« Le Salon du roi de M. Eugène Delacroix » : différence entre les versions

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Les peintures exécutées par M. Eugène Delacroix, dans une salle de la chambre des députés, dite Salon du Roi, méritent la plus sérieuse attention ; car les diverses compositions qui concourent à la décoration de cette salle sont également remarquables par la beauté des figures et par les facultés nouvelles qu’elles ont mises en évidence, et que le plus grand nombre ne soupçonnait pas chez l’auteur. M. Fontaine, pour satisfaire son goût symétrique, n’a pas craint de rogner impitoyablement la belle ''Bataille de Taillebourg''. Maintenant que le musée de Versailles est ouvert au public, nous allons savoir ce qui nous reste de cette toile si animée, si énergique, où le peintre a prodigué à plaisir toutes les richesses de son art, où il a multiplié les problèmes pour se donner la gloire de les résoudre. M. Joly, du moins nous l’espérons, n’aura pas le même caprice que M. Fontaine. Puisqu’il a eu assez de clairvoyance et de sagesse pour concerter avec M. Delacroix la distribution des ornemens de son plafond, puisqu’il a soumis sa volonté à la volonté du peintre, nous avons lieu de penser qu’il ne changera pas de conduite, et qu’il ne condamnera pas à la mutilation les créations laborieuses et savantes dont il a préparé l’encadrement. Nous pouvons donc parler du Salon du Roi en toute assurance. Quand la session sera close, et que chacun pourra librement étudier les peintures de M. Delacroix, nos remarques trouveront encore leur application. Elles subiront le contrôle de l’opinion publique ; les détails que nous aurons approuvés ou réprouvés seront présens pour nous donner tort ou raison. Pourquoi faut-il que le Musée
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de Versailles soit échu à M. Fontaine, et que l’homme qui a traité avec tant d’ignorance et de brutalité l’œuvre élégante de Philibert Delorme soit appelé à statuer sur la dimension légitime des tableaux destinés à la nouvelle galerie ? En vérité, lorsqu’il s’agit de signaler, de dénoncer au tribunal de l’opinion des fautes de cette nature, l’esprit hésite et ne sait s’il doit demander pour l’architecte la honte ou le ridicule. Répondra-t-on que la liste civile possède en toute propriété ''la Bataille de Taillebourg'' ? Je doute qu’il se trouve un légiste assez complaisant pour soutenir cette thèse. ''La Bataille de Taillebourg'' appartient à la liste civile : ceci ne fait pas question ; mais le nom de M. Delacroix n’appartient pas à M. Fontaine ; il n’y a, que nous sachions, aucune loi qui donne le droit de laisser au bas d’une toile le nom d’un artiste, quel qu’il soit, obscur ou célèbre, et de rogner comme une étoffe l’œuvre signée de ce nom. Car si un pareil droit était écrit quelque part, l’intelligence serait vraiment réduite en servitude ; les œuvres de la pensée seraient traitées plus durement que les bois et les prairies. La seule propriété respectée serait la propriété qui embrasse les choses ; la propriété intellectuelle n’existerait plus. S’il est permis aujourd’hui à M. Fontaine de raccourcir ou de rétrécir la ''Bataille de Taillebourg'', de la traiter comme un rideau ou un jupon, demain il sera permis à M. Vedel de supprimer, sans consulter M. Hugo, un acte ''d’Hernani'' ou de ''Marion Delorme''. Pour que M. Vedel se croie autorisé à suivre l’exemple de M. Fontaine, il suffira que M. Hugo, au lieu de percevoir une quotité déterminée sur la recette du théâtre, vende son œuvre aux comédiens pour une somme une fois payée. Les libraires, à leur tour, pourront s’arroger la même autorité que MM. Fontaine et Vedel, et l’absurde n’aura bientôt plus de