« Écrivains critiques et historiens littéraires de la France/06 » : différence entre les versions

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{{journal|Ecrivains critiques et moralistes de la France.- M. Joubert|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.16, 1838}}
 
 
==__MATCH__:[[Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 16.djvu/670]]==
 
M. Joubert <ref>''Recueil des Pensées'' de M. Joubert, 4 vol. in-8°, Paris, 1838. Imprimerie de Le Normant, rue de Seine, 8.</ref>.
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Et qu’est-ce donc que M. Joubert ? -Quel est cet inconnu tout d’un coup ressuscité et dévoilé par l’amitié, quatorze ans après sa mort ? Qu’a-t-il fait ? Quel a été son rôle ? A-t-il eu un rôle ? - La réponse à ces diverses questions tient peut-être à des considérations littéraires plus générales qu’on ne croit.
 
M. Joubert a été l’ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Châteaubriand.
M. Joubert a été l’ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Châteaubriand. Il avait de l’un et de l’autre ; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L’attention se reporte aujourd’hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poètes, n’existent guère sans qu’il y ait autour d’eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu’ils aiment, qu’ils servent, et qui sont rois par l’art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu’on dirait isolée, ils s’éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l’ami qu’elle absorbe. C’est ce rayon du génie et de l’amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.
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M. Joubert a été l’ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M. de Châteaubriand. Il avait de l’un et de l’autre ; nous le trouvons un lien de plus entre eux : il achève le groupe. L’attention se reporte aujourd’hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part. Les écrivains illustres, les grands poètes, n’existent guère sans qu’il y ait autour d’eux de ces hommes plutôt encore essentiels que secondaires, grands dans leur incomplet, les égaux au dedans par la pensée de ceux qu’ils aiment, qu’ils servent, et qui sont rois par l’art. De loin ou même de près, on les perd aisément de vue ; au sein de cette gloire voisine, unique et qu’on dirait isolée, ils s’éclipsent, ils disparaissent à jamais, si cette gloire dans sa piété ne détache un rayon distinct et ne le dirige sur l’ami qu’elle absorbe. C’est ce rayon du génie et de l’amitié qui vient de tomber au front de M. Joubert et qui nous le montre.
 
M. Joubert de son vivant n’a jamais écrit d’ouvrage, ou du moins rien achevé : « ''Pas encore'', disait-il quand on le pressait de produire, ''pas encore'', il me faut une longue paix. » La paix était venue, ce semble, et alors il disait : « Le ciel n’avait donné de la force à mon esprit que pour un temps, et le temps est passé. » Ainsi, pour lui, pas de milieu : il n’était pas temps encore, ou il n’était déjà plus temps. Singulier génie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots : « Le ciel n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je n’ai de force que pour m’élever et pour vertu qu’une certaine incorruptibilité. » Il disait encore, en se rendant compte de lui-même et de son incapacité à produire : « Je ne puis faire bien qu’avec lenteur et avec une extrême fatigue. Derrière la force de beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derrière ma faiblesse il y a de la force ; la faiblesse est dans l’instrument. » Mais, s’il n’écrivait pas de livre, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses jugemens, de ses impressions : ce n’était pas un goût simplement délicat et pur que le sien, un goût correctif et négatif de Quintilius et de Patru ; c’était une pensée hardie, provocante, un essor. Imaginez un Diderot qui avait de la pureté antique et de la chasteté pythagoricienne, ''un Platon à cœur de La F ontaine'', a dit M. de Châteaubriand.
 
Inspirez, mais n’écrivez pas, » dit Le Brun aux femmes. - « C’est, ajoute M. Joubert, ce qu’il faudrait dire aux professeurs (''aux professeurs de ce temps-là'') ; mais ils veulent écrire et ne pas ressembler aux Muses. » Eh bien ! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il était le public de ses amis, l’orchestre, le chef du chœur qui écoute et qui frappe la mesure.
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Il n’y a plus de public aujourd’hui, il n’y a plus d’orchestre ; les vrais M. Joubert sont dispersés, déplacés ; ils écrivent. Il n’y a plus de Muses, il n’y a plus de juges, tout le monde est dans l’arène. Aujourd’hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t’applaudis, je te loue ou je te raille : à charge de revanche ! Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. - Tant mieux, dira-t-on, on est jugé par ses pairs. - En littérature, je ne suis pas tout-à-fait de cet avis constitutionnel, je ne crois pas absolument au jury des seuls confrères, ou soi-disant tels, en matière de goût. L’alliance offensive et défensive de tous les gens de lettres, la société en commandite de tous les talens, idéal que certaines gens poursuivent, ne me paraîtrait pas même un immense progrès, ni précisément le triomphe de la saine critique.
 
