« L’Administration de l’agriculture en France » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m Phe: match
Phe (discussion | contributions)
m split
Ligne 4 :
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/78]]==
 
Si jamais un art a été l’objet de panégyriques, d’encouragemens oratoires, de louanges poétiques, c’est celui de l’agriculture, et depuis la Bible, qui le déclare une création du Très-Haut, jusqu’à Sully, qui y voyait les mamelles de l’état, et jusqu’au XVIIIe siècle, où, en pleine académie, on applaudissait à ''Choiseul agricole'' et à ''Voltaire fermier'', le concert approbateur ne lui a pas manqué. L’agriculture est un peu dans le cas de ces robustes enfans qui nourrissent toute leur famille de leur travail ; les parens en font volontiers l’éloge, tandis qu’ils réservent leur amour et leurs caresses à l’enfant infirme dont la frêle existence est un enchaînement de maladies et de crises. Chez nous, en effet, le robuste enfant est abandonné à la force de sa constitution ; l’enfant frêle et délicat, qui donne des inquiéinquiétudes
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/79]]==
tudes continuelles, dont la vie est sans cesse compromise, l’industrie commerciale et manufacturière, est l’objet de tous les soins ; c’est pour elle que se font les lois, les traités ; on stipule de ses intérêts aux dépens de son frère qui la fait vivre et qui n’obtient que des phrases officielles, encens annuel que l’on croit devoir suffire à sa grossière simplicité.
 
Est-ce la bonne volonté qui manque au gouvernement pour protéger efficacement l’agriculture ? Nous ne lui faisons pas cette injure. Tous nos hommes d’état connaissent l’importance de cet art, tous voudraient lui être utiles. Et comment en serait-il autrement ? La plupart de nos législateurs ne sont-ils pas appelés par des électeurs qui cultivent le sol ? Eux-mêmes ne quittent-ils pas la charrue, ou n’y tiennent-ils pas de près ? Quand le général Bugeaud, un des plus dignes représentans des intérêts agricoles, demanda l’augmentation des fonds d’encouragement, l’opposition qui se manifesta était-elle hostile à l’agriculture ? Eh ! mon Dieu non ! On craignait le mauvais usage que l’on pourrait faire du crédit demandé, on craignait de le voir livré à des mains inexpérimentées qui en feraient la proie de l’intrigue et de la faveur ; mais, si on lui avait donné d’avance une destination utile dans l’intérêt du sol français, la chambre aurait été unanime pour le voter. C’est qu’en effet ce n’est pas la bonne volonté pour l’agriculture qui manque ; c’est sans le savoir qu’on lui fait quelquefois beaucoup de mal, on voudrait toujours lui faire du bien ; seulement, disons-le avec franchise, ce bien, on ne sait pas le faire ; on marche en hésitant, parce qu’on craint de ne pas être dans la bonne route. La première chose dont il se faut préoccuper aujourd’hui, c’est de bien établir les vrais besoins de l’agriculture française, c’est de faire naître la conviction sur l’efficacité des remèdes proposés pour guérir ses maux : cela fait, tout sera facile, parce que tout le monde veut lui être propice.
Ligne 25 :
et qu’après trois générations, chaque Français ne put plus posséder qu’un deux cent quarante-troisième d’hectare, nous devrions partager toutes ces alarmes et adopter, en dépit des principes de justice et d’égalité, en dépit de toutes les résistances, un parti décisif qui fermât le livre d’or de la propriété. Qui ne voit cependant que ce raisonnement a le même défaut que celui de Malthus, très vrai, mathématiquement parlant, mais considérablement modifié et atténué dans l’application ? Sans doute, la possibilité légale de la division à l’infini existe en France ; toutefois, comment use-t-on de cette possibilité ? Le nombre des cotes, et par conséquent celui des propriétaires, augmente chaque année ; mais ce que l’on ne remarque pas, c’est que cette division se fait aux dépens des grandes propriétés, qui se vendent, et non au détriment des petites, qui ne se morcellent pas autant qu’on le pourrait croire. Si, dans le partage des successions de nos paysans, quelques entêtés exigent leur parcelle d’une parcelle, le plus grand nombre comprend très bien le désavantage d’avoir un grand périmètre pour une petite surface, car les lisières des champs sont peu productives. On transige donc ; généralement la parcelle demeure à un seul, et puis le paysan voisin, qui est dans l’aisance, l’achète, l’agglomère à son champ et recompose ce que le partage avait décomposé. Je ne sais pas ce qui se fait dans les pays où la petite propriété est nouvelle et où l’expérience manque encore ; mais dans le mien, où elle date des époques les plus anciennes, et où l’expérience est acquise, la grande propriété se divise, tandis que la petite propriété s’agrandit, et la terre tend ainsi à prendre des proportions moyennes adaptées aux circonstances locales et aux véritables intérêts des possesseurs : limite naturelle qui nous dispense d’en chercher une artificielle dans la loi.
 
