursuivie avec tant de cruauté et d’injustice par l’auteur des ''Reisebilder'' ? A quel propos M. Heine amène-t-il son nom ? A propos de Charlemagne. Il nous conduit devant le tombeau du grand empereur franc, devant l’inscription fameuse, ''Carolo Magno'', et nous prie de ne pas confondre Charlemagne avec M. Charles Mayer. « Après tout, ajoute-t-il, j’aime mieux être un tout petit poète et vivre à Stuttgart que d’avoir été Charlemagne et d’être enseveli à Aix-la-Chapelle, car Aix-la-Chapelle est bien ennuyeux. » M. Heine ne voulait qu’une transition, et il abandonne M. Charles Mayer pour courir sus aux Prussiens. C’est là surtout ce qui lui déplaît à Aix-la-Chapelle, c’est la garnison prussienne, ce sont ces officiers au col raide, aux allures maussades, ces soldats avec leurs mouvemens à angle droit, ces moustaches disciplinées militairement, et puis le nouvel uniforme, le nouveau casque avec ses prétentions chevaleresques et un air moyen-âge qui réjouira, dit-il. toute l’école romantique, M. Tieck et M. Uhland. Je voudrais citer quelques vers de ce chapitre, qui est fort amusant ; mais le poète m’entraîne, et voici déjà qu’il entre à Cologne.
 
Êtes-vous allé à Cologne ? Vous êtes-vous promené dans ses rues noires ? Avez-vous visité le dôme ? Avez-vous vu la grue encore debout sur les tours inachevées, et le chœur avec les arcades, les statues dans les niches, les ogives ciselées, les colonnettes qui s’élancent ? Un pieux respect vous saisit quand vous entrez dans ces murs si sombres. Malgré l’aspect monacal de la ville, l’émotion qu’elle inspire est douce. Toutes ces églises son vénérables, Sainte-Ursule, Saint-Pierre, Saint-Martin.
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Martin. D’ailleurs, un seul souvenir est demeuré là qui domine tous les autres. Quelque opinion qu’on ait sur l’art du moyen-âge, c’est ici qu’a été entrepris le chef-d’œuvre par excellence, le monument incomparable de cet art, et certes, si jamais le passé a demandé grace au présent d’une manière suppliante, c’est bien à Cologne par toutes les voix désespérées de cette cathédrale qu’on n’achèvera pas. Je n’ai pas besoin de renoncer aux idées de mon temps pour comprendre sans peine le sincère enthousiasme des Allemands, leur amour passionné de ces belles contrées, leur attachement pieux à ces grands souvenirs. Ce dôme de Cologne, ces flots silencieux du Rhin, ont été chantés par bien des poètes en Allemagne ; hommes du nord ou du midi, protestans ou catholiques, docteurs piétistes ou docteurs hégéliens, tous étaient d’accord sur ce texte. Il y a eu des strophes inspirées et des lieux communs sans valeur : qu’importe ? Du plus grand au plus petit, chacun a voulu chanter ce sujet sacré, afin de baptiser et de bénir sa muse. C’était une œuvre de piété : que pouvait-on demander davantage ? J’ai lu beaucoup de ces vers, et j’en lirai volontiers beaucoup d’autres. Surtout j’écouterai avidement M. Heine lorsque, après treize années d’exil, cette brillante imagination retrouvera les grands spectacles de la patrie :
 
 
::« J’arrivai à Cologne le soir, fort tard. J’entendis mugir le Rhin ; l’air de l’Allemagne me souffla au visage, et je sentis son influence…
« J’arrivai à Cologne le soir, fort tard. J’entendis mugir le Rhin ; l’air de l’Allemagne me souffla au visage, et je sentis son influence…
::« Sur mon appétit. Je mangeai une omelette, du jambon, et comme le jambon était fort salé, il fallut bien boire du vin du Rhin.
 
::« Le vin du Rhin brille toujours comme de l’or dans une coupe romaine toute verte, et si vous en prenez quelques gouttes de trop, cela vous monte au nez.
« Sur mon appétit. Je mangeai une omelette, du jambon, et comme le jambon était fort salé, il fallut bien boire du vin du Rhin.
::« Oui, au nez, un picotement si doux ! quelles délices ! on ne peut s’en lasser. Or, ce fut le vin du Rhin qui me poussa dehors, par la nuit obscure, au milieu des rues retentissantes.
 