Sérieusement, la plaie littéraire de ce temps, la ruine de l’ancien bon goût (en attendant le nouveau), c’est que tout le monde écrit et a la prétention d’écrire autant et mieux que personne. Au lieu d’avoir affaire à des esprits libres, dégagés, attentifs, qui s’intéressent, qui inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on ? des esprits tout envahis d’eux-mêmes, de leurs prétentions rivales, de leurs intérêts d’amour propre, et, pour le dire d’un mot, des esprits trop souvent perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la littérature seule engendre dans ses régions basses. J’y ai souvent pensé, et j’aime à me poser cette question quand je lis quelque littérateur plus ou moins en renom aujourd’hui : « Qu’eût-il fait sous Louis XIV ? qu’eût-il fait au dix-huitième siècle ? » J’ose avouer que, pour un grand nombre, le résultat de mon plus sérieux examen, c’est que ces hommes-là, en d’autres temps, n’auraient pas écrit du tout. Tel qui nous inonde de publications spécieuses à la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont pas détestables, ma foi ! aurait été commis à la gabelle sous quelque intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux à Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge irréfragable de la fine fleur de poésie, se serait élevé pour toute littérature (car celui-là eût été littérateur, je le crois bien) à raconter dans le ''Mercure galant'' ce qui se serait dit en voyage au dessert des princes. Un honnête homme, né pour ''l’Almanach du Commerce'', qui aura griffonné jusque-là à grand’peine quelques pages de statistique, s’emparera d’emblée du premier poème épique qui aura paru, et, s’il est en verve, déclarera gravement que l’auteur vient de renouveler la face et d’inventer la forme de la poésie française. Je regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes écrivains à moustache, qui, vers trente ans, à force de se creuser le
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cerveau, passent du tempérament athlétique au nerveux, les beaux et braves colonels que cela aurait faits hier encore sous l’empire. En un mot, ce ne sont en littérature aujourd’hui que vocations factices, inquiètes et surexcitées, qui usurpent et font loi. L’élite des connaisseurs n’existe plus en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isolé et ne sait où trouver l’oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et quand ils sauraient se rencontrer, les délicats, ce qui serait fort agréable pour eux, qu’en résulterait-il pour tous ? car, par le bruit qui se fait, entendrait-on leur demi-mot ; et, s’ils élevaient la voix, les voudrait-on reconnaître ? Voilà quelques-unes de nos plaies. Au temps de M. Joubert, il n’en était pas encore ainsi. Déjà sans doute les choses se gâtaient : « « Des esprits rudes, remarque t-il, pourvus de robustes organes, sont entrés tout à coup dans la littérature, et ce sont eux qui en pèsent les fleurs. » La controverse, il le remarque aussi, devenait hideuse dans les journaux ; mais ''l’aménité'' n’avait pas fui de partout, et il y avait toujours les ''belles-lettres''. Lui qui avait besoin, pour déployer ses ailes, ''qu’il fit beau'' dans la société autour de lui, il trouvait à sa portée d’heureux espaces ; et j’aime à le considérer comme le type le plus élevé de ces connaisseurs encore répandus alors dans un monde qu’ils charmaient, comme le plus original de ces gens de goût finissans, et parmi ces conseillers et ces juges comme le plus inspirateur.
 
