« L’Heptaméron/La cinquiesme journée » : différence entre les versions

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J'en sçay ung si veritable, dist Dagoucin, que vous prendrez plaisir à l'ouyr. Je vous diray ce que plus facillement rompt une bonne amityé, mes dames: c'est quant la seureté de l'amityé commence à donner lieu au soupson. Car, ainsy que croire en amy est le plus grand honneur que l'on puisse faire, aussy se doubter de luy est le plus grand deshonneur; car, par cela, on l'estime aultre que l'on ne veult qu'il soit, qui est cause de rompre beaucoup de bonnes amityez, et randre les amys ennemys, comme vous verrez par le compte que je vous veulx faire."
 
==__MATCH__:[[Page:Marguerite de Navarre - L’Heptaméron, éd. Lincy & Montaiglon, tome III.djvu/95]]==
 
Quarante septiesme nouvelle
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Deux gentilz hommes vecurent en si parfaicte amytié, qu'exceptée la femme, n'eurent long temps à departir jusques à ce que celuy qui estoit maryé, sans occasion donnée, print soupson sur son compaignon, lequel, par despit de ce qu'il estoit à tort soupsonné, se separa de son amytié et ne cessa jamais qu'il ne l'eut fait coqu.
 
sAuprès du pays du Perche y avoit deux gentilz hommes qui, dès le temps de leur enfance, avoient vescu en si grande et parfaicte amityé, que ce n'estoit que un cueur, que une maison, ung lict, une table et une bource. Ilz vesquirent long temps, continuans ceste parfaicte amityé, sans que jamays il y eut entre eulx deux une volunté ou parolle où l'on peut veoir difference de personnes, tant ilz vivoient non seulement comme deux freres, mais comme ung homme tout seul. L'un de deux se maria; toutefois, pour cela, ne laissa-il à continuer sa bonne amityé et tousjours vivre, avecq son bon compaignon, comme il avoit accoustumé; et, quant ilz estoient en quelque logis estroict, ne laissoit à le faire coucher avecq sa femme et luy: il est vray qu'il estoit au milieu. Leurs biens estoient tous en commung, en sorte que, pour le mariage ne cas qui peut advenir, ne sceut empescher ceste parfaicte amityé; mais, au bout de quelque temps, la felicité de ce monde, qui avecq soy porte une mutabilité, ne peut durer en la maison, qui estoit trop heureuse, car le mary oublia la seureté qu'il avoit à son amy, sans nulle occasion de luy et de sa femme, à laquelle il ne le peut dissimuller, et luy en tint quelques fascheux propos; dont elle fut fort estonnée, car il luy avoit commandé de faire, en toutes ses choses, hors mys une, aussi bonne chere à son compaignon comme à luy, et neanmoins luy defendoit parler à luy, si elle n'estoit en grande compaignye. Ce qu'elle feit entendre au compaignon de son mary, lequel ne la creut pas, sçachant très bien qu'il n'avoit pensé de faire chose dont son compaignon deust estre marry; et aussy, qu'il avoit accoustumé de ne celer rien, luy dist ce qu'il avoit entendu, le priant de ne luy en celler la verité, car il ne vouldroit, en cella ne autre chose, luy donner occasion de rompre l'amityé qu'ilz avoient si longuement entretenue. Le gentil homme marié l'asseura qu'il n'y avoit jamais pensé et que ceulx qui avoient faict ce bruict-là avoient meschantement menty. Son compaignon luy dist: "Je sçay bien que la jalousie est une passion aussi importable comme l'amour; et, quant vous auriez ceste oppinion, fusse de moy-mesmes, je ne vous en donne poinct de tort, car vous ne vous en sçauriez garder; mais, d'une chose qui est en vostre puissance aurois-je occasion de me plaindre, c'est que me voulussiez celer vostre malladie, veu que jamais pensée, passion ne opinion que vous avez eue, ne m'a esté cachée. Pareillement de moy, si j'estois amoureux de vostre femme, vous ne me le devriez poinct imputer à meschanceté, car c'est ung feu que je ne tiens pas en ma main pour en faire ce qu'il me plaist; mais, si je le vous cellois et cherchois de faire congnoistre à vostre femme par demonstrance de mon amityé, je serois le plus meschant compaignon qui oncques fut. De ma part, je vous asseure bien que, combien qu'elle soit honneste et femme de bien, c'est la personne que je veis oncques, encores qu'elle ne fust vostre, où ma fantaisie se donneroit aussy peu. Mais, encores qu'il n'y ait poinct d'occasion, je vous requiers que, si en avez le moindre sentiment de soupson qui puisse estre, que vous le me dictes, à celle fin que je y donne tel ordre que nostre amityé qui a tant duré ne se rompe pour une femme. Car, quant je l'aymerois plus que toutes les choses du monde, si ne parlerois-je jamais à elle, pource que je prefere vostre honneur à tout aultre." Son compaignon lui jura, par tous les grands sermens qui luy fut possible, que jamais n'y avoit pensé, et le pria de faire en sa maison comme il avoit accoustumé. L'autre luy respondit: "Je le feray, mais je vous prie que, après cella, si vous avez oppinion de moy et que le me dissimullez ou que le trouvez mauvais, je ne demeureray jamais en vostre compaignye."
Auprè
=== no match ===
s du pays du Perche y avoit deux gentilz hommes qui, dès le temps de leur enfance, avoient vescu en si grande et parfaicte amityé, que ce n'estoit que un cueur, que une maison, ung lict, une table et une bource. Ilz vesquirent long temps, continuans ceste parfaicte amityé, sans que jamays il y eut entre eulx deux une volunté ou parolle où l'on peut veoir difference de personnes, tant ilz vivoient non seulement comme deux freres, mais comme ung homme tout seul. L'un de deux se maria; toutefois, pour cela, ne laissa-il à continuer sa bonne amityé et tousjours vivre, avecq son bon compaignon, comme il avoit accoustumé; et, quant ilz estoient en quelque logis estroict, ne laissoit à le faire coucher avecq sa femme et luy: il est vray qu'il estoit au milieu. Leurs biens estoient tous en commung, en sorte que, pour le mariage ne cas qui peut advenir, ne sceut empescher ceste parfaicte amityé; mais, au bout de quelque temps, la felicité de ce monde, qui avecq soy porte une mutabilité, ne peut durer en la maison, qui estoit trop heureuse, car le mary oublia la seureté qu'il avoit à son amy, sans nulle occasion de luy et de sa femme, à laquelle il ne le peut dissimuller, et luy en tint quelques fascheux propos; dont elle fut fort estonnée, car il luy avoit commandé de faire, en toutes ses choses, hors mys une, aussi bonne chere à son compaignon comme à luy, et neanmoins luy defendoit parler à luy, si elle n'estoit en grande compaignye. Ce qu'elle feit entendre au compaignon de son mary, lequel ne la creut pas, sçachant très bien qu'il n'avoit pensé de faire chose dont son compaignon deust estre marry; et aussy, qu'il avoit accoustumé de ne celer rien, luy dist ce qu'il avoit entendu, le priant de ne luy en celler la verité, car il ne vouldroit, en cella ne autre chose, luy donner occasion de rompre l'amityé qu'ilz avoient si longuement entretenue. Le gentil homme marié l'asseura qu'il n'y avoit jamais pensé et que ceulx qui avoient faict ce bruict-là avoient meschantement menty. Son compaignon luy dist: "Je sçay bien que la jalousie est une passion aussi importable comme l'amour; et, quant vous auriez ceste oppinion, fusse de moy-mesmes, je ne vous en donne poinct de tort, car vous ne vous en sçauriez garder; mais, d'une chose qui est en vostre puissance aurois-je occasion de me plaindre, c'est que me voulussiez celer vostre malladie, veu que jamais pensée, passion ne opinion que vous avez eue, ne m'a esté cachée. Pareillement de moy, si j'estois amoureux de vostre femme, vous ne me le devriez poinct imputer à meschanceté, car c'est ung feu que je ne tiens pas en ma main pour en faire ce qu'il me plaist; mais, si je le vous cellois et cherchois de faire congnoistre à vostre femme par demonstrance de mon amityé, je serois le plus meschant compaignon qui oncques fut. De ma part, je vous asseure bien que, combien qu'elle soit honneste et femme de bien, c'est la personne que je veis oncques, encores qu'elle ne fust vostre, où ma fantaisie se donneroit aussy peu. Mais, encores qu'il n'y ait poinct d'occasion, je vous requiers que, si en avez le moindre sentiment de soupson qui puisse estre, que vous le me dictes, à celle fin que je y donne tel ordre que nostre amityé qui a tant duré ne se rompe pour une femme. Car, quant je l'aymerois plus que toutes les choses du monde, si ne parlerois-je jamais à elle, pource que je prefere vostre honneur à tout aultre." Son compaignon lui jura, par tous les grands sermens qui luy fut possible, que jamais n'y avoit pensé, et le pria de faire en sa maison comme il avoit accoustumé. L'autre luy respondit: "Je le feray, mais je vous prie que, après cella, si vous avez oppinion de moy et que le me dissimullez ou que le trouvez mauvais, je ne demeureray jamais en vostre compaignye."
 
