« La Poésie philosophique en Allemagne » : différence entre les versions

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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 7, 1844|[[Auteur:Saint-René Taillandier|Saint-René Taillandier]]|La poésie philosophique en Allemagne}}
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/588]]==
 
<center>I - Les poètes de la jeune école hégélienne</center>
 
:I - ''Laien-Evangelium'' (’’ÉvangileÉvangile des Laïques) par M. Frédéric de Sallet, Leipsig, 1842. — II. — ''Laienbrevier'' (Le Bréviaire des Laïques) par M. Léopold Schefer, Berlin, 1834. — III. — ''Vigilien'' (Vigiles), par M. Léopold Schefer, Guben, 1843.
 
Voici plusieurs livres assez curieux pour qui désire connaître l’état des esprits dans cette partie de l’Allemagne où s’agite et se transforme la philosophie de Hegel. Voici deux écrivains, deux poètes, qui se font les interprètes de la doctrine du maître et essaient de populariser par des chants ce que tant d’autres expliquent ou obscurcissent en de longs commentaires. C’est une grande gloire assurément pour une école philosophique de gouverner les différentes directions de la science, de planter son drapeau dans tous les champs de la pensée ; il y a là un témoignage de puissance qu’on ne saurait méconnaître. Hegel étendit très loin cette souveraineté de son génie. Ses idées, qu’il avait imposées lui-même à l’ensemble des connaissances humaines, furent reprises en détail et appliquées avec force par des esprits dévoués ; M. Rosenkranz les fit régner dans l’histoire littéraire, M. Hotho dans les études esthétiques, et n’est-ce pas un titre sérieux pour le philosophe de Berlin d’avoir compté parmi ses disciples un théologien comme Marheinecke, un jurisconsulte comme Édouard Gans ? Il lui a manqué un poète, car malgré la haute déférence que Goethe témoigna souvent à Hegel, il est difficile de voir dans ''le second Faust'' une poétique consécration de la nouvelle philosophie. Les préoccupations naïves d’un disciple enthousiaste ont pu seules imaginer ce rapprochement, et l’on sait que M. Hinrichs, quand il commentait dans ce sens l’œuvre du poète de Weimar, s’attira une de ces réponses poliment ironiques qui ne permettent pas d’insister. La jeune école hégélienne a été plus. heureuse que le maître dont elle usurpe le nom ; elle a eu ses poètes, M. Frédéric de Sallet et M. Léopold Schefer, deux esprits ardens, décidés, convaincus, dont il faut apprécier le rôle et marquer la place.
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Très simple, très calme, oui, mais très hardie, telle est l’idée de ce livre. Il tient tout ce que promet le titre et le nom de l’auteur ; c’est l’Évangile refait par un docteur hégélien pour une église nouvelle. Le poète suit pas à pas saint Jean ou saint Luc, depuis l’incarnation du Verbe éternel jusqu’à la résurrection du Christ, depuis Bethléem jusqu’au Calvaire ; il traduit gracieusement le divin récit, et chaque chapitre est terminé par une explication qui en détourne le sens et lui fait proclamer les idées de l’école.
 
Voici d’abord un prologue qui renferme en quelques vers l’histoire de la chute, selon le récit de la Genèse, avec l’interprétation hégélienne, puis l’évangile, s’ouvre comme dans saint Jean : ''In principio erat Verbum'', au commencement était le Verbe. Quand le poète a traduit l’évangéliste, ce qu’il fait souvent avec assez de bonheur, il se met à prêcher sur son texte ; et pour qu’on sache ce que sera cette prédication dans tout le cours de l’ouvrage, il suffit peut-être d’indiquer le commentaire de ce premier chapitre. Ce Verbe éternel, incréé, qui s’est fait chair, il s’était fait chair bien avant le Christ ; dès que l’homme est créé, dès qu’il existe dans l’œuvre des six jours, voilà le Verbe venu en ce monde. Seulement, comme l’humanité a oublié qu’elle était le Verbe, comme la chair a étouffé l’esprit, le Verbe s’est fait chair une seconde fois d’une manière spéciale, d’une manière expresse et déterminée, dans la personne du Sauveur. Jésus a été le sauveur, parce qu’il a délivré le Verbe des liens qui l’enchaînaient, parce qu’il a montré à tous les hommes qu’ils étaient, comme lui, les fils de Dieu et le Verbe devenu chair. Que vous dirai-je enfin ? Dès le début de son évangile, le poète a dit le dernier mot de la doctrine de Hegel, il a atteint les conclusions de M. Strauss. Le procédé sera le même à tous les chapitres ; le récit d’abord, puis les commentaires apocryphes, et enfin les mystiques élans, les prières, l’encouragement moral, l’exercice de piété pratique approprié à chaque sujet. Au moment de détruire ainsi le sens consacré des livres saints, le poète, malgré la ferme décision de son esprit, semble hésiter quelquefois. EcoutezÉcoutez ces strophes sur l’annonciation :
 
« La pieuse légende est semblable à l’oeufl’œuf d’or qui brille, mystérieux, sur le duvet du nid. Son éclat attire l’œil curieux des enfans ; chaque jour, c’est une tête nouvelle.
 
