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{{journal|Le Sénégal|[[Charles Cottu]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.9 1845}}
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/253]]==
 
<center>Histoire et situation actuelle de la colonie</center>
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<center>II – Les établissements français. – MoeursMœurs des blancs eet des signares.</center>
 
Des vingt-six établissemens fondés par la France, dans l’espace de cinq siècles, au Sénégal et sur la côte occidentale d’Afrique, les seuls qu’elle possède maintenant sont : 1° sur le fleuve du Sénégal, l’île Saint-Louis et les îles voisines, les postes militaires de Richard-Tol, de Dagana et de Bakel ; 2° sur la côte, l’île de Gorée ; 3° dans la Gambie, le comptoir d’Albreda ; 4° dans la Cazamance, le comptoir de Seghiou. Plusieurs points de la côte du Gabon ont en outre été fortifiés dans ces derniers temps, mais cette occupation est encore trop récente pour que nous puissions en apprécier les résultats. L’influence française s’étend sur une longueur de cent lieues à peu près, depuis l’ancien comptoir de Portendik, situé à quarante lieues au sud du banc d’Arguin, jusqu’aux extrémités de la baie de Gorée.
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La vie que mènent les blancs au Sénégal est assez triste ; négocians ou employés du gouvernement sortent peu des îles de Saint-Louis et de Gorée, où les retiennent leurs devoirs ou leur trafic. Il est vrai que les échanges obligent à une existence sédentaire, sauf à l’époque de la traite des gommes, qui, ayant lieu dans le haut du fleuve, force les marchands à monter aux escales ; la plupart passent leurs jours près de leur comptoir. Tous en effet tiennent des boutiques où se trouvent rassemblés les différens produits européens dont le débit journalier est peut-être la branche la plus importante du commerce de la colonie. En général, il est difficile de se livrer sur la côte aux chances stimulantes de vastes opérations. Les grandes entreprises, les calculs profonds, l’entraînement à suivre une veine de fortune heureuse, l’audace des spéculations, toutes ces agitations enfin du vrai négociant sont ignorées au Sénégal. Assis dans son échoppe, le blanc doit attendre patiemment que ses petits bénéfices lui permettent à la longue de tenter à son tour le séduisant voyage des ''marigots'' <ref> Le Sénégal jette sur ses deux rives un grand nombre de bras, que l’on nomme Marigots dans le pays. Ils forment de grandes îles alluvionnaires, dont la majeure partie est inondée pendant les hautes eaux.</ref>. Levé dès le matin, il vend lui-même aux esclaves le lait, le poisson, les fruits qu’il a achetés des noirs de la Grande-Terre ; il verse l’eau-de-vie aux laptots embarqués, étale devant eux les ceintures éclatantes qui leur donneront la tournure des matelots du roi. Dans la journée, il se tient sur le port, guettant les pirogues qui arrivent du Cayor ou de Dakar chargées de passagers. C’est le grave marabout qui vient choisir une pagne traînante, et qui offre en échange les offrandes dont les dévots ont payé ses prières ou ses malédictions. C’est un guerrier presque nu, la poitrine labourée de coups de zagaye, qui troque la dépouille sanglante d’un tigre contre de la poudre, un fer de lance ou une hache. C’est un jeune homme qui se hâte et court vers les magasins où pendent les étoffes de guinée bleue, les mouchoirs rouges, les sonores verroteries. Soulevant alors sa tunique, il déboucle une ceinture de cuir qui serre ses reins, et place sur les balances du marchand des lingots informes d’or ou d’argent, de grossiers bijoux travaillés par les Maures. Le blanc pèse le métal, lui reconnaît une valeur, et le noir choisit pour quelque belle fille préférée ces brillans colifichets, qui, venant des contrées lointaines, charment les femmes sauvages comme les plus nobles dames. Tel est le commerce du plus grand nombre des marchands ; ils achètent et vendent au jour le jour.
