« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/06 » : différence entre les versions

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Et qu’est-ce donc que M. Joubert ? -Quel est cet inconnu tout d’un coup ressuscité et dévoilé par l’amitié, quatorze ans après sa mort ? Qu’a-t-il fait ? Quel a été son rôle ? A-t-il eu un rôle ? - La réponse à ces diverses questions tient peut-être à des considérations littéraires plus générales qu’on ne croit.
 
M. Joubert a été l’ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Châteaubriand.
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M. de Châteaubriand. Il avait de l’un et de l’autre ; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L’attention se reporte aujourd’hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poètes, n’existent guère sans qu’il y ait autour d’eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu’ils aiment, qu’ils servent, et qui sont rois par l’art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu’on dirait isolée, ils s’éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l’ami qu’elle absorbe. C’est ce rayon du génie et de l’amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.
 
M. Joubert de son vivant n’a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : « ''Pas encore'', disait-il quand on le pressait de produire, ''pas encore'', il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n’était pas temps encore, ou il n’était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots : « Le ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n’ai de force que pour m’élever et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument. » Mais, s’il n’écrivait pas de livre, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugemens, de ses impressions : ce n’était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru ; c’était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, ''un Platon à cœur de La F ontaine'', a dit M. de Châteaubriand.
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« Si la moelle en est exquise, l’enveloppe n’en est pas forte. La quantité en est petite, et ses ligamens l’ont uni aux plus mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très difficile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j’atteins ce qui me charme. Mon ame chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvemens. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu’à la perfection, Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d’ailleurs, elle me repose en m’interdisant une foule d’entreprises ; car peu d’ouvrages et de matières sont susceptibles de l’admettre. La perfection m’est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu’on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n’y a que cela qui me seye et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l’étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l’idiome de ce lieu. J’y veux donner à mes pensées plus de pureté que d’éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile. C’est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol ; et lorsque j’en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai ; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour. »
 
Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d’un peu bizarre si l’on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu’il y a quelque ''affectation'' chez lui (et il n’en est pas exempt),
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exempt), il n’a que celle qui ne déplaît pas parce qu’elle est sincère, que lui-même définit comme tenant plus aux mots, tandis que la ''prétention'', au contraire, tient à la vanité de l’écrivain : « Par l’une l’auteur semble dire seulement au lecteur : ''Je veux être clair'', ou ''je veux être exact'', et alors il ne déplaît pas ; mais quelquefois il semble dire aussi : ''Je veux briller'', et alors on le siffle. »
 
Marié depuis plusieurs années déjà, retiré de temps en temps à Villeneuve-sur-Yonne, il y conviait son ami et la famille de son ami ; il voudrait avoir à leur offrir, dit-il, une cabane au pied d’un arbre, et il ne trouve de disponible qu’une chaumière au pied d’un mur. Il parle là-dessus avec un frais sentiment du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres détails, qui fait ressembler sa phrase familière à quelque billet de Cicéron :
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A nos poètes lyriques ou épiques, il semble dire : « On n’aime plus que l’esprit colossal. »
 
A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maître : « Nous devons reconnaître pour maîtres des mots ceux qui savent ''en abuser'', et ceux qui savent en user ; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en
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ceux-là en sont les ''tyrans''. » -Oui, tyrans ! nos Phalaris ne font-ils pas mugir les pensées dans les mots façonnés et fondus en taureaux d’airain ?
 
A tel romancier qui réussit une fois sur cent, je dirai avec lui : « Il ne faut pas seulement qu’un ouvrage soit bon, mais qu’il soit fait par un bon auteur. »
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Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes particulières des styles, sur Cicéron qu’on croit circonspect et presque timide, et qui, par l’expression, est le plus téméraire peut-être des écrivains, sur son éloquence claire, mais qui sort ''à gros bouillons et cascades quand il le faut'' ; sur Platon, qui ''se perd dans le vide'', mais tellement, ''qu’on voit le jeu de ses ailes'', qu’on ''en entend le bruit'' ; sur Platon encore et Xénophon, et les autres écrivains de l’école de Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et les ''évolutions du vol des oiseaux'', qui ''bâtissent'' véritablement ''des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air'', M. Joubert est inépuisable de vues, et perpétuel d’images. Cicéron surtout lui revient souvent comme Voltaire ; il le comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est un homme de ''par-delà'', plus antique de goût : « La facilité est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l’obstacle et le saut. »
 
« Il
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« Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole ; Cicéron les aimait toutes. »
 
« Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune ; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt : cette lumière est toute grecque. Le Romain l’a donc adoucie et affaiblie. »
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Si on réimprimait pour le public, il y aurait quelques corrections à apporter, quelques pensées énigmatiques ou recherchées à supprimer, comme celle de l’enthousiasme qui ''agit en spirale, conformément aux entrailles'' (page 167), quelques autres d’une vérité superflue à omettre, comme celles : (page 216) ''qu’il y a toujours du charme dans la grace'', et (page 149) que, ''pour bien écrire, il faut du temps et de l’esprit''. J’aurais encore à indiquer (pages 218 et 290, 50 et 282) des pensées à peu près les mêmes, répétées ; (pages 27, 77, 123, et peut-être ailleurs) quelques erreurs typographiques qui troublent le sens. Il faudrait, je crois, abréger, alléger le chapitre des ''Pensées diverses'', et en renvoyer plus d’une, ou à des chefs précédens, ou à des subdivisions nouvelles, comme ''de l’amitié, des anciens, de la vérité''. On voit, au détail de mes précautions, que je ne veux absolument pas supposer que le livre en reste là et que l’illustre éditeur n’achève pas tout son ouvrage. L’honorable famille du mort pourrait-elle refuser dispense pour l’entier bienfait ?
=== no match ===