« L’Espagne depuis le ministère O’Donnell » : différence entre les versions
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{{journal|L’Espagne depuis le ministère O’Donnell|[[Charles de Mazade]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.25, 1860}}
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/106]]==
<center>L’union libérale, les partis politiques et la guerre du Maroc</center>
Un de ces souffles qui courent aujourd’hui en Europe jette l’Espagne dans une guerre contre les barbares d’Afrique. Pour .la première fois depuis longtemps, les soldats espagnols vont porter le drapeau de Castille hors des frontières, sur d’autres champs de bataille que ceux de la guerre civile
C’est la fortune du général O’Donnell, dans une carrière politique qui n’a point été sans agitations et sans incertitudes, de trouver l’affermissement momentané de son pouvoir ministériel dans deux actes qui répondent au même instant à des intérêts ou à des sentimens d’une nature diverse, et qui ne sont pas entièrement le fruit du hasard. L’un de ces actes est la guerre du Maroc
Tout ce qui arrive en politique depuis quelque temps au-delà des Pyrénées découle d’un fait dominant qui éclaire tous les autres, et qui n’est même plus aujourd’hui particulier à l’Espagne : c’est la dissolution des anciens partis. Depuis que le régime constitutionnel existe à Madrid, deux grandes opinions, on le sait, se sont disputé la prééminence : chacune a eu son jour
Je ne suis pas si loin qu’on le dirait de la situation présente
Le dernier règne du parti conservateur est peut-être ce qui a le plus servi cette combinaison nouvelle
C’est alors que s’ouvrait l’inévitable crise. Cette crise était dans la situation sans doute
Offrir à toutes les nuances constitutionnelles une juste représentation dans la vie publique, rallier modérés et progressistes, sans distinction d’origine, à un système de libéralisme monarchique indépendant des combinaisons des anciens partis, créer, s’il était possible, un parti nouveau pour une situation nouvelle, en faisant appel au pays et en renouvelant le congrès par des élections, telle était la politique, ou, si l’on veut, l’ambition du général O’Donnell. Le plus difficile pour le moment était d’assurer cette position, un peu en l’air entre toutes les opinions, et dans ce système de fusion universelle, la première, la plus importante affaire, on le comprend, était la distribution des emplois. Aussi, dès son entrée au pouvoir, le cabinet du 30 juin procédait-il à un large remaniement de l’administration, en appelant à toutes les fonctions des hommes de tous les partis. Les principales positions dans l’armée étaient naturellement dévolues aux chefs militaires qui avaient toujours suivi O’Donnell depuis 1854, — aux généraux Ros de Olano, Serrano, Dulce, Echague. Le conseil d’état était reconstitué, et comptait parmi ses nouveaux membres des progressistes comme MM. Luzurriaga, Infante, Lujan, d’anciens conservateurs tels que MM. Pidal, Bertran de Lis, des modérés libéraux comme M. Bermudez de Castro et M. Pacheco. Un ami du duc de la Victoire, M. Santa-Cruz, devenait président de la cour des comptes