 
Au coucher du soleil, le blanc ferme sa boutique, et il va partager le repas de famille préparé par les captifs de la signare qu’il a associée à son sort, quelquefois légitimement, presque toujours sous de simples conventions que les habitudes du pays font respecter. Les signares, femmes d’origine française ou anglaise, sont libres et maîtresses d’elles-mêmes. Descendant des anciens maîtres du sol, elles ont gardé sur la terre conquise le nom qui constate la noblesse du sang et l’indépendance. Jolies et gracieuses dans leur jeunesse, elles attendent avec calme qu’un homme libre jette les yeux sur elles et les mette à la tête de sa maison. Aucune cérémonie légale ne régularise ces unions primitives. Un soir, tandis que la famille, réunie sur un balcon au bord de la mer, suit de l’œil quelque barque attardée qui glisse près du rivage, ou que tous attentifs restent suspendus aux lèvres d’un conteur, la fiancée quitte furtivement sa mère et ses soeurssœurs, et s’avance dans la cour où retentissent en cadence les pilons des captives broyant le mil ; sûre de n’être trahie par personne, elle ouvre la porte derrière laquelle veille celui dont elle a reçu les promesses ; le seuil est franchi sans hésitation, et tous les deux fuient dans l’ombre. Aussitôt les serviteurs, les négresses qui ont favorisé l’enlèvement de la signare, jettent dans l’air des cris de douleur, de triomphe et d’amour. Comme si toutes elles partageaient l’égarement d’une passion invincible, elles répètent en bondissant, leur noir pilon à la main, les strophes énergiques de l’épithalame que psalmodie l’''inspirée'', véritable sorcière, prophétesse sinistre ou secourable que recèle chaque troupeau d’esclaves. La nouvelle maîtresse prend aussitôt le nom de l’homme avec lequel elle vit et le léguera à ses enfans. Du reste, nul remords de sa faute, aucune honte de sa position ; le dimanche, elle ira à l’église comme d’habitude, sans songer jamais que le Dieu des chrétiens réprouve une union que son prêtre n’a pas bénie. Ces mariages ''à la mode du pays'' sont cependant heureux, et bien souvent, quand le blanc voit grandir ses fils autour de lui, et qu’habitué à cette vie nonchalante il en est venu à oublier la France, il prend pour épouse sa douce compagne, qui lui est toujours restée fidèle, a supporté sans se plaindre l’isolement et les mépris, et s’est constamment montrée la plus soumise des nombreuses servantes du créole. Paresseuses comme toutes les Orientales, les signares passent leurs jours dans l’oisiveté, sans rien désirer, sans rien regretter ; les mères filent du coton, les filles vont et viennent, se frottent les dents avec une racine spongieuse, chiffonnent des rubans, essaient des madras et se chargent de bracelets et de colliers ; couchées sur des nattes, elles accompagnent du geste et de la voix les poses voluptueuses d’une captive favorite, tout à coup elles-mêmes s’élancent et s’abandonnent à toutes les fureurs de la danse sauvage. Qu’un officier de marine, un Européen, paraisse, la joyeuse couvée se tapit immobile près de l’aïeule ; mais, si l’hypocrite visiteur a eu soin d’apporter un flacon d’anisette, les gourmandes lèvent les yeux et se laissent bien vite apprivoiser par cette liqueur perfide, qui les trahit toutes et fait évanouir les craintes de l’expérience maternelle.
