« L’Espagne au XIXe siècle » : différence entre les versions

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L’Espagne au XIXe siècle <ref> Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs, sur une question qui préoccupe aussi vivement l’attention publique, l’opinion développée d’un homme que ses études et sa haute sagacité ont mis à même d’en porter un jugement calme et approfondi. On ne saurait admettre trop de témoignages impartiaux et éclairés sur un sujet aussi compliqué. Dans deux articles insérés également dans cette ''Revue'', un autre de nos collaborateurs a traité la question espagnole d’une façon non moins curieuse. Il est remarquable que, tout en différant sur certains détails, malgré quelques dissidences partielles, MM. de Carné et Viardot se soient rencontrés sur tous les points fondamentaux : la vérité ne peut que gagner à cette confrontation d’opinions consciencieuses. (N. du D.)</ref>
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===La guerre de l’indépendance et la constitution de Cadix===
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L’Espagne a fini par nous contraindre à nous occuper sérieusement de son sort. Il a fallu que les convulsions de son agonie exerçassent, à Paris, un contrecoup qui déterminât un changement ministériel, pour amener le pays à comprendre que le drame joué au-delà des Pyrénées avec des péripéties si brusques et si sanglantes, n’était pas étranger à ses destinées elles-mêmes. Alors seulement notre solidarité dans un conflit qui décidera de la vitalité des idées que l’Europe entière appelle à bon droit les idées françaises, s’est révélée éclatante à tous les yeux.
 
Il a pu sembler commode, pendant trois années, de ne prêter aux
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affaires de la Péninsule qu’une attention distraite et secondaire, et d’en remettre la solution au hasard des événemens ; on a pu prendre ses mesures pour s’arranger tour à tour avec MM. de Zea-Bermudez, Martinez de la Rosa, de Toreno, Mendizabal, peut-être même pour accueillir une combinaison toute différente si elle venait jamais à prévaloir ; mais cette politique, qui fut long-temps funeste à l’Espagne avant que la France comprit qu’elle pouvait lui devenir funeste à elle-même, semble près de toucher à son terme ; et quelles que puissent être les impossibilités actuelles de l’intervention, j’ose dire qu’il est peu de bons esprits qui ne déplorent comme un malheur et comme une faute le refus opposé en 1835 aux vœux du ministère espagnol. J’ajouterai qu’il n’est pas un homme de pénétration qui, sans prétendre déterminer aujourd’hui ou l’époque ou les conditions de notre concours, ne considère la coopération française comme inévitable dans la crise péninsulaire.
 
L’Espagne ne sortira du chaos où elle se débat entre deux principes également stériles, que par la prépondérance de la France venant en aide à un ordre politique analogue au sien : telle fut toujours notre inaltérable conviction ; et ceux qui ont pu garder quelque souvenir des vues émises par nous sur cette matière, pourront attester qu’à nos yeux, cette idée, long-temps avant les complications actuelles, s’était produite avec une autorité qui domine les résolutions les mieux concertées, les volontés les plus énergiques.
 
Il est sans doute d’une bonne politique de circonscrire la sphère de son action selon la mesure de ses véritables intérêts ; et c’est parce que ce rôle a été celui de la monarchie de 1830 dans les principales transactions diplomatiques de ces dernières années, qu’en maintenant la paix de l’Europe, elle y a solidement fondé son crédit. Mais la modération présuppose également la force et la prévoyance, et ce n’est qu’en réservant formellement certaines questions qu’on acquiert le droit d’abandonner certaines autres. Or, si à Lisbonne s’agitait une question anglaise, à Varsovie une question russe, à Constantinople une question européenne, la direction des événemens dont l’Espagne est le théâtre appartenait à la France par le poids même dont ils doivent peser dans la balance de ses propres destinées.
 
Elle y devait intervenir au même titre qu’en Belgique, car l’indépendance de ce nouveau royaume n’a pas plus d’importance, en ce qui touche nos intérêts au dehors, que la consolidation d’un bon système de gouvernement en Espagne ne doit en exercer sur notre régime intérieur.
 
Pour faire comprendre cette connexité, il faudrait pénétrer jusqu’au fond de l’abîme où s’agite la malheureuse Espagne, comme un malade qui se retourne sur un lit de tortures, poursuivi par des hallucinations fébriles
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qu’interrompent des défaillances soudaines. Ce n’est pas durant la crise seulement qu’il convient de l’observer, car la scène change d’heure en heure au point de ne présenter qu’une incompréhensible confusion. Les forces actives de ce pays, le peuple et l’armée, ses forces intellectuelles, la noblesse, le clergé, la propriété, l’industrie, semblent accepter sans plus d’enthousiasme que de résistance les hommes et les choses les plus disparates ; et à chaque changement nouveau, les mêmes phrases banales sur l’héroïsme espagnol se reproduisent avec une imperturbable régularité comme une perpétuelle ironie.
 
Au sein de ce peuple qui fit tant de grandes choses, et qu’on devine capable d’en réaliser encore tant d’autres, si une idée puissante le saisissait comme en 1808, pas un homme ne s’élève avec quelque autorité, pas une institution ne se présente avec quelque force et quelque prestige. Il y a là des généraux expérimentés, d’harmonieux discoureurs, des ministres de lumières et d’expédiens ; mais ni généraux ni hommes politiques ne peuvent rien, et leurs vainqueurs ne peuvent guère plus qu’eux-mêmes. Tout avorte, et la guerre civile qui se maintient sans s’étendre, et le jacobinisme qui, après s’être vautré dans le sang, se lave les mains pour paraître aux galas de la cour, et associe aux vieilles déclamations des clubs des hommages à la reine idolâtrée et à l’innocente Isabelle. Don Carlos ne franchit pas ses montagnes dans les circonstances les plus favorables que prétendant ait jamais rêvées, mais le mouvement ne semble pas plus appelé à en finir avec lui que la résistance. On dirait que l’Espagne, assez vivante pour ressentir toutes les douleurs à la fois, n’a plus assez de force pour se défendre contre aucune d’elles.
 
Au lieu d’écouter le bruit des fusillades de la Navarre, et de contempler ces révoltes prétoriennes, orgies de corps-de-garde où l’ivresse du vin remplace celle des passions qu’on feint encore et qu’on n’a plus ; sans chercher à peindre une situation dont les détails nous échappent, et que le flot révolutionnaire emporte avant qu’elle ait pu se fixer, remontons plus haut dans le passé de l’Espagne, jusqu’au moment solennel où elle se prit à secouer son sommeil séculaire, provoquée par la trahison du grand homme auquel elle s’abandonnait avec tant de confiance.
 
Nous voudrions dégager les idées qui tendaient alors à se faire jour dans la Péninsule, et dont le progrès fut interrompu par un concours de circonstances fatales, pour arriver à montrer sous quelles inspirations ont agi les cortès constituantes de 1812, et sur quelle force a pu s’appuyer à son tour Ferdinand VII pour renverser leur ouvrage. C’est ainsi seulement qu’on fixerait le sens de cette révolution de 1820, qui, acceptée d’abord avec enthousiasme, ne trouva pas après trois ans un corps d’armée pour la défendre.
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Cette appréciation préalable une fois faite, on pourra se demander en connaissance de cause pourquoi les révolutions et les contre-révolutions s’opèrent en cette contrée avec de si terribles facilités ; où vont, soit qu’ils le sachent, soit qu’ils l’ignorent, les intérêts les plus respectables et les plus puissans, et de quel point de ce sombre horizon descendront enfin la lumière et la paix, si la main de Dieu ne s’est pour toujours retirée de cette terre de calamités.
 
Nous allons parcourir trente années durant lesquelles l’Espagne s’est montrée sous toutes ses faces, donnant tour à tour gain de cause à chaque parti, et ne traversant l’ordre et la liberté régulière que pour retrouver le despotisme ou succomber sous l’anarchie. Nous aurons à nous demander si rien ne lie des faits qui semblent se produire au hasard, et n’enfanter que d’atroces représailles ; et si au delà des essais impuissans des conservateurs, en deçà des imprudens essais des libéraux, il n’y aurait pas un point d’arrêt auquel tendit constamment l’élite de la nation espagnole, tendance qui aurait avorté par la fatalité des événemens, bien plus que par la puissance des idées contraires.
 
Il y a souvent de l’injustice à rendre les nations comptables de leur fortune, et à croire qu’elles ont voulu tout ce qu’elles ont souffert. La France de 91 s’estimait arrivée au terme des innovations révolutionnaires, et formait à cette époque des vœux à peu près analogues à ceux qu’elle s’efforce encore aujourd’hui de réaliser avec des chances plus favorables. Mais elle oubliait de tenir compte des résistances de l’émigration violemment dépouillée, résistances qui suscitèrent la guerre étrangère et l’exaltation de 92, d’où sortit l’affreux régime de la terreur, non par l’engendrement naturel des idées, mais par l’effet de leur froissement. Personne ne doute que la France du directoire, malgré tant d’illusions perdues, ne désirât aussi concilier l’ordre et la liberté, c’est-à-dire le repos avec l’honneur, l’unité administrative avec le respect des intérêts, l’égalité civile avec la hiérarchie des lumières et des services, les droits des citoyens avec les prérogatives d’un pouvoir limité ; mais pour introniser ce règne de modération et de paix, elle eut besoin de l’épée d’un homme, et cet homme était Napoléon. En 1814, la nation accueillit la maison de Bourbon, parce qu’elle en attendait ce pouvoir fort et libre qu’elle rêvait toujours : les ordonnances de juillet la rejetèrent dans les voies chanceuses des révolutions, et l’anarchie triomphante l’eût indubitablement repoussée vers le despotisme. N’en serait-il pas ainsi de l’Espagne ? n’y aurait-il pas là aussi quelque point fixe vers lequel graviteraient les esprits et les choses, quoique la violence des résistances n’ait pas encore permis de s’y arrêter ?
 
Une étude consciencieuse nous autorise à le croire, et peut-être est-ce un devoir de le dire en un temps où l’intérêt public, qui se lasse vite
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comme la pitié, semble se retirer de la glorieuse nation dont l’imposante physionomie se dérobe aujourd’hui sous le voile de ses humiliations et de ses douleurs.
 
Si l’on suit, en effet, avec l’attention désintéressée que les passions n’accordent guère aux événemens contemporains, l’histoire de l’Espagne depuis le commencement du siècle, on la verra d’abord dominée parles sympathies françaises qu’arrêta violemment la guerre de 1808, puis conduite par l’effet d’une position mal appréciée, autant que par l’inexpérience de ses représentans, à proclamer des principes inapplicables. On comprendra dès lors le concours momentané prêté par l’opinion populaire à la réaction de 1814, qui, manquant elle-même son but, amena le mouvement de 1820. Les premières cortès livrées à elles-mêmes se fussent alors trouvées dans une situation très favorable pour réaliser le bien qu’on en attendit d’abord ; mais elles avaient malheureusement en face d’elles un prince auquel la crainte arrachait des sermens d’autant plus faciles qu’il n’aspirait qu’à les violer. Ne pouvant se confier à sa foi, les cortès abusèrent trop souvent du dangereux moyen auquel le monarque ne savait pas résister. L’effet de cette lutte continue aggrava vite la position au point de rendre l’intervention nécessaire pour la France, ardemment désirée par l’Espagne ; elle y fut accueillie d’enthousiasme, peut-être par cet instinct qui révèle à la Péninsule que son salut viendra d’au-delà des Pyrénées, et qu’en tout temps, soit que la France exerce sur elle la pacifique influence de ses idées, soit qu’elle franchisse à main armée le rempart qui les sépare, l’Espagne devra s’écrier aussi en la voyant : ''Salus ex inimicis nostris''. L’occupation fut mieux comprise dans ce pays qu’en France même, où un parti puissant alors altéra son véritable caractère, qui devait être une médiation armée entre les partis et le pouvoir ; aussi le gouvernement de Ferdinand VII, livré à lui-même, s’avança-t-il d’oscillations en oscillations jusqu’à la crise de 1833.
 
A cette époque, une ère nouvelle et plus heureuse sembla s’ouvrir pour ce royaume. Le système de M. de Zea, appuyé sur le parti des ''afrancesados'', ne pouvait être, il est vrai, un but définitif, et le principal tort de ce ministre fut d’avoir paru le croire ; mais c’était un terrain sur lequel il fallait marcher dix années au moins avant de le dépasser. Malheureusement pour le pays, l’établissement de ce régime d’améliorations et de lumières pratiques, auquel il semblait donné de faire tant de bien, et qui déchaîna tant de maux, coïncidait avec une querelle dynastique et le commencement d’une guerre civile. Les idées françaises avaient besoin, pour s’épanouir en Espagne, d’une atmosphère pacifique, et elles se développaient dans la tempête ; aussi ceux qui s’y rattachèrent furent-ils brisés tour à tour, non que la liberté modérée ait cessé d’être le vœu
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de la Péninsule, mais parce qu’à l’exemple de la France révolutionnaire, elle est placée dans une situation où ce vœu doit nécessairement rester inexaucé. Son histoire, en se déroulant devant nous, va confirmer par un nouvel exemple cette assertion, triste peut-être, mais trop fondée, que pour atteindre un but et s’y fixer, il faut presque toujours commencer par le dépasser.
 
La décomposition du vieux régime espagnol, attaqué par Ferdinand-le-Catholique dans des vues nationales, par Charles-Quint dans l’intérêt égoïste de sa propre grandeur, était consommée au commencement du XVIIIe siècle <ref> Voyez notre article sur l’ouvrage de M. Mignet, n° du 15 juillet 1836. </ref>. Cette œuvre de démolition, à laquelle s’était ardemment attachée la maison de Bourbon, avait été d’autant plus facile, qu’à part les ''nations basques'', dont nous exposerons plus tard la situation exceptionnelle, l’ancien droit public des royaumes péninsulaires n’existait plus que dans les incohérentes compilations des jurisconsultes, tous dévoués ou soumis au pouvoir royal. La seule chance que l’on coure en démolissant des ruines, c’est d’être écrasé sous leur masse, et ce danger n’existait plus en Espagne pour la dynastie nouvelle, car les pierres y jonchaient le sol, et les ruines mêmes avaient péri. Les doctrines du temps firent invasion par deux directions à la fois : une philosophie anti-religieuse y pénétra du même pied qu’un système administratif unitaire et centraliste. Nous n’avons pas à exposer ici pourquoi ces deux ordres d’idées se sont simultanément produits en Europe, ce qu’il serait facile de faire en repoussant la conclusion qu’on en tire trop souvent, quant à leur prétendue connexité nécessaire ; il suffit de constater un fait que mettent hors de doute les mesures combinées par le ministère espagnol sous le règne de Charles III. Pendant que ce prince chassait les jésuites, réprimait l’inquisition et contenait l’influence de Rome, il ouvrait des routes et des canaux, fondait des manufactures, des associations industrielles et savantes, et le chiffre de la population, combiné avec celui de la production, s’élevait dans une progression qui dépasse tous les calculs.
 
Les universités recevaient alors du pouvoir ministériel une impulsion qu’elles imprimaient à leur tour à la noblesse et au clergé. Le poète Valdez-Melendez, destiné à mourir exilé sur la terre d’où il avait reçu ses inspirations <ref> Nommé par Joseph directeur-général de l’instruction publique, Melendez mourut à Montpellier en 1817. </ref>, introduisait la philosophie de l’époque dans son cours de belles-lettres à Salamanque. Les œuvres du savant bénédictin Feijoo propageaient des doctrines économiques qui trouvèrent bientôt dans Jovellanos et Cabarrus d’éloquens et habiles interprètes.
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L’administration subissait cette influence, ou, pour mieux dire, elle en était le centre. Les comtes d’Aranda, de Campo-Manès, de Florida-Blanca, rivaux de puissance, mais disciples de la même école, secondaient ce mouvement de réorganisation administrative, qui seul pouvait alors rendre à l’Espagne quelque importance politique ; et les classes riches et éclairées lui prêtaient un concours expliqué par la nécessité de livrer à la culture d’immenses possessions stériles, et de faire fructifier les capitaux, ou, pour parler plus exactement, les métaux improductifs de l’Amérique.
 
Le prince de la Paix suivit, selon la mesure de ses forces, un système qui avait jeté de trop profondes racines pour pouvoir être abandonné. Si le bien essayé par une main dégradée n’était compromis par son origine même, il faudrait reconnaître que l’administration de Godoï ne manqua pas toujours de portée et de clairvoyance. Diverses améliorations administratives furent ou effectuées ou tentées. Peu d’années avant sa chute, le favori avait négocié avec Rome l’obtention d’une bulle pour régulariser la vente d’une portion des biens de mainmorte ; et le régime des majorats devait subir de notables changemens. L’influence française et l’alliance avec la France devinrent, plus que jamais, la règle du régime intérieur et la base des transactions diplomatiques. A partir de la paix de Bâle, le cabinet espagnol se montra l’auxiliaire constant et dévoué de tous les gouvernemens qui se succédèrent en France, depuis la convention jusqu’à l’empire ; et si cette intimité parut quelquefois sur le point de se relâcher, comme à la rupture de la paix d’Amiens et avant la bataille d’Iéna, la cause de ces refroidissemens gisait, non dans les sentimens du peuple espagnol envers la France, ni dans ceux de la maison royale, mais dans les intérêts personnels et les mobiles préoccupations du prince de la Paix.
 
Ce qu’il y avait de prestigieux dans la fortune de Napoléon avait fortement saisi l’imagination castillanne : enthousiaste et mystique, associant à son ardente foi quelque chose de la fatalité orientale, elle s’inclinait sous cette étoile qui n’avait pas encore pâli. Bonaparte apparaissait d’ailleurs à l’Espagne avec le caractère qui fit toute sa force en Europe, et que l’on comprit moins peut-être à l’intérieur qu’au dehors : on voyait en lui le réformateur providentiel de l’ordre social, la plus énergique expression du mouvement, sous lequel s’abîmait un passé décrépit pour enfanter un nouvel avenir.
 
Le restaurateur du culte était très populaire auprès du clergé du royaume catholique ; le fils de la révolution, symbole vivant de l’égalité plébéienne, le chef d’un pouvoir intelligent et fort, était devenu, dans la Péninsule, l’espoir et le héros de tous ceux qui aspiraient à relever leur patrie par l’extirpation des abus de son régime intérieur et l’exploitation
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de ses immenses ressources. Sous la pourpre impériale, Napoléon était resté, pour l’étranger, l’homme des idées de 89, qui, pour être couronnées, n’en étaient pas moins vivantes. L’instinct public était indulgent pour un despotisme qui allait à détruire d’un coup plus prompt et plus sûr tout ce qui restait de la hiérarchie antérieure, et qui, par l’établissement d’un système d’administration centrale, préparait le sol que féconderaient plus tard le travail industriel et la liberté politique.
 
Ce caractère fut celui de Napoléon pour l’Allemagne comme pour l’Italie, pour l’Italie comme pour l’Espagne. Ni les dérogations fréquentes de sa conduite au principe qu’il représentait, ni les plus coupables attentats contre l’indépendance des peuples ne purent l’effacer de son front ; et voyez en effet si, le jour de la colère une fois passé, ils ne se sont pas tournés vers la grande tombe de Sainte-Hélène. C’est que sur ce rocher où le Prométhée du monde politique expia ses fautes, reposent des restes qui sont pour l’Europe le signe et le gage de cette organisation unitaire basée sur l’égalité civile et la libre concurrence, vers laquelle elle tend, sinon comme à un but définitif, du moins comme au principe de tous les progrès.
 
L’Allemagne, durant une ardente réaction contre le régime français, a bien pu, dans ses méditations savantes et solitaires, fonder une école historique avec mission de ranimer l’antique Europe, en abaissant la prétendue stérilité de l’ordre administratif et constitutionnel sous la luxuriante végétation du régime des vieilles franchises et des institutions provinciales, contemporaines des nationalités primitives : mais tout cela n’a d’importance que pour les livres, car le mouvement européen marche au rebours de ce mouvement. On peut ainsi évoquer de grands souvenirs et avancer la science archéologique ; mais il faut se résigner à rester en dehors de la politique et des sympathies actuelles.
 
Ces réflexions nous sont venues à la lecture d’un ouvrage récent inspiré par la situation de la Péninsule <ref> ''De l’Espagne. Considérations sur son passé, son présent et son avenir'', par M. le baron d’Eckstein. 1 vol, in-8°. Chez Paulin. rue de Seine. </ref>, que l’esprit éminent du savant auteur, abusé par ses souvenirs de jeunesse et ses préoccupations d’études, nous paraît avoir fondamentalement méconnue. Il repose sur cette donnée, que des hommes très influens en Europe sont parfois disposés à admettre, qu’au-delà des couches superficielles et du badigeonnage moderne, il existe à la gêne, et comprimée, une antique Espagne d’avant la maison de Bourbon et les princes autrichiens, où vit encore l’esprit héroïque des vainqueurs de Boabdil, l’esprit provincial et fier des Bravo et des Padilla. On en infère que les maux de ce pays ont pour principe une funeste et impossible application des méthodes françaises, successivement
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essayés par les constituans de Bayonne en 1808 et les constituans de Cadix en 181, puis reprises en sous-ordre sous le règne de Ferdinand, le régime constitutionnel et le gouvernement de la reine régente, par les ''afrancesados'' et les libéraux. Une telle opinion est à nos yeux le contre-pied de la vérité : avant d’entrer dans la longue appréciation des faits, éclairons n instant cette question qui les domine tous.
 
L’ancienne organisation fédérale de l’Espagne reçut le dernier coup par la guerre de l’indépendance. L’insurrection de 1808 fut le dernier soupir des vieux âges, comme l’émigration avait été chez nous le jet final de la flamme chevaleresque et nobiliaire. Les divers royaumes de la Péninsule, complètement abandonnés à eux-mêmes, retrouvèrent quelques étincelles de vie d’où sortirent les juntes insurrectionnelles provinciales ; mais le mouvement était si visiblement impuissant, que le premier et le plus universel besoin fut celui d’une autorité forte et centrale ; de là, la création de la junte suprême, qui, dominée à son tour par les idées contemporaines, après avoir essayé contre elles une vaine résistance, termina sa carrière par la convocation des cortès de Cadix.
 
Ainsi l’esprit des temps modernes se fit jour dans les circonstances qui semblaient devoir lui être le moins favorables, et la constitution de 1812 fut le résultat d’un mouvement dans lequel le peuple et le clergé, reprenant la longue alliance des guerres sacrées, exerçaient une héroïque et décisive prépondérance, tant est fatale la loi qui pousse les nations vers des destinées nouvelles, tant il est impossible de ranimer le passé même en mourant pour lui.
 
Le règne absolu de Ferdinand VII, le régime constitutionnel et le gouvernement mitigé de Christine se sont accordés en ce point qu’ils aspirèrent tous à constituer une Espagne unitaire, soumise à une même législation civile et politique. Sur cette question, l’absolutisme est, dans la Péninsule, du même avis que le libéralisme le plus exalté ; et don Carlos, jurant sous le chêne antique de Guernica les ''fueros'' de la Biscaye, devait jouer assez piteusement un rôle qui concorde peu avec l’idée dont il poursuit le triomphe.
 
Nulle part, si ce n’est dans les quatre provinces basques, ne se révèle un génie vraiment distinct et local en ce qui concerne les vieux politiques. Le type haut et sévère de l’existence aragonaise, tel qu’il resplendit dans les écrits du ''coroniste'' Zurita <ref> Historiographe d’Aragon. Zurita fut nommé à ce poste, en 1594, par les états du royaume.</ref>, la vie grandiose de la Castille, le génie d’entreprise que la Catalogne dut à son contact avec la race provençale et les nations maritimes, l’esprit vif et démocratique de Valence ; tout cela se confond dans des théories uniformes et des sympathies communes.
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D’un bout à l’autre du royaume, les passions répètent le même mot d’ordre et sont également dénuées de spontanéité. On pend et on égorge en Aragon comme en Castille, et Malaga a été souillé des mêmes crimes, dominé par le même joug que Barcelone. C’est une étrange illusion que de chercher dans les juntes libérales, devant lesquelles MM. de Toreno et Isturitz sont tombés tour à tour, quelques souvenirs de la ''junta santa'' d’Avila et de la noble guerre des communes contre Charles-Quint <ref> « Cette variété dans l’origine des provinces explique l’esprit des juntes, qui se réveille dans ce pays sous des formes facilement indépendantes. A cet égard, pour comprendre l’état présent de cette nation destinée à confondre plus d’une fois toutes les prévisions de la sagesse européenne, il faut constamment en interroger le passé. » (''De l’Espagne'', etc, Première partie.) </ref>. Ces juntes obéissent à l’impulsion la moins spontanée qui soit au monde, celle d’une loge maçonnique ou d’un comité central ; elles ont réussi bien moins par elles-mêmes que par l’excès de la désorganisation universelle ; et encore ne se sentirent-elles pas assez fortes pour assister, sans se dissoudre, à leur propre triomphe. On peut, d’ailleurs, tenir pour certain que si la république est jamais proclamée dans la Péninsule, son premier soin sera de s’y décréter une et indivisible. Qu’on ne se fasse à cet égard nulle illusion, et qu’on n’insulte pas les mânes héroïques des chevaliers ''communeros'' par une solidarité quelconque avec la ridicule armée du comte de Las-Navas.
 
Mais si l’ère du fédéralisme provincial est close pour l’Espagne, ce n’est point à dire que de grands souvenirs doivent cesser d’y féconder les ames. Il n’est pas de pays où la gloire des pères soit mieux comprise de leurs fils ; ce noble culte peut se conserver sous un bon régime administratif aussi bien que dans le chaos où se débat l’Espagne.
 
Ce qui caractérise notre âge, c’est la distinction bien tranchée de la vie idéale et de la vie pratique, mais nullement l’immolation de la première de ces existences à la seconde. J’accorderai volontiers aux ennemis de l’administration française, savans restaurateurs des nationalités enfouies, que ce qu’ils appellent, avec quelque raison, notre régime de bureau et d’avocasserie, ne parle pas à l’ame et ne suggère pas les dévouemens sublimes ; mais ils me permettront de croire que ce régime n’interdit pas de puiser à d’autres sources, et que l’on peut avoir des affaires en bon ordre, une agriculture et un commerce florissans, une police bien faite et du crédit financier, sans être excommunié de toute religion, de toute poésie, de tout patriotisme.
 
C’est sans doute une médiocre qualité que de faire valoir ses terres et de tenir régulièrement ses comptes ; cependant elle est fort essentielle dans la vie, et je plains quelque peu les poètes auxquels le ciel ne l’a pas départie avec des dons plus précieux. A plus forte raison plaindrais-je
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une grande nation si, pour conserver sa physionomie pittoresque, il lui était interdit d’aspirer à ce bienfait essentiel de l’existence sociale.
 
Telle est l’œuvre du régime administratif, tel est le principe de sa puissance et de son universalité. Le volumineux ''Bulletin des Lois'' est, je le confesse, une lecture fort insipide ; mais en s’introduisant en Espagne il n’en chassera pas Calderon, pas plus que le bill de réforme, ce premier pas de l’Angleterre hors de l’ordre historique, ne fera tort au vieux Shakspeare. Les ressorts compliqués de l’organisation administrative représentant un état social où les rapports des hommes entre eux tendent à se multiplier à l’infini, il faut que l’action régulatrice, peu sensible sous une civilisation moins compliquée, et dans un milieu moins dense, si je l’ose dire, soit toujours et partout présente. .
 
Napoléon comprit, avec sa merveilleuse intelligence, quels étaient, sous ce rapport, les besoins de l’Espagne. Mais les troubles et les scandales intérieurs l’exposèrent à une tentation qui fut l’origine de toutes les calamités de ce pays, en même temps que de ses propres infortunes.
 
Il eut raison sans doute de vouloir continuer au delà des Pyrénées le système de Louis XIV, qui est plutôt un axiome qu’un système ; mais Godoï lui était vendu, la perspective d’une souveraineté aux Algarves avait amorcé son ambition, et si elle s’avisait jamais de se montrer exigeante, l’empereur doublait sa popularité en donnant, par la chute du favori, la satisfaction que réclamaient à la fois l’honneur des trônes et le vœu des peuples. Charles IV n’admettait pas qu’il fût possible de contrarier le grand monarque qui lui envoyait de si belles armes de chasse, et la faction du prince des Asturies n’aspirait au succès que pour se livrer à lui après la victoire. Ferdinand écrivait à l’empereur, du palais des rois catholiques, des lettres conçues avec une humilité d’antichambre, pour implorer de sa main une épouse, puis pour mettre à ses pieds et à sa discrétion la couronne que l’insurrection d’Aranjuez venait de lui déférer.
 