Distribuer des emplois et trouver des hommes de tous les partis empressés à les recevoir, ce n’était point cependant la plus grande difficulté. La politique de l’''union libérale'' avait évidemment à se révéler par des actes plus sérieux et plus significatifs, si elle voulait être un système de gouvernement. Elle se manifestait tout d’abord par l’adoption de cette mesure dont M. Posada Herrera s’était fait le promoteur, qui avait hâté la dissolution du ministère Isturiz, par la rectification des listes électorales (décret du 6 juillet 1858). C’était une question assez simple en elle-même, quoiqu’elle ait fait bien du bruit et qu’elle ait suscité les plus vives polémiques. La révision des listes électorales en Espagne doit se faire tous les deux ans. Lorsque la législation de 1845 reparaissait tout entière à l’issue de la dernière révolution, le ministère Narvaez, ayant à convoquer un congrès, se trouvait dans un singulier embarras : les dernières listes dataient de 1853, elles n’avaient pu subir la révision légale en 1855. Telles qu’elles étaient, elles servaient aux élections nouvelles d’où sortait le congrès existant encore en 1858, et ce n’est qu’après ces élections que la révision prescrite par la loi pouvait être opérée par les municipalités, recomposées elles-mêmes. Cette révision datait de 1857. Décréter une rectification nouvelle en 1858, comme le faisait le cabinet O’Donnell à son avènement, c’était, disait-on, une illégalité flagrante. C’était illégal sans doute, mais pas beaucoup plus illégal que le procédé même du ministère Narvaez, et pas beaucoup plus irrégulier que la composition des listes soumises à la révision, ainsi qu’on l’a vu depuis. Ce qui donnait un caractère tout particulier de gravité à cette mesure, c’est le sens que le cabinet nouveau l’attachait, lorsqu’il disait dans son rapport à la reine : « Par malheur, et par une suite de causes dont l’énumération et l’examen seraient inopportuns, c’est l’opinion générale que, depuis l’introduction du système représentatif parmi nous, et quelles que soient les doctrines politiques des partis qui se sont succédé au pouvoir, la volonté du corps électoral a subi fréquemment de funestes restrictions, et les élémens qui, d’après la loi, devaient le composer ont été constamment dénaturés. Les conseillers de votre majesté croient que le jour est venu où doit disparaître un abus qui mine l’existence des institutions, qui tend à favoriser l’usurpation d’un des droits les plus précieux consacrés par la constitution, et à fausser dans son origine l’expression de la véritable opinion
Cette rectification des listes électorales, accueillie avec joie, par les progressistes, vue avec une méfiance hostile par les modérés, résolvait évidemment d’une façon implicite la question de l’existence du congrès. Le ministère dans son langage faisait trop ouvertement le procès du passé pour que tout ne dût pas être nouveau dans une situation nouvelle. C’était même une condition de vie ou de mort. La dissolution du congrès toutefois se trouvait un peu ajournée. D’abord la reine Isabelle parcourait en ce moment les provinces des Asturies et de la Galice avec toute sa cour et quelques-uns des ministres. Elle prenait plaisir à conduire par la main le jeune prince des Asturies aux rochers de Covadonga, berceau de la monarchie espagnole. Pendant plus d’un mois, tout était aux ovations populaires, aux fêtes et aux pèlerinages. La reine d’ailleurs n’était point peut-être sans quelque perplexité. Après avoir consenti à la rectification des listes électorales, elle en était à craindre que le général O’Donnell, dans son système d’équilibre, n’inclinât trop vers les progressistes, et que des élections accomplies dans ces conditions n’achevassent la déroute du parti modéré, dont elle ne pouvait oublier la fidélité, les services et l’intelligent appui. Ce n’est que le 11 septembre que la reine, cédant aux conseils du général O’Donnell, signait à La Corogne le décret qui dissolvait le congrès, ordonnait les élections nouvelles, et fixait au
Ce n’étaient là toutefois que des révélations assez peu claires encore, assez peu significatives, de la pensée que le cabinet du 30 juin portait au pouvoir. Une multitude d’employés étaient déplacés, les listes électorales subissaient un complet remaniement, le congrès était dissous