La classe libre d’intelligences actives et vacantes qui se sont succédé dans la société française à côté de la littérature qu’elles soutenaient, qu’elles encadraient et que, jusqu’à un certain point, elles formaient ; cette dynastie flottante d’esprits délicats et vifs aujourd’hui perdus, qui à leur manière ont régné, mais dont le propre est de ne pas laisser de nom, se résume très bien pour nous dans un homme et peut s’appeler M. Joubert.
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Mais, pour ne pas trop prêter notre idée générale, et, comme on dit aujourd’hui, notre formule, à celui qui a été surtout plein de liberté et de vie, prenons l’homme d’un peu plus près et suivons-le dans ses caprices même ; car nul ne fut moins régulier, plus hardi d’élan et plus excentrique de rayons, que cet excellent homme de goût.
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La vie de M. Joubert compte moins par les faits que par les idées. Il était de Brive, cette patrie du cardinal Dubois : il aurait dû naître plutôt à Scillonte ou dans quelque bourg voisin de Sunium. Il vint jeune à Paris, y connut presque d’abord Fontanes dès les années 1779, 1780 ; il avait alors vingt-cinq ans environ, à peu près trois ans de plus que son ami. Sa jeunesse dut être celle d’alors : « Mon ame habite un lieu par où les passions ont passé, et je les ai toutes connues, » nous dit-il plus tard, et encore : « Le temps que je perdais autrefois dans les plaisirs, je le perds aujourd’hui dans les souffrances. » Les idées philosophiques l’entraînèrent très loin : à l’âge du retour il disait : « Mes découvertes (et chacun a les siennes) m’ont ramené aux préjugés. » Ce qu’on appelle aujourd’hui le ''panthéisme'' était très familier, on a lieu de le croire, à cette jeunesse de M. Joubert ; il l’embrassait dans toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus séduisante beauté : sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l’Allemagne, son imagination antique le concevait naturellement revêtu de tout ce premier brillant que lui donna la Grèce « Je n’aime la philosophie et surtout la métaphysique, ni quadrupède, ni bipède : je la veux ailée et chantante. »
 
En littérature, les enthousiasmes, les passions, les jugemens de M. Joubert le marquaient entre les esprits de son siècle et en font un critique à part. Nous en avons une première preuve tout-à-fait précise par une correspondance de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche à ramener son ami à des admirations plus modérées sur les modèles d’outre-Manche : on s’occupait alors en effet de Richardson et même de Shakspeare à Londres beaucoup moins qu’à Paris : « Encore un coup, lui écrit Fontanes, la patrie de l’imagination est celle où vous êtes né. Pour Dieu, ne calomniez point la France à qui vous pouvez faire tant d’honneur. » Et il l’engage à choisir dorénavant dans Shakspeare, mais à relire toute ''Athalie''. M. Joubert, à cette époque, suivait avec ardeur ce mouvement aventureux d’innovation que prêchaient Le Tourneur par ses préfaces, Mercier par ses brochures. Il avait chargé Fontanes de prendre je ne sais quelle information sur le nombre d’éditions et de traductions, à Londres, du ''Paysan perverti'', et son ami lui répondait : « Assurez hardiment que le conte des quarante éditions du ''Paysan perverti'' est du même genre que celui des armées innombrables qui sortaient de Thèbes aux cent portes… Les deux romans français dont on me parle sans cesse, c’est ''Gil-Blas'' et ''Marianne'', et surtout du premier. » M. Joubert avait
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peine à accepter cela. Il se débarrassa vite pourtant de ce qui n’était pas digne de lui dans ce premier enthousiasme de la jeunesse ; cette boue des Mercier et des Rétif ne lui passa jamais le talon : il réalisa de bonne heure cette haute pensée : « Dans le tempéré, et dans tout ce qui est inférieur, on dépend malgré, soi des temps où l’on vit, et, malgré qu’on en ait, on parle comme tous ses contemporains.
 
« Mais dans le beau et le sublime, et dans tout ce qui y participe en quelque sorte que ce soit, on sort des temps, on ne dépend d’aucun, et dans quelque siècle qu’on vive, on peut être parfait, seulement avec plus de peine en certains temps que dans d’autres. » Il devint un admirable juge du style et du goût français, mais avec des hauteurs du côté de l’antique qui dominaient et déroutaient un peu les perspectives les plus rapprochées de son siècle.
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Il se souvient du XVIe, du XVIIe siècle et de la Grèce ; il ajoute avec un sentiment attique des idiotismes :
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« Il y a, dans la langue française, de petits mots dont presque personne ne sait rien faire. »
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« Il y a des vers qui, par leur caractère, semblent appartenir au règne minéral ; ils ont de la ductilité et de l’éclat. D’autres au règne végétal ; ils ont de la sève.
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« D’autres enfin appartiennent au règne animal ou animé, et ils ont de la vie.
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M. Joubert, jeune encore en 89, vit arriver la révolution française avec des espérances vastes comme son amour des hommes. Il persista long-temps à ne l’envisager que par son côté profitable à l’avenir et, à travers tout, régénérateur. Lié avec le conventionnel Lakanal, il eut moyen d’être actif et utile pour l’organisation de l’instruction publique le lendemain des jours de terreur et de ruine. Ses idées en philosophie sociale ne se modifièrent que par un contrecoup assez éloigné de ce moment : au sortir du 9 thermidor, il paraît avoir cru encore aux ressources, du gouvernement par (ou avec) le grand nombre : il écrivait à Fontanes, qui, caché durant quelques mois, reparaissait au grand jour :
 
