« Kant et sa philosophie » : différence entre les versions

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Je ne viens pas présenter un résumé de la philosophie de Kant, tiré de ses différens ouvrages mis à contribution et comme recomposés pour servir à une exposition nouvelle ; je veux faire connaître cette philosophie plus sincèrement à la fois et plus profondément. Le plus qu’il me sera possible, je laisserai Kant s’expliquer lui-même ; j’analyserai successivement les divers monumens célèbres qui renferment son système entier : d’abord la ''Critique de la Raison pure'', qui contient sa métaphysique, puis la ''Critique de la Raison pure pratique'', qui contient sa morale ; enfin, deux ou trois autres écrits qui développent la ''Critique de la Raison pure pratique'', et transportent les principes généraux de la morale kantienne dans la morale privée, dans la morale sociale et dans le droit public. Commençons par la ''Critique de la Raison, pure''.
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Il en était de la physique avant Galilée comme des mathématiques avant Thalès. La physique ancienne n’était qu’un amas d’hypothèses. Les physiciens modernes antérieurs à Galilée abandonnèrent les hypothèses, se mirent en présence de la nature, observèrent et recueillirent les phénomènes qu’elle leur présentait. C’était déjà quelque chose ; mais ce n’est pas encore de là que date la vraie physique, elle n’a commencé qu’avec Galilée. Galilée et d’autres conçurent l’idée de ne plus s’en tenir à la simple observation, aux classifications superficielles et aux lois empiriques qui en résultent. Ils reconnurent qu’il appartient à l’homme d’être le juge et non le disciple passif de la nature : ils posèrent des problèmes physiques ''à priori'', et, pour résoudre ces problèmes, ils entreprirent des expériences qu’ils dirigèrent d’après les principes que leur suggéra la raison. Ce fut donc la raison qu’ils suivirent, même en travaillant sur la nature ; ce furent les principes de cette raison qu’ils cherchèrent dans la nature, et c’est en devenant rationnelle que la physique devint une science. Mais au lieu d’interpréter Kant, il vaut mieux le laisser ici parler lui-même.
 
« Depuis que Galilée eut fait rouler sur un plan incliné des boules dont il avait lui-même choisi le poids, ou que Toricelli eut fait porter à l’air un poids qu’il savait être égal à une colonne d’eau à lui connue, ou que plus tard Stahl eut transformé des métaux en chaux, et celle-ci en métaux par la suppression et l’addition de certaines parties, depuis ce moment un flambeau a été donné aux naturalistes. Ils ont reconnu que la raison ne conçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devans avec ses propres principes, et forcer la nature de répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la lisière. Autrement, les observations accidentelles et faites sans aucun plan arrêté d’avance ne peuvent s’accorder entre elles faute de se rapporter à une loi nécessaire ; et c’est là pourtant ce que la raison cherche, et ce dont elle a besoin. La raison doit se présenter à la nature, tenant d’une main ses principes, qui seuls peuvent donner à l’ensemble et à l’harmonie des
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des phénomènes l’autorité de lois, et de l’autre main les expériences qu’elle a instituées d’après ces mêmes principes. La raison demande à la nature de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge légitime qui force les témoins de répondre aux questions qu’il leur adresse. La physique doit l’heureux changement de sa méthode à cette idée : que la raison cherche, je ne dis pas imagine, dans la nature, conformément à ses propres principes, ce qu’elle doit apprendre de la nature, et ce dont elle ne peut rien savoir par elle-même. C’est ainsi que la physique s’est établie sur le terrain solide d’une science, après n’avoir fait qu’errer et tâtonner pendant tant de siècles. »
 
Maintenant, pourquoi la métaphysique n’est-elle pas aussi avancée que la haute physique, la logique et les mathématiques ? Remarquons d’abord que la métaphysique n’est point une étude arbitraire, née d’un caprice de l’orgueil, et à laquelle il nous soit libre de renoncer. Dieu, le monde, l’ame, l’existence future, sont des objets qui provoquent sans cesse la curiosité de l’esprit humain, et auxquels il revient sans cesse, car notre nature se sent dégradée lorsqu’elle les néglige. L’esprit humain a eu beau vouloir se condamner et se résigner, non-seulement à l’ignorance, mais à l’indifférence en métaphysique ; il a été forcé de casser les arrêts qu’il avait rendus contre lui-même. Il faut consentir à sa condition, et puisque notre condition est d’être hommes, nous devons agiter les problèmes humains.
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Quand on étudie les procédés des mathématiques, on est frappé de retrouver partout le même procédé constamment employé. Elles s’appuient toujours sur le principe de contradiction ; mais de ce que ce principe est inhérent à la marche de la science, on a conclu qu’il en est le fondement. Cette conséquence, ne vaut rien. Le principe d’identité n’engendre pas les démonstrations mathématiques, il en est seulement la condition nécessaire ; sans lui, les mathématiques ne peuvent faire un pas, mais ce n’est point par lui qu’elles avancent. S’il était le principe de toutes les vérités mathématiques, ces vérités seraient des propositions purement analytiques ; or Kant prouve par des exemples tirés de l’arithmétique et de la géométrie qu’il n’en est point ainsi.
 
