« Revue littéraire de l’Allemagne — 31 janvier 1843 » : différence entre les versions

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Cette première découverte doit faire pressentir tout ce qu’il y a d’aperçus ingénieux et de merveilleuses révélations dans le livre de M. Gutzkow. Nous ne suivrons pas ce profond observateur dans le cours incessant de ses visites et de ses pérégrinations. Il faudrait des volumes entiers pour commenter dignement les singuliers traits d’esprit qu’il sème dans ses petits livres. Que n’a-t-il pas vu pendant le peu de temps qu’il a employé à connaître Paris ! Il a vu M. J. Janin, et il affirme que le talent de l’auteur de l’''Ane mort'' baisse de jour en jour, et que le critique ne conserve sa place aux ''Débats'' que par ses complaisances pour les propriétaires de ce journal. Il a vu quelques-unes de nos célébrités parlementaires et de nos hommes politiques. « Un jour, dit-il, un jeune professeur français, aujourd’hui conseiller d’état, arriva à Berlin dans le but d’apprendre l’allemand, et je lui donnai des leçons. Je lui expliquai l’Allemagne, et il m’expliqua la France. » La gasconnade hambourgeoise dépasse celle des bords de la Garonne. Le professeur dont il est ici question a trop d’esprit et de bon goût pour se faire expliquer l’Allemagne par un homme tel que M. Gutzkow, et s’il a jamais daigné parler de la France au pamphlétaire allemand, M. Gutzkow a certainement bien mal profité de son honorable entretien.
 
Quoi qu’il en soit de cette fatuité, M. Gutzkow vient réclamer l’appui de son prétendu disciple, et se présente sous son patronage en divers lieux. Il a été conduit chez M. Guizot, qui, après lui avoir d’abord exprimé ses vives sympathies pour l’Allemagne, a voulu le revoir une seconde fois, l’a invité à déjeuner, et lui a expliqué tout son système politique et toute la nullité du système de ses adversaires. M. Gutzkow, profondément touché d’un tel témoignage de confiance, et sans doute charmé aussi du déjeuner, n’a pas assez d’ampleur
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d’ampleur dans la période et de superlatifs dans l’expression pour célébrer les vertus et les éminentes qualités du ministre des affaires étrangères ! C’est seulement dommage qu’une petite phrase tombe comme un sinistre final à la suite de ce concert d’éloges : « M. Guizot, dit-il, méprise les Français. » Nous pensons que cette fois encore M. Gutzkow se laisse aller au plaisir de commettre une nouvelle gasconnade, ou que son ignorance de notre langue aura faussé dans son esprit le sens des paroles qui lui étaient adressées, car nous ne pouvons supposer qu’un long entretien avec M. Guizot puisse inspirer à celui qui y a pris part cette phrase écrite en forme d’axiome : M. Guizot méprise les Français !
 
Quant à MM. Molé et Thiers, qui n’ont point fait l’honneur à M. Gutzkow de lui dérouler leur politique, il les traite avec moins de considération, et ne craint pas de ramasser contre eux des calomnies tombées depuis longtemps devant le mépris public. Il serait puéril de relever de pareilles misères ; ce serait accorder à M. Gutzkow une importance qu’il ne mérite pas. Il faut d’ailleurs reconnaître que les journaux sérieux de l’Allemagne n’ont parlé de son livre que pour le stigmatiser. M. Gutzkow n’a plus le droit de repousser le surnom de ''gamin de la littérature'' qui lui fut décerné dans son pays quand il publia ses premiers romans, et nous ne nous serions pas occupés de cet écrivain, si nous n’avions tenu à faire voir par un exemple récent avec quelle présomption les régens de la jeune presse allemande viennent à nous, avec quelle insolence ils nous jugent.
 