limites. M. Gosselin, propriétaire pendant dix ans, c’est-à-dire locataire des œuvres de M. de Lamartine, pourra, pendant toute la durée de son exploitation, raccourcir, ou même supprimer les ''méditations'' et les ''harmonies'' qui ne seront pas de son goût ; et sa faute, quelque monstreuse qu’elle soit, ne sera cependant que l’exacte reproduction de la conduite de MM. Fontaine et Vedel. S’il est vrai, et je ne puis consentir à le croire, que les lois qui disposent de la propriété des œuvres intellectuelles, consacrent une violation si évidente du sens commun, en attendant que les chambres abrogent ces lois aveugles ou
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ou impuissantes, et les remplacent par des lois plus sages, il faut que l’opinion protége, par son indignation unanime, la propriété que le droit écrit ne protége pas. A l’heure où nous écrivons, la mutilation de ''la Bataille de T’aillebourg'' est consommée ; mais cette mutilation, une fois dénoncée, ne pourra pas se répéter. Malgré le dédain avec lequel M. Fontaine envisage tout ce qui ne relève pas directement de l’équerre et de la truelle, il sera bien forcé de plier devant la volonté de la multitude. L’intendant de la liste civile, averti par la clameur publique, ne lui permettra pas de renouveler ce scandale. Le mal est irréparable ; mais il est utile, il est indispensable d’appeler tous les regards sur le mal déjà fait pour empêcher le mal qui pourrait se faire, qui deviendrait inévitable si la presse se résignait au silence.
 
La décoration du Salon du Roi, heureusement soustraite au gouvernement militaire de M. Fontaine, donne un éclatant démenti aux détracteurs de M. Delacroix. Il ne sera plus permis désormais de refuser à cet artiste éminent la grace et l’élévation du style. Ceux qui ne pouvaient contester l’animation et l’énergie du ''Massacre de Scio'' et de ''l’Evêgue de Liège'', qui étaient forcés de reconnaître dans la ''Mort de Sardanapale'' et la ''Barricade de Juillet'', l’abondance et la vérité, mais qui s’obstinaient à nier chez l’auteur l’intelligence des grands maîtres italiens, ont aujourd’hui perdu leur cause. Déjà les ''Femmes d’Alger'' et le ''Saint Sébastien'' avaient prouvé à tous les yeux clairvoyans que M. Delacroix ne s’enfermait pas sans retour dans l’école flamande, et qu’il appréciait le Véronèse et Titien, aussi bien que Rubens et Rembrandt ; le Salon du Roi confirmera les croyances qui n’étaient encore qu’à l’état d’induction. Pour notre part, bien que notre conviction à cet égard fût déjà pleinement formée, nous nous réjouissons de voir tous les doutes victorieusement résolus par le Salon du Roi ; car, non-seulement ces nouvelles peintures de M. Delacroix offrent une série, un ensemble de belles œuvres ; mais elles renferment une leçon qui ne restera pas sans fruit. Elles enseignent que les talens vraiment actifs, vraiment originaux, se renouvellent et s’agrandissent par la diversité des tâches qu’ils se proposent ou qu’ils acceptent. Pour des talens de cet ordre, le cercle où se déploie leur volonté s’élargit incessamment. Ils traversent impunément tous les âges et toutes les écoles ; ils ne perdent jamais leur
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guerre au dessus de la justice. Le reproche que nous adressons à la figure enchaînée est loin d’avoir la même gravité que celui que nous avons adressé à l’ange vengeur. Que la composition de la guerre soit postérieure ou antérieure à la composition de la justice, peu importe ; l’une des deux nous semble supérieure à l’autre ; nos informations ne nous permettent pas de dire qu’il y ait progrès dans celle que nous préférons ; pourtant nous inclinons à penser que la justice a été peinte avant la guerre.