«
La politique de l’''union libérale'' ou du cabinet O’Donnell, on la pressentait sans doute ; elle trouvait ici son expression adaptée aux circonstances. On remarquera que, dépouillé de l’artifice du langage, ce système n’avait rien d’absolument nouveau
Tout résidait en effet dans le degré de vitalité et de résistance de ces partis, que le général O’Donnell prétendait supprimer ou absorber. Quelles étaient les dispositions et l’attitude réelle des diverses fractions des anciennes opinions
Le parti progressiste était visiblement celui qui avait le plus gagné à un certain point de vue dans cette évolution de la politique espagnole. Il retrouvait une certaine importance, il rentrait dans les emplois publics, il était admis à participer aux affaires. Aussi les hommes les plus sensés du parti ou les plus pressés d’arriver s’étaient-ils hâtés de répondre aux avances du ministère, recevant les demi-satisfactions qui leur étaient données en attendant mieux, et se flattant d’exercer quelque influence sur le gouvernement en lui prêtant leur appui. Ce n’était point l’affaire des progressistes d’opinions plus exaltées, qui considéraient cette politique comme une défection et n’avaient que d’ironiques sévérités pour MM. Santa-Cruz, Modesto Lafuente, Lujan, Infante, bien d’autres encore, qui avaient accepté des fonctions publiques. Si pour les modérés le général Léopold O’Donnell était redevenu le factieux de 1854, pour les fauteurs exaltés du progrès c’était l’homme de 1856, qui avait étouffé la révolution, dissous par les armes l’assemblée constituante et la milice nationale, — et l’un des chefs progressistes, M. Escosura, n’avait pas moins d’invectives contre le comte de Lucena que l’opposition conservatrice la plus vive. « Sans discuter longuement ce document officiel, disait-il en parlant de la circulaire de M. Posada Herrera, il est facile de voir que c’est une déclaration de guerre non-seulement au parti progressiste, mais encore aux modérés, aux démocrates, aux absolutistes, à tout ce qui n’est pas le général O’Donnell. Voilà la vérité, telle est la situation. Nous autres Espagnols, nous sommes arrivés à ce point qu’on nous dise : choisissez
On n’a jamais vu en Espagne des élections tournant contre les ministères qui les faisaient. Le résultat de ce mouvement électoral, arrivé à son terme aux derniers jours d’octobre, reflétait d’ailleurs fidèlement les complexités de la situation nouvelle de la péninsule. L’opposition conservatrice était assez clair-semée. M. Nocedal, qui sous le cabinet Narvaez avait triomphalement conduit le scrutin d’où était sorti le dernier congrès, avait le sort réservé à tous les ministres de l’intérieur espagnols dans les élections qu’ils ne dirigent plus : il ne parvenait pas même à se faire élire à Tolède. L’opposition modérée ne comptait pas plus de trente membres, parmi lesquels étaient le comte de San-Luis, le marquis de Pidal, MM. Gonzalez Bravo, Egana, Moyano. Les progressistes ''purs'', plus heureux que dans les précédentes élections, formaient dans le nouveau congrès une petite phalange de vingt membres, dont les principaux étaient MM. Olozaga, Madoz, Calvo Asensio, Sanchez Silva, Sagasta, Aguirre. Le reste appartenait au ministère ou était revendiqué par lui. Il était aisé de voir toutefois que cette majorité, si grande en apparence, se composait des élémens les plus hétérogènes. Il y avait des amis particuliers du général O’Donnell, le groupe distinct de l’''union libérale'', des progressistes et des conservateurs ralliés, surtout beaucoup d’inconnus et déjeunes gens entrant pour la première fois dans la vie publique.