 
Les officiers de l’escadre en station au Sénégal, les négocians de Saint-Louis et de Gorée, visitent de temps à autre les marabouts de la Grande-Terre, parmi lesquels ils choisissent un ami particulier qui prend le nom de ''camarade''. Quand le blanc va chasser aux environs, le camarade l’attend à la plage, son fusil sur l’épaule. Dans ces circonstances, le nègre a toujours soin d’oublier la poudre et le plomb ; à moitié route, il cherche ses provisions, et fait mine de vouloir les aller prendre à sa hutte, qui est là-bas, là-bas, dit-il, bien loin derrière les collines. Si le chasseur paraît douter de la bonne foi de son compagnon, celui-ci se montre très sensible à l’injure : il prend un air menaçant, et paraît prêt à se porter à de violens excès. Cette petite comédie que jouent, pour tâter le terrain, non-seulement les tribus d’Orient, mais aussi plusieurs peuples du midi de l’Europe, cesse devant la profonde indifférence du Français. Quelques charges pour la mauvaise carabine du chef rétablissent bientôt la bonne intelligence ; les deux amis s’enfoncent dans les terres, et se séparent pour battre les marécages. Il est convenu que le nègre tuera au profit du blanc les magnifiques oiseaux de toutes couleurs qui filent dans l’air comme des étoiles d’azur, mais le camarade revient constamment les mains vides. Avare de cette poudre terrible avec laquelle l’homme tient son ennemi à distance, il la ménage soigneusement et la conserve pour les combats et les chasses plus sérieuses. Ces excursions le long du fleuve, dans les bois de Dakar, autour des puits du désert, au milieu d’espaces sans bornes où règnent en liberté les bêtes fauves et les créatures les plus faibles et les plus gracieuses, sont une tentation irrésistible pour le guerrier noir comme pour l’Européen. Le souvenir des fatigues que l’on a surmontées et des dangers que l’on a courus ramène sans cesse le voyageur, le naturaliste et le chasseur, dans ces plaines éternellement foudroyées et belles cependant à force d’horreur et d’épouvante. La chasse aux biches, aux gazelles et aux colibris, la recherche patiente des insectes et des coquilles marines, les promenades à cheval, telles sont les seules distractions des états-majors de la flotte ; les officiers vont à la chasse, les chirurgiens ramassent les coléoptères, l’aspirant préfère les courses sur un cheval rapide. Tous partent armés : le collectionneur, outre la boîte où il pique les pauvres scarabées, a son fusil en bandoulière, et le cavalier ne se hasarde qu’avec une paire de pistolets dans les poches de sa veste. Des guides les conduisent ordinairement aux bosquets parfumés où nichent les souimangas aux ailes d’or et les cardinaux à la robe de pourpre : quelques-uns restent à l’affût, les sages herborisent, d’autres galopent aux alentours ; mais souvent l’ardeur de la poursuite, l’attrait de la nouveauté fait taire la prudence, et l’officier, perdu pour la première fois dans les solitudes, s’élance avidement vers des horizons inconnus. C’est une heure solennelle et qui restera gravée dans sa mémoire, celle où le téméraire jeune homme se décide à aller en avant ; debout sur une dune au bord de la mer, il coule une balle dans le canon de son fusil et salue d’un dernier regard son navire, patrie errante, dont son absence ira troubler le repos ; il s’éloigne sourd à son nom répété par ses frères d’armes qui le cherchent ; bientôt les voix n’arrivent plus jusqu’à lui ; tout à coup il tressaille à une forte détonation, appel suprême des amis inquiets et qu’il faut avoir entendu pour connaître les secrets frissons du cœur le plus ferme. Il marche, et rien de ce qu’il a vu ailleurs ne frappe ici ses regards. En Amérique, le trappeur parcourt impunément les prairies où paît le paisible bison ; l’altier Mohican a disparu ; aucun animal dangereux ne tente le courage du chasseur dans les forêts du Meschacébé. L’Afrique est un monstrueux repaire : le requin croise à l’embouchure des fleuves, la tête du crocodile se dresse au milieu des mangliers des rivières ; le lion, l’éléphant, le tigre, le guépard, laissent l’empreinte de leurs griffes sur le bord des lacs ; la hyène rôde dans les bruyères, et le serpent enlace l’énorme tronc du baobab. Si l’on pénètre dans un bois, mille cris différens retentissent autour de vous : le singe broie une noix, le rat musqué scie le choux palmiste, l’écureuil ronge le jujubier ; la colombe murmure, le chat-tigre glapit, les oiseaux chantent. A chaque instant, des corps sombres passent dans les clairières, remuent entre les branches, et font onduler les plantes. Quelquefois un sourd rugissement monte de la vallée ; aussitôt la forêt tout entière reste silencieuse et comme immobile ; la brise seule frémit dans le feuillage ; peu à peu la vie renaît, un météore lumineux jaillit d’une liane en fleur : c’est le folio, le rubis-topaze, qui se poursuivent ; des coups de bec sonores frappent de nouveau les arbres ; des fruits, des graines entr’ouvertes tombent, et le tumulte recommence pour cesser encore aux premiers sons de cette plainte formidable qui naguère a suspendu tous les souffles, a comprimé tous les ébats.
