« Concert de Mademoiselle Garcia » : différence entre les versions

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J’ose dire ce que j’ose faire, » disait Montaigne. On devrait oser dire ce qu’on ose penser. Je pense donc que Mlle Garcia, qui doit, je crois, débuter dans deux ans, a devant elle un avenir aussi glorieux que celui de sa sœur. Je n’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne débute pas ce soir, afin de nous délivrer d’un genre faux, affecté, ridicule, qui est à la mode aujourd’hui.
 
Je suis loin, en parlant ainsi, de vouloir nier que nous ayons d’excellens artistes ; ils sont même si bien connus, qu’il est inutile de les citer : il ne m’entre d’ailleurs dans l’esprit d’attaquer personne, c’est un métier que je n’aime pas. Je veux parler, non d’un acteur, ni d’un théâtre, mais d’un genre, lequel est une exagération perpétuelle. Cette maladie règne partout, envahit tout ; on s’en fait gloire. C’est l’affectation du naturel, parodie plus fatigante, plus désagréable à voir que toutes les froideurs de la tradition ancienne. La tradition est très ennuyeuse, je le sais ; elle a un défaut insupportable, c’est de faire des mannequins qui semblent tenir tous à un même fil, et qui ne remuent que lorsqu’on tire ce fil ; l’acteur devient une marionnette. Mais l’exagération du naturel est encore pire. Si, du moins, puisque maintenant le joug de la tradition est brisé, le comédien, livré à lui-même, suivait réellement son inspiration, bonne ou mauvaise, il n’y aurait que demi-mal. On verrait sur la scène des personnages vrais, les uns ridicules, les autres sérieux, les uns froids, les autres passionnés. Il n’y a pas deux hommes qui sentent
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sentent de même ; chacun exprimerait donc à sa façon. Au lieu de cela, qu’arrive-t-il ? La Malibran, il faut en convenir, a contribué à amener le genre à la mode ; elle s’abandonnait à tous les mouvemens, à tous les gestes, à tous les moyens possibles de rendre sa pensée ; elle marchait brusquement, elle courait, elle riait, elle pleurait, se frappait le front, se décoiffait, tout cela sans songer au parterre ; mais du moins elle était vraie dans son désordre. Ces pleurs, ces rires, ces cheveux déroulés, étaient à elle, et ce n’était pas pour imiter telle ou telle actrice qu’elle se jetait par terre dans ''Othello''. Quelle impression voulez-vous produire sur moi, quand vous vous arracheriez réellement les cheveux et quand vous en feriez cent fois plus que la Malibran, si je m’aperçois que vous ne sentez rien ? Quel intérêt voulez-vous que je prenne à vos cris de désespoir, à vos contorsions ? Je n’en comprends même pas le motif, je ne sais pas pourquoi vous vous démenez ainsi. Lorsque les chanteurs allemands sont venus à Paris, il y avait une certaine actrice qui s’appelait, je crois, Mme Fischer ; c’était une jolie personne, grande, blonde, avec une voix très fraîche ; elle se posait sur le bord de la rampe, près du trou du souffleur ; elle joignait les mains comme quelqu’un qui fait sa prière, et là, elle chantait de son mieux. Jamais elle ne bougeait autrement, son air durât-il une demi-heure ; si on lui criait bis, elle revenait à la même place, rapprochait ses mains et recommençait. Ce n’était certainement pas une Malibran, c’était Mme Fischer, chantant à sa manière et ne cherchant à imiter personne ; elle n’en faisait pas beaucoup, il est vrai, mais pourquoi en aurait-elle fait plus si elle n’en sentait pas davantage ? Voilà une question qu’on pourrait aujourd’hui adresser à bien des gens : pourquoi en faites-vous tant ? Vous vous croyez sublime, et vous seriez peut-être passable si vous en faisiez moitié moins.
 
L’exagération des acteurs vient de la manie, ou plutôt de la rage de faire de l’effet, qui semble aujourd’hui s’être emparée de tout le monde. Je veux bien supposer que cette manie a existé dans tous les temps, mais je ne puis croire qu’elle ait jamais été poussée si loin. On dirait que nous avons la simplicité en horreur. Auteurs, acteurs, musiciens, tous ont le même but, l’effet, et rien de plus ; tout est bon pour y parvenir, et dès qu’on l’atteint, tout est dit ; l’orchestre tâche de faire le plus de bruit possible pour qu’on l’entende ; le chanteur, qui veut couvrir le fracas de l’orchestre, crie à tue-tête ; le peintre et le machiniste entassent dans les décorations des charpentes énormes, afin qu’on regarde leur nom sur l’affiche ; l’auteur ajoute à l’orchestre quarante trompettes, afin que son opéra fasse plus de tapage que le précédent, et ainsi de suite, les uns renchérissant sur les autres. Le public ébahi, assourdi, ouvre les yeux et les oreilles dans une stupeur muette ; le directeur ne pense qu’à la recette et fait ''mousser'' la pièce dans les journaux ; et, au milieu de tout cela, il n’y a pas une honnête créature qui se demande si autrefois il n’existait pas quelque chose qu’on appelait la musique.