Quelle est donc cette limite fixée par la concurrence des propriétaires, et qui doit pleinement nous rassurer, car elle finira par s’établir partout, à moins de supposer le pays tout entier atteint de démence ? Elle est mesurée par le capital disponible pour la culture, capital qui n’est autre chose que ce que possède la moyenne des fermiers et des propriétaires français pour l’appliquer annuellement à la culture du sol. Sans doute, la grande culture bien exploitée, pourvue de capitaux suffisans, est plus productive que la petite culture privée des mêmes ressources. C’est dans cette situation relative qu’elle est envisagée par les Anglais, et ils ont mille fois raison de lancer l’anathème sur ces petites fermes dont les fermiers sont dépourvus de capitaux ; mais aussi la petite culture, avec des moyens suffisans,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/83]]==
suffisans, l’emporte incontestablement sur la grande culture, qui en manque, et c’est ainsi qu’elles luttent en France, ou nous voyons nos petites propriétés florissantes, productives, se vendant à de hauts prix et remboursant leurs acheteurs, et les grandes fermes, couvertes de jachères, exploitées par des cultivateurs malaisés : lutte qui conduit nécessairement à la vente et à la division des grandes propriétés.
Sur deux terres d’égale nature, la rente est proportionnelle au capital d’exploitation. Or, ce capital est divisé en grands lots en Angleterre, et chaque possesseur d’un de ces lots peut cultiver une grande terre ; il est divisé en petits lots en France : chacun de ceux qui en sont nantis ne peut cultiver utilement qu’une petite ferme ; s’il en cultive une grande, ce qui n’arrive que trop souvent, il le fait mal et improductivement. Voilà toute la question selon nous. Ainsi, voulez-vous arrêter le fractionnement du sol, n’en cherchez plus les moyens dans ces lois surannées et impopulaires qui violentent tyranniquement l’exercice du droit de propriété ; mais travaillez à augmenter le capital agricole, facilitez aux cultivateurs les moyens de se le procurer. Or, qui ne sait que jusqu’à présent tout a tendu à concentrer les capitaux disponibles sur d’autres entreprises, et que les bourses des capitalistes ne se sont ouvertes pour l’agriculteur qu’à des conditions qui lui en interdisaient l’usage ? Il y a sans doute de justes causes à cette préférence : le devoir du gouvernement est de les rechercher, de trouver les moyens de rétablir la confiance entre le capitaliste et l’agriculteur. On a proposé, pour atteindre ce but, un assez grand nombre de solutions toutes plus ou moins incomplètes : je me borne à dire que le ministre qui résoudra complètement ce grand problème aura plus fait pour la consolidation de a propriété que celui qui ferait adopter, en dépit du sentiment national, toutes les lois d’aînesse, de substitution et de limitation. Soustraire la charrue à l’usure, égaliser sous le rapport des capitaux la condition du travail agricole à celle des autres industries, c’est le plus grand service qu’un ministre de l’agriculture puisse rendre à son pays.
 
Ligne 65 :
 