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La rive droite du Sénégal, depuis Saint-Louis jusqu’à Bakel, est parcourue par trois grandes tribus arabes, les Trarzas, les Braknas et les Dowiches. Les Trarzas occupent l’espace compris entre la rivière Saint-Jean et le fleuve, à quarante lieues au-dessus de Saint-Louis ; le pays des Braknas s’étend, au nord-est du comptoir, à une profondeur inconnue ; les Dowiches dominent le désert du côté de Bakel. Nous parlerons peu des Maures, qui sont bien connus depuis la conquête d’Alger. Leur intelligence est remarquable ; voleurs, perfides, rusés, ils jettent le trouble parmi les noirs, qu’ils attaquent toujours avec avantage, et leur fine politique a plus d’une fois trompé l’administration française. Ce peuple, malgré l’état abject où il est maintenant tombé, est vraiment fait pour commander. Si, au lieu de continuer une lutte inutile à Alger, ou de se disperser dans les solitudes du Sahara, ces descendans des Maures d’Espagne se réunissaient, comme autrefois, pour tenter la conquête d’un ciel plus heureux ; si tous, abandonnant, les uns une patrie perdue, les autres des sables stériles, franchissaient le Sénégal n’émigraient vers le sud à la recherche de ces pays arrosés de ruisseaux, dont leurs poètes voyageurs vantent les charmes, peut-être les fiers instincts des Abencerrages se réveilleraient-ils à la vue des prairies, des forêts et des fleuves qui leur manquent.
 
Une erreur généralement répandue, c’est de croire que chaque tribu mauresque récolte ses gommes dans des forêts dépendantes de son territoire. Ainsi, selon les statistiques de la marine, les Trarzas posséderaient les forêts du Sahel et d’El-Hébiar, et les Braknas, celle d’El-Satak, d’où seraient tirées les gommes portées aux escales des marchands européens. Ces forêts n’existent pas, et leurs noms sont ceux des puits de l’intérieur aux environs desquels se récolte la gomme. Un puits, richesse du désert, sert ordinairement à désigner le pays qu’il alimente ; c’est là que s’établissent les princes, les guerriers et les marabouts, pendant que leurs tributaires et les esclaves errent dans les plaines où croît isolément l’acacia qui fournit la gomme. Cet arbre très rare, selon Caillé, sur les bords du Sénégal, n’est pas le ''mimosa gummifera'' des botanistes, et se rapproche davantage de l’acacia de France. Il n’existe que vers les parties élevées, et ne se rencontre jamais dans les terrains argileux ou d’alluvions, mais sur un sol sablonneux et sec. Les arbres n’ont pas de propriétaires particuliers, et tous les Maures libres peuvent envoyer leurs captifs à la récolte. Dès que le maître possède une certaine quantité de gomme, les esclaves l’enfouissent profondément et la recouvrent de paille, de peaux de bœuf et de terre, ayant soin, comme les trappeurs et les Indiens d’Amérique, de fouler les sables autour des caches, afin de tromper l’avidité des pillards qui rôdent sans cesse sur les traces des familles pour découvrir les silos abandonnés. Les travailleurs laissent une marque à un arbre, aux rochers, et s’éloignent jusqu’à l’époque de la traite ; alors la récolte est transportée aux escales, dans de grands sacs de cuir, par des chameaux et des boeufsbœufs. Chaque peuplade maure campe à une escale distincte ; l’escale des Darmankous, à 25 lieues de Saint-Louis, appartient aux Darmankous, tribu de la nation des Trarzas ; l’escale du Désert, à 40 lieues de Saint-Louis, est fréquentée par les Trarzas, et l’escale du Coq, à 60 lieues de Saint-Louis, par les Braknas. Les Dowiches portent leur gomme au poste de Bakel. Ces escales sont de vastes plaines submergées lors des inondations. Dès que les eaux se sont retirées, une vigoureuse végétation couvre ces bords arides, un instant fécondés par le limon que le courant charrie et dépose sur les rives. Aussitôt les Arabes envoient leurs captifs ensemencer les terres, qui semblent se hâter de produire des herbages et le mil, nourriture des habitans. Quand les pâturages ont reverdi, les Maures se mettent en route vers le fleuve avec leurs familles et leurs troupeaux ; c’est l’époque de la traite, moment où Saint-Louis présente l’aspect le plus animé.