Au bout de quelque temps qu'ilz vivoient tous deux comme ilz avoient accoustumé, le gentil homme maryé rentra en soupson plus que jamais et commanda à sa femme qu'elle ne lui feit plus le visaige qu'elle lui faisoit; ce qu'elle dist au compaignon de son mary, le priant de luy-mesmes se vouloir abstenir de parler plus à elle, car elle avoit commandement d'en faire autant de luy. Le gentil homme, entendant, par la parolle d'elle et par quelques contenances qu'il voyoit faire à son compaignon, qu'il ne luy avoit pas tenu sa promesse, luy dist en grande collere: "Si vous estes jaloux, mon compaignon, c'est chose naturelle; mais, après les sermens que vous avez faictz, je ne me puis contanter de ce que vous me l'avez tant cellé, car j'ay tousjours pensé qu'il n'y eust entre vostre cueur et le mien ung seul moien ny obstacle; mais, à mon très grand regret et sans qu'il y ayt de ma faulte, je voy le contraire, pource que non seulement vous estes bien fort jaloux de vostre femme et de moy, mais le me voullez couvrir, afin que vostre maladie dure si longuement qu'elle tourne du tout en hayne; et ainsy que l'amour a esté la plus grande que l'on ayt veu de nostre temps, l'inimitié sera la plus mortelle. J'ay faict ce que j'ay peu pour eviter cest inconvenient; mais, puisque vous me soupsonnez si meschant et le contraire de ce que je vous ay tousjours esté, je vous jure et promectz ma foy que je seray tel que vous m'estimez, et ne cesseray jamais jusques ad ce que j'ay eu de vostre femme ce que vous cuydez que j'en pourchasse; et doresnavant gardez-vous de moy, car, puisque le soupson vous a separé de mon amityé, le despit me separera de la vostre." Et, combien que son compaignon lui voulust faire croyre le contraire, si est-ce qu'il n'en creut plus rien, et retira sa part de ses meubles et biens, qui estoient tous en commung; et furent avecq leurs cueurs aussi separez, qu'ilz avoient esté uniz, en sorte que le gentilhomme qui n'estoit poinct marié ne cessa jamais qu'il n'eust faict son compaignon coqu, comme il luy avoit promis.