« Michel-Ange et le Jugement Dernier » : différence entre les versions

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C’est aux artistes qu’il appartenait d’expliquer l’œuvre de Michel Ange et de soulever le voile qui cache ses immenses beautés à des yeux mal préparés pour un tel spectacle. Ils devaient se faire les interprètes d’une langue qui semble sans doute étrange aux hommes de ce temps, car le sens religieux n’a plus de prise sur eux ; et pourtant c’est par ce lien si puissant que le grand peintre entraînait à lui ses spectateurs avant de les fixer par l’admiration pure des qualités de son ouvrage. Aujourd’hui que les types sacrés ont perdu toute signification et que nous les avons enveloppés dans la même proscription qui bannit de notre art les allégories mythologiques, quelle sorte d’émotions pourrions-nous trouver dans le style le plus sérieux et le plus chrétien qui fut jamais, et surtout dans la peinture du sujet le plus propre à agir sur l’imagination d’un croyant, le jugement dernier ?
 
Tous les artistes, et je parle des plus célèbres, ont échoué quand ils ont voulu peindre le jugement dernier. Ils se sont presque toujours é
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puisésépuisés à rendre palpable et, pour ainsi dire, possible la représentation d’une scène qui est tout imaginaire. Dans son tableau, si admirable d’ailleurs, de la chute des anges rebelles, Rubens a entassé et multiplié tous les moyens de la composition et de la couleur pour exprimer la confusion et le désespoir des damnés ; il nous a montré la chute effroyable de tous ces réprouvés précipités les uns sur les autres dans des gouffres embrasés où des monstres les attendent et les saisissent ; mais tout en admirant la prodigieuse force d’invention du peintre, on reconnaît que le mérite, je dirai même le charme de l’exécution, a trop de part dans l’effet de son ouvrage. Tout cela est trop près de nous, par la vérité de l’imitation, pour agir sur l’ame comme le feraient des objets surnaturels. La chair de ses personnages est si palpitante, elle semble tellement animée par le sang qu’on voit circuler dans ces veines gonflées et à travers ces muscles tendus par la douleur, qu’il nous semble presque que nous pourrions assister à une scène pareille, comme serait par exemple la chute d’un édifice ou d’une montagne entraînant sous ses ruines une foule de malheureux.
 
Au contraire, chez les peintres de ces écoles primitives aujourd’hui si fort remises en honneur, les tableaux analogues n’offrent guère que des amas de figures mesquines et anguleuses, sans goût, sans disposition grandiose ; on y remarque surtout une recherche puérile de détails, qui jette l’esprit à mille lieues de l’impression du grand et du terrible. Dans les siècles qui échappent à la barbarie, aussi bien que dans ceux où, par un retour nécessaire de l’inconstance humaine, les esprits, ayant usé l’admiration qu’inspirent les beaux ouvrages, se retournent vers des nouveautés de mauvais goût, la vérité commune séduit et entraîne ; elle paraît le comble de l’art et bien préférable à cette vérité supérieure qui ne s’adresse qu’à la partie la plus noble de l’intelligence.
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On a critiqué l’action du Christ, celle de la Madone et sans doute de beaucoup d’autres personnages, comme on l’aurait fait dans une composition ordinaire, toujours en vue d’un certain effet dramatique qui est ici bien peu de saison. On reprend cette sauvage vigueur des gestes et ces contorsions puissantes qui donnent lieu à de si beaux développemens du corps humain.
 
Il est curieux que dans ce siècle, le plus matérialiste des siècles, on ait fait à Michel-Ange un reproche de la matérialité de ses formes, comme s’il eût fallu peindre des esprits sans corps, ainsi que la poésie nébuleuse et fantastique peut les figurer. On regrette cette banale sentimentalité que les modernes ont introduite dans la représentation des sujets saints, style faux, style haïssable dans sa prétention à rajeunir les scènes de l’Écriture et de l’Évangile, scènes éternellement belles et neuves, mais seulement pour les hommes vraiment nouveaux et faits pour les rendre dans toute leur simplicité. Le Christ de Michel-Ange n’est ni un philosophe, ni un héros de roman ; c’est Dieu lui-même, dont le bras va réduire en poudre l’univers. Il faut à Michel-Ange, il faut au peintre des formes, des contrastes, des ombres, des lumières sur des corps charnus et mouvans. Le jugement dernier, c’est la fête de la chair ; aussi, comme on la voit courir déjà sur les os de ces pâles ressuscités au moment où le son de la trompette entr’ouvre leur tombe et les arrache au sommeil des siècles ! Dans quelle variété de poétiques attitudes ils entr’ouvrent leur paupière à la lueur de ce sinistre et dernier jour, qui secoue pour jamais la poussière du sépulcre et pénètre jusqu’aux entrailles de cette terre où la mort a entassé ses victimes ! Quelques-uns soulèvent avec effort la couche épaisse sous laquelle ils ont dormi si long-temps ; d’autres, dégagés déjà de leur fardeau, restent là é
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tenduslà étendus et comme étonnés d’eux-mêmes. Plus loin, la barque vengeresse emporte la foule des réprouvés. Caron se tient là, battant de son aviron les ames paresseuses - ''Qualunque s’adagia''. Rien n’égale la malice et la férocité de ses ''deux yeux de braise'', comme dit le poète. Une espèce de satyre horrible emporte sur ses épaules un de ces damnés, en enfonçant ses dents crochues dans l’une de ses jambes. Les démons percent de leurs crocs le dos et la tête des misérables, les entraînent sur le bord maudit, où d’autres viennent se précipiter d’eux-mêmes et comme poussés par une invisible main. On voit, dans l’ombre, des dents serrées par l’affreux désespoir, des yeux ardens qui s’élèvent en l’air pour maudire l’Être éternel et l’heure de sa justice. De misérables désespérés portent à leur tête, devant leurs oreilles, devant leurs yeux, leurs mains tremblantes, comme pour se cacher l’horreur de l’inévitable vengeance. On ne peut se figurer, sans l’avoir vue, la prodigieuse variété de ces types de démons, de larves, de suppôts de l’enfer, acharnés sur ces damnés, qui sont leur proie pour l’éternité. Rien de plus noble aussi et de plus varié que les attitudes des anges qui forment le groupe placé au-dessous du Christ, et qui embouchent les trompettes fatales. Deux d’entre eux portent chacun un livre dans leurs mains ; l’un de ces livres est la liste des élus. Il est étroit ; il tient entre les doigts de l’ange, qui semble appeler avec complaisance ce petit nombre de justes sauvés à peine au milieu des innombrables rejetons du premier homme. L’autre livre contient les noms des réprouvés ; liste énorme, liste fatale, et dont la colère céleste ne doit rien retrancher.
 
Autour du Christ sont les ames heureuses. Du côté de la Madone sont les saintes femmes, les vierges, les mères chrétiennes et martyres ; de l’autre côté, les saints, les patriarches, Adam notre premier père assistant à la destruction de cette déplorable race issue de lui. Les confesseurs, les martyrs de la foi se rapprochent du juge et lui montrent les instrumens des supplices qui n’ont pu ébranler leur constance. Quelques-uns semblent contempler avec joie les contorsions de leurs ennemis précipités dans les flammes de l’enfer. En leur faisant étendre vers ces malheureux les rateaux qui ont déchiré leur chair, les roues et les gibets qu’ils ont teints de leur sang, mais surtout en mettant dans leurs yeux un air de satisfaction et de triomphe, Michel-Ange se montre bien l’homme de son siècle, c’est-à-dire le chrétien farouche qui fait de sa vengeance une vertu.