 
Il pourra paraître singulier à quelques lecteurs que nous examinions figure par figure tous les détails du Salon du Roi ; mais nous avons deux raisons pour suivre cette méthode. La première se rapporte à l’importance des sujets traités, la seconde au mérite éminent de l’artiste à qui ces sujets ont été confiés. Nous n’avons jamais cru, nous ne croirons jamais que la critique soit capable d’agir directement sur les inventeurs ; mais les inventeurs, aussi bien que les hommes d’état, sont obligés, sinon d’écouter, du moins d’entendre la voix publique ; et comme la foule juge volontiers les évènemens et les œuvres d’après ses premières impressions, qui, la plupart du temps, sont et demeurent confuses, le devoir des hommes studieux est d’éclairer par une analyse patiente l’ordre d’idées qu’ils ont choisi comme objet spécial d’investigations. S’ils réussissent à présenter sous une forme populaire les remarques suggérées par une attention persévérante, ils agissent nécessairement sur la masse des lecteurs, qui, à son tour, agira sur les hommes d’état ou sur les inventeurs. C’est à ces proportions qu’il faut réduire l’action de la critique. Espérer une action plus directe serait folie ou forfanterie. Mais réduite à ces proportions, la tâche de la critique est encore digne d’occuper les intelligences sérieuses. Lorsqu’il s’agit d’un talent original et volontaire comme M. Delacroix, l’intérêt de la vérité s’accroît de tout l’intérêt qui s’attache à l’artiste lui-même. Et puisque la presse dépense des milliers de paroles pour des romans du troisième ordre, pour des pièces qui n’appartiennent ni de loin ni de près à la littérature, la justice veut qu’un homme, recommandé à l’admiration publique par des œuvres nombreuses et variées, rencontre dans ses juges une attention patiente. Si notre exemple trouvait des imitateurs, si, au lieu de signaler les beaux tableaux et les belles statues, les écrivains didactiques s’appliquaient à les décomposer, à les interprêinterprêter,
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ter, le public se familiariserait peu à peu avec la réflexion ; il apprendrait à juger par lui-même, au lieu de répéter les paroles entendues ; et cette personnalité progressive de la foule, en donnant aux œuvres d’invention, sinon une valeur plus grande, du moins une plus grande popularité, serait pour les artistes un encouragement, un motif d’émulation. Ce que nous faisons aujourd’hui, que d’autres le fassent, et nous sommes assuré que l’art y gagnera.
 
''L’Agriculture'' et ''l’Industrie'' sont très supérieures au ''Commerce'' et à ''la Guerre'', soit par la grace des détails, soit par la pureté harmonieuse des lignes. La critique la plus sévère et la plus patiente trouve à peine quelques taches légères à signaler dans ces deux admirables compositions. Je ne crois pas qu’il soit possible de présenter sous une forme plus riche et plus animée les travaux de l’agriculture et la joie de la vie champêtre. Toutes les attitudes, toutes les physionomies inventées par M. Delacroix, respirent la force et le bonheur. Il a su rajeunir et renouveler sans plagiat, mais aussi sans défiance, la figure épanouie du Silène antique. Il était difficile, en effet, de trouver pour la peinture une figure plus heureuse que celle de Silène. Mais les buveurs de M. Delacroix, bien qu’unis à la sculpture païenne par une évidente parenté, ne sont cependant pas copiés sur les marbres d’Athènes ou de Rome. Quoiqu’ils rappellent par leur énergie la belle composition de Rubens sur le même sujet, ils ne sont pas dérobés à ce grand maître. Ils appartiennent, en toute propriété, au peintre français, et l’originalité réelle est assez rare aujourd’hui pour que nous prenions plaisir à proclamer celle dont M. Delacroix a fait preuve en cette occasion. Nous étions habitué dès long-temps à le voir nouveau dans les choses nouvelles ; dans le Salon du Roi, il s’est montré nouveau en traitant un thème antique. C’est un témoignage éclatant de puissance qui n’appartient qu’à l’union de l’imagination et de la volonté. Toutefois notre admiration même nous impose le devoir de relever la seule faute que nous ayons aperçue dans cette création. A la gauche du spectateur, il y a une figure dont la tête et le corps expriment bien l’ivresse, mais dont les jambes, n’étant pas soutenues, tombent en décrivant des lignes malheureuses. Toutes les autres figures de l’agriculture sont si bien à leur place, que la figure dont je parle ne peut manquer de déplaire aux yeux attentifs. Dans une composition si importante, une pareille faute est bien peu de chose,