« Ils ne se doutent pas, dans leur innocente gaieté, qu’au sein de l’oeufl’œuf fermentent des forces vives, jusqu’à l’heure où, couvé par l’esprit brûlant, il enfantera l’oiseau merveilleux, l’oiseau d’or !
 
« Un jour, ils s’approchent ; l’oeufl’œuf est brisé ils s’emportent (puérile colère !) contre le méchant qui a fait le mal ; et, pleurant et criant, ils tiennent les débris dans leurs petites mains.
 
« Enfans que vous êtes ! insensés ! Là-haut, sur la cime des arbres, n’entendez-vous pas le chant de l’oiseau ? L’être s’éveille, l’apparence s’évanouit, la pensée brise son enveloppe.
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Si cette tentative de poésie hégélienne a obtenu des éloges qu’elle ne méritait pas, elle a excité aussi des appréhensions qui semblent peu fondées. Il ne faut pas craindre qu’un tel enseignement puisse jamais pénétrer bien avant ; cette poésie froide, terne, sans enthousiasme, peut être curieuse à interroger si l’on y cherche la situation de certains esprits, mais la fortune n’est point pour elle. Tandis que M. de Sallet et M. Léopold Schefer prêchaient en vers le panthéisme hégélien, la poésie évangélique, la poésie piétiste, méthodiste, super naturaliste, toujours féconde, redoublait d’efforts et d’activité. Pour combattre l’influence de ces bréviaires philosophiques, le méthodisme a suscité ses poètes. M. Albert Knapp continue de publier des vers gracieux et purs, animés d’un véritable sentiment chrétien. M. Knapp s’est fait une place modeste et respectée, et ce n’est pas de lui que je parle ; mais autour de lui viennent se grouper chaque jour des phalanges de petits poètes, soutiens du temple ou de l’église. La même résistance qui, dans le domaine des sciences théologiques, a accueilli la ''Vie de Jésus'' de M. Strauss, reparaît aujourd’hui dans la poésie contre M. de Sallet et M. Léopold Schefer. Jamais on n’a tant publié de poèmes empruntés aux livres saints. Ce sont les ''Scènes de la vie de Jésus (Scenen und Bilder aus dem Leben Jesu''), par M. Henri Doehring, ''le Seigneur et son Église (Der Herr und seine Kirche'') par Moeller, les poésies de M. Lange, etc.. Le catholicisme est représenté par les légendes de M. le comte Pocci, par la ''Vie de sainte Cécile'' de M. Guido Goerres, etc… Or, comment ces hardis champions se préparent-ils à la lutte ? Quelles sont leurs armes ? Des armes très inoffensives, des intentions très honnêtes, mais qui serviront peu leur fortune poétique, une simplicité extrême, la résignation la plus humble, un désir de médiocrité presque toujours satisfait, et je ne sais quelle profonde horreur pour l’ombre même de la pensée. La poésie méthodiste fait pénitence pour expier les témérités de M. de Sallet.
 
Ni ces alarmes puériles, ni les acclamations intéressées de l’école ne nous donneront le change. Le succès de M. de Sallet et de M. Schefer ne saurait être de longue durée. On aimera chez M. de Sallet une ame douce et ferme, honnête et sérieuse, un écrivain généreux mort avant l’âge et qui donnait de véritables espérances : on reconnaîtra chez M. Schefer une intelligence élevée, une ame ardente ; mais l’un n’a pas eu le temps d’élever son monument, et nous ne savons pas encore si l’autre abandonnera la voie funeste où il est engagé. Je me défie, je l’avoue, de cette poésie philosophique, car je vois toujours venir les commentateurs subtils, les interprètes alexandrins, les abstracteurs de quintessence dont il est question dans Rabelais. Toutefois, si une telle littérature est possible, si la Muse peut consacrer en de beaux symboles quelque grande doctrine, il semble que ces tentatives soient surtout à leur place en Allemagne, dans un pays où nulle intelligence cultivée n’assiste avec indifférence aux débats de la philosophie. Mais que de difficultés pour réaliser une telle œuvre ! Quelle conviction assurée doit posséder l’artiste ! quelle foi positive en cet idéal qu’il invoque ! et puis, quelle fermeté pour ne point se laisser subjuguer par les programmes officiels ! quelle supériorité ! quelle fière indépendance ! ce ne serait pas trop de l’impassibilité souveraine de Goethe. Hegel eût certainement exigé ces conditions de l’homme qui eût voulu confier à la poésie une traduction libre et vigoureuse de sa pensée. Ce grand esprit, qui avait de l’art une idée si haute, se serait-il reconnu dans les poèmes de M. Schefer ou de M. de Sallet ? On peut affirmer que non. L’auteur de ''l’Evangilel’Évangile des Laïques'' et l’auteur des ''Vigiles'' n’ont eu que les applaudissemens de la jeune école hégélienne ; ce n’est pas tout-à-fait la même chose.