« Revue littéraire - 30 septembre 1843 » : différence entre les versions

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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 4, 1843|[[catégorie:Textes anonymes|*]]| Revue littéraire, 4ème trim. 1843}}
 
::I. – Notice sur M. Guy-Marie Deplace, suivie de sept lettres inédites du comte Joseph de Maistre, par N. F. Z. Collombet.
::II. – Soirées de Rothaval, ou réflexions sur les intempérances philosophiques du comte Joseph de Maistre. (1)
 
Dans l’article sur Joseph de Maistre, inséré le 1er août dernier, il a été parlé d’un savant de Lyon, respectable et modeste, auquel l’illustre auteur du ''Pape'' avait accordé toute sa confiance sans l’avoir jamais vu, qu’il aimait à consulter sur ses ouvrages, et dont, bien souvent, il suivit docilement les avis. Cet homme de bien et de bon conseil, que nous ne nommions pas, venait précisément de mourir le 16 juillet dernier, et aujourd’hui, un écrivain lyonnais, bien connu par ses utiles et honorables travaux, M. Collombet, nous donne une biographie de M. Deplace, c’était le nom du correspondant de M. de Maistre. Les pièces qui y sont produites montrent surabondamment que nous n’avions rien exagéré, et elles ajoutent encore des traits précieux à l’intime connaissance que nous avons essayé de donner du célèbre écrivain.
 
Disons pourtant d’abord que M. Deplace, né à Roanne en 1772, était de ces hommes qui, pour n’avoir jamais voulu quitter le second ou même le troisième rang, n’en apportent que plus de dévouement et de services à la cause qu’ils ont embrassée. Celle de M. Deplace était la cause même, il faut le dire, des doctrines monarchiques et religieuses, entendues comme le faisaient les Bonald et ces chefs premiers du parti : il y demeura fidèle jusqu’au dernier jour. Il appartenait à cette génération que la révolution avait saisie dans sa fleur et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par l’autel. Il fonda une maison d’éducation, forma beaucoup d’élèves, et écrivit des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l’anonyme et seulement pour satisfaire à ce qu’il croyait vrai. Il avait défendu contre la critique d’Hofman des ''Débats'' le beau poème des ''Martyrs'', et plus tard, en 1826, il attaqua M. de Châteaubriand pour son discours sur la liberté de la presse. M. Deplace prêtait souvent sa plume aux idées et aux ouvrages de ses amis ; pour lui, il ne chercha jamais les succès d’amour-propre., et je ne saurais mieux le comparer qu’à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir ''dans les honneurs obscurs de quelque légion'' : c’est le major ou le lieutenant-colonel d’autrefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au régiment. On lui attribue la rédaction des ''Mémoires'' du général Canuel, et même celle du ''Voyage à Jérusalem'' du Père de Géramb. Mais son vrai titre, celui qui l’honorera toujours, est la confiance que lui avait accordée M. de Maistre, et la déférence, aujourd’hui bien constatée, que l’éminent écrivain témoignait pour ses décisions.
 
L’extrait de correspondance qu’on publie porte sur le livre du ''Pape'' et sur celui de l’''Église gallicane'', qui en formait primitivement la Ve partie et que l’auteur avait fini par en détacher. L’avant-propos préliminaire en tête du ''Pape'' est de M. Deplace : « Mais que dites-vous, monsieur, de l’idée qui m’est venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble qu’il introduirait fort bien le livre dans le monde, et qu’il ne ressemblerait point du tout à ces fades avis d’éditeur fabriqués par l’auteur même, et qui font mal au coeur. Le vôtre serait piquant parce qu’il serait vrai. Vous diriez qu’une confiance illimitée a mis entre vos mains l’ouvrage d’un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En évitant tout éloge chargé, qui ne conviendrait ni à vous ni à moi, vous pourriez seulement recommander ses vues et les peines qu’il a prises pour ne pas être trivial dans un sujet usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je n’y tiens qu’autant qu’elle vous agréera pleinement. »
 
Et dans cette même lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on lit : « On ne saurait rien jouter, monsieur, à la sagesse de toutes les observations que vous m’avez adressées, et j’y ai fait droit d’une manière qui a dû vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui ont produit des améliorations sensibles sur chaque point. Quel service n’avez-vous pas rendu au feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur sa personne ? En vérité l’ouvrage est à vous autant qu’à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous jamais il n’aurait vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maistre revient à tout propos sur cette obligation, et d’une manière trop formelle pour qu’on n’y voie qu’un remercîment de civilité ob1igée. Il va, dans une de ses lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangemens pris avec le libraire, jusqu’à offrir à M. Deplace, avec toute la délicatesse dont il est capable, ''un coupon dans le prix qui lui est dû'' : « Si j’y voyais le moindre danger, certainement, monsieur, je ne m’aviserais pas de manquer à un mérite aussi distingué que le vôtre, et un caractère dont je fais tant de cas, en vous faisant une proposition déplacée ; mais, je vous le répète, vous êtes au pied de la lettre ''co-propriétaire'' de l’ouvrage, et en cette qualité vous devez être co-partageant du prix.. » M. Déplace refuse, comme on le pense bien, et d’une manière qui ne permet pas d’insister ; mais les termes mêmes de l’offre peuvent donner la mesure de l’obligation, telle que l’estimait M. de Maistre.
 
En supposant qu’il se l’exagérât un peu, qu’il accordât à son judicieux et savant correspondant un peu trop de valeur et d’action, on aime à voir cette part si largement faite à la critique et au conseil par un esprit si éminent et qui s’est donné pour impérieux. Tant de gens, qui passent plutôt pour éclectiques que pour absolus, se font tous les jours si grosse, sous nos yeux, la part du lion, ''quia nominor leo'', que c’est plaisir de trouver M. de Maistre à ce point libéral et modeste. M. Deplace avait un sens droit, une instruction ecclésiastique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l’état des esprits et des opinions en France sur ces matières ardentes ; il pouvait donner de bons renseignemens à l’éloquent étranger, et tempérer sa fougue là où elle aurait trop choqué, même les amis : ''motos componere fluctus''. Quant à écrire de pareille encre et à colorer avec l’imagination, il ne l’aurait pas su ; mais il y a deux rôles : on a trop supprimé, dans ces derniers temps, le second.
 
Il faudrait pourtant y revenir. C’est pour avoir supprimé ce second rôle, celui du conseiller, du critique sincère et de l’homme de goût à consulter, c’est pour avoir réformé, comme inutiles, l’Aristarque, le Quintilius et le Fontanes, que l’école des modernes novateurs n’a évité aucun de ses défauts. Il y a là-dessus d’excellentes et simples vérités à redire ; j’espère en reparler à loisir quelque jour. Qu’est-il arrivé, et que voyons-nous en effet ? On a lu ses œuvres nouvellement écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré, pour être applaudi, non pour prendre avis et se corriger ; on a posé en principe commode que c’était assez de se corriger d’un ouvrage dans le suivant. M. de Châteaubriand et M. de Maistre n’ont pas fait ainsi : le premier, dans les jeunes œuvres qui ont d’abord fondé sa gloire, a beaucoup dû (et il l’a proclamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit cercle d’amis choisis qu’il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d’une fois, lui ont fait refaire ce qu’on admire à jamais comme les plus accomplis témoignages d’une telle muse. Mais ceci demanderait toute une étude et une considération à part : l’admirable docilité de l’un, la courageuse franchise des autres, offriraient un tableau déjà antique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes consacrés. Aujourd’hui c’est M. de Maistre qui vient y joindre à l’improviste son autorité d’écrivain auquel, certes, la verve n’a pas manqué. Non-seulement pour le fond et pour les faits ; mais pour la forme, il s’inquiétait, il était prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus vrai ce qui, dans une première version, n’était qu’éblouissant. On sait la phrase finale du ''Pape'', dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du ''Panthéon : Je le mettrai en l’air''. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le ''Panthéon'' dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’oeuvre de l’art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n’avait pas échappé au coup d’œil sérieux de M. Deplace, et on voit qu’elle tourmentait un peu l’auteur qui craignait bien d’y avoir introduit une lueur de pensée fausse : « Car certainement, disait-il, le Panthéon est bien à sa place, et nullement en l’air. ». Et il propose diverses leçons, mais je n’insiste que sur l’inquiétude.
 
Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été ''adoucis'' sur le conseil de M. Deplace ; une lettre de M. de Maistre au curé de Saint-Nizier (22 juin 1819) en fait foi : « J’ai toujours prévu que votre ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V (qui est devenu l’ouvrage sur l’''Église gallicane''). Je ferai tous les changemens possibles, mais probablement moins qu’il ne voudrait. A l’égard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d’affaiblir tout ce qui n’affaiblira pas ma cause. Sur la ''Défense de la Déclaration'', je céderai peu, car, ce livre étant un des plus dangereux qu’on ait publiés dans ce genre, je doute qu’on l’ait encore attaqué aussi vigoureusement que je I’ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir ce plaidoyer ? Je n’ignore pas l’espèce de monarchie qu’on accorde en France à Bossuet, mais c’est une raison de l’attaquer plus fortement. Au reste, monsieur l’abbé, nous verrons. Si M. Deplace est longtemps malade ou convalescent, je relirai moi-même ce Ve livre, et je ne manquerai pas de faire disparaître tout ce qui pourrait choquer : J’excepte de ma ''rébellion'' l’article du jansénisme. Il faut ôter aux jansénistes le plaisir de leur donner Bossuet : ''Quanquam o… ! '' »
 
Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits débats toute la vivacité et tout le mordant de ce libre esprit ; ainsi dans une lettre à M. Deplace, du 28 septembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de vos idées à mesure qu’elles me viennent. Dans une de vos précédentes lettres, vous m’exhortiez ''à ne pas me gêner sur les opinions'', mais à respecter les personnes. Soyez bien persuadé, monsieur, que ceci, est une illusion française. Nous en avons tous, et vous m’avez trouvé assez docile en général pour n’être pas scandalisé si je vous dis qu’''on n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes'' (2). Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme dans un autre, il n’y ait beaucoup de vérité dans le proverbe : « A tout seigneur tout honneur'', ajoutons seulement sans ''esclavage''. Or, il est très-certain que vous avez fait en France une douzaine d’apothéoses au moyen desquelles il n’y a plus moyen de raisonner. En faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement ''grands hommes'', on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l’on vous rend un grand service… » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases impertinentes sur les ''myopes''. Il en faut (j’entends de l’''impertinence'' dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » Ceci rentre tout-à-fait dans la manière originale et propre, dans l’entrain de ce grand joûteur, qui disait encore qu’''un peu d’exagération est le mensonge des honnêtes gens''. — A un certain endroit, dans le portrait de quelque hérétique, il avait lâché le mot ''polisson'' ; prenant lui-même les devans et courant après : « C’est un mot que j’ai mis là uniquement pour tenter votre goût, écrivait-il. Vous ne m’en avez rien dit ; cependant des personnes en qui je dois avoir confiance prétendent qu’il ne passera pas, et je le crois de même. » Mais, de ces mots-là, quelques-uns ont passé par manière d’essai, pour ''tenter notre goût'' aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris : nous voilà bien prévenus.
 
Enfin, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M. Collombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce passage de lettre sur l’effet que le livre du ''Pape'' produisit à Rome ; nous avions déjà dit que l’auteur allait plus loin en bien des cas que certains ''Romains'' n’ ! auraient voulu : « (11 décembre 1820) A Rome on n’a point compris cet ouvrage au premier coup d’œil, écrit M. de Maistre ; mais la seconde lecture m’a été tout-à-fait favorable, ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles vues sur le pape ; cependant il faut bien en venir là. » ''Il faut bien'' ! Combien de ces vœux impérieux, de ces ''desiderata'' de M. de Maistre, restent ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l’ont tant courroucé !
 