::« Les maisons de pierre me regardaient, comme si elles eussent voulu me conter des légendes du temps qui n’est plus, des histoires de la sainte ville de Cologne.
« Le vin du Rhin brille toujours comme de l’or dans une coupe romaine toute verte, et si vous en prenez quelques gouttes de trop, cela vous monte au nez.
::« Oui, c’est ici que le clergé jadis a mené sa pieuse vie ; c’est ici que régnaient ces hommes obscurs décrits par Ulric de Hutten.
 
::« C’est ici que les nonnes et les moines dansèrent le cancan du moyen-âge ; ici Hochstraten, le Menzel de Cologne, écrivait ses dénonciations empoisonnées.
« Oui, au nez, un picotement si doux ! quelles délices ! on ne peut s’en lasser. Or, ce fut le vin du Rhin qui me poussa dehors, par la nuit obscure, au milieu des rues retentissantes.
::« C’est ici que la flamme du bûcher a dévoré des livres et des hommes. Pendant ce temps-là, les cloches sonnaient et l’on chantait le ''Kyrie eleison''.
 
::«
« Les maisons de pierre me regardaient, comme si elles eussent voulu me conter des légendes du temps qui n’est plus, des histoires de la sainte ville de Cologne.
 
« Oui, c’est ici que le clergé jadis a mené sa pieuse vie ; c’est ici que régnaient ces hommes obscurs décrits par Ulric de Hutten.
 
« C’est ici que les nonnes et les moines dansèrent le cancan du moyen-âge ; ici Hochstraten, le Menzel de Cologne, écrivait ses dénonciations empoisonnées.
 
« C’est ici que la flamme du bûcher a dévoré des livres et des hommes. Pendant ce temps-là, les cloches sonnaient et l’on chantait le ''Kyrie eleison''.
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Mais voyez ! voyez, à la clarté de la lune, ce colossal compagnon qui se dresse tout noir et tout endiablé ! C’est le dôme de Cologne.
::« IlMais devaitvoyez être! voyez, à la bastilleclarté de l’espritla lune, etce lescolossal ruséscompagnon papistesqui pensaientse :dresse danstout cettenoir prisonet detout géantendiablé se! consumeraC’est le géniedôme de l’AllemagneCologne.
 
::« Alors vint Luther, et il jeta son grand cri : Halte ! Depuis ce jour, la construction du dôme est abandonnée.
« Il devait être la bastille de l’esprit, et les rusés papistes pensaient : dans cette prison de géant se consumera le génie de l’Allemagne.
::« On ne l’achèvera pas, et cela est bien. Ainsi inachevé, c’est le monument de la force de l’Allemagne et de sa mission protestante.
 
::« Pauvres sots du ''Domverein'', vous voulez de vos faibles mains continuer l’œuvre interrompue ! vous voulez achever la vieille prison !
« Alors vint Luther, et il jeta son grand cri : Halte ! Depuis ce jour, la construction du dôme est abandonnée.
::« . Ah ! pauvres fous, vous aurez beau faire la quête, vous aurez beau mendier chez les hérétiques et même chez les juifs, tout cela ne servira de rien.
 
::« Le grand Franz Liszt jouera bien inutilement sa musique au bénéfice du dôme, et un roi plein de talent y perdra ses déclamations.
::« On ne l’achèvera pas, leet dômecela deest Colognebien. Ainsi inachevé, quoiquec’est lesle sotsmonument de la Souabeforce aientde envoyél’Allemagne pouret lade constructionsa tout un vaisseau rempli demission pierresprotestante.
 
::« On ne l’achèvera pas, malgré les cris des corbeaux et des hiboux qui regrettent la nuit du passé et nichent dans les hautes tours des églises.
« Pauvres sots du ''Domverein'', vous voulez de vos faibles mains continuer l’œuvre interrompue ! vous voulez achever la vieille prison !
::« Un jour même viendra où, loin de l’achever, on fera de la nef une écurie. »
 
« . Ah ! pauvres fous, vous aurez beau faire la quête, vous aurez beau mendier chez les hérétiques et même chez les juifs, tout cela ne servira de rien.
 
« Le grand Franz Liszt jouera bien inutilement sa musique au bénéfice du dôme, et un roi plein de talent y perdra ses déclamations.
 
« On ne l’achèvera pas, le dôme de Cologne, quoique les sots de la Souabe aient envoyé pour la construction tout un vaisseau rempli de pierres.
 
« On ne l’achèvera pas, malgré les cris des corbeaux et des hiboux qui regrettent la nuit du passé et nichent dans les hautes tours des églises.
 