Le ministère ne triomphait pas moins. La difficulté pour lui, après avoir franchi le défilé des élections, était de maintenir un certain ordre dans cette majorité bariolée, passablement incohérente, dont il était censé représenter les aspirations encore plus que les opinions, et qu’un accident parlementaire pouvait dissoudre à tout instant, si l’on ne mettait un grand art à la conduire. C’est ainsi que partis et ministère arrivaient à l’ouverture du congrès, fixée au
Une parole de conciliation inaugurait heureusement sans nul doute un parlement nouveau plein de dissonances, où le gouvernement devait être obligé de rallier sans cesse une majorité vivant de perpétuels compromis. Au fond, cette session, qui commençait le
L’opposition modérée s’armait la première de tous ses griefs contre le ministère. Par l’organe du marquis de Molins et du duc de Rivas dans le sénat, de M. Gonzalez Bravo et de M. Moyano dans le congrès, elle lui reprochait ses versatilités, ses inconséquences, les innombrables destitutions par lesquelles il s’était signalé, le trouble qu’il avait jeté dans toutes les situations, l’incohérence qu’il avait érigée en système
Le généra
Ainsi le duc de Rivas était un modéré, et il différait d’opinion avec M. Bravo Murillo, dont la politique n’était point assurément celle du comte de San-Luis ou de M. Pidal. Entre M. Calvo Asensio et M. Olozaga, tous deux progressistes opposans, il l’avait les mêmes divergences, sans compter que les opinions de l’un et de l’autre étaient incompatibles avec l’ordre constitutionnel existant. Ces dissidences ou ces incompatibilités, le général O’Donnell les constatait, il les exagérait même pour en tirer la justification de la politique du ministère. C’était naturellement pour lui la moralité de la situation. « Ces débats, disait-il, n’ont-ils pas mis pleinement en lumière le fractionnement des partis
Une autre difficulté, à vrai dire, était à vaincre pour le général O’Donnell
L’antipathie entre le ministère et l’opposition conservatrice était surtout très vive et arrivait à un degré d’irritation extrême
Deux fois ainsi en peu de temps le sénat se trouvait transforme en cour de justice. M. Lopez Santaella était accusé comme ancien commissaire de la ''cruzada'', et le sénat se déclarait incompétent <ref>La commission de la ''crusada'', supprimée on 1851, était une institution d’origine pontificale, chargée d’administrer les fonds provenant du placement des bulles du papa en Espagno et des droits payés par les fidèles pour la dispense du maigre. Le commissaire, par la nature de ses fonctions, ne relevait que de Rome ; le sénat l’a jugé ainsi par son arrêt d’incompétence.</ref>. M. Esteban Collantès était poursuivi comme ancien ministre des travaux publics, au sujet d’une somme de près de neuf cent mille réaux payée par l’état pour des fournitures qui n’avaient point été faites, et
Un certain accord ne s’était manifesté entre les partis durant cette longue session que dans les questions qui intéressaient et mettaient en jeu le sentiment national, dans quelques affaires extérieures. Lorsqu’au commencement de 1859 on connut à Madrid le message présidentiel des États-Unis, où M. Buchanan, avec la tranquille hardiesse d’un spéculateur accoutumé aux opérations heureuses, proposait de tenter de nouveau des négociations pour acheter l’île de Cuba, et laissait entrevoir dans le lointain la possibilité d’un appel à la loi omnipotente de la force, l’instinct espagnol se soulevait d’un élan spontané et unanime dans le sénat et dans le congrès
Ici cependant, sous cette neutralité admise comme un principe de politique, on aurait pu distinguer une singulière diversité d’impressions tenant aux affinités naturelles des opinions. Tous les partis étaient d’accord avec le gouvernement, sur la nécessité de s’armer et de prendre une position de prévoyance
Le gouvernement espagnol avait lui-même des devoirs particuliers. Comme représentant d’une monarchie catholique, il ne pouvait voir avec indifférence des événemens où allaient s’agiter peut-être les destinées temporelles du saint-siège. D’un autre côté, on ne pouvait oublier au-delà des Pyrénées que les souverains espagnols sont les chefs de la maison de Bourbon d’Italie, que les ambassadeurs de la reine Isabelle étaient récemment encore les ambassadeurs des ducs de Parme. De là une protestation du cabinet de Madrid pour sauvegarder diplomatiquement les droits du duc de Parme. Au fond, si on cherchait à analyser toutes les impressions diverses qui s’agitaient en Espagne au spectacle de la crise italienne, on y saisirait peut-être bien des nuances, — une certaine sympathie naturelle pour l’affranchissement de l’Italie, une crainte instinctive de l’esprit catholique, un sentiment vague de ce que fut la puissance espagnole autrefois au-delà des Alpes et de ce qu’elle n’est plus, une confiance très limitée dans la politique de la France impériale, et par instans une sorte d’inquiétude née des souvenirs de 1808 ou de quelques autres petits faits plus récens. En tous les cas, la guerre d’Italie avait, pour le général O’Donnell, le suprême avantage de créer une grande préoccupation au moment de la clôture des cortès, et de le laisser armé d’une force nouvelle au milieu de partis qui se voyaient obligés de lui accorder une certaine liberté d’action dans la crise européenne, sans renoncer, il est vrai, à leur opposition dans les affaires intérieures.
