« Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1840 » : différence entre les versions

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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 21, 1840|[[Auteur:Victor de Mars|V. de Mars]]|Chronique de la quinzaine.- 31 janvier 1840}}
 
 
===Lettres politiques : La Chambre et le Ministère===
 
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Nous voici, monsieur, assez loin de l'ouverture de la session pour pouvoir juger le grand débat par lequel s'inaugure chaque année la saison parlementaire. Il était facile, ce semble, d'en pressentir le résultat, et l'on peut affirmer, sans crainte de paraître prophète après coup, que la situation politique ne comportait pas une solution différente. Il suffit, pour s'en convaincre, d'examiner avec quelque soin, et sans parti pris, dans quelles dispositions se sont retrouvés face à face la chambre et le cabinet.
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<references/>
Peu d'évènemens ont rempli l'intervalle des deux sessions; aucun n'a eu un caractère assez décidé pour mettre le ministère du 12 mai en mesure de prendre une couleur politique, en lui enlevant cette physionomie provisoire qu'il avait reçue des circonstances mêmes du sein desquelles il était sorti. Quelques actes maladroits, quelques tentatives imprudentes, dont le cabinet renvoyait la responsabilité à l'un de ses membres en faisant tous ses efforts pour s'en dégager, avaient seuls suscité des irritations et alimenté l'ardeur d'une polémique que l'opinion extérieure n'excitait plus. Le pays en est arrivé à comprendre en effet qu'il y a de la duperie à se préoccuper de noms propres, lorsque ceux-ci n'empruntent plus leur signification à une idée, et ne représentent que des individualités ambitieuses ou des personnalités égoïstes. Le seul résultat moral et utile de la coalition est assurément celui-là, et je le tiens pour acquis. Il existait donc, monsieur, contre le cabinet, des mécontentemens assez nombreux : on estimait tel ministre insuffisant, tel autre malhabile; mais tous ces griefs ne se groupaient point autour d'une pensée commune, et quelque impolitiques que pussent paraître les dispositions relatives au conseil d'état, quelque imprudentes que fussent les tentatives concernant les offices, tout cela ne suffisait pas pour organiser une opposition systématique. Peut-être direz-vous qu'il n'en a pas fallu davantage pour renverser le 15 avril. Je vous concéderai, si vous voulez, qu'il en a fallu moins; mais qu'importe? les temps sont changés; une grande expérience a été faite, et la France n'entend pas la recommencer. Il peut être fâcheux de voir les fruits de cette expérience recueillis par quelques personnages politiques qui, en morale sévère, n'en devraient pas avoir le droit; mais les faits se présentent ainsi, et l'ancienne majorité se résigne à garder un ministère sorti d'une coalition plutôt que d'en essayer une autre pour le renverser.
 
Tel a été le sentiment dominant dans son sein le jour où elle a tenu le sort du cabinet entre ses mains, et où elle a pu mesurer toute la responsabilité qu'elle eût attirée sur elle en brisant un ministère qu'aucune combinaison sérieuse n'était en mesure de remplacer. Il n'est, en effet, douteux pour personne que si une combinaison vraiment grave avait préexisté à la discussion de l'adresse, ce débat n'eût présenté une issue très différente. La chambre ne s'est pas fait illusion sur la portée des bruits répandus à cet égard; elle n'a pas cru à des dispositions qu'on disait sincères, et qui l'étaient peut-être; elle a persisté à reconnaître des incompatibilités d'humeur ou d'ambition, à douter de sacrifices qu'elle serait heureuse de voir consommer, mais que son instinct, plus sûr que toutes les affirmations des couloirs, lui fait envisager comme improbables, sinon comme impossibles. Cette universelle incréance à des rapprochemens dont le moment n'est point arrivé, s'il doit jamais venir, est peut-être ce qui a le plus contribué à les faire échouer, car, pour que de telles négociations réussissent, il faut qu'elles soient énergiquement soutenues par l'opinion. Or, en ce moment, l'opinion ne soutient rien, parce qu'elle n'a foi en rien; elle accepte tout sans amour comme sans haine.
 
Que si nous entrons, monsieur, dans un examen plus étendu des dispositions de chacune des fractions de l'assemblée, il nous sera facile de montrer que le ministère pouvait presque partout compter sur une sorte de neutralité.
 
La gauche subit, sans trop de résistance, un cabinet qu'elle n'oserait concevoir l'espérance de remplacer; elle comprend qu'une crise ministérielle l'éloignerait du pouvoir, loin de l'en rapprocher. Ce n'est pas trop présumer de la sagacité de M. Barrot que de supposer qu'il voit ceci clairement. Le pouvoir, en échappant aux mains du ministère du 12 mai, irait évidemment aux hommes de l'ancienne majorité, qui forment après tout la seule portion compacte de la chambre, et auxquels une alliance conclue, soit avec le chef du centre gauche, soit avec celui de l'ancien centre droit, assurerait une incontestable prépondérance. Un ministère formé par la réunion de l'élément doctrinaire à l'opinion gouvernementale, ou par l'association de M. Thiers aux amis de M. le comte Molé, c'est là une double éventualité que la gauche dynastique, ambitieuse et pressée pour son propre compte, ne saurait envisager sans une vive appréhension : elle sent que sa creuse rhétorique n'agite pas le pays , que les forces vives du parti démocratique l'abandonnent de plus en plus; et, réduite à un bagage de lieux communs sans portée dans le parlement en même temps que sans écho au dehors, elle comprend, qu'une majorité constituée autour d'un ministère définitif lui porterait un coup dont il est difficile de prévoir comment elle parviendrait à se relever. La gauche entend donc maintenir le cabinet, qui lui fait après tout une assez supportable position. Celui-ci repousse, il est vrai, ses quatre cent mille électeurs; mais combien n'a-t-il pas jeté de gâteaux de miel aux agitateurs que vous savez! Combien certains de ses membres ne sont-ils pas empressés de complaire à ces intrépides solliciteurs qui dépensent en petite monnaie d'antichambre leur patriotisme de l'an dernier! Tant qu'à rester dans l'opposition, situation dont on commence à se lasser par pur amour du pays sans doute, mieux vaut en faire contre le 12 mai que contre le 15 avril ressuscité et rajeuni; ainsi raisonne la gauche à laquelle des défections éclatantes viennent révérer chaque jour tout ce qu'il y a dans ses rangs d'ambitions impatientes et de vertus faciles. Ce parti a grandement raison, monsieur, et vous pouvez tenir pour certain que s'il se décide à faire grand bruit à la tribune et dans ses journaux, que s'il attaque le cabinet, ce sera avec des fusils chargés à poudre.
 
Celui-ci rencontrera au centre gauche des adversaires plus sérieux, des passions plus irréconciliables. Il n'y a pas à s'étonner, en effet, qu'un parti parlementaire, qu'on s'était habitué à regarder comme maître de la situation, soit profondément blessé d'une défection qui lui a ôté une grande partie de son importance. Il est tout simple qu'on garde rancune aux lieutenans qui ont quitté l'armée pour passer généraux, selon l'expression d'un spirituel orateur. Dans cette partie de la chambre, la blessure est profonde, les ressentimens sont amers et les antipathies implacables. Là est le noyau d'opposition le plus formidable, quoique le moins nombreux, et si cette opposition ne se manifeste pas dans toute l'âpreté que lui donnent des griefs tout personnels et très légitimes, il faut l'attribuer, d'une part, au tempérament de la chambre, de l'autre à la situation que l'illustre chef du centre gauche s'attache à reprendre dans l'opinion gouvernementale, situation qui impose comme un premier devoir la modération dans la pensée et la mesure dans la conduite.
 
Le parti des anciens 221 reste étranger à ces querelles de famille; et quoique les personnages portés aux affaires par la scission opérée dans les rangs du centre gauche ne soient assurément ni les hommes de ses complaisances, ni ceux de son choix, il ne saurait oublier que son initiative et son insistance ont plus que tout autre motif contribué à cette scission, originairement si difficile. Vous vous rappelez sans doute, monsieur, que ce fut du sein de la réunion Jacqueminot, constituée à l'ouverture de la session dernière, que partirent les propositions dont le premier résultat fut de porter M. Passy au fauteuil, par le concours des 221 et d'une faible partie du centre gauche. Ce jour-là l'œuvre fut consommée, et la formation de l'administration du 12 mai fut la conséquence logique et obligée de ce fait, dont je n'apprécie pas en ce montent la moralité, quant aux personnes, mais dont on ne saurait méconnaître les avantages politiques, il faut bien le dire, en se reportant aux circonstances où la coalition avait placé l'ancien parti conservateur.
 
Il était difficile que des hommes graves et désintéressés se fissent, contre le cabinet du 12 mai, une arme de la défection qu'ils avaient eux-mêmes provoquée ; il était à croire qu'ils sauraient pousser le sacrifice jusqu'au bout en maintenant un contrat sollicité par eux, au mépris de leurs affections et de leurs intérêts personnels. Cet exemple, ils ont su le donner, et le pays doit leur en tenir compte. L'ancienne majorité a estimé plus moral et plus politique d'imposer ses conditions au ministère, que d'user de sa force pour le renverser : ce renversement était parfaitement facile, puisque les boules des deux fractions légitimiste et puritaine auraient fait l'appoint de toute majorité systématiquement hostile; mais il pouvait être sans résultat, et n'était pas sans danger. Dans les prudentes voies où s'est engagé le parti conservateur, il y a, au contraire, garantie pour ses opinions, sécurité pour le pays, et honneur pour lui-même. D'une part, il a sagement évité à la France les périls d'une crise ministérielle, de l'autre il a contraint le ministère à se livrer à lui sans réserve. Telle est, en effet, la position du cabinet sorti de la coalition qu'il ne saurait dire une parole, ou accomplir un acte de nature à blesser l'ancienne majorité, sans signer par cela seul l'arrêt de sa chute immédiate. Les 221 font plus qu'occuper le pouvoir, ils le dominent, et sont en mesure de lui faire des conditions plus sévères que s'ils l'exerçaient eux-mêmes. M. le ministre de l'instruction publique s'est placé le premier, et ses collègues l'ont bientôt suivi sur le terrain dont l'opinion conservatrice ne pouvait les repousser sans se manquer à elle-même. En cela, M. Villemain s'est quelque peu écarté de la ligne de conduite qu'il avait si vivement poursuivie pendant la coalition; mais ce n'est pas à nous de l'en blâmer. La voie où il s'est engagé avec talent et avec courage a décidé des convictions jusqu'alors indécises; il s'est concilié la majorité en n'hésitant point à se rallier à son drapeau. Il était juste que le ministère fit toutes les avances dans ce traité, dont la conséquence n'était rien moins que le maintien de la politique suivie avant lui; à cet égard, il a su accepter de bonne grace toutes les nécessités qui lui étaient faites, et il a scellé l'alliance en se préoccupant moins des intérêts de sa vanité que de ceux de sa position.
 