« Un jour même viendra où, loin de l’achever, on fera de la nef une écurie. »
 
Je m’arrête, et peut-être ai-je déjà trop soulevé le voile. De toutes les surprises que M. Heine nous ménage si plaisamment à chaque pas, celle-là est assurément la plus imprévue. Il lui a fallu une véritable audace pour affronter si décidément toutes les colères que cette page va soulever dans son pays. Ulric de Hutten a tiré l’épée contre Hochstraten et M. Menzel : les hommes obscurs vont reprendre leur correspondance et n’épargneront pas le hardi poète. Pour nous, qui pouvons juger M. Heine sans passion, que dire ? Le faut-il blâmer d’avoir ainsi offensé les souvenirs et les affections de tout un peuple ? Mais, je l’avoue, on ne nous a guère disposés en ce moment à nous enthousiasmer pour les cathédrales. Il m’est impossible d’oublier qu’en Allemagne, comme chez nous, en réhabilitant le moyen-âge, on a servi la cause des hommes du passé, sous quelque nom qu’ils se cachent. Le poète fait bien d’avertir son peuple. S’il le voit se prendre d’une admiration sentimentale pour ces siècles condamnés et que l’on voudrait faire revivre, c’est son droit de le mettre en garde contre les pieuses affections dont il sera dupe ; c’est son devoir de le ramener à un sentiment plus sévère de la réalité. Sous la folle gaieté de ses paroles, sa pensée est sérieuse, et je l’accepte. Seulement, la forme de ces avertissemens, dira-t-on, est irrespectueuse et cruelle. Mon Dieu ! oui, le bien et le mal se rencontrent sans cesse dans les vers de
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Quand M. Heine, à la fois souriant et irrité, a achevé son apostrophe à la cathédrale de Cologne, il arrive par les rues tortueuses jusqu’au pont de bateaux du Rhin, et là il doit bien un salut au grand fleuve. « Salut, ô mon père ! que de fois sur la terre d’exil j’ai pensé à toi avec confiance, avec amour ! » Mais le vieux fleuve est triste et raconte douloureusement au poète ce qui lui est arrivé depuis treize ans. A Biberich, il y a quelques années, les habitans du duché de Nassau roulèrent dans ses eaux un amas de pierres pour construire une digue. Quel dur affront ! comme ces pierres insolentes l’ont blessé ! comme elles étaient lourdes ! moins lourdes pourtant que les vers de M. Nicolas Bekker. La sotte chanson et le sot écrivain ! ce souvenir l’impatiente et l’irrite. Quoi ! faire du Rhin une chaste vierge, une pure jeune fille, quand les Français savent si bien le contraire ! il s’arrache de dépit sa barbe grise. Le voilà ridicule à jamais, le voilà compromis politiquement :
 
 
::« Car le jour où les Français reviendront, je serai forcé de rougir devant eux, moi qui si souvent, avec larmes, ai prié le ciel qu’il nous les renvoie !
« Car le jour où les Français reviendront, je serai forcé de rougir devant eux, moi qui si souvent, avec larmes, ai prié le ciel qu’il nous les renvoie !
::« Je les ai toujours tant aimés, ces chers petits Français ! Chantent-ils, dansent-ils toujours comme autrefois ? portent-ils des culottes blanches ?
 
::« Je les reverrais bien volontiers, mais je crains qu’ils ne me persiflent à cause de cette chanson maudite.
« Je les ai toujours tant aimés, ces chers petits Français ! Chantent-ils, dansent-ils toujours comme autrefois ? portent-ils des culottes blanches ?
::« Alfred de Musset, ce gamin de Paris, viendra peut-être à leur tête en battant du tambour, et il me tambourinera d’atroces plaisanteries. »
 
::Ainsi se plaignait le pauvre vieillard ; il ne pouvait se consoler. Je lui adressai maintes paroles encourageantes pour lui redonner du cœur :
« Je les reverrais bien volontiers, mais je crains qu’ils ne me persiflent à cause de cette chanson maudite.
::« Ne crains pas, mon père, la raillerie moqueuse des Français. Ce ne sont plus les Français d’autrefois. Ils ne portent plus les mêmes culottes blanches.
 