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Six mois sont passés. Une autre session s’est ouverte au mois d’octobre, et elle a trouvé encore debout le cabinet du 30 juin 1858, dont l’existence s’est prolongée assurément au-delà des prévisions ou des espérances de ceux qui n’ont voulu chercher la mesure de sa durée que dans la valeur propre de sa politique. Deux choses ont fait vivre le ministère, personnifié dans le général O’Donnell, durant cette période qui vient de s’écouler : c’est d’abord l’état des partis, et surtout cette crise profonde que traverse depuis longtemps le parti conservateur, le seul qui, dans les conditions actuelles, puisse aspirer à recueillir l’héritage du pouvoir. Entre le ministère et toute une fraction conservatrice, la guerre a commencé depuis le premier jour, et elle continue encore. Les modérés ont fait au comte de Lucena un crime de son avènement à la présidence du conseil, sans remarquer qu’ils l’avaient préparé en ne parvenant pas même à soutenir trois ministères sortis de leurs rangs, en les laissant tomber l’un sur l’autre, et ils n’ont pas vu depuis que toutes les fois qu’ils livraient bataille au chef du cabinet sans avoir à lui opposer un parti homogène, compacte, uni par des doctrines précises, ils lui préparaient une facile victoire. C’est l’éparpillement de toutes les forces de l’ancien parti conservateur qui a été jusqu’ici la plus efficace garantie du ministère, comme elle a été sa raison d’être à l’origine, outre que les modérés, cédant, eux aussi, à ce souffle de réaction qui a emporté l’Europe, ont mis trop peu de soins depuis longtemps à rassurer les instincts libéraux de l’Espagne, laissant de la sorte le drapeau du libéralisme monarchique aux mains de qui voudrait le prendre.
Les modérés eux-mêmes n’ignorent pas que là est leur faiblesse
Une autre circonstance a fait vivre le cabinet du 30 juin 1858,c’est la présence à la tête du conseil d’un homme de volonté énergique et résolue. L’''union libérale'' est une idée, cela est possible, mais jusqu’à ce moment elle a été surtout un homme, rien n’est plus certain. Otez le général O’Donnell, tous ces fragmens de partis si laborieusement assemblés et retenus en faisceau par une main ferme se disjoignent aussitôt. C’est O’Donnell qui a créé la situation actuelle et qui la soutient par ses combinaisons, par ses interventions incessantes, par son autorité. Il s’ensuit seulement que tout dans la politique tend à prendre un caractère personnel. Ce n’est pas que les individualités vigoureuses, avec leur caractère ou leurs passions, n’aient une place légitime et même quelquefois une place nécessaire dans le mouvement des institutions libres. Il est des momens où ces individualités, avec leurs emportemens et leur manie de prépondérance jalouse, ne laissent pas d’être la garantie des institutions et de devenir utiles à la liberté elle-même. L’erreur du général O’Donnell n’est point d’avoir élevé un drapeau nouveau dans la politique espagnole, fût-ce avec une arrière-pensée d’ambition. Rien n’est plus simple au contraire dans la condition de la Péninsule telle que les bouleversemens contemporains l’ont faite. Depuis vingt ans, l’Espagne flotte entre tous les excès, tantôt ramenée au libéralisme par la peur des réactions outrées, tantôt rejetée vers les principes conservateurs par la crainte de la révolution, et ne cessant de nourrir à travers tout un certain idéal de gouvernement constitutionnel conciliant et sensé.