La réforme électorale est le champ de bataille choisi pour rallier le parti conservateur: autant ce terrain qu'un autre; on peut trouver seulement que la question est trop peu sérieuse, et ne tranche pas assez dans le vif. Quand je dis qu'elle n'est pas sérieuse, on comprend que ce n'est pas en ce qui se rapporte au plan de réforme du comité radical : ici au moins il y a une pensée hardie, une machine formidable dont on mesure la portée; c'est une tentative qui ne va à rien moins qu'à changer l'esprit et les formes du gouvernement. Mais savez-vous quelque chose de plus parfaitement niais que la mesure délibérée par le comité de la gauche constitutionnelle, et imposée par le caprice de quelques journalistes aux hommes politiques de ce parti? Y a-t-il une pensée dont la France se préoccupe moins, connaissez-vous rien de plus dénué d'originalité, de portée politique et de vie populaire? Comment l'honorable M. Barrot n'a-t-il pas compris que toute cette agitation s'opérait au profit d'une autre pensée que la sienne? Comment a-t-il consenti à subir la responsabilité d'une conception bâtarde qui ne rencontre de sympathie dans aucun des grands partis nationaux?
 
Quoi qu'il en soit, si l'opposition a fait une faute immense, le ministère en a profité, et la réforme électorale lui servira à défrayer la session. Des questions plus graves s'élèveront sans doute, et au premier rang je place celles qui tiennent à nos relations diplomatiques, que l'hostilité d'une grande puissance et la froideur d'une autre compromettent de plus en plus. Les propositions itérativement adressées par la Russie à l'Angleterre, l'accueil qui leur serait fait par la majorité du cabinet britannique, la réserve de l'Autriche, qui, tout en reconnaissant la justice de nos prétentions et la sagesse de notre plan dans la question orientale, se refuse à le seconder, tout cela prépare pour l'avenir des péripéties bien inattendues au dedans comme au dehors.
 
On ne saurait se dissimuler que ce côté de la question acquiert d'heure en heure plus de gravité, et que si l'évènement éclate, il emportera un ministère trop faiblement constitué pour puiser un accroissement de force dans cette épreuve décisive.
 
J'ai raisonné d'abord en ne tenant compte que des dispositions de la chambre, et je crois les avoir exposées dans toute leur vérité. Livrée à ses impulsions seules, la chambre supportera le cabinet et ne fera rien ou presque rien pour le renverser; mais si au lieu d'un horizon pâle et terne, un prochain avenir nous prépare un ciel orageux, qui pourrait douter qu'elle ne se sentît soudain placée en présence de devoirs tout nouveaux? Un cabinet sous l'administration duquel se serait consommé l'acte le plus inattendu aussi bien que le plus fatal à la France, un cabinet qui, dans la plus importante négociation entamée depuis 1830, se verrait contraint de rappeler brusquement nos ambassadeurs des deux principales résidences diplomatiques, et qui viendrait au sein du parlement notifier un traité qu'il se serait montré impuissant à prévenir, ce serait là une impossibilité devant le bon sens comme devant l'honneur national.
 
Ce jour-là, de grands devoirs commenceraient pour tous les hommes politiques, et à la manière dont ils sauraient les remplir, l'Europe jugerait en dernier ressort de notre force et de la vitalité même de nos institutions. Le respect pour la France, si ce n'est le respect pour soi-même, suspendrait au moins dans ce jour décisif les querelles de vanité et les questions de préséance, et l'on saurait bien faire quelques sacrifices au pays, à l'instant où il s'agirait pour lui d'être ou de n'être pas.
 
Ce n'est pas qu'il y ait trop à s'effrayer de l'isolement qui nous serait imposé par deux ambitions rivales momentanément réunies.
 
L'immoralité même de cette alliance nous donnerait en Europe une force considérable; elle nous doterait de celle qui appartient toujours au droit, et nous serions à la fois puissance révolutionnaire par le souvenir ineffaçable de notre origine, et puissance modératrice par la position même qui nous serait faite. Nous pourrions utiliser au dehors toute l'énergie du principe qui est en nous, sans inquiéter l'opinion européenne en nous montrant ambitieux, et nous serions agressifs par la contagion de nos idées tout en conservant une position défensive et en protégeant l'indépendance des peuples. Que de perspectives nouvelles une telle politique ouvrirait devant nous, que de sympathies à exploiter, quelles terribles facilités pour se faire craindre des gouvernemens sans se faire redouter des peuples! Mettre en œuvre cette double puissance de la révolution et du bon droit, remuer jusqu'au fond de l'Asie les haines accumulées par l'oppression séculaire de deux peuples dominateurs, se préparer en Amérique des alliances maritimes, reprocher aux puissances allemandes le rôle honteux qu'elles subissent, et les menacer, si elles n'en changent, de ce drapeau qui représenterait moins désormais la conquête territoriale que celle de la liberté constitutionnelle : c'est là un rôle assez grand pour être accepté avec une pleine confiance. Le cas échéant, le cabinet de M. le maréchal Soult jugera si ce programme est à sa taille!
 
Peut-être, monsieur, la tribune et la presse vont-elles se trouver dans le cas de débattre bientôt ces hautes et brûlantes questions, entre lesquelles un changement de ministère serait assurément la moindre de toutes ; peut-être aussi l'alarme est-elle prématurée, et la session reprendra-t-elle son cours naturel. Dans ce cas, on doit s'attendre à voir se prolonger une situation qu'aucune des grandes fractions de la chambre n'a un intérêt très prononcé à changer. On voudra peut-être maintenir une transaction qui ne compromet pas l'avenir et contribue indirectement à le préparer.
 
Mais la victoire obtenue sur le terrain politique sera chaque jour compromise dans les questions de détail que doit soulever une session laborieuse, car le ministère sait sans doute mieux que personne que, s'il a à peu près conquis l'adhésion silencieuse de la majorité, il n'a pas acquis pour cela la sympathie individuelle de tous ses membres; il n'est point assez fort dans la chambre pour arrêter l'essor des rancunes privées ou des pensées excentriques qui viendront sans nul scrupule à l'encontre de ses combinaisons administratives et financières. Or, il n'a jamais été débattu, depuis l'origine du gouvernement représentatif en France, de questions administratives et économiques d'une solution plus ardue que celles qui résultent des projets de lois sur la conversion de la rente, le renouvellement du privilège de la Banque, l'indemnité réclamée pour le sucre indigène, le système des retraites, la réorganisation du conseil d'état et la liberté de l'enseigneraient secondaire. Dans la disposition actuelle des esprits, avec le fractionnement et l'indiscipline de toutes les opinions, il est impossible qu'en face de tels problèmes des échecs nombreux ne signalent pas la campagne qui vient de s'ouvrir. Si ces échecs ne sont pas une cause de mort, ils amoindriront de plus en plus un corps déjà bien faible par lui-même; ils inciteront à poser le problème de savoir si un cabinet dépourvu des principales influences parlementaires et d'une haute direction politique peut fonctionner régulièrement, quelle que soit la valeur incontestée de plusieurs d'entre ses membres. Ce problème ressort de l'esprit même du gouvernement représentatif : les circonstances peuvent retarder sa solution, mais rien ne saurait faire qu'il ne soit incessamment posé.
 
Gouverner par l'ascendant de la parole et de la renommée, agir en vertu d'une pensée qui vous soit propre et dont vous soyez en mesure de défendre la responsabilité, ce sont là, ce me semble, monsieur, les premières conditions de ce gouvernement parlementaire que la France s'est décidée, pour parler le langage de l'adresse, à chercher à travers tous les hasards d'une révolution. Mais en proclamant ces principes, ne dissimulons pas les faits et soyons justes pour tout le monde. Reconnaissons qu'il n'y a pas moins en ceci de la faute de la chambre que de celle du cabinet, et qu'il est au moins difficile d'organiser un gouvernement dans des conditions normales et permanentes, lorsqu'il y a si peu d'hommes politiques groupés autour d'un centre commun. Quel est le personnage éminent dont le nom servît de lien à une majorité compacte, quel est celui qui n'écarterait pas des suffrages au lieu d'en rallier? A cet égard il faut bien reconnaître que le ministère exprime une mauvaise situation sans en être précisément la cause, et qu'il subit l'empire de circonstances auxquelles il serait difficile à tout autre de se dérober. Réunir une majorité, la grouper autour d'idées nouvelles et fécondes, si faire se peut, associer des hommes nouveaux aux influences anciennes, préparer enfin l'avenir sans compromettre le présent, tel sera le programme de cette session, dont j'aurai soin comme la ''Revue'' l'a déjà fait pour les sessions antérieures, d'esquisser pour vos lecteurs les phases principales, avec le désintéressement d'un spectateur qui ne voit que de la galerie, mais qui croit voir juste.
 
 
===Revue littéraire===
 
Il est fort question depuis quelque temps des comédies qu'on ne joue pas, et même de celles qu'on joue à peine. Les feuilletons spirituels abondent; on livre des combats pour et contre; on en cause partout durant huit jours : ce sont des succès qui rappellent les beaux salons littéraires dans leurs plus élégans loisirs. La pièce de M. Walewski, qui a fait tant de bruit hors de la scène et tant de chuchoteries dans la salle, vient de paraître avec préface et dédicace. Nous venons de la lire à tête reposée, et de tâcher de nous former un avis sur cette œuvre controversée, qui résume l'observation de ''plusieurs années que l'auteur a données au mouvement du monde''. Mais, dès le premier mot à dire, nous nous sentons arrêtés par un scrupule. Sommes-nous, ou non, des critiques ''bien placés'' pour juger de la pièce? Prenons garde de ressembler à notre tour à ceux qui ''ont voulu décider en des matières où ils n'étaient pas tout-à-fait compétens''. Ce sont là les termes que l'auteur de la comédie sème à chaque page de cette préface, qui vient bien après une dédicace à Victor Hugo; car elle est cavalière et de cette école autocratique, avec un certain parfum singulier d'auteur de qualité et d'homme du monde qui veut bien condescendre aux lettres. Qu'est-ce à dire que tout cela? M. Walewski est un excellent gentilhomme qui, pour faire dans le monde un personnage plus considérable, a acquis un journal et l'a dirigé; qui, pour compléter et rehausser encore ce rôle à demi littéraire, a songé à la scène française, et s'y est risqué. M. Walewski est dans le cas de nous tous, journalistes et littérateurs par goût, par convenances (qu'il le sache bien, car en bonne compagnie les nécessités même s'appellent des convenances), littérateurs à nos momens perdus (et nous en perdons beaucoup); il ne faut pas qu'il s'imagine que nous soyons plus contraints au métier que lui; nous sommes tous des amateurs, et il est étrangement venu à nous dire : « La presse qui semblait devoir, au moins par générosité, accueillir avec indulgence un homme du monde et lui faire les honneurs de la république des lettres, la presse, c'est-à-dire une partie de la presse, s'est montrée peu courtoise. » La presse ne devait et ne doit rien à M. Walewski que de le juger comme un de ses pairs, et, depuis sa préface, comme un de ses pairs qui laisse trop voir la peur maladroite d'avoir dérogé.
 
De la dédicace et de la préface il résulte que l'auteur a reçu force complimens et cartes de visite pour sa pièce : avant la représentation, c'était ''le suffrage'' (je copie textuellement) ''des hommes les plus éminens dans le monde littéraire, dans le monde politique et dans le monde social''; depuis la représentation et pour contrecarrer les impertinences qu'en ont dites des critiques ''mal placés'', «les juges réels de la pièce, ceux qui vivent parmi les choses et qui les voient, viennent tour à tour, auprès de l'auteur, s'inscrire en témoignage et lui apporter leur formelle adhésion.» Le moyen, maintenant, de refuser cette adhésion formelle et de prétendre à passer pour un juge!
 