::« Maintenant ils font de la philosophie, ils parlent de Kant, de Fichte, de Hegel ; ils fument et boivent de la bière ; il y en a même qui jouent aux quilles.
« Alfred de Musset, ce gamin de Paris, viendra peut-être à leur tête en battant du tambour, et il me tambourinera d’atroces plaisanteries. »
::« Ils deviennent philistins comme des Allemands, et seront pires que nous bientôt. Ce ne sont plus les fils de Voltaire, ils sont du côté d’Hengstenberg. -
 
::« Alfred de Musset, j’en conviens, est encore un terrible gamin ; mais ne crains rien, nous saurons bien lui lier sa maudite langue. »
Ainsi se plaignait le pauvre vieillard ; il ne pouvait se consoler. Je lui adressai maintes paroles encourageantes pour lui redonner du cœur :
 
« Ne crains pas, mon père, la raillerie moqueuse des Français. Ce ne sont plus les Français d’autrefois. Ils ne portent plus les mêmes culottes blanches.
 
« Maintenant ils font de la philosophie, ils parlent de Kant, de Fichte, de Hegel ; ils fument et boivent de la bière ; il y en a même qui jouent aux quilles.
 
« Ils deviennent philistins comme des Allemands, et seront pires que nous bientôt. Ce ne sont plus les fils de Voltaire, ils sont du côté d’Hengstenberg. -
 
« Alfred de Musset, j’en conviens, est encore un terrible gamin ; mais ne crains rien, nous saurons bien lui lier sa maudite langue. »
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Toutes ses affaires réglées à Cologne, le poète repart. La poste prussienne l’emmène du côté de Hambourg. La matinée est triste, une grise et pluvieuse matinée aux approches dé l’hiver. Est-ce pour cela que le poète est si gai ? En dépit de ces nuages, en dépit de cette brume froide et pénétrante, il est plus joyeux que jamais. Toutes ces petites villes qu’il traverse, Mulheim, Hagen, réveillent chez lui bien des souvenirs et l’amusent singulièrement. A table d’hôte, la cuisine allemande lui inspire des plaisanteries sans fin ; les poulets, dans le plat, le reconnaissent ; il y a des dindons à la broche qui lui adressent de longs discours. Comme cette oie grasse a une physionomie débonnaire ! comme elle le regarde avec une expression affectueuse ! Peut-être, pense-t-il, m’a-t-elle connu autrefois, quand nous étions jeunes tous deux. Elle avait sans doute le cœur très tendre, mais sa chair est bien dure. Des dindons et des oies, l’auteur passe aux Westphaliens d’une façon fort impertinente et sans la moindre transition. Ses camarades d’université étaient tous des Westphaliens, buvant sec, mangeant salé, amis à toute épreuve, et, quoique fort gras, très disposés à la mélancolie.
 
Ainsi va notre voyageur, assez peu difficile, cette fois, sur le choix de
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de ses plaisanteries, et il arrive à la forêt de Teutobourg, au champ de bataille où Hermann défit les légions de Varus et légua un glorieux souvenir à la Germanie. Voici quelques-unes des réflexions inspirées au poète par l’héroïque forêt nationale
 
::« Si Hermann n’avait pas gagné la bataille avec ses blondes hordes germaines, la liberté allemande aurait péri, et nous serions devenus Romains
::« La langue romaine, les mœurs romaines régneraient chez nous. Il y aurait des vestales même à Munich, et les Souabes s’appelleraient Quirites !
::« Hengstenberg serait aruspice et fouillerait dans les entrailles des bœufs. Neander serait augure et consulterait le vol des oiseaux.
::« Raumer ne serait pas un ''lump'' (gueux) allemand ; ce serait un ''lumpazius'' romain, et Freiligrath ferait des vers sans rimes, comme autrefois Horazius Flaccus.
::« Le grand mendiant, le père Jahn, s’appellerait aujourd’hui Grobianus. ''Me Hercule'' ! Massmann parlerait latin, Marcus Tullius Massmannus.
::« Les amis de la vérité se battraient dans l’arène avec des lions, des hyènes et des chakals, au lieu de se battre avec des chiens dans les petits journaux.
::« Schelling serait un Sénèque et mourrait comme lui, et nous dirions à Lornélius : ''Cacatum non est pictum''.
::« Dieu soit loué ! Hermann a gagné la bataille, les Romains ont été chassés, Varus est mort avec ses légions, et nous sommes restés Allemands.
::« Nous sommes restés Allemands, nous parlons allemand, comme on le parlait jadis. L’âne s’appelle âne et non ''asinus'', et les Souabes sont demeurés des Souabes.
::« Raumer est resté un gueux d’allemand dans notre langue du nord : Freiligrath fait des vers qui riment, et ce n’est pas du tout un Horace.
::« O Hermann ! c’est à toi que nous devons cela ! C’est pourquoi on t’a élevé un monument à Dettmold. Moi-même, j’ai souscrit. »
 