LES SOIRÉES DE ROTHAVAL, nouvellement publiées à Lyon, ne sont pas un pur hommage à M. de Maistre comme l’écrit de M. Collombet ; ces deux somptueux volumes in-8°, de polémique et de discussion polie, ont pour objet de faire contre-partie et contre-poids au ''Soirées de Saint-Pétersbourg'', à ce beau livre de philosophie élevée et variée duquel l’auteur écrivait : « ''Les Soirées'' sont mon ouvrage chéri ; ''j’y ai versé ma tête'' : ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais. » - Rothaval est un petit hameau dans le département du Rhône, probablement le séjour de l’auteur en été. Le titre de ''Soirées'' n’indique point d’ailleurs ici de conversations ni d’entretiens ; l’auteur est seul, il parle seul et ne soutient son tête-à-tête qu’avec l’adversaire qu’il réfute, et avec ses propres notes et remarques qu’il compile. On peut trouver qu’il a mis du temps à cette réfutation : « Quand le livre de M. Joseph de Maistre parut, j’étais « dit-il, occupé d’un grand travail que je ne pouvais interrompre : je me bornai à recueillir quelques notes, et ce sont ces ilotes que, devenu plus libre, je me suis décidé présenter à non lecteur en leur donnant plus d’étendue. » ''Les Soirées de Saint-Pétersbourg'' ont paru en 1821 ; vingt an et plus d’intervalle entre l’ouvrage et sa réfutation, c’est un peu moins de temps que n’en mit le Père Daniel à réfuter les ''Provinciales''. Nous ne saurions rien de l’auteur anonyme des ''Soirées de Rothaval'', sinon qu’il nous semble un esprit droit, scrupuleux et lent, un homme religieux et instruit ; mais une petite brochure publiée en 1839, et qui a pour titre : ''M. le comte Joseph de Maistre et le Bourreau'', nous indique M. Nolhac, membre associé de l’Académie de Lyon, qui avait lu dès-lors dans une séance publique un chapitre détaché de son ouvrage. Il avait choisi un chapitre à effet, et nous préférons, pour notre compte, la couleur du livre à celle de l’échantillon. Le plus grand reproche qu’on puisse adresser au réfutateur de M. de Maistre, c’est qu’il n’embrasse nulle part l’étendue de son sujet, et qu’il ne le domine du coup d’œil à aucun moment ; il suit pas à pas son auteur et distribue à chaque propos les pièces diverses et notes qu’il a recueillies. Le journaliste Le Clerc, parlant un jour de Passerat et des commentaires un peu prolixes de ce savant sur Properce, je crois, ou sur tout autre poète, dit qu’on voit bien que Passerat avait ramassé dans ses tiroirs toutes sortes de remarques, et qu’en publiant il n’a pas voulu ''perdre ses amas''. – On pourrait dire la même chose de l’ermite de Rothaval : il a voulu ne rien perdre et tout employer. Les auteurs et les autorités les plus disparates se trouvent comme rangés en bataille et sur la même ligue ; M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six vers de ''Marie de Brabant'', non loin de M. Damiron et des Védams. En revanche on doit au patient collecteur, en le feuilletant ; de voir passer sous ses yeux quantité de textes dont quelques-uns nouveaux, assez intéressans et qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines critiquées. Plus d’une fois il a cherché à rétablir au complet, et dans un sens différent, des citations que de Maistre tirait à lui : cette discussion positive a de l’utilité. J’appliquerai donc volontiers à ces notes ce qu’on a dit du volume d’épigrammes : ''Sunt bona, sunt quaedam''…, et je pardonne à toutes en faveur de quelques-unes. Si l’on demandait à l’auteur des conclusions un peu générales, on les trouverait singulièrement disproportionnées à l’appareil qu’il déploie : « J’ai « montré, dit-il en finissant, M. Joseph de Maistre injuste dans sa critique et dépassant presque toujours le but qu’il voulait atteindre, ''parce que, pour ne suivre que les inspirations de la raison, il lui aurait fallu avoir dans l’esprit plus de calme qu’il n’en avait''. » - Ce sont là des ''truisms'', comme disent les Anglais, et il semble que le réfutateur ait voulu infliger cette pénitence à l’impatient et paradoxal de Maistre, de ne pas les lui ménager. A lire les dernières pages des ''Soirées de Rothaval'', je crois voir un homme qui a entendu durant plus de deux heures une discussion vive, animée, étincelante de saillies et même d’invectives, soutenue par le plus intrépide des contradicteurs, et qui, prenant son voisin sous le bras, l’emmène dans l’embrasure d’une croisée, pour lui dire à voix basse : « Vous allez peut-être me juger bien hardi, mais je trouve que cet homme va un peu loin. » - L’épigraphe qui devrait se lire en toutes lettres au frontispice des écrits de M. de Maistre est assurément celle-ci : ''A bon entendeur salut'' ! L’honorable écrivain dont nous parlons ne s’en est pas assez pénétré ; il y aurait matière à le narguer là-dessus. Pourtant., quand je parcours ses judicieuses réserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foulé aux pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient plutôt à l’esprit, et, si j’ai eu tort de l’omettre dans les articles consacrés à l’illustre écrivain, elle trouvera place ici en correctif essentiel et en ''post-scriptum''. De nos jours, les esprits aristocratiques n’ont pas manqué, qui ont cherché à exclure de leur sphère d’intelligence ceux qui n’étaient pas censés capables d’y atteindre : de Maistre, par nature et de race, était ainsi ; les ''doctrinaires'', les esprits distingués qu’on a qualifiés de ce nom, ont pris également sur ce ton les choses, et par nature aussi, ou par système et mot d’ordre d’école, ils n’ont pas moins voulu marquer la limite distincte entre eux et le commun des entendemens. ''Il entend, il comprend'', était le mot de passe, faute de quoi on était exclus à jamais de la sphère supérieure des belles et fines pensées. Eh bien ! non : nul esprit, si élevé qu’il se sente, n’a ce droit de se montrer insolent avec les autres esprits, si bourgeois que ceux-ci puissent paraître, pourvu qu’ils soient bien conformés. Ces humbles allures, un peu pesantes, conduisent pourtant par d’autres chemins ; les objections que le simple bon sens et la réflexion soulèvent, dans ces questions premières, demeurent encore les difficultés définitives et insolubles. Les esprits de feu, les esprits subtils et rapides, vont plus vite ; ils franchissent les intervalles, ils ne s’arrêtent qu’au rêve et à la chimère, si toutefois ils daignent s’y arrêter ; mais, après tout, il est un moment d’épuisement où il faut revenir ; on retombe toujours, on tourne dans un certain cercle, autour d’un petit nombre de solutions qui se tiennent en présence et en échec depuis le commencement. On a coutume de s’étonner que l’esprit humain soit si infini dans ses combinaisons et ses portées ; j’avouerai bien bas que je m’étonne souvent qu’il le soit si peu.
 
 
<small>{{Séparateur}}</small><br />
<small> (1) Deux vol. in-8°, Lyon. </small><br />
<small> (2) Si c’était une illusion française, de respecter les personnes en attaquant les choses, il faut reconnaître qu’elle s’est bien évanouie depuis peu. </small><br />
 
 
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En France, assurément, une fille de seize ans écrivant la première des lettres d’amour à un homme de soixante, et se reprenant, vingt années après pour ce même vieillard de quatre-vingts ans, d’une affection tout aussi exaltée, tout aussi fébrile que le premier jour, nous trouverait incrédules, nous paraîtrait un phénomène monstrueux. Avec le tour rêveur et presque mystique de l’imagination allemande, cela se comprend mieux, surtout si on pense que le héros de ce drame purement platonique et sentimental est, au-delà du Rhin, le roi de toute poésie : c’est nommer Goethe. Rien assurément ne serait moins piquant qu’une pareille correspondance, si elle n’avait pas été réellement écrite, si elle n’était qu’une fantaisie de l’imagination, enfantée après coup dans des vues de vanité littéraire. La réelle existence de ces singulières relations, la sincérité de cet entraînement extatique, l’homme avec ses infirmités disparaissant sous le poète et se transfigurant dans la gloire, aux yeux d’une enfant qui en fait son bien-aimé, son idéal, son dieu, il y a dans tout cela, au contraire, un attrait particulier pour tout lecteur curieux d’étudier le cœur humain dans ses attachemens les plus incompréhensibles ou (pourquoi ne pas dire le mot ?) dans ses maladies les plus étranges. Y aurait-il, par hasard, une intention caustique dans le double sens que notre langue donne au mot ''affection'', et la médecine ici aurait-elle voulu faire une épigramme contre la morale ?
 
Ce n’est pas la première fois, au surplus, que le public français est initié aux étonnantes amours de Goethe. Que Frédérique meure de chagrin, c’est là un dénouement qui me touche, parce qu’il n’est pas commun ; que Lili se console ailleurs, c’est là une fin si ordinaire, qu’elle ne provoque même pas le sourire ; de pareils épisodes n’ont point droit de surprendre dans la biographie de celui qui fut à la fois (cela ne s’exclut pas) le plus grand poète et le plus parfait égoïste de son siècle. Mais il est deux femmes qui ont joué, dans la vie de Goethe, un rôle sinon aussi intime, au moins plus frappant. On se rappelle la liaison subite, profonde, illuminée par tous les éclairs de la passion, qui s’établit entre le jeune Wolfgang et Mme de Stolberg, qu’il n’avait jamais vue, qu’il ne vit jamais, et à qui il envoyait pourtant le journal assidu de sa vie, le secret de ses plus mystérieuses émotions ; on se rappelle le silence de quarante années qui suivit ces premiers rapports, et la lettre éloquente que la comtesse adressa à Goethe comme un avertissement suprême, comme le dernier gage d’une affection que l’âge avait interrompue sans l’éteindre. Les pages spirituelles qui ont été consacrées ici même (1)<ref>Voyez l’article de M. Henri Blaze, dans la ''Revue'' du 1er décembre 1842.</ref> à Mme de Stolberg sont d’une date trop récente pour qu’il soit besoin de retracer, dans ses détails, cette situation de cœur qui n’est pas sans quelque ressemblance avec celle de Mme d’Arnim, dont les lettres paraissent aujourd’hui, traduites en français, sous le titre de ''Goethe et Bettina'' (2)<ref>Deux vol. in-8°, chez Comon, quai Malaquais. </ref>. Seulement, avec Mme de Stolberg, c’est Goethe jeune, prodiguant au dehors sa poésie, enflammé, ivre d’amour, et répandant devant l’autel d’une divinité inconnue cet encens dont la fumée déborde en lui et cherche une issue ; avec Bettina, au contraire, c’est Goethe vieilli glorieux, personnel, immobile, drapé, économe de poésie, s’assimilant comme un trésor celle qui s’échappe du cœur de cette jeune fille ; en un mot, c’est le dieu sur son piédestal, le dieu impassible, vénérant sa propre majesté et acceptant l’adoration d’autrui le culte d’une autre ame comme le plus naturel holocauste.
 