Une chose entre mille a frappé M. Walewski depuis qu'il observe le monde, c'est le danger, dit-il, auquel se trouve exposée une jeune femme qui, jetée sans défense parmi les médisances des salons, peut voir, dès le premier pas, sa réputation compromise et son avenir perdu : il en a fait le sujet de sa pièce. Une autre chose l'aurait pu frapper aussi, ce me semble, c'est le danger d'illusion et le travers auquel se trouve exposé un galant homme qui, jeté, jeune et riche, au milieu de l'éclat et des politesses du monde, et s'avisant un beau jour de s'y vouloir faire une réputation d'auteur, se met à croire à tous les complimens qui lui arrivent, et aux cartes de visites sur lesquelles on lui crayonne des ''bravos''. Il aurait pu en faire le sujet de sa préface, et l'aurait rendue moins hautaine et moins naïve, mais plus amusante.
 
J'admire et je vénère le talent d'un illustre poète, je crois aux grandes qualités de son cœur; mais le cœur humain est là aussi, et je me risquerai à dire qu'une pièce de théâtre qui lui fera motiver au crayon un si chaleureux bravo, sera celle qui n'inquiétera jamais sa gloire. L'auteur de ''l'École du Monde'', de cette pièce si ''usagée'', en est-il donc à ne pas savoir encore cela? - Il, est vrai que c'est le cœur des littérateurs qui est fait ainsi; celui des gens du monde l'est tout autrement.
 
La comédie de ''l'École du Monde'' est assez agréable à la lecture; elle n'a rien qui choque; on ne laisse pas de s'intéresser à Émilie; les autres caractères y sont assez bien esquissés; on n'y manque pas aux usages; il y a dans le dialogue de la correction, une certaine élégance, quelques traits spirituels. L'auteur se plaint qu'on l'ait traité en ''novateur''; il ne l'est pas le moins du monde, et il n'a pas là-dessus à se justifier. On lui a contesté encore la vérité des mœurs qu'il s'est piqué de rendre et l'espèce de haute société où il s'est voulu tenir. C'est M. Janin, dans les très spirituels feuilletons qui récidivent depuis quelque temps sous sa plume de plus en plus heureuse, c'est lui qui a intenté et soutenu l'accusation. Le grand monde, l'espèce de grand monde où s'est confiné M. Walewski, existe-t-il dans cette pureté au milieu de nous, ou n'est-il qu'une convention scénique?
 
La question, s'il m'est permis d'intervenir en si grave controverse, n'est pas là à mon sens. M. Janin, dans ses feuilletons sur la pièce de M. Walewski, a contesté la réalité de ce grand beau monde, comme dans sa lettre sur ''l'École cles Journalistes'' il avait contesté la réalité du vilain monde des journaux. Je crois que l'un et l'autre existent plus qu'il ne l'a dit, et lui-même il le sait aussi bien que moi. Mais que fait M. Janin, quand il a un feuilleton à écrire? Il considère son sujet en plein, sans tant de façon, rondement; il voit ce qu'il en peut faire avec esprit, avec verve, avec bon sens à travers; son parti pris, il va; il s'agit, avant tout, que son feuilleton ait vie, qu'il se meuve, qu'il amuse; son feuilleton, c'est sa pièce à lui, il faut qu'elle réussisse; il ne l'écrit pas ce feuilleton, il le joue. Le plus ou moins de vrai et de réel dans le détail, que lui importe? S'il a mis le doigt au milieu sur une idée juste et jaillissante, cela lui suffit. Il pousse au bout et il a gagné son jeu. Eh bien ! pour nous en tenir à M. Walewski, l'essentiel reproche à lui adresser, c'est de n'avoir pas fait en grand, avec son sujet, précisément comme M. Janin fait avec son feuilleton. Le mouvement dramatique, comique, voilà ce qui lui a surtout manqué. En petit comme en grand, ne l'a pas qui veut. Dampré est vrai, je le crois volontiers; nous savons tous une quantité de Dampré qui ne sont occupés, en effet, qu'à ce genre de séduction et à tendre leurs filets soir et matin. C'est le Valmont des ''Liaisons dangereuses'', un peu moins sensuel et moins pressé d'arriver, c'est le don Juan, plus civilisé et sans trop d'esclandre. Mais il ne s'agit pas de savoir si Dampré et la duchesse, et chacun des personnages pris un à un, et trait pour trait, peuvent être plus ou moins des copies d'un certain monde réel ; il s'agit de savoir si tout cet ensemble est comique, intéressant, saisissant. Vous seriez La Bruyère et vous peindriez Onuphre (lequel est une critique pointilleuse et un contre-pied de Tartuffe (1)) que vous n'en seriez pas plus comique à la scène pour cela. Il y a une manière pleine, franche et sensée de prendre les choses (même finement observées en détail) et de les confondre un peu en les ''créant'', qui est le vrai procédé et le vrai mouvement dramatique.
 
Le monde est plein de détails plus ou moins piquans à noter, à relever entre soi, mais qui ne sont matière à drame ni à comédie. Le monde restreint, choisi par M. Walewski pour les évolutions de son œuvre, peut exister quelque part, et il existe plus ou moins; mais il n'offre guère rien que de glacé. M. Walewski, en voulant y être fidèle de ton, a précisément compromis sa pièce; quand Molière a voulu faire rire aux dépens des ''précieuses'', il a eu grand soin de charger. D'ailleurs, les restes de l'hôtel Rambouillet étaient encore menaçans du temps de Molière, et voilà pourquoi il en voulait, avant tout, déblayer la scène, afin d'y établir son franc-parler. Ici, rien de moins menaçant pour le gros du public que ce coin de monde de Dampré, de la duchesse et du commandeur : n'étant ni plus menaçant ni plus amusant qu'il ne l'est, il n'y avait nulle urgence de s'en occuper.
 
De cette objection générale sur le peu de vérité scénique, si l'on passait à la vérité réelle, et, pour ainsi dire, biographique des personnages, il y aurait beaucoup à dire. Il est faux, par exemple, que Dampré ait pu attendre si longtemps pour s'expliquer avec Émilie; avec ces sortes d'assiégeans, les années entières ne se passent pas dans des manœuvres si discrètes et si respectueuses. Cet hiver de retraite d'Émilie, pendant la maladie du général, était une trop belle occasion pour que Dampré la manquât. Ce retard admis, la scène dans laquelle le fat se démasque, l'impudence qui lui fait tirer argument de son tort même et de son manége prolongé près de la femme compromise, pour en arracher un succès, la menace misérable qui termine, tout cela est vrai, bien vu, animé : « C'est la seule scène de la pièce, » disait à côté de moi une femme.
 
Les scènes ''assises'', dont il a été tant question, sont clairsemées de petits traits, de petites épigrammes anecdotiques qui ne seraient piquantes que si on en savait les personnalités, et qui ne peuvent, dans aucun cas, passer pour plaisantes. Nulle verve, nulle saillie, ni imprévu de détail; toutes les surfaces semblent exactement frottées et polies. La plus grande invraisemblance dans une pièce si exacte d'étiquette est cette lettre remise à Dampré en pleine soirée chez la marquise, et décachetée devant tout le monde. Et que deviendrait la mince action de la pièce sans cela?
 
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<small>(1) La Motte le premier l'a très bien remarqué : « Molière est à la vérité un grand peintre, mais il lui est échappé de faux portraits. On peut voir dans La Bruyère un tableau de l’''Hypocrite'', où il commence toujours par effacer un trait du ''Tartuffe'' et ensuite en ''recouche'' un tout contraire. »</small><br />
 
 
M. Victor Hugo, à qui ''l'École du Monde'' est dédiée, prépare, nous assure-t-on, un nouveau recueil de poésies, qui suivra de près le résultat de la prochaine élection académique. Tout fait espérer que le retard apporté à cette élection aura été favorable au poète dans l'esprit de plusieurs académiciens, auxquels il ne manquait que de laisser tomber d'anciennes préventions et de le mieux connaître. La seconde place vacante à l'Académie par la mort de M. l'archevêque de Paris a suscité jusqu'ici peu de compétiteurs : il semble qu'on ait senti qu'une haute décence venait ici se mêler à la littérature et la dominer en quelque sorte, pour restreindre les choix. M. Molé paraît indiqué dans l'opinion comme le plus convenablement placé pour hériter de ce fauteuil, qui a gardé un je ne sais quoi imposant. Nous n'avons pas besoin de renouveler ici l'expression de nos vœux et de notre entière sympathie pour ce noble esprit, judicieux, élégant, ami des lettres, nourri par elles de bonne heure, et l'ayant prouvé par deux ouvrages que ses ''Mémoires'', dès long-temps écrits, devront un jour couronner. M. Molé nous paraît offrir en lui véritablement cet heureux ensemble de considération personnelle, de politesse, de bon goût et de bon langage, qui désigne et qui, pour ainsi dire, définit avec une bienséance parfaite un membre de l'Académie française.
 
Les divers ''on dit'' littéraires et politiques, les propos courans sur les personnes et les choses sont devenus depuis quelque temps matière à des publications légères, périodiques, qui, sous cette forme nouvelle, ont assez réussi pour qu'on s'en occupe en passant et qu'on en relève l'espèce d'influence commençante. Il s'agit des ''Guêpes'' de M. Alphonse Karr, qui en sont à leur quatrième livraison du 1er février. Dans les trois premières, l'auteur a su amuser avec malice sans être par trop méchant. Qu'il y prenne garde pourtant : l'écueil est là. Il est difficile en ce métier de persévérer sans passer outre; on ne pique pas ''au premier sang'', aussi long-temps qu'on veut, et il vient un moment où l'action l'emporte et où l'on ne calcule plus. M. Karr a eu l'idée de dire dans ses ''Guêpes'' ce qu'on ne lui laisserait dire dans aucun journal, car tout journal a son genre de vérités particulières à l'usage des rédacteurs et des abonnés. Mais ce n'est pas tel ou tel journal qui a seulement ce genre de vérités restreintes, c'est la société elle-même qui ne peut jamais entendre qu'une portion de vérités, et, dès qu'on en est avec elle aux personnes, cette limite est bien vite atteinte. M. Karr a-t-il été toujours vrai dans ce qu'il a dit jusqu'ici? S'il n'a guère pour son compte d'animosités bien vives, n'a-t-il pas eu déjà ses complaisances? Et qu'est-ce que des ''Guêpes'' parfois complaisantes? Nous n'en voulons que tirer une conclusion, c'est que, si isolé qu'on se fasse, si désintéressé de tout et si moqueur absolu, on tient toujours à quelque chose ou à quelqu'un, ce qui est heureux, mais ce qui gêne le métier. Je concevrais plutôt encore une indignation réelle, sincère, ardente, souvent injuste, une vraie ''Némésis''; mais ces guêpes, si acérées qu'elles soient d'esprit, pourtant sans passion aucune, ces guêpes-là ne peuvent aller long-temps sans se manquer à elles-mêmes. Comme tous les recueils d'épigrammes, même des meilleures, les ''Guêpes'' de M. Karr n'échappent pas à l'épigraphe de Martial : ''Sunt bona, sunt quaedam mediocria'', etc.; il suffit qu'il y en ait de fort piquantes, en effet, et que l'auteur y fasse preuve en courant d'une grande science ironique des choses. On voudrait voir tant d'esprit et d'observation employé à d'autres fins. Et puis il y a fort à craindre que ces ''Guêpes'' ne pullulent; on parle déjà d'imitations; allons ! ''le Charivari'' ne suffisait pas; nous aurons mouches et cousins par nuées.
 