Quel bienfait pour l’agriculture du nord comme pour celle du midi si des fléaux naturels qui privent trop souvent le cultivateur du fruit de ses labeurs, on pouvait en éliminer un, le plus redoutable peut-être, si l’on pouvait lui promettre une fraîcheur moyenne de son sol, indépendante des saisons ! Quel est l’agriculteur qui ne bénirait la main qui le dispenserait de s’inquiéter désormais de la marche des vents et de l’absence des nuages, quand ses plantes altérées réclameraient le secours de l’humidité ? C’est donc la France entière qui doit devenir le champ des recherches et des travaux du gouvernement, appelé, par notre organisation sociale et politique, à se mettre à la tête de cette belle opération. Qu’il ne craigne pas de prendre ses modèles chez ces gouvernemens que nous croyons avoir beaucoup dépassés, mais qui ont encore des leçons à nous donner ; ces gouvernemens qui ont fait pulluler les hommes et les richesses sous les climats les plus ardens, ces gouvernemens de l’inde, de l’Égypte, de la Perse, de l’Espagne maure, dont on admire encore les aqueducs, les canaux, les moyens d’irrigation, trop souvent, il est vrai, dans les débris qui en restent ; pays dont la prospérité aurait résisté à la conquête, comme la Chine, si avec l’indépendance n’avaient disparu aussi ces travaux qui leur apportaient la vie. Enfin, que notre gouvernement s’empare des moyens qui font la richesse de cette vallée du Pô, où, sans fabriques, sans commerce, sans industrie, cette richesse renaît sans cesse de ses cendres, dans ce pays, théâtre et victime éternelle des guerres de ses voisins. Voilà une grande œuvre à mettre à côté de nos chemins de fer ; elle reproduira les capitaux qu’ils nous auront coûtés, elle tempérera ce que l’autre a de trop hardi. Le jeune gouvernement de juillet montrera par là que on ardeur peut s’associer à une sage maturité, et que, s’il a beaucoup fait jusqu’ici pour l’industrie, il veut aussi payer sa dette à l’agriculture.
Afin d’accomplir les prodiges que nous appelons de tous nos vœux, il faut le double concours de l’intérêt privé et de celui de l’état ; mais pour que les individus se mettent à l’œuvre, il nous manque une législation qui aplanisse les obstacles qui s’élèvent toujours sous leurs pas ; il faut l’emprunter aux peuples qui ont eu les mêmes besoins que nous. Cette législation des peuples méridionaux nous manque encore ; on voit trop que nos lois sont faites au quarante-huitièhuitième
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/93]]==
me degré de latitude, et que nos pays agricoles les plus riches sont encore au nord de la capitale. Sans cela, nous aurions mis depuis long-temps les travaux destinés à conduire l’eau par l’irrigation au nombre des travaux d’utilité publique, fussent-ils l’œuvre d’un simple particulier. La législation du Milanais accorde à tout individu le droit de conduire l’eau qui lui appartient partout où il le juge convenable, même à travers la propriété d’autrui, pourvu qu’il paie au propriétaire une indemnité proportionnée au terrain emprunté pour le canal ; les jardins et les maisons de campagne sont seuls exceptés de cette mesure. Ces lois sont réunies dans le recueil publié sous Charles V, et intitulé : ''Constitutiones Domini mediolanensis'', etc. La république de Venise admettait le même droit. Les statuts particuliers qui régissaient la principauté d’Orange étaient bien plus larges encore que cette législation : tout canal de dérivation pouvait, sans indemnité, traverser les propriétés voisines pour servir à l’irrigation. On devait par le plus court chemin le passage à l’eau, comme le code civil admet que l’on doit le passage pour le service des propriétés enclavées. Ces deux lois dérivent du même principe. Chacun doit pouvoir parvenir à son champ pour le cultiver, pour l’amender, pour le récolter ; il doit y parvenir par le plus court chemin et le moins dommageable, et, si je puis traverser la terre de mon voisin pour charrier de la marne, par exemple, pourquoi n’en serait-il pas de même de l’eau, qui est aussi un amendement et le principal de tous ? J’entends bien l’objection, c’est que ce droit n’existe que pour les terres enclavées. Mais pourquoi cela ? Parce que celles où l’on aboutit par un chemin n’en ont pas besoin. Ce qui est vrai pour tout ce qui peut se transporter par les moyens ordinaires ne l’est plus quand il s’agit de l’eau, qui n’a qu’une seule direction à suivre, celle de son niveau. Dans ce cas, le champ est toujours isolé, excepté dans la direction de ce niveau ; il est dans la position de champ enclavé, si on lui ferme cette direction. D’ailleurs, outre cette raison d’équité qui veut que, sans porter préjudice à son voisin ou en l’indemnisant de ce préjudice, chacun puisse jouir de ce qui lui appartient, l’intérêt public commande de protéger des entreprises qui tendent à l’amélioration du sol ; il veut que l’on puisse vaincre le caprice du propriétaire qui, en empêchant une dérivation d’eau, stérilise toutes les propriétés inférieures. Aurait-on quelque scrupule de faire intervenir la loi, s’il s’agissait d’une mine placée sous le terrain de ce propriétaire ? En pareil cas, elle autorise l’exploitant à s’y établir, à percer le sol, à le creuser sous la surface, moyennant indemnité,
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/94]]==
pour que la richesse souterraine profite à la société ; et cette autre richesse qui coule à flots sur la surface, que nous voulons solidifier et convertir en or par la culture, cette richesse que nous avons trop méconnue, nous ne pourrions la saisir, parce que l’industrie que nous exerçons s’appelle agriculture et non métallurgie ! Mon frère a proposé un projet de loi fondé sur ce principe dans la conférence agricole de la chambre des députés ; ce projet a été bien accueilli. Les amis de la prospérité du pays regretteront comme moi que, dégoûté de la stérilité de nos débats politiques, il se soit retiré de la députation ; mais ses anciens collègues restés à la chambre ne répudieront pas cet héritage.
Ligne 96 :
est relatif à la conservation du lit des rivières, à celle des rives et à la navigabilité, questions que par une loi on soustrairait au jugement des préfets et des conseils de préfecture pour les soumettre à un ''préfet du fleuve'', afin qu’il trouvât dans les lois antérieures les droits et les pouvoirs qui lui seraient nécessaires. Un conseil de préfecture jugerait les questions contentieuses. Sans cette nouvelle centralisation des intérêts de la navigation et des riverains, que la division par départemens a éparpillés outre mesure en un trop grand nombre de mains, on ne fera rien d’efficace ni de durable. Un corps d’ingénieurs hydrauliciens chargés des travaux compléterait cette organisation. Ces ingénieurs acquerraient l’expérience que leurs fonctions, si diverses dans les départemens, ne leur permettent pas d’atteindre. Ce serait une spécialité dans le corps des ponts-et-chaussées, comme on a reconnu tacitement qu’il fallait en établir une pour les travaux à la mer.
 