Napoléon occupant la Péninsule avec cent mille hommes en vertu du traité pour l’expédition du Portugal, commandant à Madrid par son ambassadeur, respectueusement sollicité d’unir son sang à celui des rois catholiques, n’avait évidemment qu’un intérêt comme un devoir. Il fallait profiter de cette unique occasion pour exercer une influence salutaire et décisive sur les destinées de la nation qui se confiait si noblement à sa bonne foi et à ses armes ; il fallait devenir le régénérateur de l’Espagne en y effectuant avec le concours du pouvoir royal les réformes qu’on a demandées depuis à la liberté avec plus de péril et moins de succès. Telle fut son intention première : tous les documens contemporains l’attestent, et l attentat de Bayonne est trop coupable pour que l’histoire doive encore ajouter au crime lui-même celui d’une longue préméditation.
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Malheureusement l’empereur reçut des informations incomplètes ; il ne comprit pas l’événement d’Aranjuez, qui, loin de nuire à l’influence française, n’allait qu’à la consolider ; et voyant la peur et l’imprévoyance déférer à ses invitations avec une miraculeuse imbécillité, enivré d’un succès sûr et facile, il « osa frapper de haut, comme la providence qui remédie aux maux des mortels par des moyens parfois violens et sans s’embarrasser d’aucun jugement <ref> ''Mémorial de Sainte-Hélène''. Juin 1816. </ref>. »
 
Entre toutes les épreuves que la fortune réserve aux grands hommes, la plus dangereuse est la facilité d’user de toute leur puissance. Napoléon y succomba, lorsque la vue de cette triste famille eût dû lui inspirer quelque pitié, en le rassurant complètement sur les dangers qu’il n’affectait d’ailleurs de redouter que pour avoir le droit de les prévenir.
 
En vain son ministre des relations extérieures, dans un rapport présenté à Bayonne, lui disait-il, que « la dynastie qui gouvernait l’Espagne serait toujours, par ses affections, ses souvenirs et ses craintes, l’ennemie cachée de la France, et que l’Espagne ne serait pour elle une amie sincère et fidèle que lorsqu’un intérêt commun unirait les deux maisons régnantes <ref> Rapport du 22 avril, communiqué au sénat le 4 septembre. </ref>. » Napoléon ne pouvait prendre au sérieux de tels motifs qui servirent de prétexte et non de mobile à sa conduite, car il avait vu Charles IV et Ferdinand, ces princes si peu Bourbons, selon l’observation d’Escoïquiz à l’empereur, qu’entre Mme de Montmorency et les dames nouvelles de l’impératrice, ils ne savaient pas même la différence.
 
Mais tout était déjà consommé dans sa pensée, car le génie de la politique s’était tu devant le démon de l’ambition.
 
« Charles IV était usé pour les Espagnols, a-t-il dit depuis dans les amers ressouvenirs de cette époque de sa vie, il eût fallu user de même Ferdinand. Le plan le plus digne de moi, le plus sûr pour mes projets, eût été une espèce de médiation à la manière de celle de la Suisse. J’aurais dû donner une constitution libérale à la nation espagnole, et charger Ferdinand de la mettre en pratique. S’il l’exécutait de bonne foi, l’Espagne prospérait et se mettait en harmonie avec nos mœurs nouvelles ; le grand but était obtenu, la France acquérait une alliée intime, une addition de puissance vraiment redoutable. Si Ferdinand, au contraire, manquait à ses nouveaux engagemens, les Espagnols eux-mêmes seraient venus me solliciter de leur donner un maître. Cette malheureuse guerre m’a enlevé mes ressources et mon crédit en Europe ; elle a été la cause première de nos calamités <ref> Mémorial, Ibid. </ref>. »
 
On aime à retrouver dans la bouche de Napoléon cette haute et lucide
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appréciation des choses que l’infortune rend au génie en compensation de ce qu’elle lui ôte. Mais c’est surtout en se plaçant au point de vue espagnol qu’il convient de déplorer à jamais ce crime qui fut pour son auteur une immense faute, pour ses victimes une source inépuisable de calamités. Si l’on veut pénétrer l’origine des maux actuels de l’Espagne, il faut, en effet, remonter jusqu’à cette guerre de l’indépendance, toute légitime et toute glorieuse qu’elle pût être. Elle arrêta le mouvement des idées françaises dans leur application pratique, en n’en laissant dominer aux cortès de Cadix que la partie la plus théorique et la plus vague.
 
Cette lutte sanglante ne ranima pas sans doute le cadavre de l’antique Espagne, et ce ne fut pas l’ombre de ses grands justiciers qui apparut aux héroïques défenseurs de Saragosse ; mais elle donna aux masses populaires une prépondérance exorbitante, dont elles ont successivement abusé en faveur du pouvoir absolu et de l’anarchie ; elle inspira au clergé une opinion exagérée de son influence, et fit aux classes riches et lettrées, qui avaient été plus ou moins favorables aux Français, une sorte de position excentrique au sein de la nation. Elle eut surtout pour résultat de développer dans les populations rurales ces goûts d’héroïque vagabondage contre lesquels se débat depuis si long-temps la Péninsule.
 
La résistance avait été tout espagnole : un parti se prit à dire qu’elle avait été toute monarchique, parce que le nom de Ferdinand captif était prononcé avec amour ; un autre se prit à croire qu’elle avait été toute libérale, parce qu’elle avait eu lieu sous les cortès constituantes, et que le pacte de 1812 était sorti comme un éclatant météore de cette lutte acharnée contre le plus grand capitaine du siècle. Il faut oser le dire à l’Espagne : les souvenirs de la guerre de l’indépendance invoqués tour à tour dans le sens le plus opposé, n’ont guère eu d’autre résultat pour elle que d’inspirer à ses peuples un orgueil indicible et une haine de l’étranger, fort peu concordans avec les emprunts que leurs représentans lui avaient faits. Ce fut là surtout la véritable pierre d’achoppement. Tout imprégné qu’on était des maximes philosophiques et gouvernementales importées de France et d’Angleterre, on entendait avoir fait une œuvre bien véritablement espagnole, funeste persuasion à laquelle, plus qu’à toute autre cause, on doit les résurrections successives d’un code incohérent et inapplicable. Si l’on avait vu clairement combien peu on était original en cousant à la constitution de 91 quelques lambeaux de Bentham et quelques textes des ''Partidas'', on ne se fût pas exalté pour cette œuvre en l’associant à des souvenirs plus glorieux et plus vivans qu’elle.
 
Les nations ont rarement deux chemins pour atteindre un but, et celui que Napoléon indiquait à Sainte-Hélène étant fermé pour l’Espagne, elle
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vit s’ouvrir devant elle une longue carrière où elle marcha toujours à faux, parce que l’ordre naturel des événemens et des idées avait été violemment interrompu.
 
Elle agit noblement sans doute en affrontant sans réflexion une lutte terrible, quelles qu’en aient été les conséquences politiques ; et Dieu me garde de discuter la question de savoir si, après l’insolent attentat de Bayonne, l’Espagne n’eût pas dû accepter le roi Joseph, pour reprendre encore la route où elle ne pouvait désormais marcher sans honte ! Cet avis fut celui de bon nombre d’Espagnols, parmi lesquels ni les lumières, ni la noblesse du cœur ne faisaient faute ; car, si de basses ambitions s’associèrent à la fortune de ''l’intrus'', il eut également à sa suite des hommes éminens qui, en face des dangers de l’avenir, crurent pouvoir faire à leur patrie un sacrifice interdit aux nations comme aux citoyens, celui de leur considération personnelle. Leur donner raison, et croire qu’un mouvement admirable d’énergie et d’universalité puisse être complètement perdu pour l’avenir d’un peuple, ce serait blasphémer l’héroïsme et soumettre le dévouement à une dangereuse analyse. Disons-le donc : rien n’est à comparer dans l’histoire des nations modernes à cette émotion de tout un peuple qui, blessé au cœur par son hôte et son ami, se soulève en face de ses bataillons avec une sombre unanimité, des rochers des Asturies aux montagnes de Ronda, comme la mer montante dont les flots s’avancent et s’enlacent dans une harmonie sublime. Il est un fait cependant que l’Europe doit connaître et que l’Espagne confesse douloureusement, et toujours en secret, quand la torture qu’elle éprouve depuis vingt ans vient à lui causer de plus insupportables angoisses. Lorsque l’enthousiasme des souvenirs de 1808 tombe devant les misères de l’exil que les partis traversent pour ainsi dire à tour de rôle, les uns, écrasés par un despotisme sans intelligence et sans ame, les autres, épouvantés des horreurs des révolutions, et les voyant toujours stériles, s’interrogent et se demandent si la constitution de Bayonne, exécutée par un prince étranger qui aurait eu tant d’intérêt à se rendre populaire, si l’union intime de l’Espagne et de l’empire, son étroite association à notre gloire et à nos prospérités, n’auraient pas préparé de meilleures destinées à leur patrie. Si l’on étudie avec quelque soin la Péninsule, et qu’on interroge les proscrits que ce sol volcanisé nous jette en si grand nombre, on surprendra cette pensée dans les ames les plus fortes, et cette révélation sera sans doute féconde en enseignemens sur le passé comme sur l’avenir.
 
Les artères de l’Espagne palpitèrent à nu pendant cette crise, comme ces viscères que la science observe sous le scalpel. On vit du même coup d’œil tout ce qu’il y avait d’énergie vitale dans sa complexion, et tout ce
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qu’étala d’inertie cet ordre social où les apparences du pouvoir absolu ne recouvraient que l’impuissance.
 
Le premier cri poussé des gorges d’Oviedo, vieux refuge de l’indépendance, à la nouvelle des violences exercées à Madrid par Murat, dans la funeste journée du 2 mai, se propagea comme un écho des montagnes en Galice, en Léon, puis à Séville, à Grenade, dans toutes les Andalousies et l’Estramadure. En un mois, l’Espagne entière fut debout, sans distinction d’âge ni de classe ; et l’on doit reconnaître qu’à cet égard le dernier historien de ces grands événemens, tout en laissant au clergé la large part qui lui revient dans une résistance à laquelle il s’associa, mais sans en avoir été le mobile, a redressé quelques opinions erronées, et ''sécularisé'', si je l’ose dire, la guerre de la Péninsule.
 
Disons cependant, sans rien ôter à la grandeur antique de ce spectacle, qu’il fut souillé par d’abominables cruautés. Sans rappeler les égorgemens de Valence, auxquels présida, pendant deux jours, un tigre à face humaine, et dont le souvenir ne trouve à s’associer dans l’histoire contemporaine qu’à celui du 2 septembre, il est trop certain que, dans le plus grand nombre des provinces, la déclaration d’indépendance coïncida avec le massacre des Français, de leurs partisans supposés, et souvent des autorités nationales, qui, sans s’opposer au mouvement, entendaient le régler, pour en rendre le succès plus sûr. Le sang africain de la Péninsule fit alors, sous le drapeau du patriotisme, ce long apprentissage du meurtre qu’il n’a pas désappris depuis sous celui des factions.
 
Ce qui caractérise le mouvement de l’Espagne, c’est que partout le peuple est en scène, et que tout se fait peuple pour être quelque chose dans ces terribles momens. Le pouvoir est nul. Les finances n’existent que par les secours reçus d’Amérique, les forces maritimes ne sont que sur le papier. Quant à l’armée, elle est courageuse, parce qu’elle aussi est du peuple ; mais elle est presque toujours battue, parce que ses chefs n’ont pas l’instinct du commandement, et qu’elle n’a pas celui de la discipline. Elle s’efface complètement devant les forces britanniques et ces nuées de ''guerilleros'' et de ''somaténes'', hardis enfans de la Navarre et de la Catalogne, qui contractèrent alors ce dangereux amour de la vie d’aventure, l’un des plus grands obstacles à l’action de tous les pouvoirs réguliers dans la Péninsule.
 
Pour apprécier la portée des idées gouvernementales en Espagne, il suffirait de se rendre compte de ce que fut cette junte suprême, réunie d’abord à Aranjuez, puis à Séville. Là brillaient, chargés de travaux et d’années, les débris du règne de Charles III et de l’école philosophique, Florida Blanca et Jovellanos, le célèbre écrivain Quintana, D. Martin Garay. Quelques autres réputations légitimes s’y faisaient remarquer
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au milieu des grands d’Espagne, des hauts dignitaires, du clergé et des hommes les plus importans entre les membres des juntes provinciales. Cependant pas un plan habile, pas une idée féconde ne sortit de cette réunion si difficilement formée, si impatiemment attendue. La junte, dominée par l’esprit routinier, asservie à toutes les vieilles formules, après s’être conféré le titre de majesté, et avoir accordé à chacun de ses membres, avec celui d’excellence et un traitement de 120,000 réaux, le droit d’orner sa poitrine d’une large plaque représentant les deux mondes, sembla d’abord mettre moins de soin à organiser des armées et à créer des ressources qu’à constater sa suprématie vis-à-vis le conseil de Castille, et à négocier avec lui. Ce dernier corps, conservateur jaloux de l’état d’anarchie légale par suite duquel il cumulait des attributions politiques, administratives et judiciaires, aussi mal limitées que peu conciliables ; camp retranché de tous les abus, puissant par sa nombreuse clientelle et son invincible opiniâtreté ; ce corps, dont la conduite avait été plus qu’ambiguë à l’arrivée de Joseph à Madrid, se trouva tout à coup, à la sortie de ce dernier de la capitale, ressuscité par l’insurrection.
 
Mais il y avait en celle-ci quelque chose d’entreprenant et d’audacieux qui lui donnait des vertiges. Ne tenant compte ni de la lente procédure du conseil ni de son gothique protocole, l’insurrection tranchait de la souveraineté populaire ; et le plus souvent, pour la contenir, le conseil ne savait d’autre moyen que de rappeler les droits suprêmes des cortès. A chaque circonstance délicate, à chaque collision de pouvoir, ce cri partait aussi du sein des juntes provinciales. Le gouvernement central affectait le souverain pouvoir, comme représentant à la fois Ferdinand VII et cette assemblée suprême de la nation ; les assemblées locales le lui refusaient en contestant vivement la légitimité de cette représentation, comme on déniait en France les droits politiques du parlement dans leur prétention de suppléer les états-généraux. C’était ainsi qu’une idée nouvelle jaillissait de toutes parts comme la plus impérieuse des nécessités, pendant que l’ancienne magistrature, représentée par le conseil de Castille, aspirait à mettre la révolution à son pas, à la manière de bœufs qui prétendraient s’attacher à une machine à vapeur.
 
On comprendrait mal, en effet, le mouvement de 1808, si l’on voulait le réduire à la question unique de l’indépendance. Ce fut là sans nul doute ce qui mit les armes aux mains de la multitude ; mais sans parler des classes éclairées, dont on a déjà apprécié les tendances politiques, il est certain qu’au sein des masses populaires fermentait en ce moment un universel besoin de réformes. On y sentait plus douloureusement qu’ailleurs l’abaissement de la patrie, et, sans trop savoir par quel moyen, on entendait cependant guérir ses blessures.
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« A peine, dit M. de Toreno, d’accord en cela avec tous les historiens de la guerre péninsulaire, y eut-il une proclamation, un manifeste, un avertissement des juntes, dans lesquels, après avoir déploré les maximes qui avaient précédemment régné, on ne fit voir la volonté de prendre une marche toute contraire, annonçant pour l’avenir, soit la convocation des cortès, soit le rétablissement des antiques libertés, soit la réparation des griefs passés. On peut inférer de là quelle était sur ces matières l’opinion générale, lorsqu’on voyait s’exprimer ainsi des autorités qui, formées pour la plupart de membres des classes privilégiées, essayaient plutôt de contenir que de stimuler cette universelle tendance <ref> ''Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d’Espagne'', par le comte de Toreno, liv. III.</ref>. »
 
Malgré les attributions mal définies et discordantes de l’antique représentation nationale dans les divers royaumes de la Péninsule, la mémoire des cortès se maintenait au fond du droit public, comme son principe vivifiant et régénérateur. Ce nom circulait partout. Le soldat le prononçait sous sa tente, le ''guerillero'' dans les montagnes, le peuple sur la place publique ; la presse, dont l’action se faisait sentir pour la première fois sur des imaginations vierges et ardentes, répétait ce mot mystérieux, comme un cri d’espérance et de salut ; et à chaque progrès nouveau de l’ennemi, ce cri devenait plus imposant et plus impérieux.
 
Quand une idée est devenue mot d’ordre, et lorsque le peuple répète sans comprendre, le triomphe en est infaillible et prochain. Tant que les provinces méridionales ne furent pas envahies, la junte centrale eut assez de crédit pour différer une convocation qui devait marquer le terme de sa vie politique. Mais au jour où la paix conclue avec l’Autriche, après la campagne de 1809, permit à Napoléon de rejeter sur la Péninsule ses légions victorieuses, on comprit que, pour résister à ce torrent nouveau, il fallait une nouvelle et immense force morale, et les cortès furent comme une dernière armée de réserve qu’en abdiquant ses pouvoirs, la junte lança contre l’ennemi.
 
« Espagnols, s’écriait-elle en ordonnant la convocation des cortès extraordinaires constituantes pour le 1er mars 1810 la Providence a voulu que, dans notre terrible crise, vous ne fissiez point un seul pas vers l’indépendance sans avancer aussi vers la liberté… Le premier soin du gouvernement central, à son installation, a été de vous annoncer que si l’expulsion de l’ennemi fut le premier objet de son attention, la prospérité intérieure et permanente de la nation était le principe important. La laisser plongée dans le déluge d’abus consacrés par le pouvoir arbitraire, ç’aurait été, aux yeux de notre gouvernement actuel, un crime aussi
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énorme que de vous livrer entre les mains de Bonaparte. C’est pourquoi, quand les troubles de la guerre le permirent, il fit retentir à vos oreilles le nom de vos cortès, qui a toujours été pour vous le boulevard de la liberté civile et le trône de la majesté nationale : nom jusqu’à présent prononcé avec mystère par les savans, avec défiance par les hommes d’état, avec horreur par les despotes ; mais qui signifiera désormais, en Espagne, la base indestructible de la monarchie… Cette auguste assemblée va devenir un immense et inextinguible volcan, d’où couleront des torrens de patriotisme pour revivifier toutes les parties de ces vastes royaumes, enflammant tous les esprits de l’enthousiasme sublime qui fait le salut des nations et le désespoir des tyrans <ref> Manifeste à la nation espagnole, 28 octobre 1809. ''Annual Register''.</ref>. »
 
Ce ne sont pas ici des banalités de tribuns enflammés par l’ivresse révolutionnaire. Ce manifeste descend d’un corps où dominent l’esprit des classes privilégiées et les anciennes traditions politiques ; ce sont des archevêques et des grands, des généraux et des hommes de cour, libres de toute coërcition matérielle, dominés seulement par d’urgentes nécessités morales, qui poussent ce cri passionné auquel il sera bientôt répondu par la constitution de Cadix.
 
Qu’on n’oublie pas que, peu après, et du fond du même palais, Joseph, pour atténuer l’effet de ces émouvantes paroles, promettait aussi la convocation des cortès du royaume <ref> Décret de Séville du 18 avril 1810. ''Moniteur'' du 28 mai.</ref> ; qu’on sache bien qu’au camp de Madrid, l’étranger, pour arrêter le feu de l’insurrection, promulguait surtout des décrets de réforme sur toutes les matières du gouvernement <ref> Décrets de Napoléon, datés du camp de Madrid, supprimant l’inquisition, les droits féodaux, les justices seigneuriales, les douanes intérieures des provinces, organisant l’ordre judiciaire, réduisant le nombre des couverts, défendant l’admission des novices, etc. (4, 12 décembre 1808). Décrets de Joseph, supprimant les ordres religieux et militaires, les juridictions ecclésiastiques, le vœu de saint Jacques, l’un des impôts les plus onéreux pour l’agriculture, etc., etc. (18 août, 18 septembre, 16 décembre 1809.)</ref> ; lui, Napoléon, reconnaissant, pour la première fois de sa vie, l’impuissance de son épée ! Et qu’on dise si une irrésistible préoccupation ne possédait pas alors l’Espagne, et si les cortès ne reçurent pas leur mission de circonstances plus puissantes que toutes les volontés humaines !
 
Les cortès de Cadix, tout critiquable que soit leur ouvrage, sortirent donc d’un immense ébranlement de l’esprit public : comme notre assemblée constituante, elles furent entourées du même enthousiasme et des mêmes illusions. Si nous assistons en Espagne à des péripéties plus rapides, à des abandonnemens plus complets de la liberté ou du trône, si
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nous y rencontrons des contradictions brusques et soudaines, rappelons-nous que, dans la Péninsule, c’est le peuple seul qui est en scène, le peuple qui n’a jamais qu’une idée à la fois.
 
Le soin de prendre les dispositions nécessaires pour la réunion des cortès fut commis par la junte centrale à une régence de cinq membres que les progrès de l’ennemi contraignirent à s’enfermer dans l’île de Léon, ce boulevart de l’indépendance qui allait devenir le berceau de la liberté castillane, le théâtre de ses essais et de ses fautes.
 
Cette régence, où dominait la crainte des innovations politiques, ne céda, dans ce qui formait l’objet principal de ses attributions, l’installation du congrès national qu’aux exigences déjà presque menaçantes de l’opinion, et aux représentations de divers députés des juntes provinciales.
 
Il faut reconnaître, d’ailleurs, qu’à part les répugnances personnelles de plusieurs de ses membres, les difficultés d’une telle matière justifiaient amplement et les hésitations et les retards. Les embarras qu’on éprouva chez nous, lors de la convocation des états-généraux, ne donneraient qu’une faible idée de ceux qui devaient entourer le gouvernement espagnol en ressuscitant une institution qui ne représentait aucune idée précise et applicable à l’époque contemporaine.
 
Sorties des anciens conciles nationaux qui exercèrent la souveraine puissance sous la monarchie des Goths et les vieux rois de Léon, les cours ou cortès des divers royaumes péninsulaires n’avaient rien de fixe dans leurs attributions, pas plus que dans leurs formes et leurs élémens. Aucun droit incontesté ne se dégageait dans ce dédale, plus propre à exercer la sagacité des érudits qu’à fournir des bases aux hommes politiques.
 
Les cortès, composées de trois ''estamentos'' dans la plupart des provinces de la monarchie, étaient formées dans le royaume d’Aragon de quatre bras, ''brasos'', tandis que chez les ''nations'' basques, heureux pays échappé à la domination arabe et au despotisme de Charles-Quint, ces assemblées se présentaient avec une physionomie exclusivement populaire et patriarcale. La confusion la plus complète régnait dans le mode de voter, dans le droit d’élection et dans les attributions politiques. Si celles-ci allèrent d"abord jusqu’au droit de disposer du trône, on sait que ces prérogatives furent successivement restreintes à partir du XVe siècle, au point de se réduire, sous les princes autrichiens et français, à un stérile cérémonial, et que, dans les derniers temps, les cortès ne se composaient plus que des trente-sept ''caballeros procuradores'' envoyés par certaines villes, avec mission de rendre hommage au prince des Asturies dans une solennelle ''jura'', où leur présence devenait l’accessoire inaperçu des fêtes de cour et des combats de taureaux.
 
Un seul fait restait acquis à l’Espagne comme titre et gage de liberté :
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c’est qu’elle avait admis les députés des villes au sein des assemblées nationales long-temps avant que la France ne les reçût à ses états-généraux, l’Angleterre à ses parlemens, l’Allemagne à ses diètes <ref> On voit des députés des villes aux cortès de Léon dès le XIIe siècle. A celles de Castille, tenues en 1188, le serment fut prêté par les députés de quarante-huit bourgs. ''Théorie des cortès'', par M. Martinez Marina. Cadix, 1812.</ref>.
 
C’était ce fait qu’il s’agissait de régulariser par une application générale. Essayer de ranimer le droit obscur des ''partidas'' était une tentative un peu plus vaine encore que celle à laquelle un organe de la presse française s’est intrépidement dévoué : de plus, il fallait songer à la jeune Amérique qui n’avait, elle, à faire valoir ni ''carias'' ni ''fueros'', mais dont on ne pouvait espérer de comprimer les mouvemens insurrectionnels que par la plus parfaite égalité et une large diffusion des droits politiques.
 
La junte centrale conçut la pensée de concilier le principe populaire avec les prérogatives des classes privilégiées, et de renouer aussi la chaîne des temps, œuvre toujours tentée et presque toujours infructueuse. Elle prit, à cet égard, des mesures trop peu connues en Europe, mais qui ne furent suivies ni de sa part, ni de celle de la régence, d’aucun commencement d’exécution.
 
Le décret primitif de la convocation des cortès portait qu’elles seraient composées des trois ''estamentos'', ecclésiastique, militaire (nobiliaire) et populaire. Il ordonnait l’expédition de lettres convocatoires personnelles à tous les archevêques et évêques, à tous les grands d’Espagne, chefs de famille et âgés de vingt-cinq ans.
 
Une autre disposition prescrivait un mode d’élection basé sur la population, et qui devait traverser les trois degrés des juntes de paroisse, de canton et de province. A cette représentation devaient être adjoints un député pour chaque ville ayant la prérogative de ''voto a cortes'', et un délégué de chaque junte provinciale. Des dispositions exceptionnelles étaient prises pour celles qu’occupait l’ennemi ; il prescrivait enfin, pour cette fois, à raison des distances, aux Américains résidant dans la Péninsule, d’élire la représentation d’outre-mer établie sur une base entièrement conforme à celle de la Péninsule.
 
Ce n’est pas sans un profond étonnement qu’on voit les dispositions du décret relatives aux élections scrupuleusement exécutées dans presque toutes les provinces, ici publiquement et avec enthousiasme, là en secret ou dans les courts intervalles laissés par les excursions de l’ennemi, tandis que pas une voix ne s’élève ni dans la presse, ni au sein des corps constitués, ni dans les juntes provinciales, pour réclamer l’admission des prélats et des grands convoqués par la junte centrale.
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Le décret de celle-ci avait été adressé à toutes les juntes provinciales, qui parurent mettre autant d’empressement à convoquer les assemblées de paroisse, que de répugnance à adjoindre aux membres élus ceux des ordres privilégiés. Peu d’évêques étaient en mesure d’affronter en ces temps les périls d’un voyage à l’extrémité de l’Espagne envahie ; et quant à la grandesse, corporation de fraîche date qui n’avait jamais joui d’aucun droit politique, ses membres, personnellement peu connus, étaient si loin d’avoir hérité dans l’opinion des prérogatives de l’antique noblesse qui siégeait aux cortès de Castille et d’Aragon, que les prescriptions de la junte à leur égard demeurèrent inexécutées, beaucoup moins par un concert d’intentions que par l’effet d’une universelle inertie. D’ailleurs, plusieurs, entre les plus distingués des prélats et des grands, avaient directement reçu le mandat législatif ; et les idées constitutionnelles étaient si peu avancées en ce pays, que cela parut suffire pour garantir tous les droit, et que ceux-là même qui étaient favorables au maintien des trois ''estamentos'' comme hommage au passé de l’Espagne, ne se préoccupèrent point du danger de livrer son avenir aux entraînemens d’une assemblée unique.
 
Ce qu’il y a de plus étrange dans cet oubli complet où l’opinion laissa les corps privilégiés, sans que ceux-ci songeassent à réclamer, c’est que la régence, consultant les membres du conseil de Castille et le conseil d’état, corporations où dominait l’esprit de la vieille magistrature et de la noblesse, la majorité émit l’avis que les cortès extraordinaires devaient fermer une seule chambre, et procéder d’un même principe électif. Enfin, il est impossible de ne pas reconnaître que si, dans le cours de leurs travaux, les cortès soulevèrent contre elles bien des intérêts et bien des objections, il n’arriva jamais, jusqu’à la restauration, de contester la légitimité de leur mandat, à raison de l’absence des deux premiers ordres.
 