« Si Hermann n’avait pas gagné la bataille avec ses blondes hordes germaines, la liberté allemande aurait péri, et nous serions devenus Romains
Il y a beaucoup d’esprit assurément dans tous ces vers ; mais si M. Heine est seul dans son parti, si de tous les poètes ses confrères, pas un, je dis parmi les plus ingénieux et les plus hardis, ne voudrait combattre à ses côtés, nous pouvons maintenant le comprendre sans peine. C’est surtout par ce ton cavalier, par cette façon irrévérencieuse de toucher aux sujets sacrés du pays, que M. Heine s’est aliéné ses compatriotes. A l’entendre parler d’une manière si leste, on a pu se demander plus d’une fois s’il était encore Allemand. En vain s’annonçait-il comme le plus audacieux soldat de la jeune armée, en vain lançait-il au plus fort des bataillons ennemis ses flèches rapides, on ne savait trop si l’on pouvait compter sur lui ; on ne connaissait pas son drapeau. Si l’humoriste capricieux, indiscipliné, échappait naturellement aux théories des critiques et des historiens littéraires, les différens
 
« La langue romaine, les mœurs romaines régneraient chez nous. Il y aurait des vestales même à Munich, et les Souabes s’appelleraient Quirites !
 
« Hengstenberg serait aruspice et fouillerait dans les entrailles des bœufs. Neander serait augure et consulterait le vol des oiseaux.
 
« Raumer ne serait pas un ''lump'' (gueux) allemand ; ce serait un ''lumpazius'' romain, et Freiligrath ferait des vers sans rimes, comme autrefois Horazius Flaccus.
 
« Le grand mendiant, le père Jahn, s’appellerait aujourd’hui Grobianus. ''Me Hercule'' ! Massmann parlerait latin, Marcus Tullius Massmannus.
 
« Les amis de la vérité se battraient dans l’arène avec des lions, des hyènes et des chakals, au lieu de se battre avec des chiens dans les petits journaux.
 
« Schelling serait un Sénèque et mourrait comme lui, et nous dirions à Lornélius : ''Cacatum non est pictum''.
 
« Dieu soit loué ! Hermann a gagné la bataille, les Romains ont été chassés, Varus est mort avec ses légions, et nous sommes restés Allemands.
 
« Nous sommes restés Allemands, nous parlons allemand, comme on le parlait jadis. L’âne s’appelle âne et non ''asinus'', et les Souabes sont demeurés des Souabes.
 
« Raumer est resté un gueux d’allemand dans notre langue du nord : Freiligrath fait des vers qui riment, et ce n’est pas du tout un Horace.
 
« O Hermann ! c’est à toi que nous devons cela ! C’est pourquoi on t’a élevé un monument à Dettmold. Moi-même, j’ai souscrit. »
 
Il y a beaucoup d’esprit assurément dans tous ces vers ; mais si M. Heine est seul dans son parti, si de tous les poètes ses confrères, pas un, je dis parmi les plus ingénieux et les plus hardis, ne voudrait combattre à ses côtés, nous pouvons maintenant le comprendre sans peine. C’est surtout par ce ton cavalier, par cette façon irrévérencieuse de toucher aux sujets sacrés du pays, que M. Heine s’est aliéné ses compatriotes. A l’entendre parler d’une manière si leste, on a pu se demander plus d’une fois s’il était encore Allemand. En vain s’annonçait-il comme le plus audacieux soldat de la jeune armée, en vain lançait-il au plus fort des bataillons ennemis ses flèches rapides, on ne savait trop si l’on pouvait compter sur lui ; on ne connaissait pas son drapeau. Si l’humoriste capricieux, indiscipliné, échappait naturellement aux théories des critiques et des historiens littéraires, les
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différens groupes politiques ne pouvaient pas davantage se rendre compte de ses contradictions bizarres, de ses évolutions imprévues. Ce n’est pas tout : à ces continuelles fantaisies d’une imagination trop pétulante ajoutez (piquant et singulier contraste !) les ruses, les finesses, les expédiens très spirituels d’un écrivain diplomate qui soigne sa gloire avec une sollicitude parfaite, qui se ménage, sinon des amis, du moins des alliés (alliés d’un jour, d’une heure, qu’importe ?), qui vous environne, vous enveloppe, et moitié riant, moitié sérieux, vous empêche de savoir si vous devez lui tendre on lui retirer votre main, qui écrivait hier dans les ''Annales de Halle'', aujourd’hui dans la ''Gazette d’Augsbourg'', tout cela sans trahison, je veux le croire, et seulement par la naturelle vivacité de cette chose légère qu’on appelle un poète, un dilettante, un humoriste ; ajoutez, dis-je, à la nature prompte et ailée de sa muse cette diplomatie de tous les instans, et vous saurez pourquoi ses compatriotes sont souvent si embarrassés quand il s’agit de marquer sa place.
 