Mais pourquoi nous plaindrions-nous des réquisitoires que les écrivains de la jeune Allemagne élaborent contre nous, lorsque nous les voyons, dans leurs momens de loisir, lancer eux-mêmes le fiel de leur satire contre les cités où ils ont reçu le jour et le sol qui les a nourris ? L’Allemagne n’a jamais eu à subir de plus sanglantes épigrammes que celles qui lui ont été jetées du sein d’une terre étrangère par deux de ses enfans, Boerne et Heine, et à l’heure même où nous écrirons, elle entend de tous côtés, dans ses forums et à ses tribunes, des voix amères qui l’accusent, qui lui reprochent rudement son indolence et sa faiblesse. A Kœnigsberg, un jeune candidat ès-lettres ouvre un cours public d’esthétique. Ce cours est suivi par plus de quatre cents auditeurs, et M. Wasselrode, qui monte en chaire au milieu de cette nombreuse assemblée, se met à railler avec une vive et acerbe ironie les prétentions ridicules et les vices du peuple allemand. S’il veut parler de Munich et de Berlin, « j’aperçois, dit-il, sur le théâtre de ce monde deux villes masquées qui se tiennent bras dessus, bras dessous, et se murmurent à l’oreille avec une coquette confiance leurs petits secrets pour attirer l’attention des autres masques : l’une avec un masque antique, un vêtement grec, veut jouer le rôle d’Athènes, mais elle le joue mal, sous son carton classique, elle boit beaucoup de bière de Bavière, et sous les plis ondulans de la toge grecque, elle fait le signe de la croix et tourne le rosaire entre ses mains. L’autre a une enveloppe mystique et bizarre. Elle porte plusieurs masques et plusieurs costumes, car, de même que le personnage du ''Songe d’une''
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''d’une nuit d’été'', elle veut remplir tous les rôles, celui de Pyrame et de Thisbé, du lion et de la lune. Elle veut être en même temps Athènes, Florence, Jérusalem, et capitale allemande. Une grande raie noire la traverse. Cette raie représente le méridien de l’esprit et de l’intelligence qu’elle s’est approprié pour que la science et l’art mesurent d’après elle leur longitude. Elle es remplie d’une foule tumultueuse : tambours en mouvement, acteurs récitant une tragédie grecque, commissionnaires qui font des jeux de mots, gendarmes, piétistes, savans, danseurs de ballets, et elle aspire à gouverner le monde ! »
 
M. Wasselrode parle ensuite du peuple allemand et le caractérise ainsi : « Voyez ce gros masque à la rude charpente, qui, pressé de tous côtés, froissé, mutilé, supporte tout avec un flegme patient. Essayons de le voir de plus près. Ah ! je le reconnais, c’est notre cher Michel, la meilleure figure qui existe dans le carnaval de la vie, le pauvre bouc émissaire qui a pris sur lui toutes les fautes de l’humanité, et qui reçoit des coups quand les autres peuples se conduisent mal. Quoiqu’il soit doué par la nature du caractère le plus sérieux et le plus moral, le bon Michel est pourtant mis en tutelle pour toute sa vie, de peur qu’il ne se laisse aller à quelque légèreté. Du haut de la chaire, on lui fait de longs discours sur les voluptés effrénées de Sodome et de Gomorrhe, de Babylone et de Ninive ; le pieux Michel se recueille tout repentant, se promet à lui-même de ne point s’abandonner à de tels plaisirs et de se mettre régulièrement au lit chaque soir à dix heures. Si, par hasard, Michel, en buvant un cruchon de bière avec son voisin, a eu le courage de calculer qu’il est assez injuste de lui faire payer un impôt considérable pour l’éclairage des rues, lorsqu’il est bien prouvé que les réverbères ne sont pas allumés pendant les trois quarts de l’année, à l’instant même les feuilles politiques et les historiens conseillers intimes lui retracent les horreurs de la révolution française, et le bon Michel, qui pourrait prouver parfaitement son alibi dans cette révolution ainsi que dans toute autre, baisse les yeux et rougit comme s’il avait pris place dans un club de jacobins, et dîné avec Marat et Robespierre. Si par hasard quelque peuplé s’avise un beau jour de remplacer la lourde coiffure de l’absolutisme par le léger bonnet phrygien, Michel peut être sûr qu’à l’instant même la police lui défendra de porter son chaud et agréable bonnet de nuit en laine, parce que ce bonnet ressemble beaucoup à celui des Grecs.
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Ce livre a été, comme on peut le croire, marqué à l’encre rouge dans toutes les chancelleries, condamné par toutes les censures. On ne peut l’annoncer dans aucun catalogue ni en rendre compte dans aucun journal allemand, et, malgré la surveillance de la police, l’Allemagne en a épuisé en quelques mois trois grandes éditions.
 
Mais, l’Allemagne répète aujourd’hui un hymne bien autrement révolutionnaire. La chanson de Becker dirigée contre la France, honorée par les rois, le peuple allemand la parodie pour injurier ses rois, et elle court de main en main, des rives du fleuve où elle fut inspirée jusque sur les froides plages de l’Oder. On nous l’a montrée à Dresde, on nous l’a chantée à Mannheim. Je la traduis mot pour mot dans sa rude expression : «
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« Nous ne voulons pas l’avoir, le joug maudit de Dieu ; nous ne voulons pas l’avoir, le knout ensanglanté du Russe ; nous ne voulons pas les avoir, ces rois déclamateurs qui démentent aujourd’hui ce qu’ils avaient promis hier.
 