 
On ne se souvient pas sans charme des scènes riantes qui marquent au Sénégal le retour de cette saison d’activité commerciale. C’est alors que, pour atteindre les marchés des Maures, on entreprend sur le fleuve des voyages qui révèlent à l’Européen toutes les splendeurs de la terre africaine. Les matelots noirs, les patrons, mettent les navires à flot, calfatent les bordages, raccommodent les voiles, embarquent les étoffes de Guinée, les verroteries, le tabac, les armes et les ustensiles de fer. L’heure du départ arrive, le canon résonne, mille cris d’adieu retentissent, les femmes dansent et frappent des mains sur la plage ; les laptots travaillent en chantant, lèvent l’ancre, démarrent les bateaux, et la petite escadre vogue en désordre sur le fleuve. Tant que le vent est favorable, les navires se servent des voiles ; mais dès qu’il est contraire, une pirogue que chaque barque traîne à sa suite va mouiller un grapin, sur lequel les nègres se halent. Le soir, la flottille s’arrête pour attendre le lever de la lune, dont la lumière doit faire reconnaître les passes et les bancs du Sénégal. C’est l’heure où les équipages fatigués se reposent et mangent le kouskous. Un calme profond règne sur les eaux, des deux côtés s’étendent des plaines sans limites d’où nul bruit ne s’élève ; seulement de loin en loin retentit un hurlement féroce. Bientôt la lune jaillit du milieu des hautes herbes, le tam-tam des matelots salue son apparition, la flotte endormie s’éveille ; les voix se répondent, et les barques glissent de nouveau le long des rives silencieuses. Alors commence une lente navigation, pleine de charme et de vagues émotions, dont le souvenir poursuit toujours le voyageur, qui plus tard, à l’aspect des plus heureux rivages, regrettera la fière beauté du désert. Le ciel, qui pendant le jour ressemble au cratère enflammé d’un volcan dont le regard ne peut soutenir l’ardeur, perd aux approches du soir sa foudroyante puissance, l’air s’épure, la rosée ravive la terre languissante, et dès le coucher du soleil résonne le suave concert de résurrection qui, partout ailleurs, salue l’aube matinale. A l’instant du crépuscule montent du Sahara et des savanes de la Nigritie les sublimes harmonies de la solitude, où se mêlent dans un chant magnifique les causeries des villages noirs, le mugissement des troupeaux aspirant la fraîcheur de la brise, les plaintes des bois, le roucoulement des oiseaux et les sourds rugissemens des bêtes fauves regagnant leurs tanières. Une nuit imprégnée de lumière enveloppe mollement le paysage, qu’elle adoucit sans jamais l’obscurcir ; les eaux phosphorescentes de la mer, des rivières et des lacs, s’illuminent au choc des rochers, aux jeux des poissons, et sous le sillage des pirogues. A mesure que les navires remontent le fleuve, les arbres et la verdure cachent l’aridité des sables, et les bords se couvrent de roseaux frémissans, de magnolias et de taillis impénétrables. A l’ombre des palmiers et des cocotiers croissent d’épais mimosas, de larges nénuphars, et des plantes à fruits sauvages que se disputent les merles cuivrés, les guépiers roses et les insectes luisans des tropiques. Les nymphéas gigantesques, les mangliers pleureurs, obstruent l’entrée des marigots, qui conduisent à des prairies au-delà desquelles reparaît le désert enveloppé de poussière et de vapeurs éternelles. Des îles charmantes, que l’humidité et la chaleur entretiennent dans une fécondité merveilleuse, forment d’étroits canaux où les rameaux entrelacés de l’acacia en fleurs répandent