Cette indifférence ne s’explique pas facilement quant au clergé, dont le concours était indispensable pour modifier l’ancienne organisation, en ce qui concernait les rapports de l’état avec l’église et l’existence sociale de ses ministres, et pour faire accepter ces modifications à la conscience de peuples. Mais quiconque comprend l’Espagne, devra peu s’étonner de l’oubli où tomba en cette solennelle circonstance le corps des grands, qui ne s’est relevé plus tard à la chambre des ''procerès'' qu’en se confondant avec l’élite des notabilités civiles et militaires. Ce repoussement, ou pour parler plus juste, cette indifférence prenait moins sa source dans des théories démocratiques que dans un certain orgueil nobiliaire répandu dans ce royaume, où l’aristocratie de cour était depuis des siècles sans nulle prérogative sociale, et où la noblesse de race est une prétention à peu près universelle.
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Ce fut un grand jour que celui où les cortès, réunies dans la cathédrale de l’île de Léon, au milieu d’un concours immense, appelèrent les bénédictions du ciel sur leurs travaux et sur le peuple auquel elles espéraient payer bientôt en prospérités le prix d’un dévouement sublime. Dans les grandes crises de l’existence publique et privée, celle-ci semble parfois se concentrer sur l’instant unique où elle s’est illuminée tout entière. On vit alors dans ce souvenir comme dans une sainte monomanie ; il survit à toutes les vicissitudes, et trop souvent à toutes les leçons de l’expérience et du malheur.
 
Qu’on ne s’effraie ni qu’on ne s’étonne de voir les souvenirs de 1812 résister, chez quelques hommes, aux épreuves des présides et de l’exil, à celles plus instructives encore des révolutions ; car ce sont là de ces émotions qui fascinent à jamais la vie. Quelles indélébiles empreintes elles durent, en effet, laisser dans les ames ! A l’extrémité de l’Europe, sur un rocher battu des mers, et qu’entourait une armée victorieuse dont le canon formait le sombre accompagnement des acclamations publiques, évoquer en face de Napoléon la liberté de l’Espagne, et peut-être celle du monde ; monter le matin à la tribune pour veiller peut-être le soir à la brèche ; commencer l’histoire de la délivrance de la patrie à la grotte de Pélasge pour la finir, après plus de mille ans, aux colonnes d’Hercule : gloire acquise à force de foi religieuse et nationale, et dont les fautes de l’inexpérience ne sauraient déshériter l’Espagne !
 
Les cortès, dès leurs premières séances, prirent, avec tout l’entraînement d’un esprit oisif et jeune, possession du vaste champ qui s’ouvrait devant elles. On se lança, avec une vive curiosité d’intelligence bien plutôt qu’avec de violentes passions, dans l’examen des doctrines les plus ardues de la sociabilité. La souveraineté et la représentation nationale, les limites respectives des pouvoirs, les fondemens de la justice et des droits, la liberté de la presse, toutes ces questions furent abordées, remuées, résolues avec cette facilité confiante qui se prend vite dans les livres, et se perd au long usage des affaires.
 
Dans l’émulation de réformes où s’abandonnèrent à l’envi les membres de l’assemblée, avec le généreux entraînement de notre nuit du 4 août, les uns étalaient à plaisir une érudition puisée en cachette dans les livres du XVIIIe siècle ; d’autres, clercs ou laïques, apportaient à la tribune un esprit aiguisé par les disputes scolastiques, et chargé de textes et d’autorités ; presque tous, étrangers au maniement des hommes et des intérêts publics, suppléaient par des hypothèses à ce qu’il leur avait été jusque alors interdit d’étudier. Ainsi l’on vit des dispositions inapplicables à la société contemporaine sortir à la fois et des théories philosophiques absolues et d’une étude incomplète du passé, auquel on fit des emprunts
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judaïques sans en saisir l’esprit et en le dépouillant de ses contrepoids.
 
Une sorte d’unanimité présida pendant trois ans à cette longue série de travaux, qui devait, plus tard, soulever de trop justes objections, et que l’opinion publique accueillait alors avec une irréflexion enthousiaste.
 
Complètement livrées à elles-mêmes, sans plan et sans direction, soit par l’impéritie, soit par la mauvaise volonté de quelques membres de la régence, les cortès eurent le malheur de commencer leur œuvre sans aucune influence pour contenir l’élan de chaque pensée qui se produisait au hasard ; et si la nullité presque absolue des résistances ne donna guère lieu à la verve révolutionnaire de s’allumer, cette dangereuse omnipotence exposait à la tentation des utopies ; et tel fut, en effet, le caractère dominant de leurs élucubrations législatives.
 
Il est juste de dire, néanmoins, que dans beaucoup de questions spéciales, résolues en courant au milieu des périls d’une guerre à laquelle s’attachaient toutes leurs pensées, les cortès extraordinaires firent preuve d’une sagacité que n’eût pas désavouée notre assemblée constituante dans ses meilleurs jours. Le congrès réforma l’administration provinciale, et refondit les diverses parties de l’organisation judiciaire, supprimant avec toutes les juridictions seigneuriales les prestations réelles et personnelles provenant d’une origine féodale ; faisant ainsi à Cadix ce que Napoléon et Joseph firent à Madrid : singulière coïncidence, qui est à elle seule une complète révélation de l’état moral de l’Espagne. Parmi les objets qui éveillèrent surtout la sollicitude de l’assemblée, figurèrent les finances et la dette publique ; et, malgré quelques fautes, au premier rang desquelles se place la tentative d’un impôt progressif, on doit reconnaître que les travaux de Canga Argüelles sur une matière entièrement neuve pour l’Espagne révèlent un esprit fort éclairé.
 
Mais que servirait de rappeler des lois abîmées, avec tant d’autres, dans le gouffre des révolutions, au-dessus duquel ne surgit plus de toute cette époque qu’un code dernièrement retrouvé dans le havresac d’un sergent, et imposé, pendant une nuit d’angoisses, aux terreurs d’une femme ? Nous nous bornerons à parcourir ses dispositions principales, n’attachant guère qu’une valeur historique, même depuis sa renaissance, à un document que les ministres sortis de la crise de Saint-Ildefonse affectent de considérer « moins comme une institution politique que comme un monument de gloire, dont il n’est pas un Espagnol éclairé qui puisse méconnaître les imperfections, suite inévitable de la fatalité des circonstances où elle a été votée <ref> Exposition à sa majesté la reine-régente du 21 août 1836.</ref>. »
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Cette constitution, qui semblait destinée à régir le royaume de Salente, plutôt qu’à devenir par deux fois le drapeau d’une insurrection militaire, contient, dans ses trois cent quatre-vingt-quatre articles, nombre de dispositions niaises qui demandent grace pour celles qui sont absurdes. Si l’on veut des aphorismes, on en trouvera d’édifians, comme :
 
« L’amour de la patrie est une des principales obligations des Espagnols ; ils doivent aussi être justes et bienfaisans (art. 6). »
 
Ou bien encore :
 
« L’objet du gouvernement est la félicité de la nation, puisque le but de toute société politique n’est que le bien-être des individus qui la composent (13). »
 
Si l’on aime les théories sur la plus parfaite division des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, on pourra parcourir avec fruit ses longs chapitres. Les premiers contiennent une loi d’élection, élection indirecte s’il en fut, puisqu’elle traverse les trois degrés de la paroisse, de l’arrondissement et de la province, sans s’opérer directement même à ces divers échelons. Les habitans de la paroisse ne choisissent pas, en effet, l’électeur du premier degré ; cette fonction est commise par eux à onze délégués (''compromissarios''), du sein desquels sortent les électeurs de paroisse (41).
 
Ceux-ci élisent à leur tour les électeurs d’arrondissement dans la proportion de trois à un, relativement au nombre de députés à nommer (63) ; enfin les électeurs d’arrondissement, réunis en collège provincial, élisent le député aux cortès (78).
 
Ces opérations, irrévocablement fixées aux 1er octobre, 1er novembre et 1er décembre, concorderaient mal avec notre vivacité et le repoussement qu’a toujours rencontré en France l’élection indirecte ; mais ce n’est pas un motif pour condamner ce mode en Espagne, où quelques modifications pourraient peut-être permettre de l’appliquer heureusement.
 
Les sessions des cortès s’ouvrent de droit, et sans convocation préalable, au 1er mars de chaque année (106). La législature se renouvelle tous les deux ans (108), le droit de la dissoudre est refusé au roi ; celui de faire partie de la législature suivante est interdit aux députés (110).
 
Les ministres, conseillers d’état, employés de la maison royale, ne peuvent siéger au corps législatif ; les ministres, avec l’agrément des cortès, y obtiennent la parole, mais sans pouvoir assister aux délibérations (125). Les députés ne peuvent obtenir aucun emploi public pendant la durée de leur mandat et un an après sa cessation (130).
 
La plénitude de la puissance législative réside dans les cortès, le roi n’ayant qu’un veto suspensif pour trois années (149). En outre, elles approuvent, avant la ratification, tous les traités de quelque nature qu’ils
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soient, font les ordonnances relatives au service militaire et maritime, vérifient la comptabilité, règlent tout ce qui concerne l’administration des domaines de l’état, approuvent les mesures générales pour l’hygiène et la salubrité du royaume (131), etc., etc.
 
Toutes ces attributions, où se confondent celles d’un conseil de santé et d’une cour des comptes, doivent être exercées dans trois mois, ni plus ni moins : c’est là l’unique frein qu’on ait su trouver contre l’arbitraire d’une assemblée souveraine ; encore est-il rendu inutile par la présence d’une députation permanente, dont la seule mission déterminée est de veiller à l’observation de la constitution et des lois, pour en rendre compte à la session suivante (160) : vague et malencontreuse création, empruntée à la vieille législation aragonaise, de même que l’exclusion de siéger aux cortès pour les employés de la maison du roi, et la présentation de candidats sur triples listes pour certaines fonctions publiques ; singulière fatalité qui fit sortir une législation impossible et des théories modernes et des plus confus souvenirs de l’histoire !
 
On voit qu’entre elles et le roi les cortès se firent la part du lion, en vertu de ce principe qui n’est jamais plus vrai qu’en matière constituante ''les absens ont tort''. On lui défère, en thèse générale, la plénitude du pouvoir exécutif (170) ; mais on a déjà vu qu’il ne passe les traités qu’en en rendant compte aux cortès et avec leur préalable consentement ; de même, il ne choisit les membres du conseil d’état que sur une triple liste dressée par les cortès (234) ; il ne nomme les magistrats des tribunaux, les évêques et autres dignitaires ecclésiastiques que sur la présentation dit conseil d’état. Il a le droit de grâce, mais « sous condition que son indulgence ne soit pas contraire aux lois ; » enfin, soumis dans les actes de sa vie civile à des restrictions contre lesquelles protesterait le dernier de ses sujets, le roi ne peut sortir du royaume ni se marier sans le consentement des cortès, la violation de ces dispositions équivalant de sa part à l’abdication de la couronne (172).
 
Tel était, en résumé, le régime auquel on faisait passer subitement l’Espagne de Philippe II, d’Alberoni et du prince de la Paix, tombant d’un despotisme dans un autre, et traversant la liberté. C’était là l’établissement que la constitution qualifiait du nom de ''monarchie tempérée héréditaire''. L’hérédité, du reste, y demeurait à peu près aussi illusoire que les attributions royales, l’article 181 imposant aux cortès l’obligation « d’exclure de la succession la personne ou les personnes reconnues incapables de gouverner, ou ''qui auraient mérité par quelque action de perdre la couronne''. »
 
Si un pareil code était sorti d’une lutte violente entre une assemblée populaire et une royauté qui cherche à se défendre ; si ces dispositions
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avaient sanctionné, pour ainsi dire, les défaites successives de celle-ci et les victoires de celle-là, les vices de la constitution de Cadis s’expliqueraient par l’effet ordinaire des résistances impuissantes. Mais il en fut tout autrement : les obstacles ne se présentèrent d’aucun côté, et que quelques protestations sans résultat ne purent exercer d’influence sur l’ensemble des travaux législatifs. De plus, l’opinion, tout entière à une lutte acharnée, n’était guère en mesure d’exercer alors sur les cortès cette action révolutionnaire incessante qu’entretinrent, après 1820, et la guerre civile et les tentatives mal concertées, mais trop patentes, de la couronne. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher ces circonstances fatales sur lesquelles le ministère Calatrava rejette avec justice les imperfections de l’œuvre de 1812.
 
Sans rappeler l’enseignement purement théorique et presque toujours pris en secret que l’ancien régime avait imposé en Espagne aux classes riches et lettrées, et leur antipathie trop légitime pour un ordre de choses qui avait failli amener l’anéantissement d’une glorieuse patrie, il ne faut pas un instant perdre de vue, lorsqu’on juge la constitution de Cadix, qu’à cette époque, aux yeux du congrès, la royauté, captive à Valençay, n’avait qu’une existence purement nominale. Si c’était encore un souvenir, ce n’était plus une espérance. Comme il était impossible à la prévision humaine de deviner et les résultats de la campagne de Russie et le soulèvement général de l’Europe, on doit reconnaître que, dans l’ordre naturel des événemens, le rétablissement de la maison de Bourbon sur le trône d’Espagne était soumis aux chances les plus éventuelles, et, il faut le dire, les moins probables.
 
De là, l’obligation de constituer le gouvernement du pays sous une forme dans laquelle l’action directe de la royauté ne fût pas essentielle, tout en conservant aux yeux des peuples le prestige de ce trône qui, pour être vacant, n’en était que plus sacré. D’ailleurs, quels qu’eussent été les refus opposés par les cortès aux premières ouvertures du gouvernement intrus, plus d’une fois, pendant le cours de la discussion du pacte constitutionnel, on dut être préoccupé de cette triste et sérieuse pensée, que les entraves préparées au pouvoir royal pourraient bien finir par s’appliquer un jour à la royauté étrangère que l’Espagne semblait alors impuissante à repousser de son sein, et qui venait de recevoir, dans quelques provinces, un accueil presque populaire. Enfin, si, à travers la distance et les événemens, il arrivait parfois aux députés de l’Espagne de reporter leurs pensées vers le château qu’on appelait la prison du monarque, quoiqu’il n’aspirât jamais à en sortir pour venir verser son sang sur la terre natale, ses hommages à Napoléon à chaque victoire des armées impériales, ses lettres même à l’usurpateur de sa couronne,
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tant et de si honteux indices, repoussés par l’incrédulité populaire, accueillis avec désespoir par les esprits sérieux, purent n’être pas sans influence sur la rédaction d’un pacte qui, au lieu d’être un contrat de fidélité réciproque entre la nation et le trône, devenait un monument de haine contre un triste passé, de précaution contre un menaçant avenir.
 
Mais dans ces combinaisons préparées pour une royauté absente, on avait omis de tenir compte de l’imprévu, qui partage, avec la prudence, le soin de décider des affaires humaines. Les premières cortès ordinaires étaient à peine installées à Madrid après l’évacuation française, que l’agonie de l’empire amena le traité de Valençay et la libération de Ferdinand VII. Ce prince franchit les frontières de son royaume au moment où la branche aînée de sa maison était rappelée au trône de ses pères.
 
Ici se déroule une péripétie soudaine, facile à comprendre, si l’on tient compte et de l’irrésistible mobilité des passions populaires, et des fautes de conduite commises par l’assemblée dont l’imprudence brusqua de front une situation qu’il fallait savoir tourner. Au lieu de s’associer à l’universelle ivresse, et de confesser auprès du roi les difficultés d’une position où l’on n’avait pu manquer de faire des fautes, les cortès se montrèrent froides, hautaines et pointilleuses. On prescrivit son itinéraire au monarque ; on lui interdit, jusqu’à la prestation du serment à la constitution, l’exercice de l’autorité royale que le peuple lui rendait avec transport ; la presse fit arriver à son oreille des paroles dédaigneuses, pendant que sur son passage les chemins se jonchaient de fleurs : contraste dont des hommes politiques eussent dû comprendre les dangers, dans un pays où tout était alors peuple et soldat, et où le dernier ''guerillero'' croyait avoir plus contribué à renverser Napoléon que n’avaient pu le faire la débâcle de Russie et le soulèvement de l’Allemagne.
 
Aux yeux des masses, ces glorieux souvenirs, devant lesquels se taisaient tous les autres, s’incarnaient dans la personne de Ferdinand ; et il devint tout puissant, moins comme roi que comme captif délivré par elles. Rétabli sur le trône par une guerre nationale, après y avoir été élevé par une insurrection populaire, vivante expression de la haine espagnole contre Godoï et Bonaparte, ce prince était pour ses sujets le symbole de toutes leurs passions et de toutes leurs antipathies, et ce n’est pas sans raison qu’il se crut fort de toute l’énergie du peuple qu’il avait derrière lui.
 
II échappa seulement à l’intelligence de Ferdinand que les peuples ne règnent qu’un jour, et que, dans la situation nouvelle où la paix allait faire entrer l’Espagne, c’était moins à une ivresse passagère qu’aux intérêts permanens et aux idées d’avenir qu’il fallait confier les destinées de
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sa couronne. Est-il un gouvernement qui ne puisse tout au moment de son établissement ? Avant la promulgation de la charte et la déclaration de Saint-Ouen, le comte d’Artois n’était-il pas accueilli avec transport dans les rues de la capitale ? C’est qu’il représentait pour le peuple le plus impérieux de tous les besoins, la paix. Mais il y eut cette différence entre la restauration de Louis XVIII et celle de Ferdinand VII, que la première fut faite en pensant au lendemain, et l’autre, sous le coup seulement des aveugles passions du jour ; il y avait de plus, entre la France et l’Espagne de 1814, cette autre différence essentielle, qu’ici le peuple était sur le premier plan, tandis que là il n’occupait que le second.
 
Ferdinand venait de traverser plusieurs provinces, et partout il avait entendu retentir des acclamations qui ne s’adressaient qu’à sa personne. L’œuvre de 1812 semblait oubliée, et l’était en effet au milieu de ce débordement d’enthousiasme. Nombre ''d’ayuntamientos'' constitutionnels l’invitaient avec chaleur à repousser les nouveautés ; une minorité considérable des cortès, les soixante-neuf députés connus sous le nom de ''Perses'', lui avaient transmis une adresse dans le même sens. Ce fut en alléguant ces témoignages, qu’on ne manquait pas de lui présenter comme unanimes, qu’il rendit, le 4 mai 1814, la fameuse déclaration de Valence.
 
S’appuyant sur l’irrégularité des élections, l’absence des deux premiers ordres au sein des cortès constituantes, l’omnipotence qu’elles s’étaient attribuée, enfin les changemens radicaux introduits brusquement dans les institutions fondamentales de la monarchie, Ferdinand annulait toutes les décisions, lois ou décrets rendus par les deux législatures, ordonnait la clôture immédiate des séances, déclarant coupable de lèse-majesté quiconque engagerait ou exciterait à l’observation de la constitution de Cadix.
 
Mais en même temps, et s’inclinant devant des nécessités qu’il reconnaissait alors, et dont il devait se jouer si tôt, le roi professait en termes chaleureux une profonde horreur du despotisme, et prenait à la face du monde l’engagement solennel de traiter bientôt avec les députés de l’Espagne et des Indes dans des cortès légitimement assemblées, pour régler avec leur concours tout ce qui conviendrait au bien du royaume, selon l’état des lumières et de la civilisation de l’Europe. La liberté individuelle, la liberté de la presse, « renfermée dans les bornes que la saine raison prescrit à tous, » le vote de l’impôt et d’une liste civile, garanties générales de réforme et de liberté au delà desquelles, on peut l’affirmer, l’opinion publique de l’Espagne n’allait pas plus en 1814 qu’en 1810 : telles étaient les promesses qui descendirent du trône et qui devaient être si promptement oubliées.
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Les défauts évidens de la constitution de Cadix et l’impossibilité de la mettre en pratique, la conduite inconvenante des cortès et les traditions monarchiques de l’Espagne doivent faire apprécier l’acte du 4 mai d’un point de vue qui ne saurait être le nôtre. Un gouvernement constitutionnel pouvait en sortir aussi bien qu’un pouvoir de ''camarilla'', et rien n’y révélait encore le système de persécution et d’ingratitude qui fut à la fois la honte et le malheur de la royauté. Mais bientôt la peine de mort, portée contre les défenseurs des institutions de 1812, devait atteindre ceux qui rappelleraient au trône ses engagemens de Valence.
 
 
 
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===Le règne de Ferdinand VII===
 
Quand un souverain régnant par l’hérédité ou par la conquête, use, pour se maintenir, des plombs de Venise ou des cachots du Spielberg, on peut déplorer des rigueurs que l’humanité réprouve, sans contester qu’elles ne soient autorisées par le droit de la défense et de la guerre. Mais qu’un prince porté par l’insurrection au trône d’où venait de tomber son père, et dont la vie s’écoula loin du théâtre d’une résistance héroïque, sans qu’il ambitionnât jamais l’honneur de la partager, expose aux fers et au soleil des présides africains ceux dont le principal tort fut d’avoir subi l’empire d’irrésistibles circonstances, c’est là un de ces actes d’immoralité qui altèrent à leur source tous les sentimens d’un peuple et appellent pour l’avenir de redoutables expiations.
 
La Providence a fait subir à l’Espagne une épreuve que le pouvoir n’a nulle part traversée avec autant de danger : ce pays a passé, en moins d’un demi-siècle, des jours de honte où un vieux monarque livrait à son favori l’honneur de sa couche et celui de la nation, aux humiliantes alternatives
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de ce règne d’égoïsme et d’imprévoyance, qui fut toujours facile devant la force, inexorable devant la faiblesse ; comme si le prince dont la royauté sortit d’une révolution de palais pour s’abîmer dans une autre, n’avait eu rien dans les veines ni du doux sang de saint Louis, ni du noble sang de Louis XIV.
 
Les engagemens de Valence devaient être d’autant plus sacrés pour Ferdinand qu’ils avaient été plus libres ; mais ils ne pouvaient convenir au parti qui entendait effacer tout souvenir des six dernières années, et croyait que les idées se fusillent comme les hommes. Ces promesses semblaient respecter, en effet, le principe d’une réforme politique, en n’en repoussant que l’excès ; et c’était ce principe même que prétendait atteindre la faction pour laquelle il n’était aucun enseignement ni dans la crise européenne, ni dans celle de l’Amérique.
 
Fidèle au passé comme à un culte, et, à l’exemple des dévots de l’Inde, honorant son idole en raison même de ses difformités, elle ne comprenait l’Espagne qu’avec les trésors du Mexique pour faire vivre la cour, les aumônes des couvens pour faire vivre le peuple, l’inquisition pour maintenir les esprits novateurs, les innombrables rouages du vieux gouvernement pour ralentir son action en lui rendant tout impossible. Merveilleuse organisation à laquelle, au commencement du siècle, l’influence française avait failli faire échapper le royaume, et que la réaction de 1814 permettait de rétablir dans sa pureté originelle. Point d’administration, point de finances, point de crédit, point de commerce, point ou peu d’agriculture ; les galions, les ''mayorasgos'', la ''mesta'', l’inquisition et la contrebande, tel avait été le régime de l’Espagne, tel par conséquent il devait être.
 
Pour cela, deux choses seulement étaient à faire : d’abord reconquérir l’Amérique, sans les trésors de laquelle le système entier croulait par sa base, puis chasser de la Péninsule ou ensevelir dans les prisons tous les hommes qui, soit dans la législature, soit au dehors, avaient provoqué les derniers changemens, et dresser la potence sur la place de la ''Cebada'', pour y accrocher quiconque oserait rappeler qu’une immense révolution politique avait été consommée.
 
Cela fait, les colonies ramenées à l’obéissance, l’Espagne délivrée de tous les ''afrancescados, liberales'', constitutionnels, industriels, administrateurs et financiers, les choses devaient reprendre leur cours avec la plus grande régularité ; et l’on verrait alors ce que peut l’énergie d’un gouvernement qui aborde de front les obstacles : raisonnement à l’usage de tous les fanatismes, qui aboutit à fonder l’ordre public sur le massacre ou la proscription de tous les gens qui ne sont pas de notre avis, et dont la stoïque Montagne avait fait aussi l’application.
 
Ce système fut suivi avec l’aveugle obstination que ce parti appelle de la
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fermeté. En niant le mouvement, il se persuada que l’Espagne n’avait pas marché, quoique, pendant six ans, elle eût été soumise à l’action de la tribune et de la presse, et qu’une innombrable quantité d’hommes nouveaux se fussent élevés des rangs les plus infimes aux premières dignités de l’armée. On se prit donc à faire une aussi savante étude des abus pour les rétablir, qu’on aurait pu le faire pour les éviter.
 
Le bon sens et l’équité indiquaient la convenance d’une amnistie générale au sortir d’une époque pleine de troubles et d’incertitudes, durant laquelle il avait été plus difficile de connaître sou devoir que de le faire. Mais la restauration, sanctionnant des proscriptions autorisées par la guerre et qui devenaient un crime après la paix, décréta l’exil en masse des dix mille Espagnols qui avaient jusqu’au dernier jour suivi la fortune de Joseph et de la France. Le séquestre fut apposé sur tous leurs biens, et ce ne fut qu’après plusieurs mortelles années de souffrances, que quelques parcelles en purent arriver sur le sol étranger où ils devaient mourir <ref> Décret du 16 mai 1816. </ref>.
 
Mais afin de rendre les fortunes égales, et comme pour confondre toutes les notions de l’équité naturelle, ceux d’entre les Espagnols qui avaient opposé à l’invasion étrangère la résistance la plus énergique, subissaient en même temps des sévices plus rigoureux encore. Au moment où Ferdinand mettait le pied dans la capitale, il traduisait devant des commissions spéciales tous les membres des cortès ordinaires et extraordinaires, les ministres, les membres de la régence, et généralement tous les individus ayant coopéré à la rédaction de la constitution de 1812, ou qui s’en étaient montré les partisans <ref> Décret du 30 mai 1814</ref> : immenses tables de proscription où la cupidité inscrivit autant de noms que la vengeance.
 
Pendant plus de deux années, de longues listes apparurent pour remplir les cachots vidés par les condamnations aux présides, l’exil ou le confinement dans les monastères. Les hommes les plus considérables de l’Espagne par leurs lumières et leur importance politique payèrent de six années de bagne le crime d’avoir voulu sauver la patrie, sans un roi que sa fortune et son indifférence semblaient en avoir séparé pour jamais <ref> Le fragment qui nous a été laissé par M. de Martignac, de l’Essai ''sur la révolution d’Espagne et l’intervention de 1823'', présente un tableau fidèle de cette époque. Malgré l’extrême réserve que son système politique et sa position personnelle imposent à l’auteur, l’ame de l’honnête homme déborde en cris éloquens au récit de ces proscriptions sauvages ; et la situation de l’Espagne sous un régime où « l’imprudence le disputait à la cruauté, '' a été rarement appréciée avec un tact politique plus sûr et une plus haute moralité. De telles doctrines sont froides et ternes au jour brillant des révolutions ; toutefois, dans la situation de l’Espagne, on serait heureux de pouvoir y recourir pour les terminer. </ref>. Alors se produisit cette émulation entre toutes les folies et
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toutes les exigences qui distingue les réactions, dans quelque sens qu’elles s’opèrent. Non content de rendre aux couvens tous les biens dont les cortès avaient disposé <ref> Décret du 21 mai 1814.</ref>, on ne tint plus compte des mesures antérieurement négociées avec la cour de Rome dans le double intérêt des finances de l’Espagne et de la discipline ecclésiastique. En même temps qu’une cédule royale rétablissait le Saint-Office, se fondant sur ce que « l’usurpation et les prétendues cortès avaient regardé la suppression de ce tribunal comme une mesure très efficace pour servir leurs projets pervers <ref> Décret du 14 juillet 1814.</ref>, » on rappelait les jésuites <ref> Décrets du 29 mai 1815 et du 6 juillet 1816.</ref> en leur rendant les biens qui avaient appartenu à leur société dans le siècle précédent.
 
L’administration du royaume fut remise avec le plus grand soin dans la séculaire confusion que tant de ministres s’étaient appliqués à corriger. En place de l’heureuse division territoriale décrétée par les cortès, reparurent ces provinces régies par des capitaines-généraux, cumulant certaines attributions judiciaires avec la plénitude de l’autorité militaire et administrative. Enfin, au sommet de cette hiérarchie, on vit se relever, triomphant des révolutions et de l’expérience, ces conseils de Castille, des Indes, des Ordres, des Finances, de la Marine et de la Guerre ; autorités indépendantes du ministère et presque du souverain lui-même, que leurs traditions rendaient hostiles à toute réforme entreprise dans l’intérêt du pouvoir ou des peuples, et qui firent si long-temps de la monarchie espagnole un despotisme tempéré par l’impuissance.
 