 
'''Confession générale''', par M. Frédéric Soulié (1). - Le ''Diable'' de M. Soulié devient bien vieux; mais, quoiqu'il se confesse aujourd'hui, ce n'est point pour se faire ermite. Ce démon, cette muse inépuisable du romancier, si l'on aime mieux, loin de pratiquer le silence et la retraite, abonde plus que jamais en interminables histoires. Ce sont encore et toujours des récits bien mélodramatiques, bien compliqués, des aventures bien invraisemblables, dont le public des cabinets de lecture peut s'amuser de plus en plus, mais où se complaisent un peu moins les esprits sensibles à la délicatesse de l'art. Je ne veux pas contester la verve de M. Frédéric Soulié, une certaine puissance habile qu'on s'accorde assez à lui reconnaître, et qui rencontre souvent des combinaisons intéressantes, des situations dramatiquement conçues. Sans nul doute, à quelques endroits, on oublie dans quel style tout cela est écrit, et le récit vous prenant de force, pénétrant comme dans votre chair et dans votre sang, vous attache brutalement à ce char qui court à toutes brides dans l'arène. Mais, dès qu'on a le moindre sentiment littéraire, l'illusion se dissipe vite, car la curiosité seule était en jeu.
 
Dans tous les livres de M. Soulié se retrouve l'empreinte d'une imagination féconde. Certes, l'auteur n'est pas avare de descriptions, de personnages, de situations; au besoin, il amplifie les évènemens, les descriptions se dilatent et s'étendent, les situations se compliquent à l'infini; puis le romancier mène à sa guise les personnages, les pousse au hasard de la passion, les tuant quand ils le gênent, les mettant dehors sans reparler d'eux quand ils deviennent une entrave. Les caractères ne lui coûtent pas davantage, il les prodigue; mais les traits sont partout appuyés, et le crayon pousse incessamment au noir. C'est que la main se fatigue à la longue dans cette continuelle mise en œuvre, dans cette fécondité sans arrêt que rien ne contrôle, qui se produit la même sous toutes les formes, qui donne aujourd'hui en feuilletons ce qu'elle doit donner demain en romans, en romans ce qu'elle doit traduire demain en drames. C'est l'histoire du repas des langues d'Ésope; seulement le public pourrait bien n'être pas toujours d'aussi bonne humeur que Xantus. Hélas! les feuilletons passent, les drames attirent un instant la foule curieuse pour disparaître bientôt de l'affiche; et, quand les feuilletons du journal sont devenus des volumes, ce sont souvent des histoires aussi vieilles et aussi ennuyeuses que les vieilles nouvelles, que les vieux articles politiques du journal. Il y a un autre malheur; les volumes s'accumulent et demeurent comme les témoins accusateurs du passé. Alors arrive le jour où chacun se demande ce qu'est devenu l'art en définitive dans de pareilles conceptions, et si cette hâte besogneuse, si cet entassement multiple des mêmes choses sous tant de formes, sont exclusivement intellectuels; si, enfin, c'est bien là de la littérature? - On prétend en bonne économie politique que la création des machines n'est pas à regretter; mais les lettres ne ressemblent pas à l'industrie, et là il faut, avant tout, admirer l'ouvrier patient, consciencieux, qui se consacre à son œuvre et ne remplace pas la perfection par le nombre. Le génie lui-même ne suffirait pas à une semblable prodigalité d'improvisation. Décidément, au train dont y vont nos contemporains, Lope de Vega ne sera bientôt plus une exception. Il est vrai que les ''maréchaux de France littéraires'' ne peuvent se contenter, comme les humbles, de quelques sentinelles sûres, et qu'il leur faut tout au moins un gros corps d'armée. Peu importe donc le choix des recrues. Cela fait bonne figure dans la plaine.
 
La ''Confession générale'' de M. Soulié n'a encore que deux volumes; elle peut en avoir cent, et je ne vois aucune raison pour que cela finisse, si les acteurs futurs sont tous aussi verbeux qu'un certain M. Valvins, lequel, faisant son droit à Rennes, s'amusait (je ne comprends pas pourquoi) à écrire en dialogues entremêlés de descriptions et de jugemens philosophiques, la vie, les conversations, les aventures des personnes de sa connaissance. Un premier roman assez vulgaire sert de cadre à des épisodes qui sont autant de romans eux-mêmes : voilà, si je devine bien, le plan de M. Soulié, plan commode qui peut se dilater ou se resserrer, selon l'accueil fait au livre. Rien ne réussit comme le succès, disait spirituellement M. Janin. Cela est vrai, mais le succès ne réussit guère deux fois. Or, la ''Confession générale'' ne nous paraît qu'une contre-épreuve assez pâle des ''Mémoires du Diable''. Asmodée, Asmodée, pourquoi donc sortir encore une fois de cette bouteille magique où vous avait enfermé Lesage? Le confessionnal où vous vous cachez furtivement n'est pas si obscur qu'on ne découvre encore vos griffes. Vous n'avez fait que changer d'habit, et, comme vos histoires n'ont plus leur fraîcheur, et qu'il leur manque l'entrain vif des premiers récits, vous ne tardez guère à les mettre sur le compte d'un M. Valvins, qui n'en peut mais.
 
Dès l'abord on est en pleine révolution, et, avec son goût de détails ''sincères'', M. Soulié n'épargne à ses lecteurs aucun juron sans-culotte. En 93, à Toulon, un soldat épouse la fiancée de son officier pour la sauver de la mort et la lui rendre bientôt. Mais l'officier disparaît. - Rejoignit-il la jeune fille plus tard? Je ne sais, car le récit se brise, et l'explication est réservée pour les volumes à venir. En attendant, une vingtaine d'années se passe entre deux chapitres, et l'on est en présence d'une mère mourante et d'un jeune homme qui recueille son dernier soupir. Nous retrouvons là nos héros de tout à l'heure, nos héros de la révolution; seulement Mme de Varneuil a eu un fils. L'enfant a grandi, il a été élevé, bien entendu, dans l'ignorance absolue du passé; il n'en sait pas même autant que le lecteur, lequel ne sait pas grand'chose. Sa mère lui laisse quatre lettres de recommandation pour quatre personnages différens qui lui font tous le plus singulier, le plus disgracieux accueil. Tout ceci est plein de mystères, d'acteurs bizarres, inconnus, qui s'expliqueront plus tard. A cette date, le sans-culotte est devenu un riche baron; le soldat dont Noël porte le nom, qu'il n'a jamais vu et qu'il croit son père véritable, a fait fortune et se prélasse dans son titre de général. Il y a aussi un vieil original podagre dont Noël, j'imagine, sera réellement le fils; puis un évêque qui ne vaut pas celui de ''Gil Blas'' et qui figure aussi en cette affaire. Que veut dire cet imbroglio? C'est un nœud gordien que M. Soulié dénouera longuement dans les tomes suivans, si son livre est lu, ou qu'il tranchera sans doute comme Alexandre si le public n'y prend pas goût.
 
M. Valvins, un ami de Noël, se charge de lui expliquer ces incompréhensibles rencontres, et, pour ce faire, il tire de ses cartons de volumineux manuscrits qui ne sont autre chose que l'histoire particulière de chacun des personnages. Comment ce M. Valvins en sait-il si long? C'est ce que peut seul dire M. Soulié, lequel l'ignore peut-être lui-même à l'heure qu'il est, car tout ceci semble quelque peu écrit au simple et premier courant de la plume. Valvins raconte deux épisodes ''féminins'', et encore nous laisse-t-il, pour le second, au milieu de l'histoire d'une blanchisseuse séduite par un étudiant. Voilà donc deux caractères de femmes, Victorine et Carmélite, une dame et une ouvrière. L'ouvrière sera intéressante et la femme du monde hideuse. Cela est de rigueur et de bon goût. Victorine n'a presque rien à envier à Mme de Tourvel, et Laclos lui eût fait place dans les ''Liaisons dangereuses''. Afin de garder pour amant le fiancé de sa belle-fille, elle compromet la vie de trois honnêtes gens, l'honneur d'une enfant et la bonne foi de son mari, rien que cela. Pour ma part, j'aime mieux Carmélite; c'est, jusque-là au moins, une bonne et spirituelle fille. Elle plaît assez, malgré les détails de lessive et de table d'hôte, les orgies d’étudians, les duels de toute sorte, les provocations continuelles, les interminables conversations que l'auteur a prodiguées à son sujet. M. de Balzac doit envier ces pieds ''flûtés'', ces chevilles ''d'une attache admirable'', ces ''hanches où bondissent les plis d'une robe courte''; car c'est presque le style du ''Lys dans la Vallée''. M. Soulié se vante pourtant, dans la ''Confession générale'', de ne point inventer des ''ingénuosités d'amour''. C'est trop de modestie. Il est vrai qu'il ajoute ''d'amour bien élevé'', ce qui rend la phrase plus juste. Quant à Poyer, l'adorateur de Carmélite, c'est une sorte de fier-à-bras, d'étudiant forcené, dont on n'aime guère les succès amoureux. Malgré ses ''étreintes de fer'', et bien qu'il soit ''l'homme de cette femme'', on n'en veut pas à Carmélite de son infidélité, qu'on ne fait toutefois que prévoir, car les volumes publiés s'arrêtent en pleine intrigue. Pour ma part, je souhaite bonne chance à Fabien, le rival de Poyer.
 
M. Soulié, employant à un endroit le mot ''désétouffer'', prévient en note que l'expression n'est pas française. C'est un avertissement qu'il aurait fallu rendre plus fréquent. Malgré toute sa verve et tout son talent, M. Soulié écrit trop pour écrire bien.
 
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<small>(1) Deux volumes in-8°, chez Souverain, rue de Seine.</small><br />
 
 
'''Le marquis de Létorière''', par M. Eugène Sue (1). - M. Sue a été doublement heureux dans ce livre : d'abord il n'avait point à parler de Louis XIV qu'il poursuit en presque tous ses romans d'une haine acharnée, peu intelligente et à la longue fort ennuyeuse; puis il n'a pas songé aujourd'hui à faire de ses héros, comme d'ordinaire, des mannequins à ficelle qui paraissent remuer d'après la nature et d'après leurs passions, mais qui en réalité n'agissent que dans l'intérêt de quelque paradoxe philosophique, rêvé par l'auteur dans une de ses matinées de misanthropie. Par là, M. Sue n'a perdu aucun avantage, et il a évité deux graves défauts : le premier, de faire de quelques lignes caustiques de Saint-Simon, ou de quelque note bien sèche de Dangeau, une amplification déclamatoire; le second, de développer en plusieurs volumes deux ou trois maximes moroses échappées bien avant lui à la mauvaise humeur de La Rochefoucauld ou de Vauvenargues.
 