Pour savoir si cette proposition : sept plus cinq égale douze, est analytique ou synthétique, il faut examiner si l’on ne peut avoir la notion de sept plus cinq sans avoir la notion de douze, la notion du sujet sans celle de l’autre terme et du rapport d’égalité qui les unit. Or, après que vous avez ajouté sept à cinq, vous avez l’idée de la réunion de deux nombres en un seul ; mais quel est ce nombre nouveau qui contient les deux autres ? Vous savez que sept et cinq forment une somme ; mais quelle est cette somme ? Vous l’ignorez. Cette ignorance devient plus manifeste, si on fait l’expérience sur de plus grands nombres. Quand nous opérons sur de petites quantitéquantités,
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s, l’habitude que nous avons d’aller des diverses parties à la somme, la rapidité avec laquelle nous saisissons leur égalité nous fait illusion sur le véritable procédé de l’esprit ; mais quand nous voulons réunir plusieurs grands nombres en un seul, la difficulté que nous éprouvons à arriver au nombre total qui les renferme nous prouve que nous n’allons pas du même au même, et qu’il s’agit bien pour nous d’acquérir une nouvelle connaissance.
 
Pourquoi donc a-t-on regardé les propositions arithmétiques comme des propositions analytiques ? C’est qu’on a moins considéré les procédés de l’esprit dans la formation de ses connaissances que ces connaissances en elles-mêmes, relativement à leurs objets et indépendamment de l’esprit. Comme sept plus cinq et douze sont en effet des nombres identiques, on a cru que dire : sept plus cinq égale douze, c’est passer d’une même connaissance à une même connaissance. Mais si l’idée du second terme est implicitement dans le premier, elle n’y est pas explicitement et psychologiquement ; et la question est ici de savoir si, parce que nous avons la notion des deux unités sept et cinq, nous avons aussi la notion de l’unité totale douze qui les représente.
 
Les vérités géométriques ne sont pas non plus des vérités identiques. Si cette proposition : la ligne droite est la ligne la plus courte d’un point à un autre, est analytique, il faut prouver que logiquement l’idée de la ligne la plus courte est renfermée dans l’idée de ligne droite. « Mais l’idée de ''droit'', dit Kant, ne renferme aucune idée de quantité, mais seulement de qualité. » Les vérités de géométrie sont donc de l’ordre synthétique. Il faut distinguer toutefois deux sortes de vérités géométriques, trop souvent confondues, les unes qui sont purement analytiques, les autres qui ont un caractère synthétique. Les premières sont les axiomes de la géométrie, les secondes sont ses véritables principes. Les axiomes tels que ceux-ci : - ''a'' égale ''a'' ; le tout est égal à lui-même ; le tout est plus grand que la partie ; - ces axiomes, qui ne sont peut-être que diverses faces du principe de contradiction, sont indispensables à la science. Est-il, en effet, un seul théorème qui ne les suppose ? Est-il possible de faire un seul pas en géométrie si l’on n’admet que le même est le même, que le tout est plus grand que la partie ? Mais, d’un autre côté, qu’on nous montre quelque vérité géométrique sortant directement de ces axiomes comme de leur principe. Les axiomes sont donc à la fois indispensables et improductifs. Au contraire, prenez la dernière vérité de la géométrie, et cherchez d’où elle sort ; elle sort de la vérité précéprécédente,
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dente, qui, à son tour, sort d’une vérité antérieure, et chacune d’elles vous paraissant tour à tour principe et conséquence, il vous faudra remonter de théorème en théorème jusqu’à des vérités premières qui aient leur raison en elles-mêmes, qui soient principes, sans être conséquences, c’est-à-dire jusqu’à la définition du triangle, de l’angle, du cercle, de la ligne droite. Les définitions seules sont productives. Sans les axiomes, la science est impossible, mais ils ne font pas la science ; sans eux, il n’est pas permis d’établir un principe, de déduire une conséquence, mais ils ne sont ni ces principes, ni ces conséquences. Il y a donc des vérités géométriques qui reposent sur le principe de contradiction, mais les vrais principes géométriques sont les définitions, c’est-à-dire des jugemens synthétiques ''à priori''.
 