Le recueil des lettres de Bettina et des réponses de Goethe fut publié par Mme d’Arnim elle-même, deux ans après la mort du grand poète, en 1835. Ce livre, qui s’appelait modestement ''Correspondance de Goethe avec une enfant'', fit en Allemagne une sensation profonde, et obtint un succès que les années n’ont pas diminué. Qui s’en étonnerait ? L’ouvrage de Mme d’Arnim rappelait une époque si glorieuse pour la littérature de son pays, il touchait à une mémoire si chère et si illustre, il correspondait si bien aussi à cette poésie rêveuse, à ce naturalisme exalté, à ce goût des pensées errantes et des vagues harmonies dans lesquelles se berce volontiers l’imagination germanique ! L’expérience a prouvé que quelque chose manque à toute œuvre d’art qui, après avoir conquis la gloire à l’étranger, n’a pas été accueillie à la fin et consacrée par le public français. C’est là le dernier baptême, le sceau définitif. L’épreuve sera-t-elle favorable à Bettina ? Il serait difficile de répondre, ou plutôt on peut répondre à la fois oui et non. Oui, si l’on s’attache à ce qu’il y a dans ces pages désordonnées de souffle puissant, de poésie féconde, d’aspirations et d’élans passionnés, de couleur, d’inépuisables images ; non, si l’on considère ce chaos d’amplifications sans suite, ce jargon d’une métaphysique creuse, cette puérile exagération du lyrisme, cette fièvre chaude de la pensée et de la phrase, cette poésie surtout, confuse, noyée, indéfinie, et qui semble une mer sans rivage où les flots se lèvent, retombent, disparaissent a travers une brume éternelle. Mais voyons le livre même.
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En quittant cette littérature si vague et si enivrante, on a besoin de se reposer l’esprit par quelque étude plus calme. Ce sont les Russes, je crois, qui au sortir des chaleurs du bal, vont se plonger dans des bains de neige. Pour ma part, je suis heureux de faire ainsi. Après les éblouissemens de la poésie germanique, l’ombre modeste de l’érudition paraît plus douce. Entrons-y donc sans plus de façon, en compagnie d’un estimable savant italien, M. Michele Amari.
 
Il a paru, il y a environ un an, à Palerme, sous le titre quelque peu vague de ''Un Periodo delle Istorie siciliane del Secolo XIII'', une très remarquable histoire des vêpres siciliennes. L’ouvrage, autorisé d’abord par la censure locale, fut bientôt accueilli dans l’Italie du sud avec une vive sympathie qui ne tarda pas à éveiller les faciles susceptibilités de la police napolitaine. Aujourd’hui, le livre est prohibé dans les états siciliens ; mais l’auteur, qui a demandé à la France ce libre refuge qu’elle accorde si volontiers à la science, vient d’en donner ici même, sous la dénomination plus précise de ''la Guerra de Vespro siciliano'', une édition augmentée, rectifiée (<ref>2 vol. in-8°, chez Baudry, quai Malaquais, 3).</ref>, et à laquelle les richesses manuscrites des Archives et de la Bibliothèque royale ont fourni une autorité et des lumières nouvelles. La domination provençale en Sicile est un chapitre de notre propre histoire : en publiant de nouveau à Paris ce qu’il avait déjà publié à Palerme, il se trouve que M. Aman s’adresse aux vaincus après s’être adressé aux vainqueurs ; ses originales recherches n’en seront pas moins bien accueillies. L’érudition chez nous n’a pas de rancunes nationales. Le livre de M. Amari assigne à la révolution et au massacre de 1282 un caractère et des causes en partie nouveaux. Est-ce effectivement un fait avéré, comme le veulent la plupart des historiens, ou est-ce seulement une fable traditionnelle, comme l’affirme l’auteur de ''la Guerra del Vespro'', que la mystérieuse conspiration de Jean de Procida ? Avant de rien résoudre, il importe de faire connaître les considérations préliminaires sur lesquelles s’appuie l’auteur, les antécédens d’où il part.
 
Le fait qui semble frapper tout d’abord M. Aman, quand il considère dans son ensemble l’histoire de l’Italie au XIIIe siècle, c’est le développement singulier de l’élément démocratique et communal. La politique des papes, on le comprend, ne manqua pas de s’emparer de cet esprit guelfe pour s’en faire une arme contre la domination allemande ; elle n’y manqua pas, surtout quand les envahissemens de la maison impériale se furent étendus sur la Pouille. En Sicile, jusqu’au commencement du XIIIe siècle, l’organisation municipale était très forte, et partant le pouvoir monarchique et aristocratique était limité. Cependant, avec son génie souple, avec son amour contradictoire du despotisme et de la civilisation, Frédéric II bientôt s’essaya au pouvoir absolu. A mesure que les impôts augmentaient, les libertés diminuèrent ; le peuple était mécontent : Rome, dans ses luttes avec Frédéric II, en profita. L’esprit démocratique fut donc habilement soulevé, dans les cités de la Pouille et de la Sicile, par les intrigues du saint-siége, si bien qu’après la mort de Frédéric et de son fils Conrad, on proclama la république à Palerme. Le parti gibelin et aristocratique avait cependant assez de ressources pour disputer la victoire au parti municipal et guelfe. Le courage et l’habileté du fils de l’empereur y suffirent : Mainfroi chassa les armées papales du royaume de Naples et renversa en Sicile ce simulacre d’établissement libéral. Il fallut retomber sous le gouvernement monarchique de la maison de Souabe.
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« si le mauvais gouvernement, qui toujours encourage à la révolte les peuples soumis, n’avait excité Palerme à crier : Meure ! meure ! » il y a loin de là au roman de Procida et à sa conspiration purement dynastique au profit de la lignée souabe. Tous les documens contemporains, soit imprimés, soit manuscrits, ont été lus et relus par M. Amari avec une laborieuse patience, et ce dépouillement établit d’une manière irréfragable que la tradition reçue jusqu’ici n’a été énoncée que par des écrivains de beaucoup postérieurs aux évènemens. L’originalité et l’importance du livre de M. Michele Amari est donc de restituer à l’un des faits les plus populaires de l’histoire du moyen-âge sa place et sa couleur véritable. Il est maintenant évident que Giovanni de Procida n’a pas été un imitateur heureux de Catilina, un précurseur de Rienzi et de Mazaniello : sa conspiration est une fable qui doit aller rejoindre la mendicité de Bélisaire et la louve de Romulus. Encore une fois, il est prouvé, par des textes authentiques, que Procida n’était pas à Palerme lors des vêpres siciliennes.
 