Il est vrai que M. Sue pourrait prendre ici la critique en apparente contradiction. On lui a dit bien souvent : Pourquoi ces prétendues intentions philosophiques? Faites plutôt de bons romans qui ne prouvent rien, qui n'aient point de prétention à la profondeur érudite, mais qui plaisent et amusent. Aujourd'hui M. Sue n'est pas ennuyeux à coup sûr, il n'est ni savant ni philosophe, et cependant, la lecture de son livre achevée, on est en droit de lui adresser la question de d'Alembert sur une tragédie de Racine : « Qu'est-ce que cela prouve? » Seulement d'Alembert disait une sottise, et l'objection de la critique serait au contraire fort sensée. D'admirables vers ne touchaient pas une nature sèche de géomètre, rien de plus naturel. Mais où est dans le livre de M. Sue la valeur littéraire? quelles nuances délicates de sentimens ont été surprises par l'observateur? quels caractères dessinés? quelle éternelle vérité mise en relief sous une forme rajeunie et éclatante? Nous nous intéressons fort peu, pour notre part, à la théorie de ''l'art pour l'art'', comme on dit, ou à la théorie contraire de ''l'utilité sociale'' dans les lettres. En dehors de ces esthétiques transcendantes et fort peu applicables en réalité; la suprême condition demeure toujours : la beauté. Je ne m'imagine pas que M. Sue ait eu la prétention d'y atteindre et qu'il ait voulu donner ''le Marquis de Létorière'' autrement que comme un conte qui se laisse lire et dont quelques pages sont d'un assez bon comique.
 
On est tout d'abord sous Louis XV, sous ce roi « bon et spirituel, » comme dit M. Sue, qui, en homme de bon ton, aime son monde de la régence et ne regrette pas les temps durs et la tyrannie cruelle de ce monstre nommé Louis XIV. Notre marquis donc est un garçon charmant, spirituel, plein de séductions, mais qui n'a pas un sou vaillant pour soutenir un gros procès, lequel peut le rendre millionnaire. Toute la première partie du volume est prise par le récit de cette triste phase de misère et par les dons mystérieux, l'appui secret d'une grande dame qui veut demeurer inconnue. C'est là un bien vieux procédé, mais dont les romanciers ne se lassent pas, parce qu'il excite toujours la curiosité. Enfin Létorière fait un chemin brillant à la cour. Les faveurs et les succès mondains l'accablent; pourtant il n'oublie pas la protectrice des premières années qui lui a assigné une date lointaine comme dernier terme de ces mystères. Le jour fixé arrive, et il se trouve que cette providence inconnue est précisément Mlle de Soissons que Létorière adore. L'important procès, qui dure toujours, pourra, s'il réussit, faire du marquis un riche héritier et sauver, pour ce mariage, les convenances aux yeux du monde. Létorière tient avant tout à cette solution judiciaire; mais Mlle de Soissons veut que sa main ne soit pas à ce prix, et elle déclare sa volonté définitive à sa parente, la vieille douairière de Rohan, très stricte sur l'étiquette. De là un éclat et une rupture; mais Louis XV est pour son favori, et un ordre du roi permet à Mlle de Soissons de se retirer provisoirement au couvent, jusqu'au retour de Létorière, qui va en Allemagne pour avoir raison de son procès. Là commence la partie vraiment comique du livre. Le marquis a pour juges trois bons Allemands : un vieux chasseur forcené qui vit dans son château délabré en baron du moyen-âge, un érudit qui a la manie des bouquins et des vers de Perse, enfin un mari ridicule soumis à une femme bizarre, qui cite la Bible à tout propos, comme un puritain. L'affaire était désespérée : Létorière la rend excellente et la gagne en courant le cerf chez le premier juge; en citant Perse chez le second, en disant modestement des versets sacrés chez le troisième. Quelques passages de mauvais goût, quelques détails empreints d'exagération, déparent ces chapitres peu vraisemblables, mais très amusans.
 
Les romans de M. Sue finissent d'ordinaire fort mal. A son retour, Létorière trouve Louis XV mourant, et sa faveur tombe avec le maître. Je ne sais plus quel suppôt de la douairière de Rohan le provoque alors en duel et le tue. Quelques années après, Mlle de Soissons se console par le mariage.
 
Dix ou douze lignes des ''Mémoires'' apocryphes de Mme de Créquy ont servi de thème à cette histoire facilement racontée, et qui n'est pas assez prétentieuse pour que la critique y attache plus d'importance que l'auteur n'a prétendu lui en donner lui-même. C'est en somme un récit assez piquant ajouté à tous les romans qui le sont déjà. Mais cela suffit-il, et où est l'art?
 
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<small>(1) Un vol. in-8°, chez Gosselin, rue Saint-Germaim-des-Prés.</small><br />
 
 
'''Chroniques chevaleresques d’Espagne et de Portugal''', publiées par M. Ferdinand Denis (1). - L'auteur d’''Ivanhoë'' disait que la belle chronique de ''la Mort d'Albayaldos'' valait bien qu'on apprît l'espagnol, et Mme de Staël, comme Walter Scott, était saisie d'une vive admiration à la lecture des touchantes et dramatiques légendes du romancero. C'est qu'en effet l'âge héroïque de l'Espagne s'est continué, pour ainsi dire, jusqu'au seuil même de notre temps, toujours fécond en puissans souvenirs; c'est qu'on trouve, sur cette terre des ardentes passions et des implacables vengeances, l'amour et la foi dans leur plus redoutable exaltation, en même temps qu'on y retrouve, près des mœurs chevaleresques, quelque chose de la dureté du monde antique. La civilisation, malgré l'effort, n'atteint jamais sa limite, et les plus grandes figures de l'histoire d'Espagne gardent toujours, dans leur héroïsme, quelque chose d'âpre et de fauve, comme les moines de Zurbaran. Il y a donc là, de même qu'en Portugal, de la terreur et des larmes au fond de chaque récit, et le drame est partout dans la chronique. L'Évangile et le Coran sont en présence. Le cachot de l'inquisition est creusé sous l'église, et, quand le monde mystique du moyen-âge est prêt à crouler, des mondes nouveaux se découvrent pour des merveilles nouvelles. Du Xe siècle au XVIe, des Infans de Lara à dona Lianor, il y a comme une succession non interrompue d'éclatantes infortunes, si terribles ''qu'elles furent .pleurées'', comme les infortunes d'Inez, ''par les statues de bronze et de marbre''. Corneille, prompt à sentir la grandeur et l'héroïsme, avait puisé largement à ces sources fécondes. Mais en France, où l'on n'est d'ordinaire curieux des voisins que par accès et par mode, on était passé vite, à l'égard de la littérature espagnole, d'un enthousiasme exagéré à une indifférence injuste. Il fallait le génie de Lesage pour faire souvenir le XVIIIe siècle de ''Salamanque; je ne parle pas de ''Gonzalve de Cordoue'', fort innocemment défiguré par Florian : cet essai n'était guère de nature à nous intéresser, une fois sortis du collège, aux chevaliers et aux Arabes de la Péninsule. Depuis, la poésie du romancero a eu ses retours. M. de Châteaubriand a évoqué les Abencerrages, et l'attention s'est de nouveau tournée vers l'Escurial et l'Alhambra. M. Ferdinand Denis a donc rendu un service réel en restituant avec goût, sous une forme accessible à tous, à la science comme à la simple curiosité littéraire, les plus remarquables chroniques du Portugal et de l'Espagne. Une longue étude lui rendait familières les littératures qu'ont illustrées Cervantes et Camoëns, et il a apporté, dans le choix des légendes poétiques et des récits historiques, ce tact sûr que donne l'habitude d'un travail spécial. ''Les Sept Infans de Lara'' ouvrent le premier volume. C'est la chronique guerrière; mais le mysticisme surgit bientôt, et ''Sainte Casilda'' offre à son tour l'un des types les plus élevés de la légende pieuse : de la sorte, du Xe siècle au XVIe, on rencontre tour à tour, serrés dans un même cadre, les rêves et les pieuses extases, les triomphes ou les désastres qui ont influé, pendant six cents ans, sur les destinées de deux grands peuples. M. Denis a su prendre, entre tant de souvenirs, ceux qu'un intérêt plus vif a rendus toujours présens; et ces héros de l'amour ou des aventureuses conquêtes, dont l'Europe entière a adopté la mémoire, Inez, Fernand Cortez, don Sébastien, par exemple, sont aussi les héros de son livre. Il y a vraiment du charme à retrouver dans le récit original, tout empreint d'une couleur étrangère, et comme entourées de leur manteau castillan, ces nobles figures, tant de fois travesties dans des pastiches de seconde main. La traduction de M. Denis est rapide et concise; il a fait souvent, au texte des historiens, des romanciers et des poètes, de nombreuses coupures, et ce procédé de dégagement nous paraît, en fait de chroniques et de poèmes du moyen-âge, d'une heureuse application. Nous ne doutons pas que cette publication ne fournisse au théâtre quelque canevas nouveau, car il y a dans toutes ces draperies mauresques de quoi tailler bien des costumes pour la scène. Les souvenirs de l'Espagne chevaleresque avaient inspiré ''le Cid'', le Portugal a inspiré ''Pinto''; en voilà, sans doute, plus qu'il ne faut pour tenter bien des ambitions littéraires. Par malheur, le Tage ou le Guadalquivir ne roulent pas seulement des paillettes d'or, et je crains bien que tel qui voudrait atteindre à Corneille ne retombe tout simplement dans l'imbroglio de Bois-Robert ou de Scudéry, et ne se retrouve à 1630, tout en criant au progrès. Quand nous passons les Pyrénées pour en rapporter des études d'art, ne secouons pas toute discipline, parce que nous sommes en pays de guérillas; on pourrait nous reprocher bientôt de faire du drame comme Cabrera fait la guerre.
 
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<small>(1) Deux vol. in-8°, chez Ledoyen, Palais-Royal.
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'''Histoire des Français depuis les Gaulois''', par M. Th. Lavallée (1). - Notre histoire nationale est devenue à cette heure une chose commune et accessible à tous. Mais c'est trop peu de l'étudier : chacun veut l'écrire, ce qui, du reste, est assez facile, car au-delà de MM. Guizot, Thierry, Fauriel, Daunou, au-delà des maîtres dont on s'inspire en les louant, il y a Daniel, Velly, Hénault, Anquetil, que l'on copie, en ayant l'air de les dédaigner; il est, en effet, de bon goût de ce temps-ci, quand on aspire à l'Académie des Inscriptions, de crier bien haut qu'en matière d'érudition, tout reste à faire, que les bénédictins n'avaient que de la patience, que le XVIIIe siècle ne savait rien, et que nous pouvons justement, comme Vico, appeler l'histoire la ''scienza nuovo'' (il faut cependant excepter M. Capefigue, qui n'a de sympathie et d'admiration que pour les morts, y compris M. Le Ragois). A l'aide de quelques citations des bollandistes, de dom Bouquet, et autres recueils dont on n'a consulté que les tables, on prend vite son vernis de savant. On ajoute ''des vues'' aux très innocens récits de ses devanciers, et l'on fait son histoire comme Vertot faisait son siège, comme au XVIe siècle on faisait un sonnet, au XVIIIe un bouquet à Chloris. Pour peu qu'on aime la variété, on peut même, sans qu'il y ait scandale, commencer, en manière d'introduction, par l'étude de quelques rois méconnus de l'Égypte et de la Perse, découvrir des olympiades, ou réhabiliter des Pharaons, et un beau jour, sans transition apparente, arriver des plateaux ''de l'immobile Asie'' sur la butte Montmartre, et dévoiler à bien des gens qui ne s'y attendaient guère nos origines obscures et mal comprises. Il y a, dans ces improvisations, dans cet accès facile pour tous, de quoi défigurer tout notre passé, de quoi nous ramener au chaos, tout en criant bien haut ''Fiat lux''. Heureusement on rencontre encore çà et là, mais trop rarement, des hommes d'études sérieuses et dévouées, lesquels pensent avec raison qu'avant de juger les générations qui nous ont précédés dans la vie, il faut au moins apprendre à les connaître. Pour nous parler des morts, ils les évoquent, conversent longuement avec eux, et méditent dix ans avant d'écrire. M. Lavallée a sagement apporté dans son travail cette lenteur de réflexion, ce soin consciencieux du détail et de l'ensemble, et par là il est arrivé à donner un livre qu'on peut citer parmi les plus estimables travaux qui ont notre histoire pour sujet. La religion, la liberté, la patrie, lui ont inspiré, dit-il, la pensée première de son œuvre; il l'a écrite avec foi, avec trop de foi peut-être, et il est parvenu à se faire lire avec intérêt; c'est un succès que des historiens de plus haute réputation n'obtiennent pas toujours.
 