Inutile de descendre des faits eux-mêmes à leurs ignobles instigateurs, et des enseignemens de l’histoire aux mémoires des valets de chambre. Il est trop vrai que quelques prêtres intrigans des rangs les moins élevés de la hiérarchie sacerdotale, que des serviteurs attachés à la domesticité du monarque, formèrent autour de Ferdinand cette ''camarilla'' fameuse dont un ministre étranger devint l’ame, afin sans doute de trouver à dépenser dans les loisirs d’une cour de second ordre une activité d’esprit qui devait laisser à Madrid de si funestes souvenirs.
 
Ce qui suscite le plus de dégoût contre les gouvernemens asiatiques, c’est de voir des êtres auxquels n’appartient pas même le nom d’hommes, s’élever soudain aux premières charges de l’état pour prix de services sans nom rendus dans l’obscurité d’un sérail, et pourtant, durant six années, l’Europe dut contempler avec un sentiment analogue cette Péninsule,
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naguère si glorieuse, aujourd’hui si sombre et si abaissée, où se croisaient tant d’intrigues inhabiles, qui n’avaient souvent aucune signification politique ; intrigues qui cependant faisaient et défaisaient les ministères, et dont les fils se nouaient loin de tous les regards, dans le secret des résidences royales.
 
Observons ici un nouvel exemple de cette puissance exercée par les idées contemporaines sur les gouvernemens dont l’unique préoccupation est de leur échapper.
 
L’ancien régime prétendait ressaisir l’Espagne ; mais il n’y pouvait réussir qu’en retrouvant les mines du Nouveau-Monde, pour solder par leurs produits périodiques la paresse d’une administration aussi nombreuse qu’inutile, et en endormant le génie national par un monopole sans concurrence. Il fallait avoir raison des insurrections déjà victorieuses ou près de le devenir, à Vénézuéla, au Chili, au Pérou, à Buenos-Ayres, au Mexique, et combattre à la fois sur tous les points de cet immense continent. Morillo, épuisé par une guerre qui l’appelait tantôt au sommet d’inaccessibles cordillières, tantôt au fond de solitudes désolées, devait succomber infailliblement si la mère-patrie ne lui envoyait de prompts et puissans secours.
 
Or, pour combattre cette révolution qu’on appelait une révolte, et avec laquelle il n’eût pas alors été plus impossible au roi Ferdinand de transiger en Amérique qu’en Europe, on devait d’abord se procurer une armée, au risque de se livrer à la classe qui avait vu avec le plus de répugnance le rétablissement de l’ancien ordre de choses. Pour embarquer cette armée, il fallait une flotte qu’on n’avait ni le temps ni les moyens d’équiper, et qu’on fut réduit à marchander à la Russie ; il fallait enfin des ressources présentes pour ressaisir ces trésors, base problématique de l’édifice si témérairement relevé ; et pour avoir de l’argent, force était de s’adresser au crédit, de donner, avec des garanties pour la dette publique, quelques gages d’une bonne administration.
 
Cette nécessité fut si pressante, que l’antipathie entretenue contre les innovations et les novateurs dut parfois plier devant elle. L’on transigea de mauvaise grace, mais l’on transigea ; ce fut ainsi que les Eguia, les Lozano de Torres, ces immobiles champions des coutumes paternelles, reçurent à côté d’eux, dans le conseil ministériel, don Martin Garay, surnommé le Necker de l’Espagne, et quelques hommes de la même école.
 
Ce ministre devait assurer des services pour lesquels il était sans aucune ressource, et en même temps faire honneur à une énorme dette publique à laquelle on venait d’enlever ses gages. La partie la plus pesante se composait de ces valès royaux auxquels les cortès avaient rendu
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quelque crédit en affectant les biens de l’inquisition à leur remboursement <ref> Déjà, en 1814, une immense dette étrangère pesait sur l’Espagne, et la bonne foi fut loin de présider à sa liquidation. La Hollande avait fait, en 1807, au ministère de Godoy un prêt de 72,000,000 qu’on hésita long-temps à reconnaître. Les réclamations françaises, dont le règlement dut s’opérer en vertu de la convention du 25 avril 1818, suscitèrent mille difficultés entre les deux cabinets. Enfin, le gouvernement espagnol ne sut rien trouver de mieux, pour diminuer la masse de ses engagemens, que de déclarer déchus de leurs droits à une liquidation, tous les porteurs de titres par possession ancienne ou par acquisition qui les auraient présentés à ''l’intrus'', et en auraient obtenu la liquidation en reconnaissance ou inscription sur les livres de ce gouvernement.</ref>. Cette hypothèque détruite, il en fallait nécessairement une autre ; et où la chercher, dans la pénurie de l’Espagne, ailleurs que dans les biens de main-morte ? , Malgré de vives résistances, une négociation dut s’engager dans ce sens avec la cour de Rome, qui, sans accorder tout ce que réclamait le ministre, le mit cependant en mesure de préparer un plan de finances <ref> Bulle du 26 juin 1818, qui permet d’appliquer, pendant deux ans, les revenus et produits des prébendes ou autres bénéfices ecclésiastiques de nomination royale qui viendraient à vaquer, à l’extinction de la dette publique, ordonne la vacance des bénéfices de, libre collation, pendant six années, et l’application de leurs revenus et du produit des annates à la même destination. </ref>. Les valès avaient d’abord été réduits au tiers de leur valeur nominale : une cédule royale du 3 avril 1818 ordonna que les non consolidés seraient admis à remplacer les autres par degré d’extinction et au moyen d’un tirage au sort. Enfin, une disposition générale opéra cette même année la classification de la dette en deux parties, l’une portant intérêt à quatre pour cent, l’autre étant considérée comme créance reconnue, mais sans intérêt.
 
On connaît le mot : ''J’aimerais mieux vous devoir toute ma vie que de nier ma dette un seul instant''. Cela s’appelait en 1818 comme en 1834 équilibrer un budget. On voit que ces traditions sont de vieille date en Espagne, et qu’elles appartiennent à tous les gouvernemens qui s’y sont succédé.
 
Mais ces expédiens ne suffisaient pas, et M. de Garay, avait compté sur des ressources que la cessation complète du commerce et l’état désastreux de l’agriculture rendirent de jour en jour plus illusoires. Les évènemens de l’Amérique réclamaient, d’ailleurs, des mesures auxquelles, dans ses plus beaux jours, l’Espagne aurait eu peine à faire face. Garay essaya donc, mais sans succès, de reprendre en sous-œuvre quelques plans des deux législatures, comme l’établissement et l’égale répartition de l’impôt direct, la suppression des immunités financières des provinces et des corporations, l’ouverture de quelques ports francs, et la modification des anciens tarifs : toutes ces tentatives furent vaines.
 
Rien ne semblait pouvoir désormais relever ni le crédit, ni l’industrie
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de l’Espagne, bloquée de Cadix à la Corogne par les corsaires des insurgés, compromise avec les États-Unis pour les Florides, et contrainte d’acheter cher l’apparente neutralité de l’Angleterre dans la lutte contre ses colonies. La stagnation des affaires, la misère du peuple, et ce manque absolu de confiance qui engendre et annonce les révolutions, conduisirent enfin ce triste gouvernement à ce point de détresse, que le roi d’Espagne et des Indes, ayant besoin d’une somme de quinze millions de francs pour le départ de la grande expédition d’Amérique, ne put l’obtenir du crédit, malgré le taux de l’intérêt fixé à huit pour cent et l’hypothèque donnée sur les fonds de la guerre, et qu’il dut la faire recouvrer comme emprunt forcé sur ses sujets et les négocians étrangers fixés dans ses états <ref> Janvier 1819.</ref> !
 
Chaque jour des révolutions ministérielles venaient attester des embarras nouveaux et les influences de bas étage qui les aggravaient encore. Don Martin Garay, don Joseph Léon de Pizarro, don Joseph Figueroa, étaient tombés du pouvoir au moment où ils se croyaient le plus nécessaires au monarque et le plus assurés de sa faveur. Un ordre d’exil les enleva au milieu de la nuit à la capitale et à leur famille ; mais ceux d’entre leurs collègues qu’on accusa de les avoir supplantés, furent sacrifiés à leur tour, comme pour prouver qu’on était aussi incapable de suite dans un sens que dans un autre. Alors la plupart des portefeuilles ne furent plus tenus que par intérim, et les changemens devinrent si fréquens, qu’on dut renoncer à chercher une signification politique à des oscillations quotidiennes, fruits de la méfiance et du caprice.
 
Que dans l’empire ottoman, où le dogme religieux immobilise l’esprit humain et où les existences privées végètent à part de la puissance publique, le novateur Mahmoud, allant à l’encontre de la mission qu’il reçut de ses pères et du prophète, rencontre des résistances obstinées, rien de plus simple. Qu’au sein d’une nation chrétienne incessamment travaillée par l’esprit de vie, qu’en un pays où les imaginations si long-temps enflammées n’agissent plus que sur elles-mêmes, un système où la bêtise et l’intrigue se combinent pour se compromettre l’une par l’autre, soulève des résistances journalières, que ces résistances rencontrent des sympathies dans les masses qui, encourageant naguère le monarque à ressaisir le pouvoir absolu, sont déjà prêtes à lui demander compte des malheurs d’une patrie qu’elles s’imaginaient lui avoir confiée si grande, rien de plus logique et qui ait moins droit de surprendre.
 
Dès que la restauration espagnole se fut affichée comme une réaction, tous les esprits prévoyans durent comprendre qu’un gouvernement qui n’avait su lier son existence à aucun intérêt d’avenir, serait à la merci de
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la soldatesque et des complots, le jour où le peuple rentrerait dans son indifférence, et où la misère lui créerait des besoins. Aussi Ferdinand était à peine établi dans son palais, que déjà l’insurrection frappait à sa porte. Mina avait tenté de soulever la Navarre ; Porlier vit un moment les garnisons de la Corogne et du Ferrol répondre à sa voix si connue ; Richard aiguisa son poignard au sein de Madrid, et la torture, aussi atroce que l’assassinat, reparut comme pour rejeter quelque pitié sur le coupable. Cependant Lacy organisait l’insurrection en Catalogue, et sa mort, long-temps différée, sembla moins une expiation qu’une froide vengeance. De son sang sortit Vidal, dont les angoisses furent moins longues que celles infligées plus tard par d’autres passions au malheureux qui fut son juge <ref> Le général Elio, étranglé à Valence en 1822, après une captivité de deux années.</ref>.
 
Une grande partie de l’armée appartenait à la conspiration, et le pouvoir ne voyait rien. Elle était dominée par les sociétés secrètes, auxquelles la perspective de passer en Amérique et d’y mourir fournissait un stimulant plus énergique encore que les opinions libérales. Le temps n’était plus où le génie castillan s’élançait avec confiance vers ces lointains rivages, et les répugnances de l’armée espagnole révélaient l’issue fatale avec plus de certitude encore que les victoires de Bolivar.
 
Plusieurs mois avant qu’éclatât le complot de l’île de Léon, la conspiration était flagrante au sein des troupes rassemblées au ''camp de la Victoire''. La plupart des chefs y trempaient, et le comte de l’Abisbal, jouant dès-lors le rôle qu’il poursuivit depuis avec plus de bonheur que de loyauté, n’en dévoilait à la cour que juste ce qu’il fallait pour se mettre en règle avec elle.
 
Les révolutions politiques s’apprécient d’ordinaire par le trait saillant qui les domine ; c’est ainsi que celle de 1820 est toujours envisagée en Europe comme une insurrection exclusivement militaire, impression qui passera probablement dans l’histoire, et qui pourtant n’est pas exacte. Cette révolution s’opéra selon la formule que Tacite a donnée, il y a dix-huit siècles, pour toutes celles qui réussissent. Ce qu’un petit nombre osa tenter fut approuvé par beaucoup et souffert par tous. Avant le complot de ''Las Cabezas'', le gouvernement royal était menacé, ici par de mystérieuses intrigues dont une partie de l’administration était complice, ailleurs par des tentatives à main armée. Depuis près d’une année, des bandes nombreuses parcouraient l’Estramadure et la Manche, proclamant la constitution et en rétablissant les insignes ; et s’il n’avait été pris et pendu un mois trop tôt, Melchior, resté un bandit de grande route, fût devenu peut-être un héros d’histoire <ref> Melchior fut exécuté à Madrid le 5 février 1820. </ref>.
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Gardons-nous d’oublier, d’ailleurs, que si la tentative de Quiroga sur San Fernando et l’expédition téméraire de Riego en Andalousie n’avaient été secondées par des démonstrations populaires dans les principales villes du royaume, l’île de Léon eût été probablement le tombeau d’une insurrection dont rien ne semblait plus devoir faire espérer le succès. Le mouvement avait éclaté le 1er janvier, et au commencement de mars, la colonne de Riego était à peu près détruite par les combats et les fatigues. L’île de Léon elle-même ne paraissait pas pouvoir offrir une longue résistance aux efforts du général Freyre. La révolution était donc aux abois dans les lieux qui furent son berceau, lorsqu’éclatèrent les mouvemens de la Galice, de la Navarre, de l’Aragon, de Valence, et, en dernier lieu, celui de Cadix ; mouvemens qui trouvèrent partout des proscrits pour les fomenter et les conduire : à la Corogne, Agar, ancien régent du royaume ; à Saragosse, Garay, l’ancien ministre ; ailleurs, des prisonniers qui passèrent en un jour des cachots aux conseils du monarque. Au moment même où le comte de l’Abisbal, jugeant que cette fois l’issue de la crise était infaillible, faisait proclamer la constitution par l’armée de la Manche, l’émeute de Madrid arrachait le matin au roi Ferdinand la promesse de convoquer les cortès du royaume, selon l’engagement dont il se souvenait alors pour la première fois, et le soir, la proclamation immédiate de l’acte de 1812, « d’après la volonté générale du peuple <ref> Loi du 12 octobre 1820.</ref>. » Au jour du danger, les conseils de la peur ne manquèrent pas plus que n’avaient jusqu’alors manqué ceux de la violence ; ils venaient des mêmes hommes et furent également écoutés.
 
Cette sombre nuit du 7 mars, qui vit se relever une constitution dont tant de maux allaient suivre le rétablissement, après que tant de maux en avaient signalé la chute, rappelle aujourd’hui une autre nuit plus récente. Alors qu’on la croyait pour jamais ensevelie dans le long catalogue des expériences oubliées, elle a reparu de la même manière qu’en 1820, et la scène militaire de Saint-Ildephonse s’est aussi répétée au palais ''das Necessidades''. Le Portugal, ce pâle satellite de l’Espagne, a suivi, dans sa dernière révolution, l’astre dont l’influence le domine, et auquel il tend à se réunir plus étroitement encore. A ce spectacle, les gouvernemens et les peuples se sont rejetés en arrière, et ont cru retrouver un instant leurs émotions d’une autre époque. Mais l’instinct public a bien vite compris que ces rapprochemens apparens cachaient de profondes dissidences, et que des événemens prétendus analogues avaient une portée et un caractère très différens.
 
Au mois de mars 1820, après les sermens de son roi, qu’elle crut sincères
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et qui d’abord le furent peut-être, l’Espagne s’associa, dans une unanime allégresse, à l’espoir d’un meilleur sort. Les écrivains les moins favorables à la révolution ne peuvent s’empêcher de reconnaître que tel fut le sentiment des premiers jours ; ils n’attribuent le refroidissement de l’opinion et les irritations populaires qu’aux mesures subséquentes adoptées par les cortès. Mais, en août 1836, Madrid a vu les triomphateurs violer les domiciles, pour y chercher des victimes, avec autant d’ardeur qu’ils en mettaient, en 1820, à ouvrir les cachots, pour les vider ; Madrid a vu se partager avec une joie de cannibales les chairs palpitantes du seul homme qui sût y faire encore son devoir. Alors l’Espagne a tremblé sur elle-même, son enthousiasme a pris je ne sais quelle expression douloureuse et convulsive, et elle a tout laissé faire, parce qu’elle semble désormais incapable de rien empêcher.
 
Au dehors, grande a été la joie dans le parti qui, depuis trois ans, a les yeux fixés vers la Navarre, comme sur la sainte montagne d’où viendra le secours ; grande aussi a été la douleur parmi les hommes qui osaient prédire à la Péninsule de meilleurs jours, en la voyant échapper pour la première fois à la tyrannie des partis exclusifs et des passions inexorables. Quelque illusion qu’une portion considérable de la presse, en France et en Angleterre, se soit complu à entretenir sur ce point, il semblait difficile de douter que l’exhumation du code de Cadix ne profitât pas à la fois à don Carlos et aux adeptes des sociétés anarchiques, et ne servît en définitive les intérêts du premier, parce que, sans être une garantie pour l’avenir de l’Espagne, il serait, peut-être un refuge pour un jour de tempête.
 
Ce qui avait blessé à mort le dernier gouvernement, c’était un système de persécution inique contre les hommes, impuissant contre les idées. La restauration était tombée en s’associant à une réaction aristocratique et monacale, repoussée par la noblesse éclairée qu’on plaçait hors du droit commun sans aucun avantage, et dans laquelle les hommes de conscience et de lumière voyaient une épreuve terrible pour le dogme catholique, à l’immutabilité duquel on prétendait associer des formes transitoires et des institutions sans vie.
 
Si la force de tout gouvernement qui s’élève gît dans le principe dont la méconnaissance fit choir celui qui l’a précédé, l’expérience traçait aux cortès la seule voie qu’elles dussent suivre. La restauration française a succombé sous les intérêts bourgeois, devenus le point d’appui de la monarchie nouvelle. La restauration espagnole périssait par le manque de crédit au dehors, et, au dedans, par les désordres d’une administration qu’on s’était refusé à refondre, quoiqu’elle ne fonctionnât plus. Là était le mal, là devait porter le remède. En donnant ample
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satisfaction à cet universel besoin, des sociétés modernes, le gouvernement constitutionnel était fort, car il marchait dans le sens de son principe.
 
Modifier profondément la législation civile, rendre à la circulation des masses énormes de propriétés substituées, en corrigeant des lois qui ruinaient les familles aux mains desquelles elles maintenaient des immeubles sans nulle valeur négocier avec Rome une réforme qui, sans toucher aux droits spirituels de l’église, donnerait au clergé une attitude nouvelle, et supprimerait graduellement ce qui, n’étant plus un objet d’édification, était devenu une pierre de scandale ; refondre le système financier pour donner des gages à la confiance publique ; soumettre les provinces au droit commun, en combinant un large système de libertés locales avec l’unité de l’administration ; préparer l’émancipation intellectuelle du pays en réglant avec prudence la liberté de la presse ; ne pas imiter enfin, dans ses précipitations et ses violences, un gouvernement qu’elles avaient perdu : telle était pour les cortès cette mission providentielle que tout pouvoir reçoit des circonstances qui l’ont fait naître.
 
La chute du régime de ''camarilla'', l’adhésion de l’Espagne à une constitution qu’elle connaissait à peine, s’expliquent par cette vague espérance. Elle attendait cette liberté réglée par l’ordre, qui n’est un lieu commun de la langue politique que parce qu’elle est le vœu constant des nations. La Péninsule n’aspirait point à passer de l’atonie à la fièvre cérébrale ; et en laissant tomber le gouvernement des valets de chambre, la démagogie de la ''Puerta del Sol'', les discours incendiaires de la ''Fontana d’Oro'' et du club ''Landaburu'' étaient fort loin de sa pensée.
 
Ses représentans, nommés partout avec enthousiasme et avec ordre, selon le mode compliqué de 1812, portèrent, pour la plupart, à Madrid des convictions analogues. Si des théories absolues étaient restées dans bien des têtes, si de longs ressentimens avaient fait couver la vengeance au fond de bien des ames, il est des instans solennels où tout semble s’oublier, parce qu’on est à son insu dominé par une vue plus générale et plus haute. Mais que celle-ci vienne à s’éclipser devant un obstacle qui surgit ou une méfiance qu’on fait naître ; que l’opinion publique, constante au fond dans ses vœux, mais incertaine dans sa marche, faiblisse un jour devant les partis, dont l’unique étude est de la contraindre au silence, alors les passions individuelles reprennent leur cours, et les assemblées, où la majorité a commencé par être saine, deviennent des conventions ; alors on va vite du 10 août an 21 janvier, du 21 janvier au 31 mai.
 
Telle eût été, on peut le croire, l’issue du mouvement parlementaire en Espagne, quoiqu’il eût commencé par donner la majorité aux Martinez de la Rosa et aux Toreno, noms honorables, qui, malgré quelques fautes,
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expriment depuis si long-temps, dans la disgrace comme au pouvoir, les vœux réels et les besoins constans de leur patrie. La seconde législature, où, dans le principe, ces opinions dominaient encore, s’effaça bientôt devant un autre pouvoir. Le sang coula sous le marteau ; le peuple rendit des arrêts, et le garrot fut à ses ordres ; d’affreux engagemens firent pactiser les partis avec le génie du mal et de la mort ; et, vers la fin de 1822, la nation tout entière paraissait engagée ou dans les sociétés secrètes ou dans les bandes de la foi.
 
L’Espagne de 1820, qui avait laissé choir le pouvoir absolu et salué le régime constitutionnel comme l’ère d’une pacifique réformé, cette Espagne-là semblait rentrée à cent pieds sous terre. Ainsi, après la nuit de la Granja, l’Espagne de 1834 a fait silence ; et en la voyant aujourd’hui menacée par don Carlos et par l’anarchie, bon nombre d’écrivains se frottent les mains, disant : Vous voyez qu’il n’y a pas d’opinion modérée dans la Péninsule ! Mais un Chinois qui eût vu la France à la fin de 93 n’eût pas manqué d’écrire aussi à ses correspondans de Pékin, que dans la grande monarchie de l’Occident il n’y avait que des septembriseurs et des Vendéens, l’émigration ou la Montagne. Il n’eût pas eu assez de discernement, le Chinois, pour deviner que la France de 89 vivait pourtant sous la tempête, comme vit aujourd’hui l’Espagne de 1834, comme en 1822 vivait l’Espagne de 1820.
 
Dans quelles circonstances, selon quel mode et d’après quelles lois les majorités s’effacent-elles devant les minorités ? Grave problème que la suite des événemens va nous permettre d’éclairer.
 
Les premiers travaux des cortès indiquèrent qu’elles comprenaient leur mission. L’état des finances, de l’armée, de la marine, donna lieu à des discussions lumineuses Une loi importante sur les majorats fut votée dans un esprit de sagesse ; ils furent replacés dans la classe des biens libres, et leurs propriétaires purent en disposer sous certaines réserves et conditions équitables <ref> Loi du 12 octobre 1820.</ref>. Le ministère, choisi par le roi entre les disgraciés de la camarilla et les détenus des présides <ref> Les membres les plus importans de ce cabinet étaient les frères Argüelles et Garcia Herreros.</ref>, parut d’abord généreux, car il n’étala pas avec un trop cruel orgueil l’empreinte de ses fers. La résignation de la couronne et la modération de l’assemblée auraient sans doute rendu l’harmonie possible, si les résistances des vaincus n’avaient fait concevoir des espérances à l’une, si les exigences des vainqueurs n’avaient également servi de stimulant à l’autre.
 
Le principal embarras pour les pouvoirs sortis d’une révolution est de
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contenir ceux qui l’ont faite. Octave dotait en fonds de terre les vétérans de César ; Napoléon eut aussi sa Légion-d’Honneur et ses dotations à l’étranger, ressources impuissantes si l’empire eût traversé la dangereuse épreuve de la paix. Les gouvernemens de tribune sont, à cet égard, dans la même situation que les gouvernemens d’épée, et l’Espagne ne pouvait tarder à l’éprouver. Quoique l’armée de l’île de Léon eût presque toujours été vaincue, ce lieu devint le Capitole de la liberté reconquise, et quelques régimens se constituèrent puissance politique. Leurs chefs, après un refus enregistré dans les journaux, acceptèrent sans difficulté des grades et même des récompenses pécuniaires, le désintéressement devant céder au patriotisme.
 
Cependant les cortès sentirent qu’elles n’étaient point libres tant qu’un autre pouvoir dominerait le leur. Bientôt Riego vint à Madrid les insulter de sa présence, et recueillir des applaudissemens qui s’adressaient, moins à l’auteur d’une révolution consommée qu’au factieux disposé à en tenter une autre. Mais il n’était pas temps. Cette fois, le congrès et le gouvernement s’entendirent, et le chef des hommes de 1820, devenus les adversaires des hommes de 1812, passa du triomphe à l’exil, en attendant son heure, qui devait promptement sonner <ref> Après sa première apparition à Madrid, le général Riego, destitué de la capitainerie-générale de la Galice, qui lui avait été conférée après la révolution, reçut ordre de se rendre en exil à Oviedo, sa patrie. Il y resta jusqu’à sa nomination à la capitainerie-générale d’Aragon. Dans un nouveau jour de courage, le gouvernement le révoqua plus tard de ce poste important ; mais alors Riego, chef des exaltés, était plus puissant que le ministère et le roi, les cortès et la constitution. </ref>.
 
Des conspirations avaient été découvertes dans quelques villes contre le régime nouveau. A Saragosse, plusieurs membres influens du clergé parurent avoir pris part à ces complots ; en Galice, quelques centaines d’anciens ''guerilleros'', de déserteurs et de paysans, coururent les campagnes en organisant une ''junte apostoligue'' qui se cachait dans les bois, mais dont les clubs de Madrid tiraient un merveilleux parti. Les cortès, au lieu d’essayer d’une fermeté calme, demandèrent de la force aux passions qu’elles avaient mortellement offensées ; et pour les ramener, l’assemblée affecta des alarmes qu’elle n’éprouvait pas encore.
 
La discussion de la loi régulatrice des ordres religieux dut se ressentir de cette nouvelle disposition des esprits. L’on prétendit faire seul, et en un jour, l’œuvre des années, imprimant ainsi une couleur de violence et de sacrilège à des mesures dont la prudence de Rome aurait compris la nécessité de sanctionner le plus grand nombre. En supprimant immédiatement la plus grande partie des congrégations religieuses, et en mettant leurs biens en vente, on se créait des difficultés de plus d’un genre. Si,
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dans la Galice, cette mesure excita l’indignation des peuples et grossit les bandes de la foi, en Catalogne et à Valence les troupes durent veiller nuit et jour à la porte des monastères pour les préserver du pillage et du massacre. C’était ainsi que ces rigueurs soulevaient une opposition moins dangereuse encore par elle-même que par tous les mauvais sentimens auxquels elles donnaient du ressort.
 
La conscience du roi alarmée avait hésité à sanctionner ce décret ; et dans la solitude de l’Escurial, où il était allé chercher du repos et peut-être du courage, il fut trop facile aux anciens conseillers et aux dangereuses espérances de retrouver le chemin de son oreille et de son cœur. On exagéra les forces dont disposait la contre-révolution ; on l’offrit à sa religion comme nécessaire, à son esprit comme imminente. Un ordre étrange, adressé directement par lui au commandant militaire de Madrid, contrairement aux formes constitutionnelles, parut un indice flagrant de contre-révolution, quoiqu’il ne fût probablement qu’une tentative maladroite. La fermentation devint alors terrible, et le ministère, loin de la contenir, ne craignit pas de l’attiser en secret de tous ses moyens, dans le double but d’effrayer le monarque et de préparer, par une lâcheté, sa réconciliation avec les hommes qu’il s’était jusqu’alors efforcé de contenir.
 
Ferdinand vit enfin le danger provoqué par son imprudence ; il le vit dans toute son étendue, sans qu’aucune voie fût ouverte pour lui échapper. Alors, pour sauver sa tête, il mit sa couronne au service de la révolution triomphante, et revint de l’Escurial à Madrid pour régner comme Louis XVI au retour de Varennes.
 
Il se sépara de ses amis, des officiers de sa maison, de son majordome, de son confesseur, signant avec autant d’empressement des ordres d’exil pour tous, que des ordonnances destinées à élever les coryphées du parti exalté aux plus hautes fonctions civiles et militaires. Le commandement des principales provinces échut aux officiers de l’île de Léon, et Riego partit pour Saragosse en protégeant le gouvernement de sa clémence et de son nom. La révolution espagnole semblait aussi tendre à se faire homme, et elle choisissait à sa taille, comme la révolution française en choisissant Napoléon.
 