C’est justement à cet idéal, à cet instinct que répond l’union libérale. Le comte de Lucena n’a donc été que simplement habile en s’emparant à propos d’une idée née de la situation même du pays. Son erreur est de songer moins à la réalisation politique de cette idée qu’à tout ce qui peut fortifier son ascendant personnel à l’abri de ce drapeau nouveau arboré au milieu des partis décomposés. Nous ne citerons qu’un exemple : le cabinet du 30 juin 1858 arrivait au pouvoir avec de merveilleuses promesses de libéralisme ; le régime de la presse notamment devait être amélioré. La loi si dure faite il y a deux ans par M. Nocedal subsiste encore cependant
La condition première d’une telle politique, c’est de réussir, de frapper l’attention, d’agir sans cesse sur ses amis et sur ses ennemis par ce qu’elle fait ou ce qu’elle promet, quelquefois par des diversions heureuses. C’est ainsi que le général O’Donnell, qui n’ignore pas les nécessités de sa situation, arrivait à la dernière session du mois d’octobre en ayant à soumettre au parlement le résultat favorable d’une négociation nouvelle avec Rome, comme il était conduit par les circonstances à faire un appel au sentiment national espagnol pour une guerre contre le Maroc : deux faits qui sont jusqu’à ce moment le dernier mot de la politique du cabinet de Madrid. Ce n’est pas la première fois, on le sait, que les ministères de l’Espagne ont eu à négocier avec le saint-siège au sujet des propriétés du clergé. Cette question qu’on croyait résolue par le concordat de 1851, et qui était remise en doute par les lois de 1855, a été la source de mille difficultés. Le cabinet O’Donnell, dès son avènement, faisait de la vente des biens du clergé et de l’exécution définitive du désamortissement civil et ecclésiastique un des points de sa politique. Quant aux propriétés religieuses, il subordonnait seulement la réalisation de sa pensée à une entente avec Rome ; mais là était la difficulté. On se trouvait en présence d’un arrangement tout récent qui validait les ventes opérées en vertu de la loi de désamortissement de 1855, et qui assurait au clergé, en compensation, d’autres biens qui ne lui avaient pas appartenu jusque-là. Cet arrangement, préparé par le ministère du général Narvaez, datait à peine des premiers jours de 1858.
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Demander à la cour de Rome de défaire le lendemain ce qu’elle avait fait la veille était délicat. Le nonce du pape à Madrid, Mgr Barilli, refusait nettement d’entrer dans cette négociation. C’est alors que l’un des hommes les plus éminens de l’''union libérale'', M. Rios Rosas, était choisi pour aller à Rome comme ambassadeur. Par le caractère, par le talent, par son dévouement au catholicisme en même temps que par le libéralisme éclairé et intelligent de ses opinions, M. Rios Rosas offrait toute garantie à la cour romaine aussi bien qu’au ministère qui l’envoyait. Il a été plus heureux qu’on ne le lui prédisait avant son départ de Madrid, et à travers bien des difficultés, il est vrai, il est arrivé à préparer une transaction nouvelle, que le gouvernement s’est fait autoriser à sanctionner définitivement. Par suite du traité nouveau, l’église transmet à l’état toutes les propriétés, et reçoit en échange des inscriptions de rente qui ne pourront être transférées. L’état, devenu propriétaire, vend tous les biens ecclésiastiques, et s’engage à porter de 170 millions à 200 millions de réaux le chiffre inscrit au budget pour le clergé. La forme, on le voit, est une cession consentie par l’église. L’église cède ses biens à l’état, qui en fera ce qu’il voudra, à peu près comme l’empereur d’Autriche cède la Lombardie à la France, disait-on assez spirituellement à Madrid. De cette façon, le saint-siège évite de livrer ostensiblement le principe du droit de propriété pour l’église j et l’Espagne obtient en fait ce qu’on demande depuis si longtemps, ce qui a fini par être accepté de tous les partis, la vente d’une masse de biens dont la valeur ne s’élève pas à moins de 4 milliards de réaux. La guerre d’Italie n’a peut-être point été inutile à cet arrangement en faisant sentir au saint-siège la nécessité de se ménager l’appui d’un état catholique. Quoi qu’il en soit, c’était un succès pour M. Rios Rosas, l’habile négociateur, et c’était aussi un succès pour le gouvernement, qui résolvait le problème de désarmer tout à la fois les progressistes par le désarmortissement réel et les modérés par un accord avec Rome.