M. Lavallée a divisé son travail en grandes époques. La première comprend l'histoire de la Gaule avant et pendant la conquête romaine; viennent ensuite les invasions barbares; puis, avec le Xe siècle, commence une époque nouvelle, que l'auteur appelle l'âge héroïque de la féodalité. L'église aspire et atteint en quelque sorte à la monarchie universelle; mais, dans l'éternelle vicissitude des choses humaines, l'église descend bientôt de ce rang suprême. La monarchie féodale, appuyée sur les états-généraux, domine la société du XIVe au XVIe siècle, et fait place à son tour, lors de l'avènement des Bourbons, à la monarchie absolue. On arrive ainsi à 89. Sur cette route, il conviendrait peut-être de déplacer quelquefois les jalons. Une ère nouvelle ne commence pas ainsi pour les sociétés à telle année, à tel quantième, et il faut quelquefois se défier des époques, presque autant que des ''mythes'' et des ''élémens''; mais, pour être juste, on doit reconnaître que les divisions adoptées par M. Lavallée sont en général exactes. Elles attestent un remarquable esprit d'ordre et de méthode; et si parfois elles donnent au livre une certaine sécheresse, je préfère encore, et de beaucoup, cette rigueur qui marche au but par la ligne droite, aux ambages et aux détours sans fin d'un lyrisme érudit, qui vise à l'épopée à propos des capitulaires. La méthode, la clarté, telles sont donc les qualités dominantes du livre de M. Lavallée, livre consciencieux où il y a bien des parties estimables, d'abord une connaissance suffisante des documens originaux et des travaux modernes, et aussi une grande sobriété de détails, et une impartialité d'autant plus remarquable, que l'auteur paraît fort épris du passé et des splendeurs du moyen-âge. Après avoir blâmé, quand il y a lieu, M. Lavallée fouille, jusque dans les replis les plus obscurs, les grandes mémoires historiques, et regarde jusqu'au fond de tous les souvenirs pour voir s'il n'y a pas aussi quelque chose à louer. Louis XI n'est pas seulement pour lui le terrible ami de Tristan; c'est aussi le politique habile et fort qui suit, même à travers le sang, la voie qu'il s'est tracée, pour acquérir à son pays, au prix de ses propres remords, la force et l'unité. L'auteur est juste envers les erreurs, les ambitions de l'église, bien qu'il ait fait, dès les premières pages, une très religieuse profession de foi, et son respect pour les hautes et mystérieuses destinées du catholicisme n'entrave en rien la liberté de sa critique; mais, par malheur, M. Lavallée n'a point échappé complètement à l'influence des idées ''humanitaires''. Il voit des élémens de progrès là où d'autres seraient disposés à ne voir que de tristes et lamentables désastres, et il se console volontiers de la honte de Courtray, de Crécy et d'Azincourt, attendu que ces impitoyables tueries de nobles et de barons tournaient, en dernière analyse, au plus grand profit des serfs et des vilains, qu'elles débarrassaient de maîtres incommodes. Je doute fort, du reste, que le lendemain de ces mémorables funérailles, ce système de compensation ait trouvé beaucoup de partisans, même parmi la ''pédaille'' des communes. En général, M. Lavallée n'est heureux ni dans l'idée ni dans la forme, quand il rencontre sur sa route «l'humanité en travail et en progrès. » Il est vrai qu'il a souvent occasion de la trouver hors de la voie droite et plus près de la perdition que du salut; mais il ne se désole point pour cela, car le progrès arrive à son heure, et sous toutes les formes, et l'humanité finit ''par se raser toujours à la porte de l'avenir''. Nous engageons M. Lavallée à ne pas confondre en une même admiration les écrivains qu'il signale dans sa préface comme les sources habituelles de ses inspirations philosophiques, et je ne sais trop comment il ne s'est point perdu dans un labyrinthe inextricable, en suivant tour à tour Bossuet et M. Buchez. Herder et M. Ballanche, Vico et Saint-Simon. Si, comme nous l'espérons, M. Lavallée conduit jusqu'à nos jours son remarquable travail, il lui sera difficile, sans aucun doute, de dégager avec unité, d'après les systèmes divers de ces esprits élevés, ''la formule humanitaire et progressive'' de notre société moderne, surtout en la soumettant au contrôle des souvenirs officiels du ''Moniteur''.
 
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<small>(1) Trois vol. in-8°, chez Paulin, rue de Seine.</small><br />
 
 
===Chronique===
 
Le vote de l'adresse avait ranimé les espérances du cabinet et donné aux ministres dirigeans plus de confiance dans leur avenir politique. L'administration n'avait pas été sérieusement attaquée; même les orateurs les plus acerbes n'étaient pas montés à la tribune avec le projet de renverser le ministère. Ils ne voulaient que l'inquiéter et soigner en même temps leur propre situation dans la chambre. Point de plan d'attaque, point d'hostilités concertées; le ministère n'avait rien à craindre; il avait pour lui les souvenirs de la coalition, la terreur de tout ce qui aurait pu lui ressembler. Aussi n'a-t-il pas trouvé devant lui un corps d'armée, mais seulement des tirailleurs guerroyant chacun pour son compte. La victoire, si on peut employer ce mot dans un cas pareil, était plus facile. N'importe; il est toujours bon et heureux de vaincre. L'essentiel est de savoir profiter de ses succès.
 
C'est ce que les amis du ministère n'ont cessé de lui dire. - Profitez des bons jours; l'adresse n'est pas hostile : faites-en quelque chose. Reformez-vous, renforcez-vous; donnez-vous une organisation plus forte, plus sérieuse. Ce n'est pas dans le danger, en face de l'ennemi, en lui prêtant le flanc, qu'on peut, sans crainte d'une défaite, se reformer, changer ses positions. Demandez plutôt à l'illustre capitaine qui vous préside. Qui mieux que lui connaît l'art de la guerre et tous les secrets du champ de bataille? Aujourd'hui vous avez acquis de la force; des hommes forts pourront s'allier avec vous. Aujourd'hui vous pouvez être écoutés; le serez-vous demain? - Le conseil était sage et devait plaire, ce nous semble, à la majorité du cabinet. Il a cependant eu le sort de la plupart des conseils : il n'en a pas été tenu compte. A-t-on cru que le ministère pouvait traverser tel qu'il est la session tout entière? A-t-on craint que tout essai de réorganisation n'entraînât la dissolution complète du cabinet? Sont-ce les personnes, sont-ce les choses qui ont tout empêché? Nous l'ignorons. Nous savons seulement ce que tout le monde sait; nous savons que le ministère a laissé échapper une occasion honorable pour lui, unique peut-être, de se reconstituer, de donner au pays une administration forte, proportionnée à l'importance des affaires, à la gravité des circonstances.
 
Aujourd'hui, que reste-t-il de la discussion de l'adresse? Rien, que le souvenir de quelques beaux discours. M. Barrot, M. Villemain, M. de Lamartine, M. Thiers, M. Rémusat, ne sont pas oubliés. Mais comme fait politique, comme moyen d'influence et de gouvernement, que reste-t-il de l'adresse? qu'en reste-t-il au ministère? A peu près rien. La lutte n'ayant pas été sérieuse, elle ne pouvait laisser que des impressions fugitives. Quand la question de cabinet n'a pas été posée, l'adresse, quelle qu'elle soit, ne peut ni renverser le ministère tout à coup, ni lui donner sur la chambre une influence durable. La discussion de l'adresse rentre alors dans la catégorie des faits ordinaires, de ces faits que le règlement impose aux chambres, et qui n'ont presque pas de signification politique. Dans le cas particulier, on ne pouvait lui en donner une qu'en essayant de s'en faire un moyen, en prenant l'initiative franchement, hardiment, pour arriver à une réorganisation du cabinet, en donnant à l'adresse une interprétation tant soit peu forcée, en lui faisant dire un peu plus qu'elle n'avait dit, pas trop toutefois, car il ne faut pas abuser, même des interprétations ingénieuses. « La majorité, une grande majorité est prête à nous accepter, à nous prendre comme le noyau d'une administration forte et compacte; elle nous demande seulement de ne pas rester tels que nous sommes, tels que nous-mêmes nous n'avons jamais cru pouvoir rester; elle nous fait sentir la nécessité de réaliser une pensée qui est la pensée de tout le monde, qui a toujours été celle de la majorité du cabinet. C'est à ce prix, mais à ce prix seulement, qu'on pourra éviter une véritable crise ministérielle, une crise qui serait à la fois dangereuse et ridicule, dangereuse par l'immense responsabilité qu'imposent dans ce moment les affaires du pays, ridicule aux yeux de l'étranger par le contraste qui s'établirait entre la gravité des circonstances et l'impuissance d'un cabinet tombé en dissolution. Si l'occasion n'est pas saisie au vol, le ministère ne tardera pas à déchoir dans la chambre, il s'affaissera tous les jours de plus en plus, il perdra tout principe de force et de cohésion, et, ne pouvant plus servir de noyau à une forte combinaison, l'administration retombera dans cet état de marasme où tout devient impossible, où les hommes les plus habiles deviennent impuissans, et cela précisément lorsque le pays aurait le plus besoin de leur force, de leur capacité et de leur influence politique. » C'est là ce que le cabinet pouvait dire; c'est là, ce nous semble, ce qu'il devait faire et pour lui-même et pour nous; c'est là ce qu'il n'a pas fait. Les conséquences tarderont-elles à s'en faire sentir?
 
Des symptômes d'abaissement ne sont déjà que trop visibles. Quel accueil a fait la chambre à plus d'un projet, à plus d'un acte ministériel? On dit que les bureaux de la chambre refusent à l'un de MM. les ministres la somme de 6,000 fr.! Mieux vaudrait se faire refuser deux projets de loi. Il importe, avant tout, pour eux-mêmes et pour la France, que les hommes du pouvoir soient pris au sérieux, que nul ne puisse imaginer de jouer avec eux un jeu d'espiègleries et de malices, qui n'est bon à rien ni à personne.
 
C'est là une position à laquelle il faut s'empresser de mettre un terme. Aussi le bruit a couru que demain, à l'occasion d'une pétition de je ne sais quels notaires, M. le garde des sceaux veut soulever dans la chambre la question de cabinet pour son compte particulier. Nos paroles pourront être suspectes; elles pourront même donner à M. le ministre l'envie de s'abstenir. Nous ne le dirons pas moins : cette démarche haute et franche lui est également imposée par l'intérêt du pays et par sa dignité personnelle.
 