d’enivrans parfums. Chaque soupir du vent porte à l’Européen mille sons incompréhensibles qu’il ne saisira plus autre part. C’est le petit cri de la gazelle surprise à l’abreuvoir, les lourds ébats du caïman et de l’hippopotame dans la vase, le grognement du sanglier fouillant les racines, et le bruissement sinistre des joncs où veillent les animaux les plus cruels et les reptiles les plus impurs de la création. Le voyage dure ainsi huit ou quinze jours, selon l’éloignement de l’escale où le traitant doit commercer ; les sensations changent avec les points de vue qui se renouvellent sans cesse, et l’imagination, toujours excitée par une nature imposante, des accidens imprévus, des impressions de terreur et de volupté, se laisse aller sans combat aux rêveries les plus nouvelles. Enfin la flotte mouille devant le rivage où les Maures sont campés avec leur famille et leurs bestiaux ; les ''palabres'', ces interminables discussions des Arabes, commencent ; les captifs étalent les gommes, les négocians montrent leurs marchandises, les princes et les rusés marabouts vont à bord partager la fastueuse hospitalité des blancs ; les marchands de Saint-Louis courent affairés sous les tentes, cherchant à gagner les femmes et les enfans par des présens ; tous trompent et sont trompés, chacun traite en fraude, offre sous main à des prix inférieurs ce qu’il a l’air d’échanger contre le taux légal ; les promesses, le vol, l’intimidation, tout est mis en jeu pour enlever les gommes ; l’intérêt même est oublié, et le traitant, préférant acheter à perte plutôt que de revenir à Saint-Louis les mains vides, accepte les marchés les plus onéreux, tandis que le Maure impassible ne s’engage jamais, ne se laisse pas surprendre, et profite de l’amour-propre et de l’avidité des concurrens. Telle est la traite des gommes, qui dure à peu près six mois de l’année.
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Les nègres mahométans de la Sénégambie sont généralement plus intelligens et plus sociables que les peuplades du bas de la côte. Bien des causes réunies ont probablement donné aux Yolofs la supériorité qui les distingue. Déjà, sous les Carthaginois, les Romains et les Arabes, le nord de l’Afrique avait de fréquentes communications avec les nations de la Nigritie ; par la suite, une religion plus pure, les relations commerciales des blancs, le passage des caravanes d’Alger, de Tunis et de Maroc, apprivoisèrent à la longue les habitans ; mais qu’il y a loin de cet adoucissement des mœurs, amené par des siècles de frottement avec des peuples civilisés, aux plus faibles indices d’une régénération quelconque ! Si les partisans de l’esclavage sourient avec dédain à la qualification d’hommes donnée à de pauvres créatures que la terre et le ciel lui-même semblent repousser de l’échelle des êtres, s’ils s’efforcent encore de ravaler les nègres au rang d’animaux plus parfaits que les bêtes, les abolitionistes, de leur côté, ne sont pas exempts d’exagération dans les faits qu’ils avancent pour faire triompher la pieuse croisade de l’affranchissement universel. A Dieu ne plaise que nous cherchions à détruire de nobles illusions ! ce n’est pas nous qui ramasserons les pierres teintes du sang de ce peuple si long-temps lapidé ; mais, tout en flétrissant l’odieuse malédiction jetée sur les noirs, il faut cependant reconnaître que, soit constitution physique, soit abrutissement primitif dont les causes nous échappent, cette nation disgraciée n’a jamais montré l’énergie et l’intelligence des autres races de couleur.