M. Heine a dû s’en préoccuper plus d’une fois. Ces idées lui sont venues surtout le jour où il célébrait à sa manière la forêt de Teutobourg, et je les trouve gaiement exprimées dans le chant qui suit. Quoi donc ? oser railler les souvenirs de la vieille Allemagne, quand tous les poètes politiques s’efforcent de réveiller l’esprit altier de ces grandes époques où la Germanie était une et vigoureuse ! Que diront ses confrères ? que diront M. Dingelstedt, M. Prutz, M. Herwegh ? Ils diront : Qui es-tu enfin ? es-tu des nôtres ou du camp ennemi ? es-tu chien ? es-tu loup ? Voilà, j’imagine, à quoi songeait notre voyageur, quand tout à coup, au milieu de la forêt, la chaise de poste craque, l’essieu se brise, il faut s’arrêter. Tandis que le postillon court au village voisin, le poète s’enfonce dans la forêt. La nuit est profonde. Il fait quelques pas sous les arbres, et soudain de longs hurlemens retentissent autour de lui. Ce sont les loups affamés, leurs yeux flamboient dans l’ombre. — Certainement, dit le poète, ils avaient su que je devais passer par là ; c’est pour moi qu’ils illuminaient la forêt, c’est pour moi qu’ils chantaient en chœur. Je pris donc une pose convenable et m’exprimai ainsi d’une voix émue :
 
 
::« Frères loups, je suis heureux de me trouver aujourd’hui dans cette assemblée où tant de nobles cœurs viennent hurler au-devant de moi avec amour.
« Frères loups, je suis heureux de me trouver aujourd’hui dans cette assemblée où tant de nobles cœurs viennent hurler au-devant de moi avec amour.
::« Ce que j’éprouve en ce moment est inexprimable. Ah ! cette heure si belle demeurera éternellement dans mon souvenir.
 
::«
« Ce que j’éprouve en ce moment est inexprimable. Ah ! cette heure si belle demeurera éternellement dans mon souvenir.
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Je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez et que vous m’avez conservée fidèlement dans toutes les épreuves difficiles.
« Je vous remercie de la confiance dont vous m’honorez et que vous m’avez conservée fidèlement dans toutes les épreuves difficiles.
::« Frères loups, ne doutez pas de moi ; ne vous laissez pas prendre aux discours de ceux qui prétendent que je suis passé du côté des chiens ;
 
::« Que je suis un apostat, et que bientôt je serai conseiller aulique à la cour des moutons. Réfuter de tels bruits était au-dessous de ma dignité.
« Frères loups, ne doutez pas de moi ; ne vous laissez pas prendre aux discours de ceux qui prétendent que je suis passé du côté des chiens ;
::« La peau de mouton dans laquelle je m’enveloppe quelquefois pour me réchauffer ne m’a jamais porté, croyez-moi, à rêvasser pour le bonheur des moutons.
 
::« Je ne suis ni mouton, ni chien, ni conseiller aulique, ni aigrefin ; je suis loup. Mon cœur est un cœur de loup ; mes dents, des dents de loup.
« Que je suis un apostat, et que bientôt je serai conseiller aulique à la cour des moutons. Réfuter de tels bruits était au-dessous de ma dignité.
::« Je suis loup et toujours je hurlerai avec les loups. Adieu, comptez sur moi, et aidez-vous vous-mêmes afin que Dieu vous aide ! »
 
::« Voilà le discours que je leur adressai sans la moindre préparation. M. Kolb l’a inséré, mais en le défigurant, dans la ''Gazette d’Augsbourg''. »
« La peau de mouton dans laquelle je m’enveloppe quelquefois pour me réchauffer ne m’a jamais porté, croyez-moi, à rêvasser pour le bonheur des moutons.
 
« Je ne suis ni mouton, ni chien, ni conseiller aulique, ni aigrefin ; je suis loup. Mon cœur est un cœur de loup ; mes dents, des dents de loup.
 