Ferdinand dévora trois mois, sans mot dire, des insultes qu’il lisait dans tous les yeux lorsqu’il ne les entendait pas sortir de toutes les bouches. Ses ministres, se tenant autour de lui comme des ennemis personnels, lui firent alors payer cher la trêve qu’ils avaient mise d’abord à leur vengeance, et leurs coups, en atteignant l’homme, démolirent ce qui resta de la monarchie. Ce supplice, qui commençait à chaque promenade pour se renouveler à chaque conseil, devint tellement intolérable, qu’il osa tenter
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de s’y soustraire sans calculer les conséquences d’une telle démarche. Ainsi, après avoir recouvré le précaire exercice de son autorité constitutionnelle, Louis XVI s’était donné une dernière satisfaction royale en renvoyant le ministère Roland, se séparant de la Gironde au risque de hâter le triomphe des jacobins : brusque résolution qui détermina la crise du 20 juin, ce prologue du 10 août. La résolution de Ferdinand le compromit moins, parce qu’il attendit moins long-temps à la prendre.
 
Au 1er mars 1821, à l’ouverture de la seconde session des cortès, le monarque, assis sur son trône, jouait la parade obligée. Il débitait le discours dont ses ministres venaient de lui remettre la minute. Cependant le manuscrit était achevé, et le roi parlait encore ; il parlait, et un long murmure d’étonnement circulait dans l’auditoire, et les ministres, pâles de colère, entendaient le prince les accuser de n’avoir pas protégé contre les outrages des factions la royauté et la constitution dont elle était partie intégrante.
 
Offenser en face des hommes pour lesquels leur injure allait devenir un gage de réconciliation et de popularité, était un acte plus téméraire que courageux. La majorité des cortès se sentit frappée dans ses chefs de 1812, et l’on vit se fractionner un parti qu’il était important de maintenir compacte contre la faction militaire des démagogues de 1820. Les clubs conférèrent une prompte adoption aux ministres qu’ils attaquaient naguère avec violence, et ceux-ci acceptèrent ce rôle d’amnistiés auquel les partis attachent des obligations si honteuses. Le congrès, semblant calquer sa délibération sur celle de l’assemblée législative, après le renvoi du ministère girondin, déclara que le cabinet congédié emportait la confiance de la nation, et se refusa à désigner d’autres hommes à la couronne, ainsi qu’elle le réclamait en gage de ses dispositions.
 
Du sein de cette crise long-temps prolongée, sortit cependant ce second ministère constitutionnel dont le souvenir est un titre d’honneur pour l’Espagne et pour ses membres <ref> Il fut d’abord composé de don Eusebio Bardaxi, don Ramon Feliu, don Vicente Cano Manuel, don Antonio Barata, don Francisco de Paula Escudero et du général Moreno y Daoïx. Plus tard, à la suite des évènemens d’Andalousie et de la formation des juntes insurrectionnelles, le roi dut accepter la démission de plusieurs ministres dont les portefeuilles furent tenus provisoirement. Sitôt que la fin de la législature le lui permit, il appela au conseil Martinez de la Rosa, Gareli, Moscoso et Bodeja, dont la majorité avait souvent suivi les directions calmes et honorables. Néanmoins, malgré divers remaniemens de personnes, le système continua sans interruption, et l’on doit faire remonter au 1er mars 1821 l’établissement du ministère de résistance en Espagne. Ce cabinet ne succomba qu’à la fatale crise du 7 juillet, après seize mois d’une existence orageuse.</ref>. La plupart d’entre eux acceptèrent le pouvoir comme une charge, sans en avoir fait jusqu’alors le but de leur
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ambition ; tous le quittèrent les mains pures, sans qu’à leurs noms s’attachât aucun de ces soupçons infamans qui n’avaient pas épargné certains hommes, assez habiles pour mettre leur réputation privée à couvert sous la facile protection des passions révolutionnaires. Il est aisé d’expliquer comment le système dont ce cabinet fut l’expression persévérante et courageuse succomba devant la gravité des obstacles, sans trouver dans sa chute l’occasion d’accuser la nation espagnole et de douter de ses vœux.
 
La chute du ministère Argüelles et Garcia Herreros avait donné aux exaltés, dans le sein des cortès, une majorité accidentelle et flottante, et les députés américains, récemment entrés dans l’assemblée <ref> Environ cinquante députés américains, la plupart du Mexique, assistèrent à la seconde session des cortès.</ref>, venaient en aide en toute occasion au parti ''communero''. C’était, en effet, le plus sur moyen de désorganiser l’Espagne et de la rendre impuissante contre ses anciennes colonies. ''L’ayuntamiento'' de Madrid, fidèle aux traditions de la trop fameuse commune de Paris, faisait à l’influence du congrès une concurrence redoutable. Les sociétés secrètes enlaçaient la représentation nationale et l’administration tout entière ; leurs membres dépensaient en vociférations quotidiennes une énergie qu’ils se gardaient d’aller employer en Catalogne ou en Navarre, et qui, après avoir déterminé l’invasion française, ne sut pas lui résister un jour. On désignait des victimes et aux marteaux de la populace, rouges encore de la cervelle de Vinuesa, et aux poignards dont quarante mille sectaires tenaient le manche, pendant qu’une invisible main en dirigeait la lame. On sait, en effet, que les affiliés des ''Tours'' et des ''Châteaux'' juraient de mettre à mort quiconque aurait été déclaré traître, « vouant leur gorge au couteau, leurs restes au feu et leurs cendres au vent, s’ils manquaient à ce serment sacré. »
 
Au milieu de ce dévergondage d’imagination et de paroles, la résistance absolutiste s’organisait sur presque tous les points, moins compacte qu’aujourd’hui dans les quatre provinces, mais bien plus universelle. La Galice, la Navarre, la Catalogne, les Andalousies et les deux Castilles étaient sillonnées de bandes dont les succès momentanés ranimaient de vieilles illusions au cœur du roi et d’anarchiques colères au sein des clubs. La défaite, sans combat des Napolitains avait jeté dans les cafés des grandes villes une masse d’hommes qui ne pouvaient faire pardonner leur lâcheté que par leur violence ; l’Aragon était le foyer d’une conspiration républicaine, ourdie en même temps contre la France et contre l’Espagne, et Riego passait pour la connaître, sinon pour en être le complice. Les rapports diplomatiques devenaient chaque jour
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plus difficiles, car si, à Paris comme à Madrid, les gouvernemens désiraient encore la paix, deux partis opposés désiraient ardemment la guerre, la guerre nécessaire à l’un pour saisir le pouvoir, à l’autre pour le reprendre. Enfin, pour faire face aux dangers du moment et à ceux de l’avenir, le ministère s’appuyait sur un roi, dont le cœur était aussi incapable de reconnaissance que la volonté de décision, et qui, aux premiers succès éclatans des hommes de la foi ou des clubistes, l’eût livré avec bonheur aux uns, et sans nulle résistance aux autres.
 
Placé dans cette terrible alternative, le cabinet eut d’abord à lutter contre une manœuvre dont les hommes de 1835 n’ont su se montrer que les plagiaires, car, dans la Péninsule, la série de tous les désordres semble depuis long-temps parcourue, et les vieux partis peuvent lire leurs destinées dans leur histoire. On vit alors s’organiser contre le pouvoir ces juntes locales d’insurrection, devenues aujourd’hui comme un rouage habituel du gouvernement de l’Espagne.
 
Un commandant militaire et un chef politique venaient d’être désignés pour Cadix et pour Séville. Ces choix donnaient des garanties incontestées à l’opinion libérale ; mais ils étaient contresignés par des ministres « qui n’avaient pas la confiance de la nation. » Dès-lors rien de plus héroïque qu’une résistance à coups de fusil, dont le pacte fut signé ''inter pocula'' dans tous les cafés de l’Andalousie. On fit serment, peut-être sur la pierre de la constitution, de « mourir plutôt que de se soumettre à une oppression aussi atroce. » Les autorités révoquées, ayant elles-mêmes fermé les portes à leurs successeurs, furent déclarées pour ce fait des modèles de patriotisme ; et dès cette époque, le lien social était si relâché, que la résistance ne s’organisa nulle part contre une aussi insolente tentative. Carthagène, Murcie, Valence, la plupart des cités méridionales, envoyèrent des députés à Cadix pour préparer une organisation et des moyens de défense. Barcelonne même, passant des horreurs de la contagion à celles de l’anarchie, s’insurgea contre son capitaine-général ; soldats et citoyens, aux sons de l’hymne de Riégo, signèrent une pétition pour exiger le renvoi d’un ministère, dernière garantie de l’Espagne contre l’étranger et contre elle-même. Alors une junte d’insurgés déclara les provinces confédérées dégagées de tout lien envers le gouvernement central, tant qu’il n’aurait pas été fait droit aux justes plaintes des peuples par le renvoi d’un ministère odieux <ref> Déclaration de la junte de Cadix du 17 décembre 1821.</ref>. A cette condition principale venaient s’en joindre quelques autres, comme destitution et incarcération des suspects, prompt jugement des coupables, immédiate exécution des condamnés bagatelles qui sont les épingles ordinaires de tous les marchés proposés
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par les factions aux pouvoirs avilis. Tel fut le premier essai de ce fédéralisme démagogique auquel on a semblé demander quelques chances de vie pour l’Espagne, et qui, s’il devait triompher encore, serait le manifeste indice d’une décomposition sans espoir. On put voir à cette époque combien les populations restaient étrangères à ces ligues que ne cimentent ni intérêts, ni croyances, ni souvenirs, et qui ne constatent que l’impassibilité des gens de bien entre un gouvernement impuissant et des passions dévastatrices.
 
Cependant à ces nouvelles les cortès s’émurent. Il fallut bien délibérer, quand le ministère les en somma au nom de cette constitution dont elles se disaient idolâtres, et lorsqu’elles se virent menacées par un torrent qui bientôt les emporterait elles-mêmes. Des commissaires furent nommés, dont on espéra d’abord des conclusions énergiques. Elles ne firent pas faute, en effet, car la commission ne proposa rien moins que la mise en jugement, sous prévention du crime de haute trahison, de tous les signataires des manifestes, membres des juntes, commandans de la force armée, et en première ligne des autorités constituées qui avaient osé méconnaître les ordres du gouvernement et s’étaient placées en rébellion ouverte contre lui <ref> Rapport de Calatrava du 23 décembre.</ref>. Mais on sut se ménager un moyen de faire agréer aux factieux le défi qu’on semblait leur jeter, et ni la peur, ni la haine ne perdirent rien à cette fermeté de parade. Au lieu de se précipiter soi-même dans le gouffre pour le fermer, on pensa qu’il était plus habile d’y jeter ses adversaires, et que cette immolation pourrait rapprocher les cœurs.
 
Il est dans toutes les assemblées délibérantes une fraction pour qui les inimitiés personnelles passent avant les obligations politiques, et qui songe moins au salut du pays qu’aux mains chargées de le sauver ; parti inflexible dans les principes et souple dans la conduite, moins occupé de flétrir le crime que de lui chercher des motifs, et qui a besoin d’une excuse pour faire son devoir, comme d’autres pourraient en avoir besoin pour y manquer. Calatrava fut l’organe de ces hommes qui, sur le point de rentrer dans leur cité (la session touchait à son terme et les cortès. n’étaient pas rééligibles), désiraient à la fois, et prévenir la guerre civile, et ne pas faire de leur poitrine désarmée le but de tous les poignards. En des termes aussi énergiques qu’auraient pu le désirer les ministres eux-mêmes, il réclama pour le pouvoir exécutif tous les moyens nécessaires pour comprimer les juntes ; puis, dans une seconde partie de son travail, destinée à faire pardonner la première, il conclut à déclarer que le ministère devait s’imputer la responsabilité de tous les
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maux qui pesaient sur la nation, sa conduite et sa mollesse ayant pu légitimement alarmer bien de patriotiques consciences. Il proposait donc de reconnaître qu’il avait ''perdu sa force morale''.
 
L’adoption de cette étrange formule n’engagea pas cependant l’assemblée, comme on devait s’y attendre, dans une lutte systématique contre le cabinet. Croyant par là s’être mise en règle avec les clubs, elle s’efforçait de ne pas trop entraver les mesures nécessaires à son propre salut, mesures dont elle laissait à d’autres la dangereuse responsabilité. Las de ces tribulations, que des élections faites sous l’influence du parti militaire devaient bientôt aggraver encore, plusieurs des ministres cédèrent à l’orage ; mais le même système se maintint avec un bonheur inespéré en face d’une désorganisation imminente. L’épée de Morillo continua de protéger l’ordre dans Madrid, où Martinez de San-Martin promenait son antique et impassible courage. Sa main saisissait au milieu d’une bande de vociférateurs un portrait de Riégo, pendant qu’à Saragosse le chef politique Moreda, intimant au héros de ''Las Cabezas'' l’ordre du ministère, le contraignait à partir pour le lieu de son exil.
 
L’Espagne peut les citer avec orgueil ces noms auxquels de longues tourmentes n’ont ajouté qu’un si petit nombre de noms nouveaux le courage civil semble manquer à la terre du Cid ; si ses enfans meurent encore sur le champ de bataille, ils ne savent plus, comme leurs glorieux pères, se vouer au culte d’une idée, et conserver, au milieu de la confusion des temps, l’apperception des devoirs austères de l’homme politique, des devoirs délicats de l’homme d’honneur. Il y a comme un relâchement universel de tous les principes et de toutes les ames ; la vigoureuse végétation du génie castillan semble étouffée par les idées impuissantes sous lesquelles il est à la gêne.
 
Le système qui avait réussi en Aragon et à Madrid n’échoua point en Andalousie. Armé des décrets des cortès, le ministère dirigea quelques troupes sur cette province, et les meneurs s’enfuirent ; en face d’un danger qu’ils avaient espéré conjurer par leurs rodomontades, bien plus qu’ils ne s’étaient flattés de lui résister par leur courage. Le général Campoverde entra dans Séville aux unanimes applaudissemens d’un peuple heureux d’une délivrance qu’il lui eût été plus honorable de se procurer lui-même. Les chefs des séditieux reçurent des ordres d’exil auxquels ils obtempérèrent avec empressement.
 
Le gouvernement rendit aux cortès une part de l’énergie qu’il avait puisée dans cette lutte. Quelques bonnes lois de police furent votées dans les derniers jours d’une législature à laquelle les lumières manquèrent moins que le courage. Mais l’Espagne allait aussi voir succéder sa législative à sa constituante. Des hommes nouveaux, sans aucune solidarité
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avec leurs prédécesseurs, et possédés du désir de faire mieux qu’eux, ce qui en révolution veut dire faire autrement, choisis pour la plupart sous l’influence de la faction militaire et des sociétés maçonniques, arrivaient avec des dispositions qui rendaient la crise plus prochaine et l’invasion étrangère plus imminente. Le premier acte de l’assemblée fut de porter à la présidence l’homme, plus étourdi que coupable, qui avait laissé faire du nom d’un soldat un symbole de désordre ; le second fut de valider l’élection du magistrat que les précédentes cortès avaient mis en cause comme le principal auteur des évènemens de Séville <ref> Le chef politique Escovedo. Il fut décidé, après une longue discussion, à la majorité de 76 voix contre 54, qu’il siégerait aux cortès, nonobstant l’accusation de haute trahison portée contre lui, laquelle devait suivre son cours. Peu après, Escovedo fut solennellement acquitté. </ref>. Le congrès, tout entier aux émotions du temps, aborda rarement les questions d’intérêt positif, et les résolut presque toujours dans un esprit étroit et passionné.
 
Ce fut ainsi qu’on le vit, presque au début de la session, renvoyer avec hauteur à la couronne, sans consentir même à discuter les amendemens proposés par les ministres, un projet de loi sur les droits seigneuriaux voté dans la précédente législature, projet auquel le roi, selon sa prérogative constitutionnelle, avait refusé sa sanction, dans un intérêt d’ordre public et d’équité, parce qu’il prescrivait des recherches dangereuses et le plus souvent impossibles. Chaque jour, les membres du premier ministère si soudainement congédié par le monarque venaient demander compte aux dépositaires de sa chancelante autorité d’une situation que d’autres avaient compromise avant eux. Par une adresse solennellement discutée <ref> 24 mai 1822. </ref>, on lui notifia que les cortès renvoyaient au ministère la responsabilité des événemens qui semblaient menacer l’Espagne. Si des insurrections absolutistes éclataient sur tous les points, c’était aux ministres qu’il fallait s’en prendre, car ils ne les réprimaient qu’avec mollesse ; si des désordres d’une autre nature venaient à se manifester, leur culpabilité devenait plus manifeste encore, car leur système de répression, en poussant les patriotes au désespoir, ne leur laissait d’autre ressource qu’une violence déplorable sans doute dans ses résultats, mais peut-être justifiée dans son principe. Raisonnement dont notre longue expérience laisse facilement deviner le reste.
 
Que pouvait au sein d’une assemblée où pénétraient toutes les clameurs du dehors la voix pure de ce Martinez de la Rosa, orateur-poète que sa nature appelait à faire l’ornement d’une société florissante et calme, et dont la vie s’est usée contre toutes les passions aveugles ou brutales ? Que pouvaient alors les hommes de la même école, habiles et nombreux sans
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doute, mais auxquels manquaient également et un centre où se rallier, et une force organisée pour s’appuyer, en attendant qu’ils se comptassent et crussent en eux-mêmes ? Où pouvaient enfin aboutir des projets mal liés qu’on n’osait avouer ni à la cour ni devant le peuple, et dont ceux-là même qui les avaient conçus se défendaient comme d’une injure ?
 
Il est dans les crises politiques des hommes qui discernent le but avant qu’il soit possible de l’atteindre, et dont le sort est d’être long-temps vaincus, quoique la victoire ne puisse se fixer que dans leurs mains. C’est que pour terminer une révolution, il ne suffit pas d’avoir triomphé des partis extrêmes ; il faut que ces partis aient acquis, par suite de longues déceptions, la conscience de leur défaite et de leur impuissance, et qu’ils en soient venus à désirer une transaction avec la même ardeur qu’ils désiraient la victoire. Or, cette situation des esprits était bien loin d’exister pour l’Espagne de 1822. L’absolutisme, battu en Navarre par Lopez Banos, et plus tard en Catalogne par Mina, se réorganisait au-delà des frontières, et comptait sur une guerre prochaine. Les exaltés se reposaient également sur elle du soin de livrer le gouvernement à leur merci et de remonter l’esprit national. Si les partis n’abdiquent que lorsqu’ils n’espèrent plus, on voit que l’instant n’était pas venu d’en obtenir des sacrifices. Il fallait que l’un et l’autre passassent encore au creuset de bien des misères avant que leurs débris vinssent se confondre dans ce parti moyen, qui finit toujours les révolutions, parce qu’il se tient, pour ainsi dire, en dehors d’elles, et qu’il résume tout ce qu’il y a de conciliable dans les prétentions opposées. Quoique l’Espagne gravitât visiblement dès-lors vers les formes et l’imitation françaises, parce que telle est sa destinée, l’opinion ''bicamériste'' n’y était pas encore distinctement formulée. Si les hommes les plus éclairés de l’école libérale lui appartenaient déjà, elle n’osait avouer ni ses chefs ni son symbole ; aussi se présenta-t-elle avec une certaine apparence d’intrigue qui lui ôta beaucoup de sa force et quelque chose de sa dignité. Cette opinion s’évanouit dans la fusillade du 7 juillet sans s’être trouvée en mesure d’arborer avec franchise son drapeau de conciliation.
 
Ici se présente le problème de cette étrange journée incomplètement éclairée par les révélations historiques, peut-être parce que tous les acteurs y tinrent une position fausse, peut-être aussi parce que les plus honorables d’entre eux, pour expliquer leur conduite, se seraient vus contraints de livrer aux mépris du monde un pouvoir alors protégé par la majesté du malheur. S’il est douteux que la révolte des gardes ait été préparée par les hommes qui croyaient les circonstances favorables à une modification de la constitution de 1812 dans le sens de la charte française, il est au moins certain que les chefs de ce parti, puissant alors, sinon
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unanime dans le conseil de Ferdinand VII, tentèrent de profiter de l’occurrence terrible où Madrid se trouvait jetée pour offrir à tous les intérêts une large transaction. Ils reçurent à cet égard des engagemens qu’on sembla tenir jusqu’à l’instant où l’on se sentit assez fort pour les enfreindre. Mais lorsqu’au palais on se crut en mesure de contenir la ville et de triompher des efforts mal combinés des milices, lorsque des nouvelles apocryphes eurent annoncé plusieurs insurrections royalistes dans l’armée, on cessa soudain de ménager ceux qui, après avoir été si long-temps nécessaires, n’apparaissaient plus que comme des obstacles. Le ministère se vit prisonnier dans cette royale demeure pour la sûreté de laquelle il avait si souvent combattu. Mais voici que la chance tourne, que Morillo, désabusé de négociations fallacieuses, attaque avec désespoir la révolte qu’il ménagea jusqu’alors ; que les gardes, sans direction et sans chef, se compromettent par de fausses manœuvres ; voici qu’on les traque et qu’on les fusille comme des bêtes fauves, et que les portes du palais sont forcées. Alors on est aux pieds de ceux qu’on emprisonnait naguère ; on les embrasse humblement pour obtenir une protection qu’il n’est plus en leur pouvoir de dispenser. Il faut désormais se livrer sans réserve au vainqueur, se livrer à lui en ayant perdu ce qui console l’honnête, homme tombé en faisant son devoir.
 
On sait le résultat de toutes les résistances avortées. Le parti exalté se saisit du pouvoir ; une enquête fut commencée contre les membres du ministère, et l’homme principal du nouveau cabinet fut Evariste San-Miguel, le chef d’état-major de Riego. Le parti ''communero'' s’empara de toutes les positions importantes, recomposa tout le personnel du palais et des diverses administrations, et le ministère puisa dans son union temporaire avec la majorité des comtés, et surtout dans la dispersion de l’armée de la foi, récemment opérée par Mina, une certaine force pour contenir les entraînemens de l’assemblée et le mouvement populaire du dehors.
 
Mais la question étrangère venait désormais compliquer celles de l’intérieur, au point de les effacer complètement. Pour quiconque n’était pas dénué de coup d’œil, il était évident que la journée du 7 juillet, où le parti des deux chambres avait maladroitement joué ses chances, avait décidé de la guerre, et qu’un échange plus ou moins long de notes diplomatiques ne la rendait pas moins inévitable. La médiation anglaise ne pouvait la prévenir, car on rejetait avec hauteur à Madrid ce qui devait en former la base, la promesse de modifier le pacte de 1812 ; et la coopération active de la Grande-Bretagne ne pouvait être un objet de préoccupations sérieuses, car elle eût été le signal d’une ligue continentale, que M. Canning ne pouvait songer à provoquer, L’intervention de 1823
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fut pour le gouvernement de la branche aînée des Bourbons une nécessité que l’histoire doit savoir comprendre ; et quoique on puisse en déplorer les résultats, il faut reconnaître qu’il eut été bien facile de les nationaliser. Si, au lieu de s’effacer en Espagne derrière les passions réactionnaires, on s’était hardiment posé en face d’elles, si l’on avait saisi cette unique occasion de cimenter l’alliance de la dynastie avec les idées constitutionnelles par leur diffusion au dehors, la guerre de 1823, loin d’être exploitée contre la restauration comme un souvenir accusateur, fût devenue sa sauvegarde aux mauvais jours.
 
A la fin de 1822, l’opinion publique en Europe reconnaissait unanimement que la constitution de Cadix était impraticable, et qu’il fallait passer à la république en supprimant une royauté dérisoire, ou revenir à la monarchie en lui rendant des attributions essentielles. Il ne pouvait, d’ailleurs, échapper à personne qu’en fait d’aptitude gouvernementale les patriotes de 1820 étaient au niveau des absolutistes de 1814. Ces hommes, divisés en sectes nombreuses, depuis les théoriciens ''communeros'' jusqu’aux ignobles ''Zurriagistes'' <ref> Ainsi nommés du journal ''el Zurriago'' (le fouet).</ref>, qui bégayaient la langue d’Hébert et s’essayaient à la massue de septembre ; ces hommes, dont l’esprit était farci de lieux communs et le cœur vide de tout élément de sociabilité, semblaient destinés à se combattre les uns les autres sans résultat et sans terme. De son côté, le parti ''de la foi'', que Mina venait d’écraser, avait constaté son impuissance à terminer par lui-même et à son profit la crise péninsulaire. D’ailleurs, le nom de ses chefs, sortis presque tous des derniers rangs du peuple et du clergé, constatait la présence dans son sein d’une force démagogique dont les manifestations seraient bientôt redoutables au pouvoir qu’il consentirait à élever.
 
C’était donc du seul parti modéré qu’on pouvait attendre quelque avenir pour l’Espagne, car lui seul n’avait pas encore donné sa mesure. Divisé en associations et nuances aussi nombreuses que ses adversaires, composé d’une portion notable de la grandesse et de la magistrature, d’officiers supérieurs, de commerçans, de propriétaires, de quelques dignitaires ecclésiastiques, de l’élite des ''afrancesados'', ce parti, chassé du gouvernement après la crise de juillet, ne pouvait plus rien par les voies légales et ne pouvait rien encore par la force. Attendre de circonstances éloignées un retour éventuel d’influence pour ces hommes nombreux, mais isolés, c’était livrer à des chances redoutables cette question espagnole, que tous les gouvernemens de la France doivent tendre à décider dans le sens de leur principe. L’intervention française pouvait seule
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remettre en selle ce parti démonté par les évènemens, quoique seul pourtant capable de conduire l’Espagne.
 
Ce n’est pas aujourd’hui que les esprits sérieux commencent à apprécier selon sa valeur le système suivi depuis trois ans dans nos rapports avec ce pays, qu’on pourrait reprocher à l’ancien gouvernement une expédition devant laquelle il hésita long-temps, et que son seul tort fut d’entreprendre sans en avoir préalablement fixé l’esprit. Au lieu de s’en remettre humblement à une volonté royale qui n’était point en mesure et n’avait guère le droit d’être exigeante, il fallait savoir faire ses conditions avec elle, et la perspective d’une délivrance eût paru trop douce à Ferdinand, même à ce prix. Au lieu de se présenter comme exécutrice, des arrêts de l’Europe continentale et l’avant-garde de ses armées, il appartenait à la France, sans repousser le concours moral qui lui était offert, d’agir pour elle-même, selon ses principes et ses intérêts, selon le droit très légitime d’asseoir son influence dans la Péninsule. La chute de l’insurrection militaire, dût-elle être remplacée par un gouvernement constitutionnel, était chose si précieuse aux puissances représentées à Vérone, qu’elles l’eussent acceptée comme un bienfait sous cette réserve, que rien, d’ailleurs, ne contraignait de faire avec elles. En vain le parti aux yeux duquel une opération combinée dans le double intérêt de la dynastie et de la France devenait une pure croisade de droit divin, aurait-il prétendu qu’il ne seyait pas, en délivrant Ferdinand, de substituer le joug de l’étranger à celui d’une faction ; la réponse était trop facile : ce n’était pas la coërcition exercée sur la volonté présumée de ce prince qui légimait l’intervention armée, c’était le caractère d’une révolution incapable de se régler elle-même, et devenue menaçante pour nos institutions et nos frontières. Dès-lors, pour prévenir dans l’avenir des dangers analogues ou d’une nature opposée, mais également menaçans, la France était en droit de ne consulter que sa politique. L’intervention opérée dans ce sens exerçait à l’intérieur une puissante influencé sur l’opinion ; elle enlevait à l’Angleterre le rôle que son cabinet avait su prendre en face de la sainte-alliance ; elle eût pu nationaliser le principe représenté par la maison de Bourbon, en en faisant l’instrument de la régénération pacifique de l’Espagne, et sans doute aussi du Portugal, où le cœur du bon Jean VI était ouvert d’avance à toutes les idées saines et généreuses.
 