C’est au moment où le gouvernement espagnol venait à bout de cette épineuse affaire qu’il se trouvait engagé dans une guerre avec l’empire du Maroc, une vraie guerre, qui touche à tout ce que le sentiment national a de plus intime et de plus ardent, aussi bien qu’aux intérêts diplomatiques les plus divers, et qui a été un moment sur le point de prendre dès le début une importance européenne. Si le général O’Donnell n’est point allé au-devant de cette guerre, on pourrait dire du moins qu’il l’a vue naître sans peine, comme une grande diversion d’opinion qui lui assurait à lui-même la possibilité d’aller chercher le prestige d’un nouvel éclat militaire. Il n’a pas laissé fuir l’occasion de parler à l’imagination d’un peuple qui a été grand, qui s’en souvient, et à qui de ses possessions d’autrefois, de ses tentatives de conquête en Afrique notamment, il ne reste que quelques points du littoral méditerranéen, Melilla, Alhucernas, Peñon de la Gomera et Ceuta, poste avancé en terre maure. Cette occasion a été une attaque nouvelle dirigée contre le territoire espagnol qui environne Ceuta par les tribus kabyles de l’Anghera. L’Espagne venait justement de signer avec le Maroc un traité assurant autant que possible la défense de la place de Melilla et la répression de la piraterie des Maures du Riff, lorsque les Kabyles de l’Anghera violaient le territoire de Ceuta, détruisaient un petit ouvrage avancé et abattaient les armes espagnoles placées à la frontière. Les armes de l’Espagne furent aussitôt relevées et désormais défendues par la garnison. Ceci se passait au mois d’août 1859.
Négociation singulière, pleine de subterfuges évasifs et de réticences, où les prétentions de l’Espagne semblent grandir, se dévoilent pour mieux dire, à mesure que les dépêches se succèdent, et où les concessions, en apparence décisives, faites à l’origine par le Maroc diminuent d’importance à mesure qu’on les serre de plus près. M. Blanco del Valle demandait d’abord que les armes de l’Espagne fussent solennellement replacées là où elles avaient été abattues et saluées par les soldats du sultan marocain, que les coupables de l’insulte commise fussent exemplairement punis, que le droit de l’Espagne à élever des fortifications pour la défense du territoire de Ceuta fût reconnu, et que des mesures fussent adoptées en commun pour prévenir le renouvellement de ces actes d’agression. Le plénipotentiaire de l’empereur du Maroc à Tanger accédait à ces quatre demandes. Tout semblait terminé par le fait même de cette acceptation des conditions de l’Espagne
Cette guerre du Maroc a produit évidemment au-delà des Pyrénées une vive commotion d’opinion
Ce n’est point d’aujourd’hui que l’Espagne voit dans ces contrées du nord de l’Afrique un des champs naturels ouverts à son ambition et à son activité. Elle n’a pas seulement pour guide son vieil instinct d’antipathie contre le Maure, elle se retrouve en présence de ses plus sérieuses traditions. Une instruction secrète, rédigée par le ministre Florida Blanca, sous l’inspiration du roi Charles III, pour la junte d’''estado'' ou des affaires étrangères, révèle l’incessante préoccupation de la politique espagnole, et il est curieux de retrouver ces souvenirs d’un autre temps. « Si l’empire turc périt dans la grande révolution qui menace tout le Levant, — disait-on il l’a près d’un siècle à Madrid, — nous devons penser à acquérir la côte d’Afrique qui fait face à l’Espagne dans la Méditerranée, avant que d’autres ne le fassent au préjudice de notre repos, de notre navigation et de notre commerce. Ceci est un point inséparable de nos intérêts, et sur lequel il faut toujours avoir l’œil
Aux yeux de Donoso Cortès, il y avait deux intérêts essentiels, permanens pour la Péninsule, puisque sa position entre les Pyrénées et la mer ne lui permettait pas d’autres espoirs : il ne devait l’avoir à Lisbonne, à l’entrée du Tage, d’autre majesté, que la majesté portugaise