Au surplus, tout annonce à l'avenir une discussion plus vive, une opposition plus franche, des attaques impétueuses et directes. On assure que les armes courtoises seront affilées, et que le combat sera sérieux. Sur le champ de bataille, la position des neutres deviendra difficile, celle du ministère plus difficile encore; car, tel qu'il est, il prêtera nécessairement le flanc à l'ennemi, qui saura se porter en masse sur les points faibles et y faire brèche.
 
Parmi les questions pendantes, il en est une qui, secondaire en apparence, ne laisse pas d'avoir une assez grande portée politique et de sérieuses difficultés de discussion. Nous voulons parler de la dotation de M. le duc de Nemours. Qui ne sait les préventions, les préjugés qu'on a eu soin d'inspirer au public contre toute mesure de cette nature? Ces préventions ne sont pas étrangères à la chambre. Sur neuf commissaires, elle en a nommé trois qui ne paraissent pas disposés à accorder les sommes demandées. Les opposans vont sans doute s'appuyer de l'exemple du parlement anglais, qui vient de réduire de deux cinquièmes les 50 mille livres sterling que les ministres demandaient pour le prince Albert. En dernier résultat, la chambre des députés accordera, nous le croyons, les cinq cent mille francs, mais probablement à la suite d'une discussion fâcheuse, peut-être inconvenante, et qui, au lieu de dissiper les préjugés répandus dans le public, ne sera propre qu'à les répandre encore davantage et à les envenimer. Les critiques tombées de la tribune ont un grand retentissement, et il est si peu d'hommes dont, je ne dis pas l'éloquence, mais l'autorité morale, puisse les repousser avec succès et enlever avec toute la dignité qui appartient à un ministre de la couronne le ''verdict'' du pays.
 
Mais ce qui préoccupe dans ce moment l'opinion publique, nous avons presque dit ce qui l'inquiète, ce qui l'agite, c'est la question étrangère, ce sont les négociations qui ont lieu à Londres entre le cabinet anglais et l'envoyé russe. Il s'est répandu à cet égard des bruits divers; on a donné les nouvelles les plus contradictoires. Les uns affirmaient qu'un traité avait été signé, ils ajoutaient même qu'il avait déjà été notifié à notre gouvernement, que les parties contractantes nous avaient en quelque sorte mis le marché à la main, et donné à entendre que nous n'avions que deux partis à prendre, y accéder ou nous résigner à voir la question égyptienne tranchée par le sabre russe et le canon des Anglais. Les autres au contraire persistaient à dire que M. de Brunow avait échoué dans toutes ses tentatives, que ses propositions avaient été formellement refusées, qu'en aucun cas le cabinet anglais ne serait assez oublieux des vrais intérêts de l'Angleterre pour conclure avec la Russie un pacte qui pût rompre l'alliance anglo-française.
 
Nous croyons qu'il y avait exagération dans l'une et l'autre nouvelle. C'était un optimisme par trop crédule que d'imaginer que tout était rompu entre les négociateurs russes et anglais, et c'était supposer lord Palmerston et le cabinet anglais plus aventureux qu'ils ne le sont en réalité, que de croire que tout était conclu, et qu'on avait fait à la France une communication qui serait à peine soufferte par une puissance de second ordre.
 
Tout n'est pas terminé ni près de là, comme tout n'est pas rompu, tant s'en faut, entre la Russie et l'Angleterre. Cet état d'incertitude n'est pas près de finir. M. de Brunow rencontre plus de difficultés que ne l'imaginent ceux qui regardent désormais notre alliance avec l'Angleterre comme dissoute. Il n'en est rien. On ne quitte pas légèrement l'alliance française, on ne brise pas brusquement des liens qui nous sont utiles sans doute, mais qui ne le sont pas moins à l'Angleterre.
 
Les faits sont assez graves par eux-mêmes sans qu'on s'applique à les grossir et à les exagérer.
 
C'est déjà un fait grave pour l'Europe entière que le refroidissement survenu entre l'Angleterre et la France, que l'affaiblissement d'une alliance qui a été jusqu'ici la clé de voûte du système de paix. C'est un fait grave que cet ''à parte'' de l'Angleterre et de la Russie sur une question qui n'appartient à personne, ou qui appartient à la France autant qu'à qui que ce soit au monde. Enfin c'est un fait d'une haute gravité que ces négociations isolées des deux puissances qui seules pourraient avoir sur la question d'Orient des intentions secrètes, absolument incompatibles avec l'équilibre et la paix de l'Europe. Le monde n'a pas oublié la Pologne, et la France n'est pas au temps de Louis XV.
 
Nous ne voulons pas rechercher ici à qui doit être imputée la tournure si peu conforme à la dignité et aux intérêts de la France que paraissent prendre les affaires d'Orient. Est-ce la faute du cabinet anglais ou du nôtre? Faut-il en accuser l'impéritie de nos diplomates ou l'habileté des agens russes? Dans les momens critiques, ce n'est pas sur la conduite des personnes qu'il faut disserter et s'appesantir, et ce ne sont pas les récriminations et les plaintes qui peuvent être utiles à la France : elle a besoin de résolution, de fermeté, d'action, surtout d'union.
 
La partie est loin d'être perdue. Le cabinet anglais n'est pas sur des roses. Nous ne connaissons pas l'issue du débat solennel du 28 janvier. Mais à supposer, ce qui est probable, que le cabinet ait obtenu une majorité de dix ou douze voix, est-ce là une position forte qui lui permette des évolutions audacieuses, des changemens de front si peu conformes à l'opinion publique de l'Angleterre? Le traité pourrait cacher des projets ultérieurs, des arrière-pensées qui plairaient peut-être au peuple anglais. D'accord; mais ces projets et ces arrière-pensées, quand même ils ne seraient pas de vaines suppositions, de pures chimères, ne pourraient pas être criés aujourd'hui sur les toits : ce ne seraient là ''arcana imperii'', et ce n'est pas avec des mystères diplomatiques qu'on peut agir sur l'opinion publique.
 
D'un autre côté, il n'est pas vrai que les gouvernemens des pays libres puissent, autant que certains diplomates l'imaginent ou se plaisent à le dire, ne tenir aucun compte de la nature des gouvernemens auxquels ils s'allient. Le cabinet anglais, le cabinet wigh, le cabinet ne vivant que de la tolérance des radicaux et des Irlandais, briserait son alliance avec la France de juillet pour se faire l'allié, l'ami intime de l'oppresseur de la Pologne, de celui qui enlève à l'église catholique, à l'église d'O'Connel, ses temples et ses ouailles, et qui arrache aux habitans de Cracovie jusqu'à l'ombre de la liberté polonaise!
 
Enfin l'Angleterre n'ignore pas, l'Europe entière sait que la France sera toujours en état de maintenir ses droits, son rang, sa dignité, et de se rendre redoutable au besoin, et que ce n'est pas elle qui aurait le plus à craindre le jour où les circonstances, où le fait d'autrui la forceraient, bien malgré elle, à chercher des alliés et à se donner de puissans auxiliaires à tout prix.
 
Aussi y a-t-il, ce nous semble, plus de mauvaise humeur, d'entêtement et d'embarras que d'hostilité dans la conduite du cabinet anglais. On a fait grand bruit du silence qu'il a gardé, dans le discours de la couronne, à l'égard de l'alliance française; on a voulu y voir une intention malveillante, un procédé discourtois, une annonce indirecte du pacte qui allait être signé avec la Russie. Très probablement, il n'y avait rien de semblable; nous n'y avons vu qu'un peu de cette gaucherie que donne toujours une situation nouvelle et embarrassée. Le cabinet anglais a été comme ces hommes qui n'ont pas l'esprit prompt et docile, qui ne trouvent le mot propre, la repartie convenable qu'au bas de l'escalier. Allié de la France, il traitait avec la Russie; il ne savait au juste ni ce qu'il faisait, ni ce qui en résulterait; à la veille d'une grande lutte intérieure, il avait des ménagemens à garder vis-à-vis de toutes les opinions. Il a pris le parti qui s'offre le premier dans de telles circonstances, le parti de ne rien dire, de laisser chacun interpréter ce silence à sa guise : il ne voulait ni faire à la France un compliment qui aurait pu nous sembler une ruse, ni décourager la Russie par des paroles amicales pour la France, ni lever au milieu des partis un étendard trop vivement coloré; il a laissé dire aux amis de l'alliance française que le discours ne contenait rien qui lui fût contraire, et au parti russe, s'il y a telle chose en Angleterre qu'un parti russe, que le discours par ses réticences renonçait à l'alliance française. Tout cela n'est pas grand, peut-être même cela n'est pas fort habile; mais nous sommes persuadés que cela est ainsi, et que notre susceptibilité n'avait pas à s'alarmer du discours de la jeune reine.
 
Quoi qu'il en soit, la question de l'alliance et la question d'Orient ne sont pas décidées. Le moment de l'action est loin d'être passé; certes les choses ne sont pas entières, mais rien n'est encore perdu; c'est sans doute là l'opinion du ministère, puisqu'il s'est décidé à rappeler notre ambassadeur à Londres et à confier ces importantes négociations à M. Guizot.
 
L'Angleterre, nous le reconnaissons, est placée, pour la question d'Orient, à un point de vue qui lui est particulier. La question commerciale est pour elle la question dominante, une question de vie et de mort. Surchargée d'une population laborieuse dont l'agriculture n'absorbe qu'une faible partie, il lui faut à tout prix avoir de grands marchés ouverts à sa production manufacturière. Le jour où ces marchés lui seraient fermés, ce serait pour elle un jour de deuil et de ruine. Non-seulement sa richesse, sa prospérité, en recevraient une rude atteinte, mais ses institutions elles-mêmes en seraient ébranlées. C'est alors que ses lois des céréales seraient violemment déchirées par une foule affamée; c'est alors que le système de la grande propriété serait sapé dans sa base. Des millions d'ouvriers sans salaire ne tarderaient pas à se persuader que la division des terres en augmenterait le produit brut, et leur fournirait à tous des moyens de subsistance et de travail. Que nous importent, diraient-ils, ces riches moissons que vous obtenez à peu de frais, si nous n'avons pas de quoi payer le blé que vous portez sur le marché? Ce raisonnement ne serait pas sans réplique, mais la faim raisonne mal.
 
Le gouvernement anglais ne perd jamais de vue cette face si importante de la question nationale. Il n'est pas d'affaire politique qui puisse en détourner ses regards. Dirigé toujours par cet esprit pratique qui est le caractère distinctif des Anglais, il s'embarrasse peu des théories, des principes; peu lui importe d'être d'accord ou en contradiction avec lui-même, de chercher à obtenir ici ce qu'on lui refuse ailleurs, de faire aujourd'hui le contraire de ce qu'il faisait hier, ou de ce qu'il fera demain. Il ne s'occupe que du résultat. Les producteurs anglais auront-ils un marché de plus ouvert à leurs denrées ou bien une concurrence de moins à redouter ? Toute la question est là.
 
Le continent s'est fait, lui aussi, producteur industriel et manufacturier. Les Anglais lui prêchent aujourd'hui la liberté du commerce. Ils prouvent aujourd'hui fort savamment qu'Adam Smith est le prince des économistes. Son livre est un évangile dont ils propagent les principes avec une rare ferveur. Ils ont leurs apôtres et leurs missionnaires, apôtres fort actifs, missionnaires très habiles.
 