C’est à Voltaire, il est bon de le dire, que revient l’honneur d’avoir le premier deviné la vérité sur ce point. Son sens si net lui faisait aussitôt voir clair dans les faits, sans tous les scrupules d’une érudition méticuleuse. Ici, sa merveilleuse perspicacité ne lui a pas fait défaut. Si, dans les ''Annales de l’Empire'', il raconte les faits sans discussion, ''l’Essai sur les Moeurs'', au contraire, laisse percer son scepticisme ; il ne cache pas que cette histoire ne lui paraît guère vraisemblable. » M. Amari a raison de faire gloire de ce mot à Voltaire ; c’était bien deviner. Voltaire ailleurs a même fait mieux que de deviner ; quoique les textes lui manquassent, il n’a pas craint d’aller jusqu’à l’affirmation dans un de ces mordans pamphlets où il risquait tout : « L’opinion la plus probable, dit-il, est que ce massacre ne fut pas prémédité… Ce fut un mouvement subit dans le peuple (4)<ref>''Des Conspirations contre les peuples'' ; voyez l’édition de Beuchot, t. XLIII, pag. 500. </ref>. » La phrase est piquante ; je ne crois pas que M. Amari l’ait connue. Son livre pourtant n’est qu’une justification longuement motivée du paradoxe de Voltaire. Pour un historien aussi décrié qu ce pauvre Voltaire, les néo-catholiques conviendront que c’était là toucher juste et avoir bonne chance.
 
Charles d’Anjou, comme on l’imagine, ne se tint pas tout d’abord pour battu, essaya de résister. Il eut l’aide du saint-siége, car, si la fédération démocratique des cités siciliennes s’était placée, en se proclamant, sous l’autorité des papes, c’était là un hommage, purement nominal, un simple souvenir de la première forme de république établie, sous l’instigation romaine, après la mort de Frédéric. Or, à cette nouvelle date, la cour pontificale s’était éloignée de sa politique méfiante et cauteleuse contre le roi de Naples, attendu que le nouveau pape, Martin IV, devait précisément son élection aux menées et aux violences, de Charles d’Anjou. Martin était la créature avouée de ce prince, et il employa sa plus active influence pour ramener la Sicile sous le joug. Excommunications, subsides, tout fut mis en œuvre ; ce fut en vain. Les forces de Charles (il avait soixante-dix mille hommes) vinrent se briser devant Messine. Cependant cette attaque, vivement poussée, jeta l’alarme en Sicile et arrêta l’organisation sérieuse du gouvernement démocratique. La noblesse, tout le parti de l’aristocratie, profitèrent de cette agitation pour préparer les voies à une restauration monarchique, au retour de la maison de Souabe. Diverses circonstances favorisèrent ce changement, et, cinq mois aptes la révolution républicaine, Pierre d’Aragon, qui était aussitôt accouru sur les côtes d’Afrique avec une flotte, réussit, par ses intrigues, à se faire nommer roi. C’est du spectacle de cette élection qu’est sortie l’erreur fondamentale de tant d’historiens sur la cause première des vêpres siciliennes. On na pas tenu compte de l’intervalle, on a rapproché ces deux évènemens, et, comme le résultat suprême de la révolution démocratique fut le choix d’un nouveau monarque, on en a fait une révolution dynastique, et on a expliqué cette révolution par une conjuration romanesque dont Procida aurait été le héros. La question de date est ici très importante. Ce qui a fait admettre à Gibbon la prétendue conspiration de Procida, c’est précisément un anachronisme. Gibbon croit que Pierre d’Aragon était en Afrique au moment où les vêpres siciliennes eurent lieu : dans cette hypothèse, l’opinion qu’il adopte est très vraisemblable, et même la seule vraisemblable. Par malheur, sa chronologie est fautive, et M. Amari démontre que ce fut seulement quatre mois plus tard que Pierre quitta l’Espagne.
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Ces objections générales ne font aucunement tort au patriotisme de M. Amari : le patriotisme, au contraire, en est à la fois l’explication et l’excuse. Ceux même qui n’accorderaient pas leur sympathie à l’esprit philosophique qui a guidé l’auteur s’empresseront de reconnaître tout ce qu’il y a d’utiles recherches et de science réelle dans cette vaste exposition de la révolution sicilienne du XIIIe siècle. M. Aman a le mérite d’avoir le premier, par une judicieuse et ferme critique, écarté tous les faits qui ne sont pas fondés sur le témoignage formel des écrivains contemporains et des documens authentiques. Toutes les sources italiennes et latines ont été soigneusement et scrupuleusement épuisées : des notes nombreuses en témoignent au bas de chaque page, et un appendice étendu a été ajouté, qui contient une foule de pièces importantes et inédites qu’ont fournies à l’estimable écrivain les archives et les manuscrits. Il pourrait y avoir plus d’ordre, plus de sobriété, un style plus élégant dans l’ouvrage de M. Amari ; on n’y saurait, en revanche, désirer plus de conscience, plus de résultats nouveaux et frappans. Au roman de la conspiration l’auteur de ''la Guerra del Vespro'' a substitué, par les testes, un ordre de faits inattendus, une vue tout-à-fait nouvelle dont les historiens devront désormais tenir compte. Cette restitution est véritablement importante, et le souvenir en restera attaché au nom de M. Michele Amari.
 
''La Guerra del Vespro'' n’était encore connue qu’en Sicile, lorsque parut en France un livre de MM. Possien et Chantrel, intitulé ''Vêpres siciliennes'' (5)<ref>1 vol. in-8°, chez Debécourt, rue des Saints-Pères. </ref>. A part deux médiocres chapitres empruntés pour le fond à l’abbé Fleury et à l’''Innocent III'' de Hurter, je croyais lire encore M. Amari. Une certaine enluminure néo-catholique, l’éloge à tout prix des papes, me dépaysaient cependant ; puis, dans ''la Guerra del Vespro'', les notes, les citations les témoignages de toute sorte abondaient : ici, au contraire, aucune autorité n’était invoquée, et l’on n’avait qu’un texte net et courant. Comme celui d’Hérodote ou de Tite-Live. C’est à peine, je crois, si quelque obscure compilation d’un faiseur de manuels, M. Émile Le Franc, était invoquée en passant comme une source sérieuse. Le contraste me semblait étrange : le livre était lourd, mal écrit, il s’y rencontrait des fautes de grammaire (''autour'' pour ''alentour'', etc.) ; mais, en revanche, il paraissait renseigné, nourri, savant. En confrontant l’ouvrage de M. Amari avec celui de MM. Possien et Chantrel, tout me fut expliqué, et je reconnus dans le volume français une traduction presque littérale de ''la Guerra del Vespro''. Point de préface, aucune indication sur le titre ; seulement, dans une note perdue, il est dit qu’on suivra « presque pas à pas une histoire qui vient de paraître en italien. Quant au nom même de M. Amari, il n’est prononcé qu’une seule fois, et dans le texte. On vient de lui emprunter, sans y presque changer un mot, tout un long chapitre, et on termine cette traduction impudente en disant : Voici les réflexions de M. Amari, sur ce sujet. « Puis viennent deux pages guillemetées. De cette façon, le lecteur ne se doute pas du plagiat. Traduire, abréger, interpoler, mutiler, gâter un livre, et ensuite signer cette œuvre informe de son propre nom, alors qu’on n’y est même pas pour un sixième, le procédé, on l’avouera, est par trop commode. Il suffit de le dénoncer pour en faire justice. M. Amari a été pillé, dépouillé, puis on l’a battu avec ses propres armes. Quand les néo-catholiques se permirent de falsifier, il y a quelques années, l’''Histoire de la papauté'', ils eurent au moins la pudeur de laisser le nom de M. Ranke sur le titre. Aujourd’hui, un badigeonnage de sacristie, une grossière teinte de religion, ont suffi aux maladroits copistes pour qu’ils se crussent propriétaires du monument. Nous doutons que le public accepte cette mauvaise plaisanterie. Ces messieurs savent un peu trop l’italien et pas assez le français.
 