« Je vous vois où vous êtes avec grand plaisir. Le temps permet aux gens de bien de vivre partout où ils veulent. La terre et le ciel sont changés. Heureux ceux qui, toujours les mêmes, sont sortis
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purs de tant de crimes et sains de tant d’affreux périls ! Vive à jamais la liberté ! » Noble soupir de délivrance qui s’exhale d’une poitrine généreuse long temps oppressée ! Le chapitre si remarquable de ses ''Pensées'', intitulé ''Politique'', nous le montre revenu à l’autre pôle, c’est-à-dire à l’école monarchique, à l’école de ceux qu’il appelle les sages « Liberté ! liberté ! s’écriait-il alors comme pour réprimander son premier cri ; en toutes choses point de liberté ; mais en toutes choses justice, et ce sera assez de liberté. » Il disait : « Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d’en faire voir les racines. Il en est de même des institutions ; celles qu’on veut conserver, il ne faut pas trop en désenterrer l’origine. Tout commencement est petit. » Je dirai encore cette magnifique pensée qui dans son anachronisme, ressemble à quelque ''postscriptum'' retrouvé d’un traité de Platon ou à quelque sentence ''dorée'' de Pythagore : « La multitude aime la multitude ou la pluralité dans le gouvernement. Les sages y aiment l’unité.
 
Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection, il faut que l’unité ait pour limites celles de sa juste étendue, que ses limites viennent d’elle ; ils la veulent éminente et pleine, semblable à un disque et non pas semblable à un point. »
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Je mêlerai volontiers mes pensées avec les vôtres, lorsque nous pourrons converser ; mais, pour vous rien écrire qui ait le sens commun, c’est à quoi vous ne devez aucunement vous attendre. J’aime.le papier blanc plus que jamais, et je ne veux plus me donner la peine d’exprimer avec soin que des choses dignes d’être écrites sur de la soie ou sur l’airain. Je suis ménager de mon encre ; mais je parle tant que l’on veut. Je me suis prescrit cependant deux ou trois petites rêveries dont la continuité m’épuise. Vous verrez que quelque beau jour j’expirerai au milieu d’une belle phrase et plein d’une belle pensée. Cela est d’autant plus probable, que depuis quelque temps je ne travaille à exprimer que des choses inexprimables. »
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Comme, ceci est tout-à-fait inédit et pourra s’ajouter heureusement à une réimpression des Pensées, je ne crains pas de transcrire : c’est un régal que de telles pages. M. Joubert continue de s’analyser lui-même avec une sorte de délices qui sent son voisin du XVIe siècle, le discoureur, des ''Essais'' :
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« Si la moelle en est exquise, l’enveloppe n’en est pas forte. La quantité en est petite, et ses ligamens l’ont uni aux plus mauvais muscles du monde. Cela me rend le goût très difficile et la fatigue insupportable. Cela me rend en même temps opiniâtre dans le travail, car je ne puis me reposer que quand j’atteins ce qui me charme. Mon ame chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester oisif, ni suffire à mes mouvemens. Il en résulte (pour me juger en beau) que je ne suis propre qu’à la perfection, Du moins elle me dédommage lorsque je puis y parvenir, et, d’ailleurs, elle me repose en m’interdisant une foule d’entreprises ; car peu d’ouvrages et de matières sont susceptibles de l’admettre. La perfection m’est analogue, car elle exige la lenteur autant que la vivacité. Elle permet qu’on recommence et rend les pauses nécessaires. Je veux, vous dis-je, être parfait. Il n’y a que cela qui me seye et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire une sphère un peu céleste et fort paisible, où tout me plaise et me rappelle, et de qui la capacité ainsi que la température se trouve exactement conforme à la nature et l’étendue de mon pauvre petit cerveau. Je prétends ne plus rien écrire que dans l’idiome de ce lieu. J’y veux donner à mes pensées plus de pureté que d’éclat, sans pourtant bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant à ce que l’on nomme force, vigueur, nerf, énergie, élan, je prétends ne plus m’en servir que pour monter dans mon étoile. C’est là que je résiderai quand je voudrai prendre mon vol ; et lorsque j’en redescendrai, pour converser avec les hommes pied à pied et de gré à gré, je ne prendrai jamais la peine de savoir ce que je dirai ; comme je fais en ce moment où je vous souhaite le bonjour. »
 
Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d’un peu bizarre si l’on veut, dans tout cela : M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais même lorsqu’il y a quelque ''affectation'' chez lui (et il n’en est pas exempt),
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il n’a que celle qui ne déplaît pas parce qu’elle est sincère, que lui-même définit comme tenant plus aux mots, tandis que la ''prétention'', au contraire, tient à la vanité de l’écrivain : « Par l’une l’auteur semble dire seulement au lecteur : ''Je veux être clair'', ou ''je veux être exact'', et alors il ne déplaît pas ; mais quelquefois il semble dire aussi : ''Je veux briller'', et alors on le siffle. »
 
Marié depuis plusieurs années déjà, retiré de temps en temps à Villeneuve-sur-Yonne, il y conviait son ami et la famille de son ami ; il voudrait avoir à leur offrir, dit-il, une cabane au pied d’un arbre, et il ne trouve de disponible qu’une chaumière au pied d’un mur. Il parle là-dessus avec un frais sentiment du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres détails, qui fait ressembler sa phrase familière à quelque billet de Cicéron :
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« Ces êtres d’un jour ne doivent pas être pleurés longuement comme des hommes ; mais les larmes qu’ils font couler sont amères. Je le sens, quand je songe surtout que votre malheur peut, à chaque instant, devenir le mien. Je vous remercie d’y avoir songé. Je ne doute pas qu’en cas pareil vous ne fussiez prêt à partager mes sentimens comme je partage les vôtres. Les consolations sont un secours qu’on se prête et dont tôt ou tard chaque homme a besoin à son tour. »
 
Il revient de là à sa difficulté d’écrire, à ses ennuis, à sa santé, à se peindre lui-même selon ce faible aimable et qu’on lui pardonne ; car, si occupé qu’il soit de lui, il a toujours ''un coin à loger les autres'' : c’est l’esprit et le cœur le plus ''hospitaliers''. Il se récite donc en détail à son ami ; il se plaint de son esprit qui le maîtrise par accès, qui le surmène : Mme Victorine de Châtenay disait, en effet, de lui qu’il avait l’air d’une ame qui a rencontré par hasard un corps, et
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qui s’en tire comme elle peut. Mais aussi il désarçonne parfois cette ame, cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers ''en bête'' (il nous l’assure) sans penser, couché sur sa litière. « Vous voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout-à-fait à la béatitude et aux ravissemens où vous me supposez plongé. J’en ai quelquefois cependant, et si mes pensées s’inscrivaient toutes seules sur les arbres que je rencontre, à proportion qu’elles se forment et que je passe, vous trouveriez, en venant les déchiffrer dans ce pays-ci après ma mort, que je vécus par-ci par-là plus Platon que Platon lui-même : ''Platone platonior''. »
 