« Je suis loup et toujours je hurlerai avec les loups. Adieu, comptez sur moi, et aidez-vous vous-mêmes afin que Dieu vous aide ! »
 
« Voilà le discours que je leur adressai sans la moindre préparation. M. Kolb l’a inséré, mais en le défigurant, dans la ''Gazette d’Augsbourg''. »
 
C’est de cette manière railleuse que le poète répond à ceux qui doutent de lui. Railleuse on non, la réponse a son importance. Décidément, le voilà enrôlé dans l’armée des loups. Il pourra bien ne pas être toujours un soldat très discipliné, il fera la guerre selon son caprice, il aura une façon particulière de hurler, mais enfin ses compagnons sont prévenus, et il faudra lui pardonner.
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Mais il est temps d’arriver au dénoûment (s’il y en a un) de ce bizarre et joyeux imbroglio, car, après tant de caprices, après tant de satires ingénieuses, de plaisanteries souvent mêlées, de fantaisies brillantes, étincelantes, nous sommes impatiens d’apprendre quel sera le dernier mot du poète et s’il saura conclure. Or, dans les derniers chapitres, nous assistons avec lui à un souper chez M. Julius Campe, son éditeur. M. Campe est le libraire par excellence de l’Allemagne du nord, comme M. Cotta est le libraire de l’Allemagne du midi. M. Campe, dans sa ville libre, est l’éditeur de la ''jeune Allemagne'', l’éditeur de Louis Boerne, de M. Heine, de M. Wienbarg ; il est bien juste qu’il joue un rôle dans le poème de son spirituel protégé. Le souper est joyeux, animé, et le poète exprime plaisamment son bonheur.
 
 
::« Je mangeai et bus de bon appétit, et pensai au fond de mon cœur : « Campe est vraiment un grand homme ; c’est la fleur des éditeurs !
« Je mangeai et bus de bon appétit, et pensai au fond de mon cœur : « Campe est vraiment un grand homme ; c’est la fleur des éditeurs !
::« Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim ; mais lui m’a donné même à boire. Je ne l’oublierai jamais.
 
::« Je remercie Dieu dans le ciel, qui a créé la liqueur de la vigne et m’a donné pour éditeur Julius Campe. »
« Un autre éditeur m’eût peut-être laissé mourir de faim ; mais lui m’a donné même à boire. Je ne l’oublierai jamais.
 
« Je remercie Dieu dans le ciel, qui a créé la liqueur de la vigne et m’a donné pour éditeur Julius Campe. »
 
Après le souper, après les bruyantes causeries, l’auteur, animé par le vin du Rhin, s’en va cherchant sa porte à travers les rues mal éclairées. Au coin d’un carrefour, une femme l’arrête ; elle est grande, et vêtue d’une longue tunique blanche. Je supprime plusieurs détails fâcheux ; M. Heine installerait volontiers les muses là on les conduisait Regnier. Cette femme, c’est Hammonia, la déesse protectrice d’Hambourg ; elle dit au poète de la suivre et monte dans sa mansarde. Là, avant de lui donner ses conseils, avant de lui communiquer ses inspirations, elle commence par lui exprimer ses sympathies enthousiastes, par lui dire quelles glorieuses espérances elle a fondées sur son génie. M. Heine se met en scène sans façon, et je remarque que c’est un des endroits les plus sérieux de son livre. J’en suis fâché, je l’avoue. Le spirituel humoriste a commis là un oubli sans excuse. Après avoir tant raillé ses confrères, il eût été piquant qu’il songeât à
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Voici le dernier chant. Le poète est plus calme, il s’adresse à la jeunesse, il lui dira un jour ce qu’il a vu chez Hammonia, mais quand le règne de l’hypocrisie sera terminé. Laissons venir les jours heureux où l’on parlera avec franchise ; laissons grandir la race meilleure qui pourra tout entendre.
 
 
::Jam nova progenies coelo demittitur alto.
Jam nova progenies coelo demittitur alto.
 
