« Lettre à Rossini à propos d’Othello » : différence entre les versions

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{{journal|Lettre à Rossini à propos d’Othello|[[Auteur:Henri Blaze de Bury|Henri Blaze]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.8 1844}}
 
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::CHER MAÎTRE,
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De cette époque date, vrai dire, votre abdication. Sitôt après ''Guillaume-Tell'', vous eussiez, j’imagine, volontiers composé encore. Évidemment, ce chef-d’œuvre ouvre un cycle que votre génie n’a point eu le temps de parcourir, et la sève si magnifiquement reconquise n’en était pas à donner son dernier fruit. Par malheur, ceux qui vous entouraient alors négligèrent de mettre à profit les circonstances ; et si nous devons en toute chose tenir compte de l’occasion, c’est surtout avec des natures comme la vôtre, où le scepticisme domine, où l’ironie finit toujours par tuer l’enthousiasme. A ces ames ardentes, mais paresseuses à s’émouvoir, il faudrait, comme à l’autel de Vesta, la prêtresse qui veille, car, la flamme sacrée une fois éteinte, c’est grande affaire de la rallumer, et chez vous on la laissa s’éteindre. Vous avez laissé passer l’heure ; bientôt d’autres goûts ont commencé de régner ; entre l’œuvre passée et celle que vous auriez pu faire, de nouveaux courans se sont ouverts. Cependant le doute vous gagnait avec l’âge. O maître ! combien vous avez dû sentir amèrement alors l’impuissance et la frivolité de l’art auquel vous vous étiez consacré ! Que voulez-vous, en effet, qu’un musicien devienne à cette période de la vie où la réflexion succède au lyrisme, où la corde d’airain se met à vibrer dans son ame. Écrivain et poète, d’infinis horizons se seraient étendus devant vous : la philosophie, la critique, l’étude des sciences comparées ; qui sait où se serait arrêtée dans ses spéculations et ses conquêtes une intelligence comme la vôtre ? Vous eussiez été Goethe ou Voltaire ; vous n’êtes que Rossini. Excusez du peu ! dira-t-on. Oui, certes, la part est encore assez belle ; mais compte-t-on pour rien la nécessité d’un pareil silence, et cette alternative où vous vous êtes vu de revenir pour la centième fois sur un thème épuisé, ou de rompre avec l’art qui vous a fait ce que vous êtes, de rompre, plein de courage et de mâle vigueur, et de dévorer en soi le meilleur de sa pensée, faute d’avoir de quoi l’exprimer désormais.
 
Mais que vous importent maintenant les bruits du monde ? Et voilà que je me demande quelle idée m’a pris de vous entretenir d’une traduction qu’on vient de faire de votre ''Otello'' à l’Académie royale de musique. '' Otello'' ? direz-vous ; mais c’est du plus loin qu’il m’en souvienne, et je ne vois guère quelle sorte d’''actualité'' peut avoir une telle entreprise. C’est un peu la question que chacun s’est faite, car enfin il s’en faut que vos chefs-d’œuvre soient, abandonnés ; les Italiens, Dieu merci, en conservent encore assez fidèlement le glorieux dépôt, et, plus heureux qu’''Oberon, Euryanthe'' et ''Fidelio, Otello'' et ''Semiramide'' ont trouvé là le sanctuaire où le dilettantisme, chaque hiver, les visite et les fête. Sans vous parler des inconvéniens naturels d’une exécution en tout point inférieure, de pareils exemples, s’ils se renouvelaient souvent, entraîneraient la plus insupportable monotonie dans les plaisirs des gens habitués à fréquenter les deux théâtres. Il me semble vous voir d’ici penser à Mme A…, et vous représenter avec horreur le sort de l’intrépide marquise dans son avant-scène. Entendre aujourd’hui ''Otello'', et demain ''Othello'', quand on l’entend déjà depuis quelque vingt ans, c’est un peu bien la même chose, et je n’y vois guère de changé que l’orthographe. Évidemment, il y a là un supplice oublié par Dante en son enfer. J’admets avec vous, cher maître, que c’est une étude des plus intéressantes et des plus utiles pour ''l’art'', comme on dit à cette heure, de comparer en un même rôle Giulia Grisi et Mme Stoltz, M. de Candia et Duprez, Ronconi et Barroilhet. Cependant, à la longue, on finit par se lasser de tout, même de ces comparaisons, d’où ne ressort, en somme, qu’une vérité que personne n’ignore, à savoir : que les Italiens sont très grands chanteurs, et qu’à vouloir se mesurer avec eux, on tombe dans la parodie. Quel sens attribuer à cette mise en scène d’Otello ? A quel besoin du jour, à quel ordre d’idées cela répond-il ? Je n’y vois pas même une spéculation ; car, dès la seconde soirée (et l’on ne devait que trop s’y attendre, d’après le déplorable effet des répétitions générales), la salle était à moitié vide ; depuis, la solitude n’a fait qu’augmenter à chaque épreuve. N’importe, puisque j’ai commencé, je veux vous compter mes impressions ; libre à vous de planter là mon bavardage et de me laisser dire, si mon épître, en éveillant à vos oreilles des bruits auxquels vous avez échappé, devait troubler pour un instant l’ineffable quiétude de votre indifférence orientale. D’ailleurs cette causerie me rappelle l’heureux temps où nous agitions ensemble à tout propos de si hautes questions philosophiques ; Vous habitiez alors les frises du Théâtre-Italien, véritable ''deus in machinâ'', et chaque soir, lorsque la salle en fleurs s’illuminait pour ses féeriques harmonies, on vous voyait descendre et venir rôder, grand génie désoeuvrédésœuvré, dans ces corridors où votre verve, impossible à contenir, s’exhalait en mille sarcasmes. Que de fois, moi, jeune homme inconnu, dont le dilettantisme désappointé n’avait pu trouver place, je vous rencontrai là ! que de fois, lorsque la salle entière, suspendue aux lèvres de Rubini, frémissait d’aise et se pâmait de langueur aux accens d’une cantilène des ''Puritani'' ou de la ''Lucia'', je vous surpris, pauvre Marins à Minturnes, assis rêveur et pensif dans le coin le plus solitaire du foyer ! Si quelque tristesse profonde vous rongeait le cœur à ces heures, si le cri d’''ingrata patria'' ! s’échappa sourdement de vos entrailles, nul ne l’a jamais su ; car vos yeux conservaient leur éclair de malice, et, votre diable de sourire ne cessait pas de plisser votre lèvre. Causons donc, cher maître, causons comme autrefois, de poésie et de musique, de théâtre, de chanteurs et de journalistes, et cherchons en toute chose à découvrir la vérité, celle qui se cache si souvent derrière ce fameux rideau qu’en ces temps de feuilletons et de réclames on prend volontiers trop fréquemment pour la scène elle-même.
 