 
Les tribus agricoles de la Haute-Sénégambie, quoique supérieures aux autres nations de l’Afrique, ont conservé, dans leurs rapports avec les blancs, la cruauté et la méfiance qui distinguent les nègres, et un éloignement invincible pour tout rapprochement direct. Seules, les peuplades sénégalaises semblent avoir depuis long-temps perdu leur sauvagerie, sans acquérir toutefois les instincts commerciaux et industriels des Foules, des Mandingues et des Saracolets. Doux, tranquilles, hospitaliers, les Yolofs accueillent avec prévenance le marchand ou l’officier qui s’arrête fatigué à la porte de leurs cases. Le chef du village est aussitôt prévenu et réclame le droit d’offrir sa natte à l’étranger. La femme du maître, ses filles, nues jusqu’à la ceinture, présentent dans des calebasses du lait, du vin de palmes, des fruits rafraîchissans et la tendre noix du cocotier. Assises aux pieds du visiteur, elles se parent avec bonheur des brillantes verroteries qu’il distribue ; leurs yeux noirs montrent une admiration naïve pour les yeux du chrétien dont la teinte vague et douce charme en secret les plus fières ; leur main curieuse lisse avec complaisance la fine chevelure du blanc, et s’oublie quelquefois à caresser les traits réguliers de son pâle visage et les contours d’une bouche qui leur paraît toujours petite. Les vieillards, les marabouts, viennent saluer leur hôte, se rangent en silence autour de lui et allument la pipe de l’amitié ; ils écoutent les paroles du nouveau venu, vendent ou achètent avec ruse si c’est un traitant, parlent bruyamment de guerre, de chassa et de la valeur de leurs frères aux longs cheveux, si c’est un marin. Tous ont horreur du travail qu’ils abandonnent aux femmes et aux captifs. Fuyant l’ardeur du soleil, ils restent couchés le jour dans leur hutte, ou s’étendent à l’ombre des jujubiers, des palmiers et des mangles des marigots. Le soir, rassemblés dans la plaine, près de la mer, sur les rives du Sénégal, ils assistent aux jeux des enfans, aux jongleries du griote, fou religieux, paria redouté, dont la case maudite ne peut s’élever au milieu de son peuple. Les guerriers environnent le marabout qui parle du prophète, raconte l’effrayante histoire des génies, les aventures des caravanes et les légendes des jardins embaumés et des villes merveilleuses, paradis des élus caché dans le sud enflammé, par-delà les grands fleuves et les montagnes, et dont le simoun, selon la volonté d’Allah, défend les approches. Les captives pilent le mil, les femmes préparent le kouskous ; les jeunes filles, un vase sur la tête, passent devant les groupes, allant puiser l’eau des puits. Enfin l’ombre plus épaisse tombe du haut des collines, les derniers travaux de la journée cessent, les esclaves quittent les champs, et la population se répand dans la savane, où les sons du tamtam retentissent. Au signal du sauvage tambour dont l’étrange harmonie les transporte, tous se mêlent, femmes, enfans, chefs et esclaves ; les mains frappent en cadence, les voix répètent les roulemens de l’instrument, les pieds trépignent sur le sable, tandis que, renfermé dans le cercle, un jeune nègre commence la danse lascive du ''bamboula''. Le noir est seul d’abord avec le griote, qui, accroupi, son tamtam entre les jambes, prélude lentement ; le danseur suit la mesure, promène ses regards sur la foule ondoyante, et appelle à lui une femme. Aucune ne cède encore ; toutes, honteuses, baissent la tête, mais déjà les corps se sentent entraînés ; les chants, le choc des mains grandissent avec les éclats du tambour, qui résonne maintenant à coups pressés. Tout à coup une belle fille se précipite éperdue dans l’arène. Le rond se resserre aussitôt sur le couple, qui, la poitrine nue, les narines gonflées, les yeux perdus d’amour, obéit à toutes les fureurs du griote en délire. Le fou hideux s’est levé de terre ; ses doigts crispés râclent convulsivement la peau sonore ; il s’avance, l’écume à la bouche, et couve de son ardente prunelle les beautés que la danseuse défaillante ne peut plus défendre ; les femmes jettent leurs voiles dans l’enceinte ; l’homme vainqueur saisit sa compagne, et l’impur sorcier applaudit comme le satyre antique. Les libertés du bamboula se prêtent à servir les passions secrètes, et, devant les spectateurs uniquement occupés de l’élégance et de l’agilité des poses, des jeunes gens, séparés par les haines de