 
<small>{{Séparateur}}</small><br />
 
<small> (1) Voyez l’article de M. Henri Blaze, dans la ''Revue'' du 1er décembre 1842.</small><br />
 
<small> (2) Deux vol. in-8°, chez Comon, quai Malaquais. </small><br />
 
<small> (3) 2 vol. in-8°, chez Baudry, quai Malaquais, 3.</small><br />
 
<small> (4) ''Des Conspirations contre les peuples'' ; voyez l’édition de Beuchot, t. XLIII, pag. 500. </small><br />
 
<small> (5) 1 vol. in-8°, chez Debécourt, rue des Saints-Pères. </small><br />
 
 
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F. DE LAGENEVAIS.
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/168]]==
 
::I. – Notice sur M. Guy-Marie Deplace, suivie de sept lettres inédites du comte Joseph de Maistre, par N. F. Z. Collombet.
::II. – Soirées de Rothaval, ou réflexions sur les intempérances philosophiques du comte Joseph de Maistre. (1)<ref>Deux vol. in-8°, Lyon. </ref>
 
Dans l’article sur Joseph de Maistre, inséré le 1er août dernier, il a été parlé d’un savant de Lyon, respectable et modeste, auquel l’illustre auteur du ''Pape'' avait accordé toute sa confiance sans l’avoir jamais vu, qu’il aimait à consulter sur ses ouvrages, et dont, bien souvent, il suivit docilement les avis. Cet homme de bien et de bon conseil, que nous ne nommions pas, venait précisément de mourir le 16 juillet dernier, et aujourd’hui, un écrivain lyonnais, bien connu par ses utiles et honorables travaux, M. Collombet, nous donne une biographie de M. Deplace, c’était le nom du correspondant de M. de Maistre. Les pièces qui y sont produites montrent surabondamment que nous n’avions rien exagéré, et elles ajoutent encore des traits précieux à l’intime connaissance que nous avons essayé de donner du célèbre écrivain.
 
Disons pourtant d’abord que M. Deplace, né à Roanne en 1772, était de ces hommes qui, pour n’avoir jamais voulu quitter le second ou même le troisième rang, n’en apportent que plus de dévouement et de services à la cause qu’ils ont embrassée. Celle de M. Deplace était la cause même, il faut le dire, des doctrines monarchiques et religieuses, entendues comme le faisaient les Bonald et ces chefs premiers du parti : il y demeura fidèle jusqu’au dernier jour. Il appartenait à cette génération que la révolution avait saisie dans sa fleur et décimée, mais qui se releva en 1800 pour restaurer la société par l’autel. Il fonda une maison d’éducation, forma beaucoup d’élèves, et écrivit des brochures ou des articles de journaux sous le voile de l’anonyme et seulement pour satisfaire à ce qu’il croyait vrai. Il avait défendu contre la critique d’Hofman des ''Débats'' le beau poème des ''Martyrs'', et plus tard, en 1826, il attaqua M. de Châteaubriand pour son discours sur la liberté de la presse. M. Deplace prêtait souvent sa plume aux idées et aux ouvrages de ses amis ; pour lui, il ne chercha jamais les succès d’amour-propre., et je ne saurais mieux le comparer qu’à ces militaires dévoués qui aiment à vieillir ''dans les honneurs obscurs de quelque légion'' : c’est le major ou le lieutenant-colonel d’autrefois, cheville ouvrière du corps, et qui ne donnait pas son nom au régiment. On lui attribue la rédaction des ''Mémoires'' du général Canuel, et même celle du ''Voyage à Jérusalem'' du Père de Géramb. Mais son vrai titre, celui qui l’honorera toujours, est la confiance que lui avait accordée M. de Maistre, et la déférence, aujourd’hui bien constatée, que l’éminent écrivain témoignait pour ses décisions.
 
L’extrait de correspondance qu’on publie porte sur le livre du ''Pape'' et sur celui de l’''Église gallicane'', qui en formait primitivement la Ve partie et que l’auteur avait fini par en détacher. L’avant-propos préliminaire en tête du ''Pape'' est de M. Deplace : « Mais que dites-vous, monsieur, de l’idée qui m’est venue de voir à la tête du livre un petit avant-propos de vous ? Il me semble qu’il introduirait fort bien le livre dans le monde, et qu’il ne ressemblerait point du tout à ces fades avis d’éditeur fabriqués par l’auteur même, et qui font mal au coeur. Le vôtre serait piquant parce qu’il serait vrai. Vous diriez qu’une confiance illimitée a mis entre vos mains l’ouvrage d’un auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En évitant tout éloge chargé, qui ne conviendrait ni à vous ni à moi, vous pourriez seulement recommander ses vues et les peines qu’il a prises pour ne pas être trivial dans un sujet usé, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si cette idée vous plaît : je n’y tiens qu’autant qu’elle vous agréera pleinement. »
 
Et dans cette même lettre datée de Turin, 19 décembre 1819, on lit : « On ne saurait rien jouter, monsieur, à la sagesse de toutes les observations que vous m’avez adressées, et j’y ai fait droit d’une manière qui a dû vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui ont produit des améliorations sensibles sur chaque point. Quel service n’avez-vous pas rendu au feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur sa personne ? En vérité l’ouvrage est à vous autant qu’à moi, et je vous dois tout, puisque sans vous jamais il n’aurait vu le jour, du moins à son honneur. » M. de Maistre revient à tout propos sur cette obligation, et d’une manière trop formelle pour qu’on n’y voie qu’un remercîment de civilité ob1igée. Il va, dans une de ses lettres (18 septembre 1820), après avoir parlé des arrangemens pris avec le libraire, jusqu’à offrir à M. Deplace, avec toute la délicatesse dont il est capable, ''un coupon dans le prix qui lui est dû'' : « Si j’y voyais le moindre danger, certainement, monsieur, je ne m’aviserais pas de manquer à un mérite aussi distingué que le vôtre, et un caractère dont je fais tant de cas, en vous faisant une proposition déplacée ; mais, je vous le répète, vous êtes au pied de la lettre ''co-propriétaire'' de l’ouvrage, et en cette qualité vous devez être co-partageant du prix.. » M. Déplace refuse, comme on le pense bien, et d’une manière qui ne permet pas d’insister ; mais les termes mêmes de l’offre peuvent donner la mesure de l’obligation, telle que l’estimait M. de Maistre.
 