Une de ces pensées, par exemple, qui s’inscrivaient toutes seules sur les arbres, tandis qu’il se promenait par les bois un livre à la main, la voulez-vous savoir ? la voici : elle lui échappe à la fin de cette même lettre :
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M. Joubert est un esprit délicat avec des pointes fréquentes vers le sublime ; car, selon lui, « les esprits délicats sont tous des esprits nés sublimes, qui n’ont pas pu prendre l’essor, parce que, ou des organes trop faibles, ou une santé trop variée, ou de trop molles habitudes, ont retenu leurs élans. » Charmante et consolante explication ! Quelle délicatesse il met à ennoblir les délicats ! Il s’y pique d’honneur. Ainsi la qualité du cavalier est bien la même, ce n’est que le cheval qui a manqué.
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L’année 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de Châteaubriand arriva d’Angleterre ; il y avait d’avance connu M. Joubert par les récits passionnés de Fontanes ; une grande liaison commença. Les illustres Mémoires ont déjà fixé en traits d’immortelle jeunesse cette petite et admirable société d’alors, soit au château de Savigny, soit dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M. Molé, cette brillante et courte union d’un moment à l’entrée du siècle, avant les systèmes produits, les renommées engagées, les emplois publics, tout ce qui sépare ; cette conversation d’élite, les soirs, autour de Mme de Beaumont, de Mme de Vintimille : « Hélas ! se disait-on quelquefois en sortant ; ces femmes-là sont les dernières ; elles emporteront leur secret. »
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« Dieu a égard aux siècles. Il, pardonne aux uns leurs grossièretés, aux autres leurs raffinemens. Mal connu par ceux-là, méconnu par ceux-ci, il met à notre décharge, dans ses balances équitables, les superstitions et les incrédulités des époques où nous vivons.
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« Nous vivons dans un temps malade ; il le voit. Notre intelligence est blessée ; il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut nous rester de sain. »
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A nos poètes lyriques ou épiques, il semble dire : « On n’aime plus que l’esprit colossal. »
 
A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maître : « Nous devons reconnaître pour maîtres des mots ceux qui savent ''en abuser'', et ceux qui savent en user ; mais ceux-ci sont les rois des langues, et ceux-là en
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sont les ''tyrans''. » -Oui, tyrans ! nos Phalaris ne font-ils pas mugir les pensées dans les mots façonnés et fondus en taureaux d’airain ?
 
A tel romancier qui réussit une fois sur cent, je dirai avec lui : « Il ne faut pas seulement qu’un ouvrage soit bon, mais qu’il soit fait par un bon auteur. »
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Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes particulières des styles, sur Cicéron qu’on croit circonspect et presque timide, et qui, par l’expression, est le plus téméraire peut-être des écrivains, sur son éloquence claire, mais qui sort ''à gros bouillons et cascades quand il le faut'' ; sur Platon, qui ''se perd dans le vide'', mais tellement, ''qu’on voit le jeu de ses ailes'', qu’on ''en entend le bruit'' ; sur Platon encore et Xénophon, et les autres écrivains de l’école de Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et les ''évolutions du vol des oiseaux'', qui ''bâtissent'' véritablement ''des labyrinthes, mais des labyrinthes en l’air'', M. Joubert est inépuisable de vues, et perpétuel d’images. Cicéron surtout lui revient souvent comme Voltaire ; il le comprend par tous les aspects et le juge, car lui-même est un homme de ''par-delà'', plus antique de goût : « La facilité est opposée au sublime. Voyez Cicéron, rien ne lui manque que l’obstacle et le saut. »
 
« Il
« Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole ; Cicéron les aimait toutes. »
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« Il y a mille manières d’apprêter et d’assaisonner la parole ; Cicéron les aimait toutes. »
 
« Cicéron est dans la philosophie une espèce de lune ; sa doctrine a une lumière fort douce, mais d’emprunt : cette lumière est toute grecque. Le Romain l’a donc adoucie et affaiblie. »
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Si on réimprimait pour le public, il y aurait quelques corrections à apporter, quelques pensées énigmatiques ou recherchées à supprimer, comme celle de l’enthousiasme qui ''agit en spirale, conformément aux entrailles'' (page 167), quelques autres d’une vérité superflue à omettre, comme celles : (page 216) ''qu’il y a toujours du charme dans la grace'', et (page 149) que, ''pour bien écrire, il faut du temps et de l’esprit''. J’aurais encore à indiquer (pages 218 et 290, 50 et 282) des pensées à peu près les mêmes, répétées ; (pages 27, 77, 123, et peut-être ailleurs) quelques erreurs typographiques qui troublent le sens. Il faudrait, je crois, abréger, alléger le chapitre des ''Pensées diverses'', et en renvoyer plus d’une, ou à des chefs précédens, ou à des subdivisions nouvelles, comme ''de l’amitié, des anciens, de la vérité''. On voit, au détail de mes précautions, que je ne veux absolument pas supposer que le livre en reste là et que l’illustre éditeur n’achève pas tout son ouvrage. L’honorable famille du mort pourrait-elle refuser dispense pour l’entier bienfait ?
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