leurs familles, jouent souvent entre eux ce drame aussi vieux que le monde, le drame de l’amour provoqué par les obstacles. Ainsi que les Indiens, les Sénégalais aiment la musique. Fréquemment, le chasseur européen rencontre loin des bourgades un nègre solitaire accompagnant, sur une guitare à trois cordes, un air éclatant ou mélancolique, dont le chanteur improvise les paroles pour charmer ses douleurs ou exhaler sa joie. Presque tous les noirs composent ainsi facilement et non sans grace de longs poèmes sur les évènemens de leur vie ; le rhythme en est triste. Le pauvre musicien, habitué aux bruits monotones de la mer qui se brise le long des grèves et aux soupirs du vent dans les rameaux, imite, sans le savoir, leur plaintive harmonie. Combien de fois l’aspirant de marine, commandant sa chaloupe armée de laptots, n’a-t-il pas été le héros d’une complainte que les canotiers redisaient en chœur, bondissant sur les bancs, secouant l’aviron, sans jamais troubler la nage prescrite ! Quel est l’officier qui, malade, miné par la fièvre, ne s’est pas endormi aux doux refrains d’une voix dolente, murmurant son nom à chaque couplet ? Harassé par la chaleur, l’Africain a peu de besoins ; il n’éprouve ni l’aiguillon de la faim, ni l’atteinte du froid, ces deux énergiques stimulans du travail chez les classes malheureuses du Nord. Le mil, récolté sans fatigue par l’esclave, et la pêche, si abondante sur les côtes, lui suffisent. Il porte à Saint-Louis et à Gorée les plus beaux poissons, les produits de sa chasse, le lait des troupeaux, les oeufsœufs, les poules, les canards et les porcs. En échange, il trouve un fusil, de la poudre, du plomb, une pagne bleue, un collier pour sa fiancée, et il retourne satisfait vers les libres déserts qu’il préfère aux palais des Européens, où, depuis le maître jusqu’au captif, nul ne repose un instant.
 
La France peut exercer, on le voit, sur ces populations assoupies, une active et salutaire influence. D’autres considérations appellent sur notre belle colonie tout l’intérêt de la métropole. La position imprenable de Saint-Louis, au milieu d’un fleuve que de faibles navires peuvent seuls franchir, et non sans danger, doit nous rendre précieuse une possession qui ne saurait nous être facilement enlevée en temps de guerre. Dans l’état secondaire où est encore reléguée en France la marine militaire, les colonies n’ont aucun secours réel à en attendre ; le sort de ces îles lointaines n’est donc assuré qu’autant qu’elles auront des bras pour se défendre, mais surtout des ressources Intérieures qui leur permettent de se suffire à elles-mêmes et de supporter un long blocus sans être affamées. La Martinique, la Guadeloupe, Bourbon, ne récoltent que des sucres ; rochers isolés sur les mers, tous tirent leur subsistance du dehors, et sont obligés de se rendre à l’ennemi maître des attérages. L’expérience des malheurs passés a suffisamment prouvé aux puissances maritimes qu’elles doivent maintenant porter leurs vues de colonisation sur des continens ou des îles fécondes capables de nourrir les habitans et la garnison sans le secours immédiat de la métropole, laquelle conservera dès-lors toute sa liberté d’action. Parmi les cinq pauvres colonies qui nous ont été rendues, Saint-Louis a l’avantage d’être non-seulement un point inexpugnable, mais encore d’avoir ses vivres assurés par la terre d’Afrique qu’il domine. Il est vrai que, si les hostilités éclataient entre la France et l’Angleterre (et c’est l’unique cas à prévoir), celle-ci ne négligerait rien pour nous aliéner les populations voisines, puisqu’au milieu de la paix elle ne se fait pas faute de pareilles tentatives ; mais les intérêts des tribus rivales sont tellement mêlés, les Maures ont un si profond mépris pour les Nègres, et ceux-ci ont une haine si violente contre les Arabes, que la politique de l’administration trouvera toujours des alliés parmi des peuplades retenues, en outre sous la dépendance française par le besoin, l’appât des produits d’Europe et la facilité des échanges. Il est donc impossible de réduire Saint-Louis par la famine, et ce n’est pas l’un des moindres avantages que présente cet établissement sur ceux qui nous restent, et qui peuvent nous échapper au premier moment.
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CHARLES COTTU, lieutenant de vaisseau.
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