Les principes de la haute physique sont de la même nature. Je prends les deux exemples donnés par Kant - Dans tout changement du monde matériel, la quantité de matière doit rester la même ; dans toute communication du mouvement, l’action et la réaction doivent être égales. - Ce sont évidemment là des jugemens synthétiques, car l’idée de matière n’implique pas le moins du monde que dans tous les changemens la quantité de matière est la même ; de même on peut avoir l’idée de mouvement sans en déduire que l’action et la réaction sont toujours égales. J’ajoute d’un côté à la notion de matière, de l’autre à celle de mouvement, des notions qui n’y étaient pas contenues, je fais un jugement synthétique. De plus, ce jugement a le caractère de l’universalité, de la nécessité, il n’est donc pas dû à l’expérience ; il est donc synthétique ''à priori''.
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dans le ''Discours de la Méthode'', c’est la hardiesse et l’énergie de la pensée. Kant s’y donne ouvertement comme un véritable révolutionnaire. Comme Descartes, il dédaigne tous les systèmes antérieurs à sa ''critique'' ; il s’exprime sur le passé de la philosophie du ton tranchant et superbe des philosophes du XVIIIe siècle. En parlant avec ce dédain de tous les systèmes qui ont précédé, et en les présentant comme un amas d’hypothèses arbitraires, qui contiennent à peine quelques vérités comme par hasard, il ne lui vient pas une seule fois à l’esprit que les auteurs de ces systèmes, ce sont des hommes ou ses égaux ou ses supérieurs, Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz. Mais pourquoi serait-il respectueux envers le génie ? Il ne l’est pas même envers la nature humaine. Il lui accorde bien une disposition innée à la métaphysique, mais c’est une disposition malheureuse, et qui jusqu’ici n’a produit que des chimères, et il se flatte, lui, à la fin du XVIIIe siècle, de commencer pour la première fois la vraie métaphysique, après trois mille ans d’efforts inutiles. On serait tenté de supposer, dans un tel dessein, sous de telles paroles, un orgueil immense. Pas le moins du monde. Kant était le plus modeste et le plus circonspect des hommes ; mais l’esprit de son temps était en lui. Et puis on ne fait pas les révolutions avec de petites prétentions, et Kant voulait faire une révolution en métaphysique. Comme toute révolution, celle-là devait donc proclamer l’absurdité de tout ce qui avait précédé, sans quoi il n’aurait fallu songer qu’à améliorer, et non pas à tout détruire pour tout renouveler. Kant, comme Descartes, auquel il faut sans cesse le comparer, préoccupé de sa méthode, ne voit qu’elle partout. Ce n’est pas de son propre génie qu’il a une grande opinion, c’est de celui de sa méthode.
 
C’est de là qu’il se relève, c’est de là qu’il triomphe. Descartes a dit quelque part qu’en se comparant aux autres hommes, il s’était trouvé supérieur à très peu et inférieur à beaucoup, et qu’il devait tout à sa méthode. Socrate aussi, deux mille ans avant Kant et Descartes, rapportait tout à sa méthode qui, au fond, était la même que celle du philosophe français et du philosophe allemand. Cette méthode est la vraie, c’est la méthode psychologique qui consiste à débuter par l’homme, par le sujet qui connaît, par l’étude de la faculté de connaître, de ses lois, de leur portée et de leurs limites. Elle naît avec Socrate, se développe avec Descartes, se perfectionne avec Kant, et avec tous les trois elle produit chaque fois une révolution puissante. Mais il n’appartient pas au même homme de commencer une révolution et de la finir. Socrate n’a été ni Platon ni Aristote, mais le père de
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de l’un et de l’autre. Descartes à son tour n’est point Leibnitz, et Kant, qui a commencé la philosophie allemande, ne l’a ni gouvernée ni terminée. Cette philosophie marche encore, et ne paraît pas avoir atteint son dernier développement. Plus heureuse, la révolution française, née en même temps que la révolution philosophique de l’Allemagne, partie à peu près du même point, de la déclaration des droits primitifs et éternels de l’homme indépendamment de toute société, de toute histoire, comme l’autre des lois pures de la raison humaine indépendamment de toute expérience, proclamant également et le mépris du passé et les espérances les plus orgueilleuses, a parcouru, en quelques années, ses vicissitudes nécessaires, et nous la voyons aujourd’hui arrivée à son terme, tempérée et organisée dans la charte qui nous gouverne. La charte de la philosophie du XIXe siècle n’est pas encore écrite. Kant n’était pas appelé à cette œuvre ; la sienne était bien différente : il devait faire une révolution contre tous les faux dogmatismes, et contre les grandes hypothèses de l’idéalisme du XVIIe siècle, et contre les hypothèses mesquines et tout aussi arbitraires du sensualisme de son temps ; et cette entreprise, il l’a accomplie, grace à cette méthode dont je viens de faire connaître le caractère d’après les deux ''préfaces'' et l’''introduction'' de la ''Critique de la raison pure''. Peut-être une autre fois essaierons-nous d’aborder cette ''Critique'' elle-même, et d’introduire les lecteurs de la ''Revue'' dans l’intérieur de ce grand monument.