En supposant qu’il se l’exagérât un peu, qu’il accordât à son judicieux et savant correspondant un peu trop de valeur et d’action, on aime à voir cette part si largement faite à la critique et au conseil par un esprit si éminent et qui s’est donné pour impérieux. Tant de gens, qui passent plutôt pour éclectiques que pour absolus, se font tous les jours si grosse, sous nos yeux, la part du lion, ''quia nominor leo'', que c’est plaisir de trouver M. de Maistre à ce point libéral et modeste. M. Deplace avait un sens droit, une instruction ecclésiastique et théologique fort étendue ; il savait avec précision l’état des esprits et des opinions en France sur ces matières ardentes ; il pouvait donner de bons renseignemens à l’éloquent étranger, et tempérer sa fougue là où elle aurait trop choqué, même les amis : ''motos componere fluctus''. Quant à écrire de pareille encre et à colorer avec l’imagination, il ne l’aurait pas su ; mais il y a deux rôles : on a trop supprimé, dans ces derniers temps, le second.
 
Il faudrait pourtant y revenir. C’est pour avoir supprimé ce second rôle, celui du conseiller, du critique sincère et de l’homme de goût à consulter, c’est pour avoir réformé, comme inutiles, l’Aristarque, le Quintilius et le Fontanes, que l’école des modernes novateurs n’a évité aucun de ses défauts. Il y a là-dessus d’excellentes et simples vérités à redire ; j’espère en reparler à loisir quelque jour. Qu’est-il arrivé, et que voyons-nous en effet ? On a lu ses œuvres nouvellement écloses à ses amis ou soi-disant tels, pour être admiré, pour être applaudi, non pour prendre avis et se corriger ; on a posé en principe commode que c’était assez de se corriger d’un ouvrage dans le suivant. M. de Châteaubriand et M. de Maistre n’ont pas fait ainsi : le premier, dans les jeunes œuvres qui ont d’abord fondé sa gloire, a beaucoup dû (et il l’a proclamé assez souvent) à Fontanes, à Joubert, à un petit cercle d’amis choisis qu’il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d’une fois, lui ont fait refaire ce qu’on admire à jamais comme les plus accomplis témoignages d’une telle muse. Mais ceci demanderait toute une étude et une considération à part : l’admirable docilité de l’un, la courageuse franchise des autres, offriraient un tableau déjà antique, et prêteraient une dernière lumière aux préceptes consacrés. Aujourd’hui c’est M. de Maistre qui vient y joindre à l’improviste son autorité d’écrivain auquel, certes, la verve n’a pas manqué. Non-seulement pour le fond et pour les faits ; mais pour la forme, il s’inquiétait, il était prêt sans cesse à retoucher, à rendre plus solide et plus vrai ce qui, dans une première version, n’était qu’éblouissant. On sait la phrase finale du ''Pape'', dans laquelle il est fait allusion au mot de Michel-Ange parlant du ''Panthéon : Je le mettrai en l’air''. « Quinze siècles, écrit M. de Maistre, avaient passé sur la ville sainte lorsque le génie chrétien, jusqu’à la fin vainqueur du paganisme, osa porter le ''Panthéon'' dans les airs, pour n’en faire que la couronne de son temple fameux, le centre de l’unité catholique, le chef-d’oeuvre de l’art humain, etc., etc. » Cette phrase pompeuse et spécieuse, symbolique, comme nous les aimons tant, n’avait pas échappé au coup d’œil sérieux de M. Deplace, et on voit qu’elle tourmentait un peu l’auteur qui craignait bien d’y avoir introduit une lueur de pensée fausse : « Car certainement, disait-il, le Panthéon est bien à sa place, et nullement en l’air. ». Et il propose diverses leçons, mais je n’insiste que sur l’inquiétude.
 
Nous avions dit que plusieurs passages relatifs à Bossuet avaient été ''adoucis'' sur le conseil de M. Deplace ; une lettre de M. de Maistre au curé de Saint-Nizier (22 juin 1819) en fait foi : « J’ai toujours prévu que votre ami appuierait particulièrement la main sur ce livre V (qui est devenu l’ouvrage sur l’''Église gallicane''). Je ferai tous les changemens possibles, mais probablement moins qu’il ne voudrait. A l’égard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d’affaiblir tout ce qui n’affaiblira pas ma cause. Sur la ''Défense de la Déclaration'', je céderai peu, car, ce livre étant un des plus dangereux qu’on ait publiés dans ce genre, je doute qu’on l’ait encore attaqué aussi vigoureusement que je I’ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir ce plaidoyer ? Je n’ignore pas l’espèce de monarchie qu’on accorde en France à Bossuet, mais c’est une raison de l’attaquer plus fortement. Au reste, monsieur l’abbé, nous verrons. Si M. Deplace est longtemps malade ou convalescent, je relirai moi-même ce Ve livre, et je ne manquerai pas de faire disparaître tout ce qui pourrait choquer : J’excepte de ma ''rébellion'' l’article du jansénisme. Il faut ôter aux jansénistes le plaisir de leur donner Bossuet : ''Quanquam o… ! '' »
 
Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits débats toute la vivacité et tout le mordant de ce libre esprit ; ainsi dans une lettre à M. Deplace, du 28 septembre 1818 : « Je reprends quelques-unes de vos idées à mesure qu’elles me viennent. Dans une de vos précédentes lettres, vous m’exhortiez ''à ne pas me gêner sur les opinions'', mais à respecter les personnes. Soyez bien persuadé, monsieur, que ceci, est une illusion française. Nous en avons tous, et vous m’avez trouvé assez docile en général pour n’être pas scandalisé si je vous dis qu’''on n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes'' (2)<ref>Si c’était une illusion française, de respecter les personnes en attaquant les choses, il faut reconnaître qu’elle s’est bien évanouie depuis peu. </ref>. Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme dans un autre, il n’y ait beaucoup de vérité dans le proverbe : « A tout seigneur tout honneur'', ajoutons seulement sans ''esclavage''. Or, il est très-certain que vous avez fait en France une douzaine d’apothéoses au moyen desquelles il n’y a plus moyen de raisonner. En faisant descendre tous ces dieux de leurs piédestaux pour les déclarer simplement ''grands hommes'', on ne leur fait, je crois, aucun tort, et l’on vous rend un grand service… » Et il ajoutait en post-scriptum : « Je laisse subsister tout exprès quelques phrases impertinentes sur les ''myopes''. Il en faut (j’entends de l’''impertinence'' dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » Ceci rentre tout-à-fait dans la manière originale et propre, dans l’entrain de ce grand joûteur, qui disait encore qu’''un peu d’exagération est le mensonge des honnêtes gens''. — A un certain endroit, dans le portrait de quelque hérétique, il avait lâché le mot ''polisson'' ; prenant lui-même les devans et courant après : « C’est un mot que j’ai mis là uniquement pour tenter votre goût, écrivait-il. Vous ne m’en avez rien dit ; cependant des personnes en qui je dois avoir confiance prétendent qu’il ne passera pas, et je le crois de même. » Mais, de ces mots-là, quelques-uns ont passé par manière d’essai, pour ''tenter notre goût'' aussi, à nous lecteurs français, lecteurs de Paris : nous voilà bien prévenus.
 