« Nous ne voulons pas les avoir, ces régens du droit divin qui prennent le bon Dieu pour leur contrôleur ; nous ne voulons pas les avoir, ces rois poètes qui bâtissent des glyptothèques et foulent aux pieds la liberté de la presse.
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Dans la sympathie profonde que Tieck éprouvait pour le moyen-âge, il ne l’a pas seulement étudié en Allemagne, il l’a cherché en Angleterre, en France, en Espagne, partout où il trouvait dans une tradition populaire, dans un livre d’art ou de science, une manifestation originale du génie de cette époque. Il s’est passionné pour Calderon et Cervantes, pour les mystères et les fabliaux. Du récit poétique il a passé à la critique ; il a publié sur le théâtre anglais antérieur à Shakspeare une œuvre excellente, pleine de faits curieux pris à leur source même, et d’observations ingénieuses et neuves. Dans son ''Phantasus'', il a mêlé habilement la dissertation philosophique à la nouvelle romanesque. C’est une espèce de ''Décaméron'' sérieux où les gracieuses et coquettes figures de Boccace sont remplacées par de blondes Allemandes au regard mélancolique, où chacun des interlocuteurs a une forme de sentiment à soutenir, une pensée d’art à exprimer, où chaque conte devient le sujet d’une intéressante dissertation.
 
Toute cette longue étude du moyen-âge n’a pas été pour Tieck une tâche systématique entreprise dans le but de se faire un nom et de se donner, aux yeux de ses compatriotes, un caractère d’originalité en s’éloignant de la voie commune pour prendre une route abandonnée. C’est une œuvre de choix et de prédilection qu’il a commencée avec ardeur et poursuivie avec une rare persévérance. Il aime les naïves légendes, les productions tendres et religieuses, les mœurs chevaleresques du moyen-âge pour elles-mêmes, et non point pour la gloire qu’il peut obtenir en les faisant revivre. Il a l’esprit et le cœur tout imprégnés de cette époque, il la dépeint avec charme dans ses livres et ses entretiens. Je n’oublierai jamais le jour où j’allais d’une main timide frapper à sa porte, le jour où il m’accueillait, pèlerin obscur, dans sa demeure de poète, toute pleine de bons livres, ornée d’anciennes gravures et de quelques tableaux. A le voir alors au milieu des siens, avec sa belle et noble physionomie, son sourire mélancolique tempéré par une légère finesse, ses grands yeux bleus profonds et méditatifs, j’éprouvais je ne sais quelle sympathie pleine de respect. J’écoutais en silence chacun de ses récits, et, lorsqu’après l’avoir quitté, j’allais, à quelques pas de sa retraite, errer sur les bords de I’
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Elbel’Elbe ou m’asseoir rêveur sur la terrasse du Brühl, il me semblait que je venais d’entendre un de ces heureux voyageurs dont il est souvent question dans les traditions du Nord, un de ces hommes qu’une main mystérieuse conduit le soir dans la grotte des elfes, et qui reviennent le lendemain en raconter les merveilles à leurs amis étonnés.
 
Tieck a publié une trentaine de nouvelles fort recherchées en Allemagne. Quelques-unes ont été traduites en français et ont eu parmi nous peu de succès. Il est facile d’en comprendre la raison. Ces nouvelles ne sont point du genre de celles qui ont le privilège de nous émouvoir ; ce sont pour la plupart des études psychologiques fines et senties, mais dépourvues d’action. Son roman de ''Sternbald'', qui est sans contredit l’un de ses meilleurs, s’adresse surtout aux artistes. Sa ''Révolte dans les Cévennes'' aurait parmi nous un succès plus général ; malheureusement l’auteur n’en a encore écrit que la première partie. Un de nos journaux a publié, il y a quelques années, la traduction d’une nouvelle de Tieck intitulée ''Le Voyage dans le Bleu'', qui renfermait des attaques assez vives contre plusieurs de nos écrivains. C’est une erreur de l’illustre poète, une erreur qui, à la distance où il se trouve de Paris, et avec les fausses idées que l’Allemagne se fait de notre littérature, nous paraît excusable.