Peuvent-ils, au contraire, favorisés par les circonstances, par l'habileté de leurs négociateurs, ou à l'aide de leurs immenses possessions et de leur puissance maritime, se flatter d'avoir seuls la jouissance d'un marché, d'en exclure toute concurrence? Les Anglais n'hésitent pas; peuple et gouvernement sont parfaitement d'accord sur ce point. Ils assureront, s'ils le peuvent, ce privilège, ce droit exclusif par tous les moyens possibles. Ils feront la guerre aux Chinois, parce que leur gouvernement ne veut pas qu'ils s'enivrent d'opium.
 
C'est sous l'influence de cette préoccupation commerciale que l'Angleterre s'est emparée sans façon, dans les deux hémisphères, des points qui sont à sa convenance ou qui pourraient l'être un jour : dans la Méditerranée ou dans l'Océan Pacifique, dans la Nouvelle-Zélande ou en Asie, peu importe. L'Angleterre, il faut l'avouer, a l'oeil à tout, ne laisse échapper aucune occasion, ne néglige rien. Seulement elle est toujours disposée à s'exagérer ses besoins et ses dangers, et à ne pas hésiter sur le choix des moyens.
 
C'est la même préoccupation qui lui donne une inquiétude si soupçonneuse et de si vives jalousies pour tout ce qui, de près ou de loin, aujourd'hui ou dans cent ans, pourrait toucher le moins du monde à ses immenses possessions asiatiques et à son commerce avec l'Orient.
 
De là sa tendresse pour la Porte faible, impuissante; de là ses antipathies contre Méhémet-Ali, prétendant implanter en Égypte un gouvernement fort et qui pourrait un jour garantir également à toutes les nations la grande route du commerce de l'Orient avec l'Europe. De là enfin sa position actuelle vis-à-vis des autres puissances, et en particulier de la Russie et de la France. Ses craintes réelles, ses profondes méfiances, sont sans doute pour la Russie. La Russie a fait son dernier effort vers l'Occident; elle ne passera jamais la Vistule; ce serait puéril de le craindre. C'est sur l'Orient que pèse la Russie; c'est vers l'Orient que la portent sa nature, sa géographie, sa civilisation. Il y a là dans l'avenir une lutte inévitable, que l'Angleterre a raison de prévoir, car les deux empires se rapprochent de plus en plus comme deux mers qui débordent et qui auront bientôt franchi l'espace qui les sépare. C'est là le point de vue général; mais on se tromperait souvent si on croyait que tous les faits particuliers de la politique en découleront avec toute la rigueur logique qui rattache les conséquences à leur principe. La Prusse et l'Autriche devaient, à la fin du siècle dernier, se méfier de la Russie, en redouter la puissance croissante, en prévenir l'agrandissement. Elles ne partagèrent pas moins la Pologne avec elle, elles ne contribuèrent pas moins à briser un des boulevarts de l'Occident. Des considérations particulières l'emportèrent sur le point de vue général, une grande erreur fut commise et une grande injustice consommée.
 
Nous ne voulons pas dire qu'il se prépare quelque chose de semblable en Orient. Nous voulons seulement faire comprendre qu'il ne faudrait pas croire tout traité entre la Russie et l'Angleterre impossible, par cela seul que l'une tend vers l'Orient et que l'autre est intéressée à s'opposer à cette tendance. Un accord temporaire, des concessions partielles peuvent toujours se réaliser. En allant au plus pressé, l'Angleterre désire maintenant protéger le sultan et humilier le pacha, dût-elle sacrifier quelque chose à ce résultat immédiat; ce qui l'inquiète dans ce moment, ce qui trouble son jugement, c'est la puissance de Méhémet-Ali. La Russie lui offre un traité et son concours pour maintenir les droits de la Porte. L'Angleterre prête l'oreille, sans doute sans rien perdre de ses méfiances envers la Russie à l'endroit de l'Orient. Pour éteindre l'incendie de la maison qui sera un jour en litige, l'Angleterre s'unirait à son adversaire, sauf ensuite à faire de la maison un champ de bataille.
 
La France croit qu'il n'y a rien d'important à changer en Orient. Elle prend les faits accomplis tels qu'ils sont. Maintenir la Porte malgré ses défaites, retenir le pacha malgré ses victoires, rendre ce qui existe stable et régulier, voilà sa politique. La France ne prétend à rien, ni présentement ni dans l'avenir, mais elle veut le maintien de l'équilibre européen et la liberté pour tous. C'est là le but; la consolidation du pacha en est le moyen. De là notre dissentiment avec l'Angleterre, qui veut, comme nous, l'équilibre européen, l'équilibre territorial, mais qui n'aime pas voir s'établir en Égypte et en Syrie une puissance qui serait également liée avec tous les états commerçans de l'Europe, et qui pourrait faire respecter son indépendance et ses droits.
 
Ainsi, au point de vue général, c'est la Russie qui est la rivale de l'Angleterre en ce qui concerne l'Orient; c'est la France qui est son alliée naturelle.
 
Dans la question particulière, les préoccupations excessives de l'Angleterre peuvent intervertir les rôles et engager le cabinet anglais dans une route funeste. Certes, il serait difficile d'imaginer un expédient plus dangereux pour la paix générale que celui que la Russie et l'Angleterre paraissent vouloir adopter. La Russie peut tout oser : les complications en orient ne l'effraient pas. Ce serait un grand fait pour elle d'avoir adroitement délié l'alliance anglo-française, entraîné l'Angleterre dans ses projets, et détruit la force qui avait refoulé dans le Nord l'influence que la Russie exerçait en Europe. Mais l'Angleterre est-elle donc si à l'aise à l'intérieur et à l'extérieur, pour courir de semblables aventures, pour sacrifier ainsi des intérêts positifs, majeurs, immédiats, à des jalousies, à des craintes exagérées? Comme si la puissance commerciale et maritime de l'Angleterre pouvait être sérieusement menacée par la consolidation du pacha, comme si le maître de l'Égypte et de la Syrie n'avait pas toute raison de désirer la bienveillance de l'Angleterre; enfin, comme si l'Angleterre ne pouvait pas obtenir, à cet égard, des garanties, non pour aucun privilège, mais pour un égal traitement, garanties qui certes ne laisseraient rien à désirer à la puissance dont la marine est la plus développée et l'industrie la plus riche et la plus active.
 
L'alliance anglo-française et la politique digne et pacifique de la France en Orient nous paraissent fondées sur des considérations si puissantes, sur des motifs si décisifs pour l'une et pour l'autre nation, que nous nous surprenons souvent à nous demander : Comment se fait-il que ces considérations, que ces motifs n'aient pas prévalu dans les conseils de l'Angleterre? Comment se fait-il que l'Angleterre ait pu un instant être tentée de les méconnaître? Et alors, malgré notre désir de ne pas nous livrer ici à des récriminations et à des plaintes, il nous est difficile de ne pas accuser les hommes plus que les choses, et notre cabinet tout autant que le cabinet anglais. Il nous est impossible de ne pas faire une remarque qui doit frapper tout homme impartial, tout ami sincère de son pays, quelle que soit d'ailleurs la nuance de ses opinions politiques : c'est que rien de pareil n'est arrivé sous l'administration de M. de Broglie et de M. Molé. La France n'était pas alors sur le point de ne pas avoir un seul allié, et de se trouver renfermée dans la politique d'isolement. L'expression même est nouvelle. Ce qui prouve, pour le dire en passant, que la responsabilité se trouve effectivement là où elle doit être et où la constitution la place. S'il en était autrement, notre conduite et nos relations diplomatiques ne dérogeraient pas.
 
L'Espagne est toujours le pays des énigmes et des mystères. Cabréra est-il mort? Qui le sait? Les modérés l'emporteront-ils dans les élections? Personne ne peut l'affirmer. Que fait Espartero? Autre énigme, autre mystère. Cabréra est malade, Cabréra est mourant, Cabréra est mort; c'est égal; Espartero ne sort pas de ses lignes. Jamais on n'a vu un homme de guerre plus immobile, plus impassible. Nous ne connaissons pas suffisamment les faits pour le condamner; qu'il nous soit permis cependant de nous étonner un peu d'une inaction si prolongée. On dirait qu'il n'a pas mission de vaincre l'insurrection, mais de la garder à vue. Tout ce qu'on nous a appris de particulier sur lui depuis longtemps, c'est sa colère des paroles de M. Dufaure, qui a dit à la tribune que M. le maréchal Soult avait donné des conseils à Espartero. Nous ne pouvons pas croire à l'exactitude de la nouvelle. Les conseils ont été donnés; M. Dufaure l'a dit, nous n'en doutons pas. Dès-lors que faudrait-il penser du général Espartero, s'indignant d'avoir reçu quelques conseils d'un des premiers lieutenans de l'empereur? Certes, nous ne sommes pas les flatteurs de M. le ministre des affaires étrangères; mais qui aurait pu donner, avec plus d'autorité et plus de droit que le maréchal Soult, des conseils au général de notre allié, se trouvant en face de l'ennemi, devant se battre ou négocier avec lui? Le roi de Prusse avait la manie de faire des vers : ils étaient, certes, fort médiocres; mais ils n'ôtaient rien à la gloire et à l'autorité du grand capitaine.
 
La chambre ne tardera pas à s'occuper des affaires d'Afrique. Dans les bureaux, toutes les vieilles opinions se sont reproduites avec la même énergie et la même ténacité. Sans doute, personne ne veut refuser au gouvernement les moyens de réprimer sévèrement l'agression d'Abd-el-Kader. Mais cela une fois accordé, quel est le parti définitif qu'il convient de prendre sur l'Algérie? A cette occasion, il est impossible de ne pas faire remarquer un expédient singulier qu'on dit avoir été pris par M. le ministre de la guerre. Ministre depuis neuf mois, ayant joui des loisirs de l'intervalle des deux sessions, ayant auprès de lui une direction des affaires d'Afrique, on pouvait, on devait croire que M. le ministre savait à quoi s'en tenir sur l'Algérie et sur le système à suivre pour l'avenir de cette grande colonie. On devait croire qu'à l'ouverture de la session il était en état de prendre sur la question une initiative forte, raisonnée, propre à rallier la majorité dans la chambre. C'est ainsi qu'on gouverne, c'est ainsi que le gouvernement est chose sérieuse.
 
M. le ministre de la guerre en a jugé autrement. C'est après la réunion du parlement, c'est lorsque la question est déjà abordée dans les bureaux, qu'il se serait rappelé tout à coup que lui aussi devait avoir un avis sur la colonisation. Alors il n'a pas hésité à employer le remède héroïque : il a nommé une commission composée de députés qui devront, Dieu aidant, dire ce qu'on peut faire de cette pauvre Algérie, le dire à M. le ministre, qui le dira à la chambre. Certes, c'est là un circuit assez inutile; ces messieurs auraient tout aussi bien donné leur avis directement à leurs collègues. Ainsi, pour dire à la chambre des députés ce qu'il faut faire, M. Schneider attend qu'elle soit convoquée, et qu'elle s'occupe déjà de la question, et alors il prie la chambre de lui fournir quelques-uns de ses membres pour qu'ils lui apprennent, à lui ministre du roi, l'opinion qu'il doit porter à la tribune. Mais, nous en convenons, la faute n'est pas à M. le ministre, elle est à ceux qui ont imaginé de placer une des plus hautes et difficiles questions de législation, d'administration, d'économie et de politique, dans le portefeuille d'un ministre de la guerre.
 
 
V. DE MARS.