Ne vous est-il jamais arrivé, étant enfant, lorsqu’on vous conduisait au spectacle, de prendre le rideau pour la pièce, et de prodiguer sans réserve toute votre admiration à quelque scène plus ou moins allégorique peinte à la détrempe sur la toile, par le Cicéri de l’endroit ? Quant à moi, la première fois que je mis le pied dans le temple des muses de ma province, j’avoue que j’eus la naïveté de donner en plein dans l’illusion dont je parle. J’avais devant les yeux un magnifique péristyle à colonnades grecques où s’élevait un autel de marbre et d’or sur lequel des prêtres sacrifiaient au divin Apollon. L’encens surtout, qui semblait fumer pour le dieu, en montant en épaisses bouffées vers le lustre, préoccupait mon imagination. Je ne pensais pas qu’on pût demander d’autres sensations aux jeux de la scène, et mon étonnement fut immense lorsque la musique commença, et que je vis colonnades et péristyle, autel et sacrificateurs s’enrouler d’eux-mêmes et disparaître pour faire place à tout un nouveau monde. Le rideau qui nous cache toute chose aujourd’hui, c’est la publicité, la presse, le mensonge ; et que de fois il nous arrive encore d’être ses dupes et de nous laisser prendre à sa prétendue vérité ! Singulier rideau en effet avec ses couleurs d’arlequin, ses arabesques tourmentées, ses monstres à tête de singe et à queue de poisson ; que sais-je ? ses soleils et ses étoiles de papier doré. Au milieu se dresse une sorte de géante décharnée, hideuse à voir, et qui s’exténue à souffler dans une trompette de bois. C’est la Renommée du XIXe siècle. Hécate de carrefour, prostituée de la publicité, son front aspire au firmament, et ses pieds traînent dans la boue. Il va sans dire que de ce qui se passe honnêtement derrière, le rideau n’en laisse rien transpirer impunément. Toute notion s’y transforme ou s’y altère ; la vertu y devient vanité, le génie prétention, et il suffit du caprice d’un bateleur de la foire pour venir mettre en doute ce qui est immortel. Mais où vais-je moi-même et quelle idée me prend de vous entretenir des misères du temps, comme si vous ne les connaissiez pas ? N’importe ; pourtant de moquerie et de dédains que vous lui prodiguiez, le feuilleton vous réservait cette fois un tour de son métier. Vous n’imagineriez jamais, cher maître, quel texte il lui a pris fantaisie de donner à sa critique à propos de cette malencontreuse mise en scène de votre chef-d’œuvre à l’Académie royale de Musique. Non, je vous le donne en mille, et si d’aventure cette humeur noire, que nous vous avons trop souvent connue à Paris vous tenait à cette heure, il y aurait là de quoi la dissiper incontinent. Cependant je songe à tant de choses que j’ai à vous dire, et je me ravise. Procédons avec ordre, nous en viendrons toujours assez tôt à nous occuper de vos critiques ; pour le moment, parlons du chef-d’œuvre : ''ab Jove principium''.
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H. W.
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