L’opinion publique en Espagne a donné instinctivement à la guerre actuelle ce caractère d’une revendication d’influence. Aussi, lorsque le général O’Donnell se présentait devant les chambres portant cette déclaration d’hostilité contre le Maroc, tous les partis se sont associés dans un même sentiment pour offrir leur concours au gouvernement. Les actes d’adhésion se sont succédé sous toutes les formes. Les provinces basques, qui ont toujours le privilège d’un régime spécial pour la conscription et les contributions, et qui n’en sont que plus florissantes sans être moins patriotiques, ont voté des fonds, pris l’initiative de la formation d’une légion. En un mot, la guerre contre le Maure selon l’ordre du jour d’un des généraux de l’armée expéditionnaire, la guerre dans une pensée de civilisation, d’action indépendante et de grandeur, sans autres limites que l’intérêt et l’honneur de l’Espagne, c’est là ce que l’opinion publique a saisi d’abord et ce qui l’a entraînée. Est-ce là cependant la guerre telle que le gouvernement a pu l’entendre, telle qu’il la fera
La France, quant à elle, ne pouvait voir d’un œil jaloux ni la résurrection militaire de l’Espagne, ni ses tentatives pour s’asseoir dans cette partie du nord de l’Afrique où ses soldats campent aujourd’hui. La plupart des autres puissances de l’Europe ont un égal intérêt à voir le littoral africain gardé, délivré de la piraterie barbaresque, qui menace encore leurs navires et leur commerce. II n’en est pas absolument de même de l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar, intéressée ou se croyant intéressée à préférer sur la côte du Maroc une domination barbare à une domination civilisée, et toujours portée à s’inquiéter des établissemens qui pourraient se former en face de ses positions. L’Angleterre s’est émue dès le premier instant, et elle a multiplié ses efforts pour retenir l’épée de l’Espagne d’abord, puis pour circonscrire son cercle d’action, enfin pour placer sous sa propre sauvegarde l’indépendance du littoral africain. Pour tout dire, l’Angleterre a pris un peu envers l’Espagne en cette affaire l’attitude d’un créancier dur et inflexible qui lie son débiteur et lui impose des conditions. Que dit l’Angleterre par l’organe de lord John Russell parlant ail représentant britannique à Madrid
Et que répond le cabinet de Madrid à ces significations assez impérieuses
Le cabinet de Madrid, si nous ne nous trompons, s’est donc lié en pleine connaissance de cause, lorsqu’il n’eût tenu qu’à lui de présumer qu’il pourrait marcher en avant, et s’il a pris ce parti, c’est vraisemblablement après avoir consulté la situation générale de l’Europe, en songeant que l’intérêt espagnol pourrait bien à un jour donné ne pas prévaloir sur d’autres nécessités. Or ces engagemens, ces limitations imposées à l’action de l’Espagne, toute cette partie officielle et intime de la question africaine, c’est là ce que ne savait pas l’opinion publique, et lorsque le jour s’est fait sur ces négociations, l’opinion et le gouvernement ont paru suivre des voies différentes. Le mécompte de l’esprit public a éclaté
On l’a dit avec raison à Madrid dans une brochure qui a paru sous le titre de ''Aspecto diplomatico de la cuestion de Marruecos'', et dont la circulation a été interdite. Le principe même de la guerre admis, il l’avait deux politiques possibles pour le gouvernement de la reine Isabelle
Voilà donc où l’Espagne se trouve conduite à travers une série de luttes ou d’évolutions plus intimes qu’éclatantes, et dont le dernier mot n’est pas dit encore. La guerre du Maroc est venue tout effacer : elle a été et elle ne cesse d’être une émouvante diversion dans un pays depuis si longtemps replié en lui-même
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