Quelques difficultés se fussent rencontrées sans doute, moindres toutefois que le concours actif offert par tant d’hommes honorables qu’allait frapper une réaction brutale. On eût entendu de vieux ''tragalistes'' acclamer l’inquisition et le roi absolu ; le Trappiste et Mérino eussent protesté ; Bessières se fût fait fusiller un peu plus tôt, et l’insurrection des ''aggraciados'', au lieu d’éclater en 1827, eût commencé à temps pour que l’armée
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française, en sortant, pût en finir avec elle. Le gouvernement français eût compris, si un parti n’eût ou fasciné sa vue ou forcé sa main, que pour lui, autant que pour l’Espagne, une transaction était plus désirable qu’une victoire. Or, le moyen le plus assuré de l’atteindre, était, ce semble, après l’occupation de la capitale et sous la menace d’une attaque immédiate, de négocier à Séville avec le roi, la partie modérée des cortès et la majorité du conseil d’état. On s’appuyait alors sur la grandesse <ref> Adresse à son altesse royale le prince généralissime à son entrée à Madrid.</ref> et sur les généraux, presque tous favorables à ces vues conciliatrices, qui seules déterminèrent leur soumission <ref> Lettre du comte de l’Abisbal au comte de Montijo ; 11 mai Proclamation de Morillo, 26 juin. Capitulation de Ballesteros, 4 août, etc.</ref>. Mais on recula devant les sourdes résistances de Paris, plus que devant les résistances de l’Espagne, et des actes partiels vinrent attester au monde que l’on comprenait tous les devoirs de la France, sans être en mesure de les remplir <ref> Lettre du duc d’Angoulême au roi d’Espagne, 17 août. Ordonnance d’Andujar qui interdit aux autorités espagnoles de faire aucune arrestation pour cause d’opinions politiques sans l’autorisation préalable des commandans des troupes françaises ; place sous la surveillance de ceux-ci tous les journaux et journalistes, etc. </ref>.
 
Une régence s’installa, dont le premier acte fut de rappeler solennellement au ministère les mêmes hommes qui l’occupaient en mars 1820, en ayant soin de mettre en tête de cette liste, sans doute comme étiquette, le nom du confesseur royal D. Victor Saëz, ignorante médiocrité dont la seule mission était de rappeler les temps modèles de la monarchie espagnole, ceux du père Nithard et de Charles II. Toutes les mesures prises depuis trois années, toutes les réformes opérées dans les diverses parties de l’administration furent déclarées nulles et de nul effet ; la spoliation de créanciers dont les traités avaient eu pour gage la présence à Madrid de tous les ambassadeurs, fut proclamée en face d’un prince dont la maison avait accepté toutes les charges des cent jours ; tous ceux qui avaient occupé des fonctions sous le régime constitutionnel furent déclarés indignes et incapables d’en exercer aucune sous le gouvernement royal tristes préludes des décrets de Port-Sainte-Marie et des proscriptions de Xérès.
 
Si la position de la France avait commencé par être fausse, elle devint intolérable lorsque Ferdinand, devenu libre, légitima toutes les violences, ne tenant compte ni des capitulations conclues sous le sceau de l’honneur par l’armée à laquelle commandait un prince de son sang, ni des conseils que murmuraient à son oreille tous les ambassadeurs de l’Europe, donnant d’abord un jour à la vengeance, avant de consacrer le reste de sa vie à un égoïsme plus froid et plus habile.
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Des croix de Saint-Ferdinand et des opinions plus libérales, le mépris de ses auxiliaires en guenilles et l’horreur des réactions, voilà ce que l’armée de la restauration rapportait d’une campagne où il fut plus difficile de rencontrer l’ennemi que de le vaincre. Quant aux agens politiques, ils prévoyaient une catastrophe dont la France devenait en quelque sorte solidaire, et réclamaient vainement une amnistie pour laquelle son gouvernement avait engagé sa parole. Dans l’absence de tout crédit et de toutes ressources, en face de la banqueroute qui n’est d’aucune opinion, et qu’une d’elles cependant ne craignait pas de préconiser, au milieu de la consternation des hautes classes et des classes bourgeoises, toutes plus ou moins atteintes par d’innombrables catégories, ils voyaient le gouvernement espagnol passer de la démagogie des clubs à celle des volontaires royalistes, sans qu’on leur reconnût le droit de faire arriver jusqu’à lui un conseil de prudence, une parole de modération. Les prisons regorgeaient de détenus, le sabre des janissaires royaux fonctionna dans maintes villes, et cent mille Français regardaient ! Aujourd’hui encore ils regardent ; mais du moins c’est par de là les Pyrénées, et le sang n’éclabousse plus leurs armes immobiles.
 
La France a forfait deux fois à sa mission civilisatrice sur ce pays. En 1808, Napoléon refusa de le prendre sous la protection de son génie et de sa gloire ; en 1823, la restauration n’osa lui dispenser le bienfait d’une liberté régulière. Puisse la France ne pas manquer une troisième fois à son œuvre ! Triste destinée que celle de l’Espagne où l’expérience semble perdue pour tous, où l’abîme semble toujours invoquer l’abîme ; étrange destinée que celle de la France, contrainte pour obtenir quelque adoucissement à un régime qui compromettait sa victoire, et pour faire tomber un ministère inepte autant qu’impitoyable, de s’abriter derrière la Russie, et de pousser à Madrid le comte Pozzo di Borgo au secours de son ambassadeur <ref> Ce ministère dut succomber sous les instances du corps diplomatique, et le 2 décembre il se trouva remplacé par un cabinet où entrèrent le marquis de Casa-Irujo, le comte d’Ofalia, le général Cruz, don Luis Ballesteros et don Luis Maria Salazar, hommes plus ou moins engagés dans les voies de modération </ref> !
 
Nous proposant de faire comprendre l’Espagne, et non d’en retracer l’histoire, nous ne saurions donner à une époque de transition l’attention que nous avons dû porter à ces crises durant lesquelles les partis se montrent sans déguisement et sans pudeur, temps solennels où la nature humaine laisse plonger dans ses abîmes, comme la mer lorsque la tempête en soulève les vagues. Si, après les évènemens que nous venons de retracer, une question est jugée en dernier ressort, c’est l’impossibilité, de
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constituer un gouvernement par l’une ou l’autre des factions auxquelles l’intervention armée de la France et l’intervention diplomatique de l’Europe firent en une même année échapper l’Espagne : factions debout encore l’une et l’autre, réclamant comme leur proie ce pays qu’on leur laisse, et qu’il eût été facile de leur ôter, si le gouvernement français avait tenu les yeux ouverts sur cette crise pour la finir en temps utile. L’une promène dans les montagnes de Biscaye son impuissance que dissimule une force locale vivante et plus populaire ; l’autre répète, avec un sang-froid qui fait honte, les banalités révolutionnaires que ne relèveront jamais pour elle ni l’enthousiasme de la ''Marseillaise'', ni la victoire sur l’étranger ; partis de la ''Tragala'' et du ''Rey neto'', du bonnet phrygien et du bonnet soufré, des égorgeurs de moines et des bourreaux monarchiques, où règne un égal mépris de l’homme et de Dieu.
 
Le règne de Ferdinand VII, depuis la chute du ministère Saëz jusqu’aux dernières années de sa vie, est une époque d’un caractère difficile à déterminer. Aucun principe nouveau ne fut proclamé, aucun abus ne fut solennellement répudié, aucun acte ne releva légalement d’honorables citoyens des proscriptions ou des incapacités qui pesaient sur eux ; pas une parole du pouvoir ne donna lieu de penser qu’on songerait jamais à modifier ces ''coutumes respectables des ancêtres, ces droits absolus du trône inséparables de ceux de la religion'', que tous les sujets fidèles devaient défendre contre ''de prétendues réformes impies et subversives'' ; plusieurs années après la réaction de 1823, on résumait encore tous les devoirs de l’Espagnol dans ces trois mots : ''Aimer le roi, obéir au roi et mourir pour son absolu pouvoir'' <ref> Proclamation à l’occasion de l’établissement de la charte brésilienne en Portugal, juillet 1826.</ref>. C’était toujours la même langue, la même doctrine officielle, et cependant, sous le couvert de ces mortes formules, l’Espagne s’avançait visiblement vers un ordre nouveau. Des hommes avaient disparu et d’autres avaient pris leur place, appliquant le même symbole, mais dans un autre esprit et des directions différentes. D’anciens ''pastelleros'', des serviteurs de la constitution, ou même du roi Joseph, ces juifs de l’Espagne, relevés par Ferdinand de leur note d’infamie, entouraient son trône, maintenaient l’ordre public, et rendaient quelque essor à la prospérité nationale. C’est que chez ce prince, le malheur avait fini par tuer la passion et par ne plus laisser vivre que le sentiment de la sécurité personnelle, toujours si éveillé sur les tendances des hommes et la portée des choses. Il n’aspirait plus qu’au repos, et un lit à l’Escurial lui était doux pour mourir. Comment se serait-il dès lors livré au parti dont le triomphe eût provoqué une réaction
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nouvelle, et qui déjà proclamait un autre nom que le sien ? Il savait d’expérience qu’attendre de la constitution ; mais il ne pouvait ignorer, d’un autre côté, que le cri de ''vive l’inquisition'' était souvent accolé à un autre cri : de là nécessité d’écraser l’un et l’autre parti, détenir entre eux une balance sanglante dans les deux plateaux de laquelle le comte d’Espagne jetait des têtes. Bessières paiera donc pour l’Empecinado ; Jeps del Estanys, Rafi-Vidal, Ballester, le père Pugnal, paieront pour les frères Bazan, pour les nombreuses victimes de Tarifa, comme plus tard Santos-Ladron devra payer, pour Torrijos.
 
Non que Ferdinand fasse du juste-milieu ; il ne songe aucunement à Constituer un tel parti, à proclamer ses maximes, à faire dominer ses intérêts. II choisit seulement quelques hommes qu’il sait habiles, et qu’il oppose avec adresse, dans son conseil, à des hommes nécessaires, mais redoutables. En face de Calomarde et de Ugarte, ces valets-de-chambre politiques, vis-à-vis des Erro, des Eguia, des Aymerich, ces croupions de l’absolutisme, il pose et tient en équilibre les Zea, les d’Ofalia, les Recacho, les Burgos, les Ballesteros, les Zambrano, novateurs qui pactisent avec l’esprit de révolution au point de désirer que l’état ait quelque crédit, que ses dividendes, son administration et son armée soient payés, que l’industrie et le commerce se ravivent ; enfin, que les volontaires royalistes n’emprisonnent et n’assomment plus à discrétion. Ferdinand en est arrivé à se servir de chacun sans plus se livrer à personne, car tel, malgré son absolu dévouement, a des affinités révolutionnaires, tel autre voit en secret don Carlos et les deux infantes portugaises ; les constitutionnels sourient au premier, les apostoliques font des confidences au second ; que M. de Zea soit donc tenu en échec par Thaddeo Calomarde, et que dans les circonstances pressantes le duc de l’Infantado fasse contre-poids à l’un et à l’autre.
 
Ce rôle allait à un roi rendu sceptique par le malheur, et qui n’aimait pas plus sa famille qu’il n’en était aimé. L’Espagne, d’ailleurs, s’y prêtait sans résistance ; car, si dans son sein les partis, comme le pouvoir, conservaient les mêmes symboles, à leurs paroles et à leurs actes on sentait la voix qui tombe et l’ardeur qui s’éteint. Les volontaires royalistes faisaient encore parfois main basse sur les ''negros'', ces chiens de ''negros'' qui avaient des idées libérales et de l’argent ; mais en les louant de leurs excellens sentimens, on osait les punir sans qu’ils osassent résister. On réclamait encore le rétablissement de l’inquisition ; des corps constitués firent plusieurs fois des représentations officielles sur l’urgence de cette mesure pour le trône et pour l’autel : je crois même que deux prélats la déclarèrent sur simple mandement rétablie dans leur diocèse <ref> Les évêques de Tarragonne et d’Orihuela.</ref> ;
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mais la majorité du corps épiscopal resta calme, le clergé séculier se sépara de la démagogie turbulente de ses moines, et le saint office ne se releva plus. En vain, les vieilles bandes de la foi, furieuses qu’on leur mesurât les récompenses sur le dénuement du trésor, se soulevèrent en Catalogne contre Ferdinand et ses ministres franc-maçons ; l’armée des ''aggraviados'' succomba comme toutes les factions dont l’esprit se retire. L’on vit alors une main monarchique, qui sans doute aujourd’hui regrette son œuvre imprudente, accrocher à toutes les potences de la principauté les chefs d’un parti que don Carlos a vainement tenté d’y réveiller, parce qu’en cette crise de 1827 son dévouement s’épuisa avec son sang et avec sa foi.
 
Devant les mêmes causes on voit aussi tomber l’effervescence libérale ; on sent que toutes les orthodoxies politiques sont entamées à la fois. Tarifa et Almeria sont attaqués sans résultat, les frères Bazan restent sans concours à Alicante. Plus tard, Milans s’agite en vain sur la frontière de Catalogne ; et, chose plus grave, le contrecoup de la révolution de juillet ne remet pas même à flot une opinion qui a perdu en force tout ce que le pouvoir a paru gagner en intelligence. En Navarre, Valdès échoue en 1830 comme en 1824 il échouait en Andalousie ; Torrijos et sa troupe viennent se faire fusiller dans des provinces qui contemplent avec pitié sans doute, mais sans sympathie, leur défaite et leur massacre juridique ; Mina lui-même, dans sa fuite, rougit de son sang les pointes de ces rochers aigus qu’il gravit si souvent aux cris joyeux de ses compagnons de victoire. Toutes les tentatives de réfugiés essayées pendant six ans sur tous les points du royaume ; au nom de la constitution de 1812, échouent sans trouver de concours, sans qu’une compagnie se soulève, qu’une ville s’émeuve, qu’une ''guerilla'' se mette en campagne, sans que la ''Puerta del sol'' se rappelle un instant ses beaux jours, les jours de Vinuesa et de Goiffieux.
 
C’est qu’évidemment ces idées perdent leur sève, et qu’un autre mouvement d’esprit se prépare. Les hommes destinés à en être les instrumens se groupent d’instinct autour d’une jeune reine qui vient ranimer les derniers momens d’une existence flétrie. Des espérances de paternité rattachent pour la première fois le triste monarque à l’avenir ; bientôt il faut défendre ce berceau sur lequel sa main défaillante a jeté son sceptre, faiblesse de père et de roi que les absolutistes de profession se sont ôté d’avance le droit de condamner, car ce parti, comme tous les autres, a succombé par l’abus de ses propres principes. Alors on dut s’attacher à constituer, comme une force politique, des hommes qui jusqu’alors n’avaient paru qu’isolément dans les affaires, et une révolution s’opéra parce qu’une occasion surgit, et que le nom de don Carlos était une menace
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aux seules idées et aux seuls hommes qui puissent quelque chose pour l’avenir de l’Espagne : révolution qui, sans doute pour son début, a eu l’inconvénient de s’accoler à une intrigue domestique, mais qui au fond la domina toujours, comme les idées dominent les accidens à la suite desquels elles se produisent.
 
Nous avons dû faire précéder l’appréciation de l’état politique de la Péninsule de l’étude d’événemens qui seuls peuvent l’éclairer. Ce n’est pas sans quelque difficulté qu’il nous a été donné de rassembler dans un cadre aussi étroit des faits aussi multipliés et si divers ; ce ne sera pas non plus, nous le craignons, sans quelque embarras, que les lecteurs pourront les embrasser et les suivre. Mais il suffit que l’esprit ne leur en échappe pas, et qu’ils connaissent les antécédens avec lesquels chaque parti s’est produit dans la lutte actuelle. C’est, en effet, sur leur passé que sont jugés les partis, et rien ne les dégage de cette solidarité rigoureuse. Il reste maintenant à observer l’Espagne se débattant tout à la fois contre les hommes de 1820 et ceux de 1814, et à montrer quelles causes la rendent impuissante à fixer elle-même ses destinées. Il reste surtout à rechercher s’il n’y avait pas un rôle obligé pour le gouvernement français dans une crise non moins grave que celles où l’on s’est trouvé engagé.
 
 
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=== La Régence de Marie-Christine et la Guerre civile ===
 
Il semble difficile d’admettre qu’en détruisant la loi salique pour rétablir l’ancien mode d’hérédité, Ferdinand VII ait cru n’opérer qu’une facile révolution de palais. Cette supposition serait peu compatible avec les noms des principaux membres du conseil de régence, choisis par lui au sein de l’opinion constitutionnelle, comme pour protéger par avance la faiblesse de sa fille contre un inévitable avenir. Cependant cette détermination fut suivie de déclarations tellement précises sur le maintien des vieilles institutions politiques de contradictions si manifestes entre les personnes et les doctrines, qu’il devint évident qu’on était loin d’en avoir mesuré la portée, et qu’on s’en était remis plutôt au hasard qu’à la prudence du soin d’en conjurer les conséquences prochaines.
 
Depuis trois siècles, les usurpations de la couronne avaient tellement altéré le droit public dans la Péninsule, et l’on avait si constamment prêché aux peuples l’omnipotence royale, qu’on espéra faire accepter un changement dans l’ordre de successibilité au trône comme un corollaire de la doctrine d’après laquelle toutes les lois émanaient du souverain
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comme de leur seule source légitime. Et, de fait, on doit penser que si le nom de don Carlos n’avait pas été plus significatif que celui d’une infante au berceau, l’Espagne ne se fût guère émue de cette prétention nouvelle qui n’eût touché qu’un simple intérêt privé.
 
Si l’on devait attendre quelque sincérité des partis, ils confesseraient sans nul doute, que dans la querelle entre don Carlos et Isabelle II, pas plus que dans la lutte dynastique du Portugal, la question de légitimité, fort obscure en elle-même, ne se présenta jamais à eux avec l’hypocrite importance que l’un et l’autre affectèrent de lui donner. Ce problème était d’une solution trop délicate pour mettre les armes à la main. Tout en reconnaissant, en effet, d’un côté, que le droit des femmes avait été pendant des siècles le plus national en Espagne, comment nier, de l’autre, qu’un acte solennel n’eût, depuis plus de cent années, consacré un droit opposé, garanti par les plus hautes transactions diplomatiques ? Mais aussi, selon la doctrine pour laquelle les absolutistes avaient si long-temps combattu, qui pouvait contester à Ferdinand VII, assisté des muettes cortès de 1833, le droit que l’on avait reconnu à Philippe V, assisté de celles de 1713 ; comment lui dénier la faculté de promulguer souverainement une décision déjà rendue en principe sous le règne de Charles IV ? Questions ardues, qui auraient arrêté long-temps des publicistes, mais que les partis tranchèrent avec cet instinct prompt et sûr qui leur fait si bien deviner ce que valent les noms propres, et où vont les secrètes tendances des hommes et des choses.
 
Don Carlos, poussé par sa conscience, plus que par sa nature, à se dévouer pour ses convictions avec persévérance, sinon avec éclat, était depuis long-temps chef de parti, et ne pouvait se dérober à aucune des obligations qu’un pareil rôle impose. Quoique resté de sa personne étranger aux tentatives faites en son nom, durant le règne du roi son frère, il n’était pas moins l’espoir suprême de l’opinion nombreuse dont le symbole pouvait se formuler ainsi : conserver intégralement le passé, ne toucher à aucun abus de peur d’ébranler l’édifice, et ne donner en quoi que ce soit gain de cause à l’esprit novateur.
 
Ce parti ne s’arrêta point à la discussion théorique des droits plus ou moins fondés du prétendant ; en octobre 1833, à la mort de Ferdinand VII, il se groupa spontanément autour de son chef ; et dans ce jour décisif qui pouvait lui assurer la couronne, don Carlos manqua à ses partisans beaucoup plus que ceux-ci ne lui manquèrent. Cette opinion, à laquelle adhérait la majorité des populations rurales, disposait alors de trois cent mille volontaires royalistes, dont la moitié avait des armes ; la plus grande partie du corps diplomatique lui prêtait sa force morale. Sur quels élémens s’appuya d’abord la reine-gouvernante pour lui résister ; qu’opposa-t-elle
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à la coalition de tant d’intérêts, de tant de passions, de tant de hautes influences ?
 
Marie-Christine avait compris, en mettant le pied dans la Péninsule, qu’il était aussi impossible de ranimer le vieux génie castillan que de restaurer la splendide monarchie d’Espagne et des Indes ; elle jugea que ce pays, contraint de remplacer par l’ordre et la production ses richesses d’Amérique et, sa puissance continentale, inclinait forcément vers le système français ; cette tendance, dans l’Europe moderne, domine à la fois et les antécédens historiques et les vieilles antipathies nationales. Elle s’entoura donc des hommes de l’école française auxquels l’avènement de don Carlos eût préparé une inévitable disgrace. Elle les appela au ministère, en remplit les principales administrations ; et, chose remarquable, ce fût entre les mains d’un magistrat de Joseph que les grands corps de l’état vinrent promettre foi et hommage à la royauté d’Isabelle <ref> Don Francisco-Fernando del Pino, ministre de grace et justice. </ref> !
 
Mais une scission profonde existait entre ces hommes : les uns sympathisaient à la fois avec les méthodes et avec les idées françaises ; les autres entendaient appliquer celles-là ; tout en répudiant celles-ci. On sait qu’à la tête de ces derniers était M. de Zéa-Bermudez, esprit fort éclairé, sans nul doute, mais qui avait eu le malheur d’étudier la France en Russie, et croyait pouvoir employer les puissans véhicules de notre centralisation administrative, sans l’impulsion morale qui les fait fonctionner chez nous.
 
C’est peut-être ici le cas de faire remarquer combien ce qui s’est accompli de progrès matériels dans le vaste empire des czars, combien ce qui s’opère chaque jour de progrès intellectuels et industriels en Prusse, a pu contribuer à répandre d’idées inexactes en Europe. De très bons esprits sont arrivés à croire que toutes les réformes utiles étaient possibles dans l’ordre civil sans atteindre l’ordre politique ; erreur qu’avant la fin du siècle l’expérience aura probablement démontrée pour la monarchie prussienne elle-même. Tant que le pouvoir y devance la société, celle-ci se borne à réclamer la continuité d’une action admirablement exercée par la royauté vraiment nationale qui en a été le principe : mais un jour viendra où la classe élevée par l’industrie et l’instruction générale voudra sanctionner en droit ce qu’elle possédera en fait ; où elle éprouvera le désir de substituer l’initiative de l’opinion publique à celle d’agens incontrôlables. L’habileté du pouvoir peut sans doute retarder cette révolution et en modifier le caractère ; mais elle n’en est pas moins inévitable.
 
Les monarchies du Nord ne présentent, d’ailleurs, aucune analogie, même éloignée, avec la situation de l’Espagne à la mort de Ferdinand VII.
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On aurait parfaitement conçu le ''despotisme illustrado'' sous le règne de Charles IV, si l’empereur Napoléon, comprenant alors sa mission envers l’Espagne, fût intervenu entre le roi et la nation, pour arracher un grand peuple à sa torpeur héréditaire. A cette époque les partis ne s’étaient pas encore classés dans la Péninsule ; la tribune et la presse, ces deux sens mystérieux des nations, ne lui avaient pas été révélées, et ceux qui aimaient déjà la liberté n’avaient pas encore souffert pour elle. On eût bien mieux compris encore le système inauguré par la célèbre circulaire de M. de Zéa <ref> Circulaire du 5 décembre 1832 à tous les agens de sa majesté catholique près les cours étrangères, pour leur exposer les principes conservateurs du ministère formé par la régente. </ref>, sous un roi jeune d’intelligence et d’années, monté au trône en vertu d’un titre incontesté, et dans le silence des factions ; le malheur de l’Espagne fut sans doute d’échapper en temps utile à cette bienfaisante tutelle. Mais en 1833, au moment où la mort de Ferdinand posait en principe les droits incertains de sa fille, on était en face d’un parti puissant, dont le chef, alors réfugié en Portugal, déclarait vouloir s’en remettre de ses droits à Dieu et au courage des siens. Dans une telle situation des esprits et des choses, quand la Navarre était déjà soulevée par Santos-Ladron, que Mérino put disposer un instant de vingt mille volontaires en Castille, alors que la révolte n’était contenue dans les provinces que par le dévouement des capitaines-généraux, et l’hésitation de don Carlos à se mettre à la tête des rebelles ; dans un moment où il fallait incorporer en masse, dans l’armée, tous les officiers impurifiés depuis 1823, et accepter les services de Jauregui, qui frayait la route à Mina ; comment, avec quelque sens politique, oser conseiller à la régente de se poser seule devant l’opinion libérale ? comment lui mettre à la bouche des paroles qui peuvent se traduire ainsi :
 
J’amnistierai vos hommes parce qu’ils me sont indispensables, mais je flétrirai toutes vos doctrines ; je ne repousserai pas seulement la faction démagogique, qui, par sa violence, a perdu la liberté, et dont l’Espagne a horreur, j’envelopperai dans la même réprobation toutes les nuances de l’opinion constitutionnelle, depuis Martinez de la Rosa jusqu’à Galiano ; en entrant dans la carrière des innovations administratives, je conserverai scrupuleusement toutes les vieilles formules pour faire illusion à l’Europe ; entourée d’hommes qui ne comprennent le gouvernement qu’avec une représentation nationale, je continuerai de m’appuyer sur la puissance absolue des rois d’Espagne, grossier mensonge historique, et d’invoquer le droit divin auquel le compétiteur de ma fille en appelle avec une foi plus énergique, parce qu’elle est plus sincère. N’est-ce pas là une insoutenable
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position, et pourtant cette étrange doctrine ne fit-elle pas le fonds du système ministériel pendant cette année, qui pouvait être décisive pour le sort de l’Espagne <ref> Voyez le manifeste de la régente, 4 octobre 1833.</ref> ?
 
Immobile dans sa pensée et sa confiance, M. de Zéa ne parut prendre garde ni à la guerre de Navarre, conduite alors par Saarsfield avec une lenteur fort équivoque, ni au mouvement des provinces, où l’autorité, pour résister au parti carliste, avait dû susciter l’ancienne opinion libérale. Exclusivement préoccupé de concilier au gouvernement de la reine l’adhésion du corps diplomatique, il ne voyait pas qu’il était beaucoup moins urgent de retenir le ministre de Russie à Madrid que d’empêcher don Carlos d’y arriver, et répétait sa devise : ''pas de concessions'', alors qu’il en faisait chaque jour aux plus impérieuses nécessités.
 
L’opposition de quinze ans, par son hostilité systématique et incessante, n’avait pas peu contribué à persuader aux royautés européennes que chaque concession était en même temps un acte d’inhabileté et de faiblesse, un pas gratuitement fait vers l’abîme, opinion que le gouvernement espagnol n’était pas alors en mesure de professer, et sur laquelle, d’ailleurs, il est bon de s’entendre. S’il est des temps où les concessions deviennent des armes pour l’ennemi, il en est d’autres où ce sont des armes que l’on s’assure, des positions où l’on s’établit. Louis XVI avant le serment du jeu de paume, Ferdinand VII avant l’insurrection du 7 mars 1820, pouvaient faire des concessions précieuses pour l’autorité royale ; après cette époque elles étaient devenues inutiles. Les sacrifices de Ferdinand à son retour d’Aranjuez, l’adhésion de Louis aux décrets contre les émigrés et les prêtres non assermentés, ne les dérobèrent pas à de nouvelles exigences, de même que Charles Ier, en sanctionnant l’exclusion des évêques de la chambre des lords, n’échappa point aux menaçantes réclamations des communes pour le bill de la milice.
 
Le pouvoir ne doit pas plus s’appuyer sur les couches molles de la société que l’architecte sur le sable ; il doit aller jusqu’au cœur des intérêts fixes et dominans pour s’asseoir imperturbablement sur eux. Qui peut douter, par exemple, que si la branche aînée des Bourbons, au lieu de revenir au 8 août sur les concessions faites au centre droit par la formation du ministère Martignac, les eût poussées jusqu’au centre gauche, essayant de M. Périer, au lieu de se livrer à M. de Polignac, rétablissant la garde nationale de Paris au lieu de préparer les ordonnances, qui peut douter que la restauration n’eût augmenté ses chances, au lieu de les amoindrir ? Il y a raison de penser également que si le ministère Martinez de la Rosa avait été formé à la mort de Ferdinand VII, au lieu de paraître
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arraché à la régente par l’attitude des provinces et les remontrances des capitaines-généraux, l’avenir de l’Espagne eût pu se présenter sous des couleurs moins sombres.
 
Le parti libéral déploya une véritable habileté durant l’administration transitoire de M. de Zéa. Se ralliant au seul nom d’Isabelle, il parut d’abord s’offrir sans conditions, assuré d’être promptement en mesure d’agir à son gré. Dominés par les circonstances, les capitaines-généraux, dans presque toutes les provinces, avaient dissous et désarmé les volontaires royalistes, sans attendre les ordres du ministère qui, après de longues hésitations, dut sanctionner un fait désormais consommé. En Catalogne, Llauder avait organisé vingt mille gardes d’Isabelle pour faire tête à l’insurrection ; dans le royaume de Valence, on dut, pour résister, recourir à une mesure analogue. Partout l’autorité se voyait contrainte de remettre les commandemens à des officiers libéraux, quelquefois à des émigrés rentrés de la veille : déjà Valdez, plus dévoué sans être plus heureux, avait remplacé Saarsfield en Navarre ; l’amnistie, d’abord limitée, avait été étendue à tous les proscrits, qui, en rentrant dans leur patrie, recevaient les avances du pouvoir, au lieu de lui donner des gages. Mais tout cela se faisait en vain une idée fermentait dans toutes les têtes comme en 1808, comme en 1820, une idée, force irrésistible, dès qu’elle parvient à se formuler.
 