Enfin, pour épuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M. Collombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce passage de lettre sur l’effet que le livre du ''Pape'' produisit à Rome ; nous avions déjà dit que l’auteur allait plus loin en bien des cas que certains ''Romains'' n’ ! auraient voulu : « (11 décembre 1820) A Rome on n’a point compris cet ouvrage au premier coup d’œil, écrit M. de Maistre ; mais la seconde lecture m’a été tout-à-fait favorable, ils sont fort ébahis de ce nouveau système et ont peine à comprendre comment on peut proposer à Rome de nouvelles vues sur le pape ; cependant il faut bien en venir là. » ''Il faut bien'' ! Combien de ces vœux impérieux, de ces ''desiderata'' de M. de Maistre, restent ouverts et encore plus inachevés que ceux de Bacon, qui l’ont tant courroucé !
 
LES SOIRÉES DE ROTHAVAL, nouvellement publiées à Lyon, ne sont pas un pur hommage à M. de Maistre comme l’écrit de M. Collombet ; ces deux somptueux volumes in-8°, de polémique et de discussion polie, ont pour objet de faire contre-partie et contre-poids au ''Soirées de Saint-Pétersbourg'', à ce beau livre de philosophie élevée et variée duquel l’auteur écrivait : « ''Les Soirées'' sont mon ouvrage chéri ; ''j’y ai versé ma tête'' : ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais. » - Rothaval est un petit hameau dans le département du Rhône, probablement le séjour de l’auteur en été. Le titre de ''Soirées'' n’indique point d’ailleurs ici de conversations ni d’entretiens ; l’auteur est seul, il parle seul et ne soutient son tête-à-tête qu’avec l’adversaire qu’il réfute, et avec ses propres notes et remarques qu’il compile. On peut trouver qu’il a mis du temps à cette réfutation : « Quand le livre de M. Joseph de Maistre parut, j’étais « dit-il, occupé d’un grand travail que je ne pouvais interrompre : je me bornai à recueillir quelques notes, et ce sont ces ilotes que, devenu plus libre, je me suis décidé présenter à non lecteur en leur donnant plus d’étendue. » ''Les Soirées de Saint-Pétersbourg'' ont paru en 1821 ; vingt an et plus d’intervalle entre l’ouvrage et sa réfutation, c’est un peu moins de temps que n’en mit le Père Daniel à réfuter les ''Provinciales''. Nous ne saurions rien de l’auteur anonyme des ''Soirées de Rothaval'', sinon qu’il nous semble un esprit droit, scrupuleux et lent, un homme religieux et instruit ; mais une petite brochure publiée en 1839, et qui a pour titre : ''M. le comte Joseph de Maistre et le Bourreau'', nous indique M. Nolhac, membre associé de l’Académie de Lyon, qui avait lu dès-lors dans une séance publique un chapitre détaché de son ouvrage. Il avait choisi un chapitre à effet, et nous préférons, pour notre compte, la couleur du livre à celle de l’échantillon. Le plus grand reproche qu’on puisse adresser au réfutateur de M. de Maistre, c’est qu’il n’embrasse nulle part l’étendue de son sujet, et qu’il ne le domine du coup d’œil à aucun moment ; il suit pas à pas son auteur et distribue à chaque propos les pièces diverses et notes qu’il a recueillies. Le journaliste Le Clerc, parlant un jour de Passerat et des commentaires un peu prolixes de ce savant sur Properce, je crois, ou sur tout autre poète, dit qu’on voit bien que Passerat avait ramassé dans ses tiroirs toutes sortes de remarques, et qu’en publiant il n’a pas voulu ''perdre ses amas''. – On pourrait dire la même chose de l’ermite de Rothaval : il a voulu ne rien perdre et tout employer. Les auteurs et les autorités les plus disparates se trouvent comme rangés en bataille et sur la même ligue ; M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six vers de ''Marie de Brabant'', non loin de M. Damiron et des Védams. En revanche on doit au patient collecteur, en le feuilletant ; de voir passer sous ses yeux quantité de textes dont quelques-uns nouveaux, assez intéressans et qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines critiquées. Plus d’une fois il a cherché à rétablir au complet, et dans un sens différent, des citations que de Maistre tirait à lui : cette discussion positive a de l’utilité. J’appliquerai donc volontiers à ces notes ce qu’on a dit du volume d’épigrammes : ''Sunt bona, sunt quaedam''…, et je pardonne à toutes en faveur de quelques-unes. Si l’on demandait à l’auteur des conclusions un peu générales, on les trouverait singulièrement disproportionnées à l’appareil qu’il déploie : « J’ai « montré, dit-il en finissant, M. Joseph de Maistre injuste dans sa critique et dépassant presque toujours le but qu’il voulait atteindre, ''parce que, pour ne suivre que les inspirations de la raison, il lui aurait fallu avoir dans l’esprit plus de calme qu’il n’en avait''. » - Ce sont là des ''truisms'', comme disent les Anglais, et il semble que le réfutateur ait voulu infliger cette pénitence à l’impatient et paradoxal de Maistre, de ne pas les lui ménager. A lire les dernières pages des ''Soirées de Rothaval'', je crois voir un homme qui a entendu durant plus de deux heures une discussion vive, animée, étincelante de saillies et même d’invectives, soutenue par le plus intrépide des contradicteurs, et qui, prenant son voisin sous le bras, l’emmène dans l’embrasure d’une croisée, pour lui dire à voix basse : « Vous allez peut-être me juger bien hardi, mais je trouve que cet homme va un peu loin. » - L’épigraphe qui devrait se lire en toutes lettres au frontispice des écrits de M. de Maistre est assurément celle-ci : ''A bon entendeur salut'' ! L’honorable écrivain dont nous parlons ne s’en est pas assez pénétré ; il y aurait matière à le narguer là-dessus. Pourtant., quand je parcours ses judicieuses réserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foulé aux pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient plutôt à l’esprit, et, si j’ai eu tort de l’omettre dans les articles consacrés à l’illustre écrivain, elle trouvera place ici en correctif essentiel et en ''post-scriptum''. De nos jours, les esprits aristocratiques n’ont pas manqué, qui ont cherché à exclure de leur sphère d’intelligence ceux qui n’étaient pas censés capables d’y atteindre : de Maistre, par nature et de race, était ainsi ; les ''doctrinaires'', les esprits distingués qu’on a qualifiés de ce nom, ont pris également sur ce ton les choses, et par nature aussi, ou par système et mot d’ordre d’école, ils n’ont pas moins voulu marquer la limite distincte entre eux et le commun des entendemens. ''Il entend, il comprend'', était le mot de passe, faute de quoi on était exclus à jamais de la sphère supérieure des belles et fines pensées. Eh bien ! non : nul esprit, si élevé qu’il se sente, n’a ce droit de se montrer insolent avec les autres esprits, si bourgeois que ceux-ci puissent paraître, pourvu qu’ils soient bien conformés. Ces humbles allures, un peu pesantes, conduisent pourtant par d’autres chemins ; les objections que le simple bon sens et la réflexion soulèvent, dans ces questions premières, demeurent encore les difficultés définitives et insolubles. Les esprits de feu, les esprits subtils et rapides, vont plus vite ; ils franchissent les intervalles, ils ne s’arrêtent qu’au rêve et à la chimère, si toutefois ils daignent s’y arrêter ; mais, après tout, il est un moment d’épuisement où il faut revenir ; on retombe toujours, on tourne dans un certain cercle, autour d’un petit nombre de solutions qui se tiennent en présence et en échec depuis le commencement. On a coutume de s’étonner que l’esprit humain soit si infini dans ses combinaisons et ses portées ; j’avouerai bien bas que je m’étonne souvent qu’il le soit si peu.