Cette génération est née, et son jour n’est pas loin. Du reste, tout ce que le poète vient de chanter ne doit pas nous causer d’effroi, ni surtout nous donner de lui une opinion défavorable. Son cœur est plein d’amour, et ce sont les graces elles-mêmes qui ont accordé sa lyre ; cette lyre est d’ailleurs celle de son ancêtre, c’est la lyre d’Aristophane, le favori des muses. Dans ce dernier chapitre, qui aura peut-être effrayé le lecteur, il n’a fait qu’imiter et modifier légèrement la conclusion des ''Oiseaux'', la meilleure comédie du poète athénien. M. Heine nous déduit ainsi tous les argumens de son plaidoyer dans une conversation familière, élégante, qui repose un peu après le bruit de la bacchanale. Puis il continue à parler d’Aristophane en vers charmans, avec une grace parfaitement appropriée. S’il préfère ''les Oiseaux'', il aime pourtant ''les Guêpes'', et remarque que cette pièce a été récemment traduite en allemand et jouée sur le théâtre de Berlin, par ordre du roi. Le roi de Prusse aime ''les Guêpes'' d’Aristophane, mais bien a pris à Aristophane d’être né à Athènes il y a deux mille ans ; le roi de Prusse aurait moins de goût pour lui, s’il vivait maintenant à Berlin. Là-dessus, M. Heine s’interrompt tout à coup, et, se tournant vers le roi, il lui adresse ces vers hautains qui terminent son poème :
 
 
::« O roi ! je ne te veux point de mal et je te donnerai un conseil : honore les poètes des temps passés, mais ménage les poètes de ton siècle.
« O roi ! je ne te veux point de mal et je te donnerai un conseil : honore les poètes des temps passés, mais ménage les poètes de ton siècle.
::« N’offense pas les poètes vivans ; ils ont des flammes et des armes plus terribles que la foudre de ce Jupiter qu’ils ont créé.
 
::« Offense les dieux, les anciens et les nouveaux, toute la clique de l’olympe et là haut le grand Jéhova. — Seulement, n’offense pas les poètes
« N’offense pas les poètes vivans ; ils ont des flammes et des armes plus terribles que la foudre de ce Jupiter qu’ils ont créé.
::« Les dieux, je le sais, punissent rigoureusement les méfaits des humains. Le feu de l’enfer est assez ardent. C’est là qu’on doit cuire et rôtir.
 
::« Pourtant il y a des saints dont les prières arrachent le pécheur aux flammes. Quelques aumônes aux églises, quelques messes, et l’on obtient leur suprême intervention.
« Offense les dieux, les anciens et les nouveaux, toute la clique de l’olympe et là haut le grand Jéhova. — Seulement, n’offense pas les poètes
::« Et puis, à la fin des siècles, le Christ doit venir, il brisera les portes de
 
« Les dieux, je le sais, punissent rigoureusement les méfaits des humains. Le feu de l’enfer est assez ardent. C’est là qu’on doit cuire et rôtir.
 
« Pourtant il y a des saints dont les prières arrachent le pécheur aux flammes. Quelques aumônes aux églises, quelques messes, et l’on obtient leur suprême intervention.
 
« Et puis, à la fin des siècles, le Christ doit venir, il brisera les portes de
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l’enfer ; et le jugement aura beau être sévère, plus d’un compagnon lui échappera.
 
::« Mais il y a des enfers dont il est impossible d’être délivré. Là toutes les prières sont vaines, et la miséricorde du sauveur du monde est impuissante.
« Mais il y a des enfers dont il est impossible d’être délivré. Là toutes les prières sont vaines, et la miséricorde du sauveur du monde est impuissante.
::« Ne connais-tu pas l’enfer de Dante, ses tercets redoutables ? Celui que le poète y a emprisonné, aucune divinité ne le sauvera ;
 
::« Aucune divinité, aucun sauveur ne le délivrera de ces flammes qui chantent ! Prends garde que nous ne te condamnions à un pareil enfer. »
« Ne connais-tu pas l’enfer de Dante, ses tercets redoutables ? Celui que le poète y a emprisonné, aucune divinité ne le sauvera ;
 
« Aucune divinité, aucun sauveur ne le délivrera de ces flammes qui chantent ! Prends garde que nous ne te condamnions à un pareil enfer. »
 
En résumant tout son poème dans cette altière apostrophe, dans ce défi si direct et ces provoquantes menaces, M. Heine vient de rompre d’une manière éclatante avec son passé, avec ces habitudes de diplomatie qu’on lui a souvent reprochées amèrement. Quelque jugement que l’on porte sur le mérite et la convenance de ces vers, il faut reconnaître que l’auteur ne peut être accusé de ruse et de dissimulation. Autrefois, dans ses plus grandes hardiesses, il s’échappait toujours par on ne sait quels défilés invisibles ; la fantaisie, l’humour, les mille caprices de sa verve le dérobaient sans cesse, et cet allié insaisissable, indisciplinable, inspirait plus de haine à ses amis que de terreur à ses adversaires. Cette fois, le poète a voulu parler net. La nouveauté de son livre est surtout dans la franchise, dans l’audace virile de deux ou trois passages principaux que j’ai signalés.