Llauder se charge de ce soin ; il lance sa fameuse ''exposition'', déclare qu’il faut consulter la nation, et prononce le premier le nom retentissant des cortès. A ce mot répété par la plupart de ses collègues et que le conseil de régence avait déjà murmuré, le ministère Zéa s’écroule ; et un décret royal <ref> 16 janvier 1834.</ref> remet le sort de la monarchie espagnole à M. Martinez de la Rosa et aux hommes du ministère de 1821, aux chefs de l’ancienne opinion ''bicamériste''.
 
Ici nous devons cesser de suivre l’ordre des évènemens pour embrasser la situation de la Péninsule, qui va se dessiner enfin dans son ensemble et sa vérité. L’instant est venu de rechercher si des noms honorables, dont la signification politique nous est actuellement bien connue, expriment une opinion assez puissante pour se produire hautement et pour se défendre ; de se demander si nous avons enfin, après tant de vicissitudes, atteint cette couche solide jusqu’à laquelle il faut pénétrer pour résister au vent des révolutions. Nous n’hésitons pas à préjuger cette question par une réponse affirmative, et à déclarer qu’à nos yeux, un pouvoir exercé par MM. Martinez de la Rosa, Gareli et Toreno, dans le sens des idées constamment défendues par ces hommes politiques, est le seul instrument
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possible de la régénération de l’Espagne. Nous serons en mesure de démontrer plus tard que si ce pouvoir a succombé devant une minorité sans force réelle, on doit moins l’imputer à l’impuissance virtuelle de l’opinion qu’il représente, qu’à des circonstances extérieures et pour ainsi dire excentriques, incapables sans doute de fixer l’avenir des peuples, mais qui suffisent trop souvent à leur préparer de longues épreuves et d’indicibles douleurs.
 
Trois partis se partageaient et divisent encore l’Espagne : l’un se rallie au nom de don Carlos, les deux autres se rattachent à la royauté d’Isabelle II, celui-ci avec la constitution de 1812, celui-là avec le statut royal. Quelle est leur force matérielle et leur puissance morale ? que promettent-ils à la Péninsule, et que peuvent-ils pour elle ?
 
Si le sort des peuples pouvait se décider à la majorité numérique, et si nous appartenions sur ce point à l’école du général Lafayette, nous ne savons pas trop s’il serait possible d’échapper en Espagne à la légitimité de Charles V. En reconnaissant que cette opinion n’existe plus dans les masses à l’état de croyance exaltée, et que la source du dévouement est aussi manifestement tarie pour le parti de la foi que pour le parti révolutionnaire, il semble difficile de contester que le nom du prétendant n’obtint encore les plus nombreux suffrages, si on les comptait par tête, en plaçant l’élite de la nation sur le pied d’une parfaite égalité avec les montagnards des Pyrénées et les contrebandiers des Alpuxaras. Mais il se trouve que don Carlos, qui, par son droit salique datant du XVIIIe siècle, devrait représenter les idées modernes contre l’héritière des vieilles reines de Castille, est, par les plus étroits engagemens de sa vie, la vivante expression d’une nationalité qui se transforme, comme le czaréwitz Alexis le fut contre son père. Or, si dans les vastes domaines des Ivan, la solitaire pensée d’un homme triompha de l’énergique volonté des peuples, de leur histoire et de leur génie, si l’Asie recula devant l’Europe, l’Espagne reculera devant la France.
 
Dans la Péninsule, cette cause a pour elle mieux qu’un grand homme, elle est assise sur un parti qui n’a jamais plus avancé son œuvre que lorsqu’il a dû céder la place à d’ineptes adversaires.
 
Nous nous défions des formules où l’on encadre les destinées des peuples sans rien laisser à faire ni à Dieu ni aux hommes : comment ne pas admettre pourtant qu’il y a dans l’esprit français une force intime, un élément général et providentiel, base future d’une nouvelle unité ? Quel est le grand mouvement intellectuel ou social qui ne soit devenu européen ? L’unité romaine absorba les Gaules et l’Ibérie, et la pensée chrétienne a transformé le monde. L’organisation féodale, diversement modifiée, à son tour enlaça l’Europe, qui s’agite aujourd’hui sous des idées d’autant plus puissantes, que la France est parvenue à les contenir et à les régler.
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Il n’est pas donné aux peuples modernes d’étouffer cette inspiration du moment où elle les a pénétrés ; et si je n’étais convaincu que le génie de l’époque contemporaine décide et fixe en définitive l’issue de toutes les révolutions, je n’hésiterais pas à envisager l’avenir de ce pays sous le point de vue développé par M. le baron d’Eckstein : je le verrais incliner vers une sorte d’organisation féodale <ref> ''De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent et son avenir. Chez Paulin ? 1 vol. In-8°.</ref>. Mais alors, plus assuré dans mes déductions que ce publiciste ne l’est dans les siennes, je trancherais sans hésiter la question actuelle en faveur de don Carlos ; car, quoique ce prince, par des idées de pouvoir absolu d’origine fort récente dans la Péninsule, ne corresponde pas certainement à tous les instincts de la démocratie rurale qui combat pour lui au-delà des Pyrénées, il est évident que lui seul serait en mesure de consacrer son triomphe et d’en profiter.
 
Mais quelles que soient les forces dont dispose en ce moment le prétendant, quelle que puisse être la faiblesse du triste pouvoir qui se débat contre lui, cette opinion est radicalement impuissante, car elle présuppose certaines conditions qui n’existent plus depuis que les idées modernes ont envahi l’Espagne, et que ses richesses métalliques lui ont échappé, depuis qu’il lui est interdit de se dérober à la loi divine du travail et à la vivifiante épreuve de la liberté. Don Carlos obtiendra des succès temporaires que son parti ne manquera pas de saluer comme décisifs ; il est militairement possible qu’il arrive à Madrid, il est politiquement impossible qu’il s’y maintienne.
 
Ces prévisions théoriques sont-elles contrariées par les faits ? La cause carliste s’est-elle jamais présentée avec cette foi profonde qui seule fixe la fortune ? Point. On dirait que l’infant est venu en Espagne pour l’acquit de sa conscience plutôt que par ambition ou dans l’espoir du succès, et que ses Navarrais ont regardé leur but comme à peu près atteint du moment où ils sont restés maîtres chez eux. Il semble, à voir comme va cette guerre, que le succès politique n’importe plus qu’aux banquiers pour écouler leurs coupons, et aux gazetiers pour faire leurs articles.
 
Ce fut, sans doute, une étonnante création que cette armée de Navarre, qui, formée de quelques centaines d’hommes à la fin de 1833, comptait à la mort de Zumalacarregui, en juin 1835, trente-six bataillons d’infanterie, douze escadrons de cavalerie, un parc d’artillerie de siège et de campagne <ref> ''Essai sur les provinces basques et la guerre dont elles sont le théâtre''. Bordeaux, 1836. – ''Mémoires sur Zumalacarregui et les premières campagnes de Navarre, par C.F. Heningsen ; 2 vol. In 8°. Fourier à Paris. <br/>
Nous recommandons vivement ces deux ouvrages aux personnes qui veulent étudier avec quelque soin les affaires de la Péninsule. L’ouvrage du capitaine Henningsen est jeune d’esprit et court de vues politiques ; mais les impressions en sont vraies, l’histoire y est sincère, et le drame s’y déroule, dans sa grandeur confuse, sans prétention et sans recherche. Je doute que l’auteur soit capable d’écrire le moindre article de journal ; mais à coup sûr la plupart des journalistes se tourmenteraient en vain pour atteindre à cette naïveté pittoresque.<br/>
''L’Essai sur les provinces basques'' est une œuvre de haute portée. Cet ouvrage, avec les fragmens publiés à diverses reprises dans la ''Revue de la Gironde'', offre, sans contredit, ce qui s’est écrit de plus substantiel sur la question espagnole, que la presse périodique de Madrid est plus propre à embrouiller qu’à éclaircir.</ref> ; insurrection de paysans qui désarma quarante mille hommes,
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guerre à coups de bâton (''a palos'') qui fit successivement échouer la réputation de Saarsfield et de Quesada, de Valdez et de Rodil, de Mina et de Cordova. Mais y a-t-il dans tout cela quelque chose qui constate la vitalité de la cause au nom de laquelle s’opérèrent ces prodiges ? Nous ne le croyons pas, et l’attitude réservée de don Carlos semble attester qu’il partage sur ce point nos convictions.
 
Ne nous bornons pas à dire, pour les défendre, que les quatre provinces basques combattent pour leurs fueros menacés par le régime administratif et l’unité constitutionnelle ; assertion qui, toute fondée qu’elle soit dans un certain sens, pourrait être contestée dans un autre, car il est certain qu’on ne trouverait guère d’allusion aux ''fueros'' des provinces dans les proclamations navarraises, et que, dès son début, cette insurrection respirait un esprit de fidélité monarchique dans un sens tout vendéen. Mais tel était le drapeau sans que tel fût le mobile ; et si les Basques résistèrent comme royalistes, ce fut évidemment dans leurs institutions spéciales qu’ils puisèrent des forces pour rendre leur résistance efficace. Sa puissance fut tout entière dans les habitudes martiales et libres de ces populations de guérillas, dans leur organisation élective qui se trouva toute prête pour diriger le mouvement, dans l’absence de toute force armée pour s’opposer à la première tentative des volontaires royalistes <ref> Au commencement d’octobre 1833, lorsque les bataillons de volontaires proclamèrent l’infant don Carlos à Vittoria et à Bilbao, il n’y avait pas, d’après les documens publiés par le gouvernement espagnol, un soldat dans ces places. De l’Ebre aux Pyrénées, on comptait deux régimens seulement, l’un à Saint-Sébastien, l’autre à Pampelune. Il y en avait quatre ou cinq dans les places de guerre de la Catalogne, et un seulement dans la Vieille-Castille. </ref> ; elle résulta surtout de l’exemption des charges publiques et du recrutement militaire qui avaient laissé sur le sol de ces provinces et leur jeunesse et leurs capitaux. L’insurrection n’a pas eu à renverser dans le nord le gouvernement espagnol : celui-ci n’était guère représenté dans ces provinces que par les agens du service des postes ; elle a trouvé sous la main des juntes, des députations, des administrations civiles et financières formées depuis des siècles, et qui sont
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restées les siennes. Ce fut ainsi que cette guerre prit, dès l’origine, le caractère d’une simple résistance contre l’invasion étrangère, sans affecter celui d’une lutte de parti avec ses espérances passionnées et conquérantes. Un grand tacticien, enfant de ces montagnes est venu en aide à cette cause ; et quoique dans son orgueil triste et sauvage Zumalacarre gui ambitionnât l’insigne honneur d’entrer à Madrid le béret rouge sur la tête, la ''zamarra'' sur le corps et la cravache à la main, accompagné de ses guides de Navarre aux brodequins de chanvre et aux uniformes pris sur l’ennemi, quoiqu’il fût incontestablement royaliste dans le sens européen de ce mot, il dut subordonner tous ses plans militaires au génie du peuple dont il conduisait la résistance nationale. C’est pour cela qu’au lieu de s’ouvrir la route de Madrid, il périt sous les murs de Bilbao, le Madrid de l’insurrection vascongade, place que les ministres de don Carlos désirent si vivement posséder pour se procurer des ressources financières, et ses soldats pour constater leur victoire par l’occupation de leur véritable capitale. Il fut toujours dans l’esprit de cette guerre de se circonscrire sans s’étendre. Elle eut la sage ambition de chasser l’ennemi, non l’aventureuse ambition de le poursuivre. L’Espagne déclarerait renoncer à ses droits sur les quatre provinces, que la guerre finirait ''ipso facto'', malgré la résistance du parti castillan : ceci ne semble pas avoir besoin de preuves.
 
Une simple observation établit, d’ailleurs, tout ce qu’il y eut de spécial dans l’insurrection basque, et ne permet point à l’opinion carliste de s’en prévaloir comme d’un indice de sa force. Au moment où Ferdinand ferma les yeux, les tentatives insurrectionnelles ne furent pas circonscrites au nord du royaume. Pendant que la Navarre courait aux armes sans s’émouvoir du coup de foudre qui venait de frapper son chef <ref> Santos-Ladron, ancien vice-roi de Navarre, et l’un des officiers de l’armée de la foi, fut arrêté près de Los-Arcos de la main même de Lorenzo, colonel du 12me, sorti de Pampelune avec cent hommes. Il fut conduit dans cette ville, et fusillé 1e 13 octobre.</ref>, Mérino avait soulevé les volontaires royalistes entre l’Ebre et le Guadarrama. En Catalogne, des mouvemens avaient eu lieu sur divers points, et aux confins des royaumes d’Aragon et de Valence, les insurgés s’établirent d’abord dans le château de Morella d’où ils appelèrent aux armes les nombreux bataillons de volontaires. Néanmoins, dès le commencement de 1834, tous ces mouvemens étaient étouffés, toutes ces tentatives étaient reconnues impuissantes, et la guerre ne se maintenait qu’au-delà de l’Ebre, parce qu’ailleurs elle était guerre de parti, et que là seulement elle était guerre nationale. Du moment où les diversions tentées par don Carlos sur la Catalogne restaient sans succès, où cette terre des bandes de la foi, n’armait
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plus ses vieux ''somatènes'' et les restes épuisés de ses ''aggraviados'', il était démontré que l’insurrection carliste, livrée à elle-même, viendrait échouer ou contre l’opposition ou contre l’apathie de l’Espagne.
 
Ces prévisions que tout homme connaissant la Péninsule pouvait former dès les premiers mois de 1834, n’ont point été infirmées par les événemens. En vain l’anarchie a-t-elle massacré les moines, exercé ses proscriptions, proscrit les gens de bien, porté l’épouvante au cœur des hommes timides : aucun vengeur n’est sorti de ce sang qui crie encore, et les armées du prétendant n’ont pas plus recueilli les fugitifs de Madrid, que celles de l’émigration ne recevaient les proscrits de la Gironde. Le seul résultat qu’ait amené pour don Carlos cette complète dissolution du pouvoir qui suivit les événemens du mois d’août, c’est l’expédition de Gomez, audacieuse maraude dont le caractère politique est assez vaguement indiqué.
 
Cette marche de quatre cents lieues n’a été signalée par aucun soulèvement populaire ; aucune junte locale ne s’est organisée sous la protection de ce chef, qui semble avoir moins eu pour but de tenter un appel à des sympathies comprimées, que de faire des fonds pour le quartier-général, en quoi ce fourrageur en grand a merveilleusement réussi. On en est arrivé en Espagne à ce point de lassitude qu’amis et ennemis ont mieux aimé lui livrer leur or que de prendre les armes soit pour le repousser, soit pour le défendre. La marche de Gomez a eu le résultat de constater en même temps et l’impuissance de la révolution et la faiblesse du parti carliste ; ou, pour parler plus vrai, ce fut une soudaine révélation que ce pays sembla donner au monde de toutes ses misères à la fois.
 
Il s’est trouvé qu’au XIXe siècle, au sein d’un grand royaume européen, un chef militaire, avec une poignée d’hommes, a traversé dix provinces, pénétré dans toutes les capitales, rançonné les habitans, vidé les caisses publiques, comme ne le fit jamais chef de grandes compagnies durant les longs désordres qui précédèrent l’enfantement du monde moderne. Et, cette fois, le moyen-âge est dépassé, Froissart pâlit devant le ''Moniteur''. Il demeure prouvé que l’Espagne est privée à la fois et de cette force régulière payée par les nations modernes pour les protéger dans le paisible cours de leur vie civile, et de ces vieux remparts où montait une brave bourgeoisie quand le beffroi sonnait, et que des brigands cuirassés se montraient au loin dans la plaine. L’expédition de Gomez n’est pas, d’ailleurs, un résultat spécial des circonstances actuelles ; il ne serait pas difficile de signaler d’autres indices de cette étrange situation, par suite de laquelle un des plus nobles peuples du monde se trouve dénué de toutes les conditions de sécurité qu’offrait l’organisation militaire du moyen-âge, en même temps qu’il reste en dehors de toutes celles que présente
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la hiérarchie pacifique de l’époque actuelle. Qu’on se rappelle l’expédition de George Bessières et d’Ulmann, lorsque dans les premiers jours de 1823, au moment même où l’armée de la foi était détruite et perdait ses derniers refuges, ils partirent du fond de l’Aragon avec moins de trois mille hommes pour s’emparer comme Gomez de Guadalaxara, et arriver aux portes mêmes de Madrid qu’ils faillirent surprendre et soulever : sorte d’entreprise qu’ailleurs on nommerait insensée, et qui, en Espagne, semble à peine jugée téméraire.
 
En donnant à ces indices graves la haute attention qu’ils méritent, en réfléchissant à l’audacieux génie de ce peuple, au sein duquel l’ordre social perd de plus en plus la force de se défendre, il n’est peut-être pas chimérique d’exprimer quelques conjectures sinistres. Si la ''Barbarie'' passait d’un côté à l’autre de la Méditerranée, si ce peuple se vengeait un jour sur l’Europe qui l’abandonne, si nos enfans devaient intervenir contre des brigands et des pirates, parce que leurs pères auraient refusé d’intervenir contre des partis, pense-t-on que notre politique eût beaucoup d’excuses à leurs yeux ?
 
Ce n’est pas à l’opinion carliste qu’il est donné d’arrêter cette effrayante décomposition. Pour apprécier ses chances de succès, il faut se rappeler que ce parti ne put rien par lui-même avant 1823, aidé du concours de la France et d’un crédit politique et financier qu’il n’a plus. L’intervention le releva seule d’une ruine déjà consommée, et cependant il disposait alors d’une immense force morale qui semble se retirer de lui. C’était la croix à la main que le trappiste escaladait la Seu d’Urgel, et les populations catalanes le suivaient au combat comme au martyre. De toutes les chaires du royaume partaient alors des appels à l’insurrection ; partout les ecclésiastiques dirigeaient les juntes locales et stimulaient les efforts d’un parti dont la dénomination religieuse révélait le caractère.
 
On n’entend pas contester l’identité de la cause carliste avec celle dont l’armée de la foi poursuivait le triomphe ; il est de plus manifeste que le clergé a autant et plus souffert, dans ses intérêts matériels, de la révolution actuelle que de celle de 1820. Néanmoins on ne saurait nier, de l’aveu de tous les hommes qui ont observé l’Espagne depuis l’origine de la lutte dynastique, que le clergé n’y soit resté généralement passif dans son action, quelles qu’aient été ses sympathies secrètes. Que celles-ci soient acquises à don Carlos, c’est ce que nous croyons sans peine, et la révolution ne s’est montrée ni assez juste ni assez grande pour avoir le droit de s’en plaindre. Mais il est certain, ainsi l’attestent les organes de toutes les opinions, que la conduite du clergé séculier a été presque toujours marquée au coin de la prudence et de la réserve, que tous les évêques, un seul excepté, sont restés dans leurs sièges épiscopaux, et que
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ceux d’entre eux appelés à la chambre des ''proceres'' ont implicitement concouru à légaliser la déchéance du prétendant et de sa famille. La lutte stratégique de la Navarre n’a rien d’une croisade ; et si les franciscains de Bilbao et d’autres monastères saccagés ont grossi les bataillons de don Carlos, c’est qu’ils ont trouvé à y vendre chèrement leur vie, au lieu de s’abandonner à la discrétion de leurs ennemis. Le clergé possède plus que nul autre corps le pressentiment de l’avenir ; il n’a le droit de le compromettre pour aucune pensée terrestre, et son premier devoir est de se séparer à temps des causes qui tombent. Aussi, voyez le clergé séculier dans la Péninsule : il paraît se résigner, quoique avec douleur, sans doute, à ne pas associer son sort à celui des ordres monastiques dont la résurrection devient de jour en jour plus impossible. Entre deux partis politiques en présence, il laisse se prononcer la fortune, certain de profiter de la victoire de don Carlos, et ne voulant pas se compromettre par sa défaite.
 
A cette attitude passive du clergé s’est jointe l’attitude hostile de la noblesse, que les partisans de l’infant n’ont jamais contestée. On comprend dès-lors que des succès obtenus dans l’épuisement de l’Espagne n’avanceraient guère la seule question vraiment importante, et qui, réduite à sa plus simple expression, devrait se formuler ainsi : Constituer la doctrine du pouvoir absolu sur la démocratie morale ; se soutenir sans crédit et sans armée régulière, les hommes et l’argent manquant également pour la former, et le premier vœu des Navarrais étant de retourner dans leurs provinces, si jamais ils consentaient à en sortir ; se placer en dehors de la classe élevée et de la classe industrielle, pour gouverner contre toutes les influences dominantes dans la société contemporaine. Tel est le problème que don Carlos devrait résoudre en Espagne, et cette solution serait moins facile qu’une victoire.
 
Que le prétendant s’installe au palais des rois catholiques, nous demandons ce qu’il fera le lendemain ? Ne parlons pas des insurrections libérales qui s’organiseront alors, avec moins de consistance, il est vrai, que le mouvement de Navarre, mais sur bien plus de points à la fois ; ne nous enquérons pas du sort de ces cités méridionales se déclarant indépendantes, comme Cadix a déjà plus d’une fois menacé de le faire ; ne nous arrêtons pas à faire remarquer l’évidente différence de cette situation d’avec celle de 1823, alors que Ferdinand, pour organiser un gouvernement et une armée, put disposer de toutes les ressources de la France, dont l’occupation se prolongea jusqu’en 1828 ; admettons que ces obstacles, devant lesquels aurait reculé le cardinal Ximenès, s’aplanissent devant l’évêque de Léon ; supposons la France et l’Angleterre impassibles, le traité de la quadruple alliance décidément déchiré, et nos maîtres de poste fournissant
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des relais aux ministres du Nord pour aller saluer à Madrid le représentant de la légitimité triomphante. Puis, quand nous aurons accumulé les hypothèses et les miracles, demandons-nous quels hommes seront près de Charles V pour soutenir sa couronne et la rajuster sur son front ? J’aperçois autour de lui des soldats navarrais et des généraux improvisés, pris, pour la plupart, au soc de la charrue, braves gens sans contredit, personnages de roman et de chronique, que j’aime à voir dans le livre du capitaine Henningsen, couverts de leur fourrure d’ours, comme des Klephtes de Thessalie : mais d’hommes d’état et d’administrateurs, pas un seul pour le cabinet ; de grands et de titrés de Castille, presque aucun pour les antichambres royales. Tout cela a courbé la tête sous le veau d’or ; tous les esprits ouverts aux idées du temps, toutes les grandes existences, fatiguées de leurs loisirs stériles, se sont tournés vers la vie politique, et ont reçu avec bonheur Isabelle et le statut royal. Les uns cédèrent au sentiment libéral, les autres à la volonté de Ferdinand VII exerçant sa puissance suprême : entraînement d’esprit ou faiblesse, un abîme les sépare de celui qu’ils ont proscrit.
 
Mais je prévois la réponse ; je crois l’entendre venir de Saint Pétersbourg et de Vienne : Si don Carlos parvenait à Madrid, il aurait bientôt près de lui ces hommes de modération et de lumières pratiques, auxquels l’Espagne eût dû plus d’une fois confier ses destinées ; quoique principal instigateur, de la pragmatique de Ferdinand, le parti ''afrancisado'', dont toutes les vues réformatrices ont été dépassées, n’hésiterait pas à choisir entre la révolution et le roi légitime. Sait-on si ce choix n’est pas déjà fait, si des engagemens ne sont pas pris ? Don Carlos, de son côté, éclairé par les conseils des grandes puissances, ne pourrait manquer d’entrer dans la voie des concessions aux nécessités du temps ; il le promet d’ailleurs en échange des subsides qui lui sont transmis ; il ne pourra se dispenser de prendre leurs hommes, puisqu’il a pris leur argent.
 
Il n’est pas dans nos habitudes de trancher insolemment de hautes questions et de paraître initié à ce que nous ignorons. Mais on ne donne sans doute rien au hasard en affirmant que telle doit être, relativement à la question espagnole, la pensée des cabinets restés eu dehors du traité du 22 avril 1834. Ce qui leurre aujourd’hui les cours hostiles à la royauté d’Isabelle, c’est évidemment l’espoir de constituer la restauration espagnole sur la hase des améliorations administratives et d’une large amnistie ; elles sont assurément trop éclairées pour s’associer à une réaction dont les suites seraient si faciles à prévoir. Or, j’ose dire que c’est là une pure illusion pour qui se rend un compte sincère et de l’état de l’Espagne et du mouvement politique de ce pays depuis 1814. En admettant que don Carlos, sacrifiant ses répugnances aux conseils de ses alliés, faisant
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fléchir sa conscience politique sous les nécessités de sa position, consentit à s’entourer de ceux qui furent ses premiers proscripteurs, ne suffit-il pas de se rendre compte de la position de ce prince pour voir que ses promesses seraient illusoires, et que la modération lui créerait des dangers plus immédiats et peut-être plus redoutables que la violence ? Une restauration peut être modérée, à vingt ans de distance, et lorsque l’état des mœurs est tel que les partis ont appris à se vaincre sans s’exterminer ; mais en Espagne, où chaque moitié de la nation a voué l’autre à la mort et à la misère, qui oserait prendre au sérieux une promesse d’amnistie ou le programme d’un gouvernement réparateur ? Ferdinand même put à peine entrer dans ces voies, et ne les suivit jamais sans être contraint d’en dévier bientôt, lui qui avait la France pour alliée, au lieu de l’avoir pour ennemie, et que l’Europe entière entourait de son concours et de ses bons offices ; et l’on espérerait amener don Carlos à se compromettre avec ceux qui l’auraient fait roi pour suivre des inspirations contraires à sa conscience, et l’on s’imaginerait qu’une telle restauration est possible, sans imprimer à la cause monarchique de dangereuses flétrissures, sans faire peser sur elle une solidarité trop redoutable pour les temps où nous sommes ! Funeste croyance, dont l’effet fut d’égarer dès l’origine le sens habituel des cabinets, de les détacher d’une cause à laquelle leur appui aurait prêté une force efficace pour prévenir de grandes calamités : cause représentée par une enfant, et dont l’adoption était, ce semble, peu pénible au prix d’autres sacrifices que la prudence avait fait faire sans hésiter à la paix du monde et au bonheur des peuples !
 
Disons donc, en résumant ces observations réunies sans parti pris et dans le seul intérêt de la vérité, que, si le parti carliste est encore le plus nombreux en Espagne, il y est aussi le plus impropre à fonder un gouvernement, puisque toutes les fois que l’Espagne a été tant soit peu gouvernée depuis vingt ans, elle a dû l’être contre lui. Ajoutons que ce parti, incapable par lui-même de lutter en 1823, s’est, depuis cette époque, affaibli par le concours d’une foule de causes, au premier rang desquelles on doit placer l’incertitude du droit dynastique, qui, dès la pragmatique de Ferdinand, rallia autour de la jeune princesse des Asturies toute la noblesse de cour et la plus grande partie de celle des provinces. Dans une telle situation, s’il est permis de discuter les chances stratégiques du prétendant, il semble difficile de lui reconnaître des chances politiques, à moins toutefois que les puissances dont les secours lui ont été si utiles pour prolonger la lutte, n’obtiennent le transit à travers la France de cent mille hommes, plus précieux que leurs ambassadeurs pour maintenir don Carlos dans un système de modération dont, en Espagne surtout, la première condition ; C’est la force.
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En face de l’opinion carliste se présente l’opinion libérale, divisée en deux grandes fractions. L’une, qui s’appelle par essence l’opinion constitutionnelle, a pris l’acte de 1812 non pour symbole, mais pour drapeau. Quelle est sa force véritable dans la Péninsule ; avec quels hommes et quelles idées se produisit-elle dans la lutte actuelle ? sa victoire sur le système successivement représenté par MM. Martinez de la Rosa, de Toreno et Isturitz fut-elle l’expression d’un vœu national ou l’œuvre de circonstances transitoires ?
 