Si nous continuons à nous servir de l’expérience de ce qui s’est passé sur le Rhône pour rechercher quelle serait l’organisation la plus convenable à nos rivières, nous trouverons encore que les travaux d’une même rive, exécutés par des syndicats de commune, étaient mal conçus pour la défense générale ; qu’obligés de garantir un seul territoire, ils devenaient plus coûteux, faute de se raccorder avec les travaux supérieurs ; enfin, que les ressources d’un grand nombre de petites communes étant trop faibles, les ouvrages étaient mal construits, surtout mal entretenus, et point surveillés. Le moyen de parer à ces inconvéniens est de faire de grands syndicats, formés de toutes les communes d’une même rive, dans chaque bassin du fleuve. Ces bassins, indiqués par des resserremens successifs de montagnes, comprennent évidemment des territoires solidaires l’un de l’autre, et il est juste que les communes inférieures, garanties par les ouvrages supérieurs, concourent au perfectionnement des travaux. Ces syndicats étendus et riches formeraient une caisse d’assurance mutuelle qui rendrait les malheurs partiels faciles à réparer, sans trop grever la partie qui a souffert et qui travaille dans son intérêt sans doute, mais aussi dans l’intérêt des territoires inférieurs, si les travaux sont conçus dans un bon esprit. On créerait dans chacune de ces sections des gardes de chaussée, on établirait sur les digues des corps-de-garde et des cloches pour annoncer le danger, et enfin la loi réglerait l’obligation, pour les habitans des communes, de se porter au secours des chaussées comme pour le cas d’incendie, avec une sanction pénale de cette obligation. Le décret insuffisant et applicable à
==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/100]]==
à une seule localité, du 15 mai 1813, reconnaissait le besoin de telles dispositions.
 
On peut le voir par ce que nous venons de dire, l’administration de l’agriculture est une des plus vastes et des plus importantes carrières qui puissent s’offrir à la louable ambition d’un homme d’état, et cependant je n’ai pas encore parlé des reboisemens de montagnes, des défrichemens de landes, de l’amélioration de nos races d’animaux, du bon emploi des produits de tous genres et de la première main-d’œuvre, d’où dépend quelquefois toute la valeur de ces produits, de la répartition de l’impôt et des lois de douane considérées soit comme protectrices, soit comme hostiles pour l’agriculture, et enfin des moyens de diriger l’esprit public vers cette base première de la fortune de la France. Qui ne voit le rang que pourrait prendre dans l’état et dans l’opinion un ministre qui imprimerait un vif mouvement à de si grands intérêts, et qui, placé à leur tête, viendrait développer devant les chambres des plans dignes du pays ? Il en serait compris, il en serait appuyé ; elles mettraient à son service toutes les forces qu’il leur demanderait, et il compléterait l’œuvre d’un règne que l’on appréciera mieux un jour que ne le fait l’esprit frondeur des contemporains.