Le pouvoir est la pierre de touche des partis ; c’est au pouvoir seulement qu’ils donnent leur mesure. Il était donc difficile, en 1833, d’apprécier les ressources et l’avenir du parti qui se posait pour la première fois devant les deux autres, car l’opinion bicamériste n’avait eu jusqu’alors en Espagne ni corps de doctrines, ni organes avoués. Mais le parti de la constitution de Cadix avait possédé tout cela. Nous l’avons étudié en 1812 dans son orgueilleuse inexpérience, en 1820 dans sa brusque transformation militaire ; nous avons vu les théoriciens céder presque sans résistance la place aux hommes d’épée, l’intelligence s’abaisser devant la force, Arguelles devant Riégo. C’est à ce point que se trouvait amené, au moment de l’invasion française, le parti démocratique, et c’est à ce point qu’on le retrouve à sa rentrée en Espagne sous Marie-Christine ; et peut-être est-il digne de remarque que l’acte par lequel le ministère Mendizabal scella son alliance avec lui, fut la réhabilitation solennelle d’un homme dans lequel ce parti honorait moins la triste victime d’une réaction politique que le fougueux représentant de ses vœux et de ses rêves <ref> Un décret du 30 octobre 1833 a prononcé la réhabilitation de don Raphaël Riego, en disposant : 1° que ce général était réintégré dans sa réputation et dans son honneur ; 2° que sa famille jouirait de la pension et des droits à lui appartenant ; 3° que cette famille était placée sous la protection spéciale de la reine, et sous celle de la régente durant la minorité. </ref>. Pour apprécier la force réelle de l’opinion de 1820, n’oublions pas avec quelle promptitude elle laissa choir sans le défendre le code immortel de 1812, à l’apparition des premiers bataillons français ; reportons-nous surtout à l’universel enthousiasme qui sembla faire de l’invasion de 1823 une délivrance. Ce n’était pas en effet parmi les populations rurales seulement qu’éclatèrent ces témoignages d’adhésion, et les acclamations au roi absolu n’en étaient pas l’accompagnement nécessaire. Les villes les plus notoirement connues pour leurs idées libérales ouvraient sans résistance leurs portes à l’étranger ; elles contemplaient avec une ambition triste et jalouse ces soldats, heureux fils d’un pays où la liberté régnait sans violences : tous les vœux se tournaient vers la France, tous les regrets se reportaient vers l’Espagne. Les généraux en masse et la plus grande
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partie des officiers désiraient conserver des institutions libérales en modifiant leur action, en substituant des influences plus calmes et plus morales à celles qui avaient bouleversé le pays sans y exciter même un courage d’un jour. Les miliciens de Madrid, les insurgés de ''Las-Cabezas'', peu nombreux, mais fort compromis, prolongèrent seuls quelques mois derrière les remparts de Cadix une résistance sans concours et sans espoir. Du jour où le premier soldat français eut passé la frontière, on put dire avec vérité que la constitution de 1812 avait cessé d’être en cause, et que l’avenir de l’Espagne ne se débattait plus qu’entre le vieil absolutisme et une charte à la française.
 
On a déjà vu que toutes les tentatives des réfugiés avaient été frappées d’impuissance sous la restauration, époque durant laquelle se développèrent simultanément dans les classes éclairées une tendance chaque jour plus prononcée vers les réformes politiques, et un repoussement qui allait jusqu’à l’effroi au seul souvenir de 1820. C’est à ce sentiment, partagé par l’armée elle-même, qu’il faut attribuer l’inquiétude avec laquelle l’Espagne accueillit la nouvelle des événemens de juillet, sur la portée desquels personne ne se faisait illusion. On sait comment échouèrent dans les provinces du midi aussi bien que dans celles du nord des entreprises essayées sur des points à peu près sans défense. Il était évident, rien qu’à voir l’attitude du pays, qu’il hésitait à recevoir la liberté de mains qui menaçaient de la lui rapporter folle encore et sanglante.
 
Cette atonie se maintint jusqu’en 1832 : alors une perspective nouvelle s’ouvrit devant l’Espagne ; on la vit se précipiter avec autant d’ardeur dans la voie des réformes ouverte par la régente, qu’elle avait mis de réserve à y entrer lorsque les vétérans de la constitution de 1812 s’offraient à la conduire. C’est qu’une opinion nouvelle se produisait à cette époque pour la première fois, rappelant à divers égards ce juste-milieu qui l’emporte aujourd’hui en France, mais avec des différences qui ne sont pas moins manifestes que les analogies.
 
La force de l’opinion bourgeoise tient chez nous à la compacte unité des intérêts qu’elle représente ; en Espagne, au contraire, l’opinion moyenne, qui s’élève entre les deux autres, s’est recrutée dans tous les rangs depuis la cour jusqu’au commerce, selon que les hommes de lumière et d’expérience ont compris la vanité des espérances rétrogrades et l’absurdité des utopies révolutionnaires. Sur ce terrain nouveau se trouvèrent successivement amenés Quésada et le vieux Mina, le comte d’Ofalia et M. Isturitz, des grands et des industriels, des professeurs et des évêques. Toutes les classes de la société sont représentées sans exception, et presque dans des proportions égales au sein de ce parti d’éclectisme, qui ne se tient debout que par une idée politique, et non pas encore comme chez nous
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par la solide autorité, d’un fait matériel, la prépondérance sociale des classes moyennes appuyée sur la moyenne propriété.
 
Lorsqu’on affirme qu’il n’y a pas de juste-milieu dans la Péninsule, on a parfaitement raison, si l’on entend par là cette classe intermédiaire hostile à la vieille aristocratie terrienne en même temps qu’inquiète de la turbulence démocratique, redoutant les marquis à l’égal des prolétaires, et dont l’innocente ambition est de faire danser, une fois l’année, ses femmes et ses filles dans le grand salon du palais. Cette classe, représentée aux affaires par l’électorat à 200 fr., est fort loin sans doute, en Espagne, du degré d’importance qu’elle a chez nous ; comment en serait-il autrement en un pays où la presque totalité de la propriété foncière est restée jusqu’à présent grevée de main-morte ou de substitution ? Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner que la bourgeoisie proprement dite, à peine parvenue, en France, après quarante ans, à se défendre énergiquement elle-même, ait manqué au gouvernement de la reine dans les terribles crises qu’il a traversées. La garde nationale, cette compagnie d’assurance mutuelle contre toute violence, ne saurait être appliquée au-delà des Pyrénées avec les garanties que cette institution peut offrir ailleurs ; et l’on comprend à merveille les hésitations qu’éprouva sur cette matière le ministère de 1834, et dont témoignent d’une manière si peu équivoque les décrets des 16 et 20 février et du 1er mars de cette année. Pour que le système français, vers lequel gravite l’Espagne, mais qu’elle est encore si loin d’atteindre, existe en ce royaume avec toutes les conditions de sa force, il faut que la révolution soit consommée dans ses effets civils, et que la sécurité publique ait imprimé à la richesse nationale un élan qui ne pourrait manquer d’être rapide ; alors seulement on sera en position d’attendre de la classe moyenne un dévouement dont son intérêt seul est la mesure et le gage.
 
Quoique l’opinion générale des villes fût favorable au système représenté par M. Martinez de la Rosa, si ce n’est peut-être dans quelques cités maritimes du midi, il est certain que les intérêts bourgeois n’offraient pas par eux-mêmes une base large et solide pour le trône constitutionnel d’Isabelle, et qu’au rebours de ce qui se passe chez nous, il fallait chercher dans la noblesse la principale force du juste-milieu espagnol. Mais pour apprécier avec justesse l’état politique de ce pays, il faut se rappeler qu’en acceptant le statut royal et en se ralliant au gouvernement de la régente, la noblesse n’agit point dans un intérêt spécial, en tant que corps aristocratique. La noblesse espagnole, on le sait, était à peu près sans privilège, et l’espèce d’égalité établie dans ce pays par les habitudes, si ce n’est par les institutions, la dérobait à la jalousie des autres classes, aussi bien qu’à la nécessité de se défendre contre elles. Si la noblesse a fourni de plus nombreux adhérens au système du statut royal, c’est que
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l’éducation politique était plus avancée dans ses rangs, et qu’encore une fois le juste-milieu espagnol, si l’on veut lui donner ce nom, est une affaire de progrès intellectuel beaucoup plus que de position sociale.
 
Là est le secret de sa force dans l’avenir, en même temps que de sa faiblesse dans le présent, faiblesse dont il serait néanmoins inexact d’arguer pour contester à ce parti une supériorité politique, au moins relative, sur les deux autres. S’il est moins nombreux que celui-ci, ou moins entreprenant que celui-là, seul, du moins, il est en mesure, hors certaines circonstances passagères, d’exercer dans le pays une action gouvernementale, interdite au parti carliste aussi bien qu’à la faction militaire. Quoiqu’il n’y ait en Espagne ni centre, ni point de ralliement pour les forces nationales ou pour les idées, quoique les provinces, les villes et les citoyens vivent à part les uns des autres et dans un état en quelque sorte passif en face des factions, il est certain que, depuis trois années, chaque fois que ce malheureux pays a pu exprimer sa pensée avec quelque liberté, il s’est instinctivement rapproché de cette opinion moyenne, qu’il sait désireuse de le défendre contre des violences qu’il redoute, sans avoir par lui-même le moyen de s’y dérober.
 
Ainsi l’on vit, en 1834, la majorité des ''procuradores'', arrivés à Madrid sous le coup des souvenirs et des préjugés de l’époque constitutionnelle, se lier étroitement, sur presque toutes les questions, au système du statut royal ; et plus tard, malgré le mouvement des juntes et les pratiques de M. Mendizabal, elle tenta de se séparer d’un ministre compromis pour revenir aux hommes de son estime et de sa confiance politique. Et, si l’on peut juger des vœux de la nation par l’issue des élections si hardiment affrontées par M. Isturitz, sous l’empire d’une loi très libérale, et où se rendirent avec un empressement inaccoutumé des milliers de citoyens, concours inouï pour l’Espagne ; cette chambre, choisie sous les menaces d’une faction et dans le feu de la guerre civile, eût représenté, à un degré plus éminent encore, cet esprit constitutionnel qui allait recevoir un éclatant hommage, lorsque l’insurrection de Saint-Ildephonse vint, non pas changer le cours de l’opinion publique, mais en entraver la manifestation. Enfin, il suffit de suivre les travaux des nouvelles cortès pour comprendre la puissance de ces idées adoptées aujourd’hui par leurs plus vieux adversaires, et desquelles on est réduit à attendre désormais, contre les progrès du parti carliste, une force si vainement demandée à la faction dont le courage semble s’être épuisé dans les émeutes sanglantes de Barcelone et de Malaga.
 
On comprendrait assurément fort mal ces observations, si l’on en concluait qu’à mes yeux le statut royal fût une œuvre de haute sagesse politique, propre à satisfaire tous les vœux de l’Espagne, et à fixer irrévocablement
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son avenir. Les institutions ont, en général, bien moins d’importance par leur valeur théorique que par les sympathies qui s’y rattachent, et pour les esprits sérieux, il s’agit moins d’en juger le mécanisme que de savoir quels intérêts et quels hommes elles sont destinées à mettre en scène. A ce titre seulement, l’acte royal du 10 avril 1834 résolvait d’une manière heureuse le problème social pour l’Espagne, car c’était un drapeau franchement arboré contre les apostoliques et les exaltés, il pouvait dès-lors devenir la base d’une transaction pour l’élite de tous les partis. Sous ce point de vue, la chambre des ''proceres'' était une heureuse institution, non qu’une telle chambre fût précisément dans les mœurs de l’Espagne et qu’elle dût exercer une grande influence sur son gouvernement, mais parce qu’il est important de faire concourir à une révolution toutes les classes que celle-ci doit atteindre par ses effets civils et politiques. De nos jours, avec les tendances unitaires qui travaillent la société en Europe, une pairie se conçoit moins comme contre-poids pour les intérêts que comme position pour les personnes : elle n’empêche rien, mais elle assure à tout ce qui se fait un assentiment plus unanime.
 
Il faut bien reconnaître, du reste, que les dispositions du statut étaient vagues, incomplètes et timides. Elles entraînaient quelques conséquences qu’il eût été plus habile de consacrer que de se laisser arracher par la logique, cette arme si dangereuse dans la main des passions. Il y avait, d’ailleurs, de graves inconvéniens à se placer sur le terrain de l’octroi royal, d’où venait de choir la plus vieille monarchie du monde. Rien n’irrite plus les assemblées délibérantes qu’une pareille prétention : elle les contient beaucoup moins qu’elle ne les excite, et ôte au pouvoir bien plus de force qu’elle ne lui en donne.
 
M. Martinez de la Rosa se flatta d’échapper à ce danger en présentant le statut royal comme une simple restauration des antiques lois de l’Espagne <ref> Exposé du conseil des ministres à sa majesté la reine-régente, 4 avril 1834. </ref>, innocent mensonge destiné à caresser le naïf orgueil d’un peuple dont l’héroïsme surpasse chaque matin celui de Sparte et de Rome, lieu commun de tribune, qui n’empêche pas, nous aimons à le croire, l’éloquent rédacteur du statut d’y voir tout modestement une simple contrefaçon mutilée de la charte de 1814. Qu’on ait jugé utile de dissimuler à la plus fabuleusement vaniteuse de toutes les nations l’origine étrangère de son code politique, je l’admets ; mais, d’une part, M. Martinez de la Rosa n’a pu prendre le change sur ce point, et, de l’autre, les faits ont bientôt démontré que l’origine exclusivement monarchique du statut était loin d’avoir eu pour la royauté les résultats qu’en attendaient ses honorables rédacteurs. Le cercle si rigoureusement tracé autour
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de la représentation nationale n’eut pour effet que de la rejeter vers ces discussions de principes, qui ne sont jamais plus séduisantes et plus dangereuses que lorsqu’elles paraissent interdites. On sait qu’à l’ouverture de la session, une déclaration des droits fut proposée <ref> 1er septembre 1834.</ref>, et sanctionnée, malgré l’opposition du ministère, sous l’empire de ces préoccupations inquiètes, qu’il eût été plus habile de ne pas faire naître. Dans la situation des esprits en Espagne, à l’avènement d’Isabelle, il y eût eu bien moins d’inconvéniens que d’avantages à faire participer les chambres législatives à la confection de la loi fondamentale. Les dispositions du statut royal auraient été indubitablement sanctionnées par une adhésion presque unanime, et l’on enlevait par avance aux hommes de 1820 leur principal champ de bataille. En proclamant le principe de l’octroi royal, M. Martinez de la Rosa, comme avant lui M. de Zéa, songea moins à l’Espagne qu’à l’Europe ; et c’était donner à ses adversaires une position dont ils ne pouvaient manquer de profiter à la première chance favorable. La révision du statut, à raison de son origine, devint en effet le programme des juntes et du ministère Mendizabal.
 
Quoi qu’il en soit, nonobstant une réserve dont la responsabilité ne leur appartient pas tout entière, MM. Martinez de la Rosa et de Toréno se sentaient soutenus par cette force intime qui gît toujours au centre des véritables intérêts nationaux. Leur modération et leur sens politique, leurs intentions droites et leurs lumières, cette attitude d’un pouvoir croyant en lui-même et en son œuvre, avaient vite rallié ces opinions flottantes qui, en Espagne plus qu’ailleurs, demandent à être protégées et conduites. Bientôt l’entrée dans ''l’estamento des procuradorès'' de MM. Argüelles et Galiano, immobiles représentans de la constitution de 1812, rendit la majorité ministérielle plus compacte et plus décidée. D’utiles réformes furent essayées, d’autres plus importantes étaient en projet, et malgré bien des erreurs inséparables d’une situation aussi grave, on pouvait dire qu’un pouvoir doué de prévoyance et de quelque dignité présidait enfin aux destinées de l’Espagne.
 
L’opinion publique semblait se former à cette école si nouvelle. Malheureusement cette opinion était trop faible encore pour soutenir efficacement un ministère contre les complications que les évènemens de Navarre allaient bientôt susciter. M. de Zéa-Bermudez était tombé devant une révolution qu’il s’obstinait à méconnaître ; tout entier à la lutte parlementaire, son successeur tomba devant une guerre civile, dont il se dissimula d’abord la gravité.
 
L’inconvénient des convictions fortes est parfois de faire illusion sur les obstacles, et tel semble avoir été le principal tort du ministère espagnol
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en 1834. Voyant l’insurrection carliste céder dans toutes les provinces presque sans résistance, il se persuada que celle de Navarre s’épuiserait également elle-même, sans qu’il fût nécessaire de recourir à ces mesures énergiques dont l’emploi répugne à tout gouvernement placé entre deux partis extrêmes. Ils lui échappa que la guerre de Navarre était une guerre de peuple à peuple, plutôt que de parti à parti, et que ces provinces riches, libres et guerrières, possédaient plus de moyens pour se défendre que l’Espagne n’en avait alors pour les réduire. D’ailleurs un fait nouveau allait apporter à cette insurrection des ressources nouvelles : l’infant don Carlos, échappé aux deux polices de France et d’Angleterre, moins d’un mois après son arrivée de Portugal, avait sans obstacle franchi les Pyrénées <ref> Débarqué à Portsmouth le 18 juin 1834, don Carlos passait à paris le 6 juillet, et se trouvait en Espagne le 10 du même mois. </ref>. Peu de jours après, ce prince passait en revue à Onate un corps d’armée de seize mille hommes ; son généralissime écrasait deux divisions christines, et l’armée de Rodil, démoralisée par ses défaites, abandonnée par ses officiers, sans équipages, sans solde et sans pain, recourait au pillage et au meurtre pour vivre et pour se venger.
 
Relevée par cette extrémité, sans être devenue plus populaire, la vieille opposition libérale comprit que toutes ses chances étaient là. Ne pouvant se dissimuler que ses doctrines étaient en baisse, le parti de 1820 voulut au moins faire prendre ses hommes, auxquels s’attachaient quelques nobles prestiges : Le ministère aima mieux transiger pour un nom propre que pour un principe, et prit Mina. Mais en l’envoyant dans le nord, on fut loin de lui prodiguer, les moyens de vaincre ; car par suite de soupçons que sa conduite a démentis, on le redoutait à légal des ennemis qu’on l’envoyait combattre. L’autorité militaire fut scindée, et l’armée divisée en deux corps opérant sous des généraux différens ; la vice-royauté de Navarre fut distraite du commandement militaire ; enfin, pour compléter ce système de précautions, qui pouvait paraître prudent, mais qui en réalité était funeste, Llauder, l’antagoniste personnel de Mina, fut appelé au ministère de la guerre.
 
Que le mauvais succès du vieux ''guerillero'' ait tenu à ces circonstances ou à la nature même de cette lutte, c’est ce que pour nous, Français, il est peu intéressant et très difficile de décider. Toujours est-il qu’après des désastres multipliés, dont l’effet fut de porter au plus haut degré l’irritation populaire, sans qu’il en sortit une énergique résistance ; les choses en arrivèrent bientôt au point que les généraux de cette armée, réduite de quarante-trois mille hommes à moins de dix mille combattans, consultés officiellement par le général Valdez, successeur de Mina, sur les moyens de sortir d’une position aussi critique, reconnurent
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à la presque unanimité que le concours de la France était indispensable pour terminer la guerre de Navarre.
 
Le général Llauder, pendant le cours de son ministère, ne s’était pas dissimulé ce résultat, auquel l’apathie de l’opinion publique et l’épuisement de ses ressources ne donnaient à l’Espagne aucun moyen d’échapper. Mais comme il reste toujours quelque chose du poète, dans l’homme d’état, M. Martinez de la Rosa avait repoussé avec une vive indignation cette idée, fort douloureuse sans doute au cœur d’un patriote, mais que le premier ministre d’un grand pays n’avait pas le droit de rejeter péremptoirement, si c’était désormais son seul moyen de salut. Malheureusement la ferme volonté de l’Espagne de terminer par ses propres efforts, et sans recourir à ses alliés, une lutte engagée contre un petit nombre de factieux, avait été pour M. Martinet de la Rosa un de ces lieux communs de tribune, que tous les orateurs tiennent en réserve. Celui-ci le servait d’autant mieux qu’il réduisait au silence l’opposition, dont la tactique était de prêter au gouvernement une arrière-pensée toute différente. L’intervention, en effet, était alors présentée, par la presse périodique de Madrid et de Paris, comme le vœu secret du cabinet du 11 octobre, pour contenir le mouvement révolutionnaire dans la Péninsule ; et la plus complète impopularité s’attachait à une idée autour de laquelle on multipliait à plaisir des obstacles, qu’on n’est guère en droit de contester après avoir tant contribué à les faire naître. Le premier ministre espagnol se donnait donc beau champ, et s’assurait à bon marché les applaudissemens du journalisme, en protestant chaque jour contre la pensée d’appeler jamais les baïonnettes étrangères au secours de la plus glorieuse des régénérations.
 
Son opinion, passionnée sur ce point, avait été, entre lui et le ministre de la guerre Llauder, le motif d’une scission presque scandaleuse qui commença dans les journaux pour finir devant la reine. Cependant le capitaine-général de Catalogne avait à peine quitté le ministère, que M. Martinez de la Rosa, dominé par une triste évidence, en vint, dans les derniers jours de sa vie politique, à embrasser la distinction fameuse entre l’intervention et la coopération. Mais soit qu’elle répugnât à sa droiture, soit qu’il se sentit sans autorité pour solliciter de la France et faire agréer à l’Espagne une mesure qu’il avait trop légèrement condamnée, il dut céder à M. le comte de Toréno la pénible tâche de ramener la presse et l’opinion à une plus exacte appréciation des choses ; et ce dernier reçut mission de fixer avec la France et l’Angleterre le sens d’un traité qui n’avait guère été jusqu’alors qu’un instrument sans valeur <ref> M. Martinez de la Rosa donna sa démission le 7 juin 1835 ; le ministère de M. de Toréno fut formé par décret royal du 13 du même mois. </ref>.
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Cet homme politique, d’un esprit plus souple et moins prompt que son éloquent collègue, ne s’était pas compromis comme lui sur la question qui allait décider de sa fortune politique et de l’avenir de l’Espagne. Il mit de prime-abord tout son enjeu sur cette carte chanceuse, comprenant que c’en était fait du système dont il était le dernier représentant, s’il ne parvenait à éclairer la France sur la véritable situation de la Péninsule. Le refus d’une intervention officiellement demandée entraînait, en effet, et la chute du cabinet, et le triomphe du parti exalté qui se présenterait dès-lors comme la dernière espérance de la révolution compromise.
 
Pour faire accepter avec moins de défiance par ce parti une mesure qu’il pouvait envisager comme prise contre lui-même, M. de Toréno s’adjoignit, en qualité de ministre des finances, M. Mendizabal, alors à Londres pour une négociation difficile, se prévalant ainsi de son nom sans avoir de long-temps à craindre sa présence. D’un autre côté, afin de donner à la France et à l’Europe un gage de l’esprit dans lequel devait s’exercer l’intervention réclamée, il désira pour collègue au ministère de la guerre le membre le plus influent du conseil de régence et de la chambre des ''proceres'', M. le marquis de Las-Amarillas, récemment créé duc d’Ahumada.
 
L’intervention, qui jusqu’alors n’avait été qu’un thème de publiciste, se produisait donc en ce moment avec une haute autorité politique. Le ministère espagnol déclarait qu’à ses yeux l’avenir de la monarchie constitutionnelle reposait sur cette négociation, déclaration que les évènemens sont loin d’avoir infirmée. Arrivés à ce point, nous devons donc aborder une question qui, depuis, a dominé toutes les autres, et dont ces études ont eu pour but spécial d’éclairer la solution.
 
On n’avait pu manquer de voir avec faveur, à Paris, l’avènement au trône de la jeune reine. Il était évident, en effet, que l’infant don Carlos serait dominé par des influences anti-françaises ; et ce danger, dans la situation de l’Europe, était plus grave, sans nul doute, que la préoccupation éventuelle de voir un archiduc régner un jour à Madrid. Personne n’ignorait que les affinités politiques ou l’identité des intérêts sont désormais les seules bases d’alliance ; aussi, notre gouvernement, renonçant avec raison et sans hésiter au bénéfice des stipulations d’Utrecht, fit-il transmettre à la reine-régente des protestations solennelles et empressées. Elles parvinrent à Madrid au moment même où M. de Zéa y faisait l’essai de ce despotisme éclairé dont le premier tort fut d’être un anachronisme. Cette circonstance, jointe aux déclarations irréfléchies de la presse semi-officielle, fit penser en Espagne, et même en Europe, que la France prenait sous un même patronage et le trône de la reine et le système de son ministre,
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politique fort naturelle en temps de paix, mais qui devenait plus que hasardeuse en face d’une guerre civile. A Paris comme à Madrid, on semblait avoir négligé de tenir compte des obligations résultant de cette guerre, qui entraînaient forcément vers l’opinion libérale, et l’on aima mieux se mettre à la remorque des événemens que d’essayer de les conduire. Aussi, par suite de la position qu’on s’était faite, et de la solidarité qu’on avait assumée, la chute du ministère Zéa parut-elle un coup des plus graves porté à l’influence française, et le traité du 22 avril ne put suffire à l’atténuer.
 
Ce traité, baptisé d’un nom pompeux, et dont les résultats ont été si modestes, fut conçu, on doit le croire, dans des vues hautes et précises. Penser autrement, ce serait admettre que la politique française, si clairvoyante dans la question belge, s’engageait à l’aventure, pour la stérile satisfaction d’inquiéter les puissances naguère représentées à München-Graëtz, dans de vagues stipulations dont elle laissait au hasard le soin de fixer le sens. Quoi qu’il en soit, à ne juger de cette alliance que par l’acte patent qui la consacre, elle semble d’abord avoir eu pour but exclusif de sanctionner, par l’adhésion à peu près inutile de la France, un fait déjà en cours d’exécution, la coopération d’une division espagnole en Portugal pour en chasser don Miguel et don Carlos, et y rétablir l’autorité de dona Maria.
 
Exclusivement relatif au Portugal, quoique le préambule rappelle « l’intérêt que les hautes parties contractantes prennent à la sûreté de la monarchie espagnole, » ce traité ne contient aucune stipulation applicable à l’Espagne elle-même ; et le but put en être considéré comme parfaitement atteint par l’expédition de Rodil, l’affaire d’Asseiceira et l’embarquement simultané des deux infans.
 
Mais quand la guerre de Navarre eut atteint un développement sur lequel le traité du 22 avril prouve évidemment qu’on n’avait pas compté, quand don Carlos eut pris en Biscaye la position qu’avait naguère don Miguel en Portugal, une convention nouvelle <ref> Articles additionnels du 18 août au traité du 22 avril 1834.</ref> vint appliquer au gouvernement de S. M. C. le bénéfice des dispositions dont avait joui celui de S. M. T. F., et le Portugal dut rendre à l’Espagne l’assistance militaire qu’il en avait reçue. De plus, l’Angleterre s’engageait « à fournir au gouvernement espagnol des secours en armes et munitions de guerre, et à l’assister de ses forces navales si cela devenait nécessaire. » La France, enfin, s’obligeait à « prendre les mesures les mieux calculées pour empêcher qu’aucune espèce de secours en hommes, armes, ou munitions de guerre, fussent envoyés du territoire français aux insurgés en Espagne. »
 
Il suffirait certainement de ce texte pour établir qu’en droit la France
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n’a nullement méconnu les obligations du traité, et qu’elle les aurait bien plutôt excédées par l’envoi non prévu de forces auxiliaires, car les prescriptions de l’acte du 18 août ne se rapportent qu’à la contrebande de guerre, et celle-ci fut toujours sévèrement réprimée. Aujourd’hui même, où la coopération paraît avoir cessé, notre gouvernement est resté dans les termes rigoureux de ses engagemens. Mais si l’Espagne et les partis ne sauraient lui adresser aucun reproche en partant de la lettre du traité, en est-il ainsi lorsqu’on se place à un autre point de vue ?
 
Toutes limitées que soient les stipulations du 22 avril et du 18 août, il est visible que si elles ont été prises avec la réflexion qu’il est si naturel de supposer, elles n’ont pu avoir qu’un seul but celui de ''réserver'' formellement à la France et à la Grande-Bretagne les questions péninsulaires, selon le droit que la France exerça antérieurement en Belgique, l’Autriche dans les états d’Italie, droit dont les puissances co-partageantes de la Pologne ont récemment usé pour la ville libre de Cracovie. Cette faculté, mesurée selon les intérêts et le soin de la sécurité intérieure, semble passer en principe dans le droit public européen. Dès-lors n’est-il pas de la dernière évidence que si, après en avoir solennellement réclamé l’application (car aux yeux du monde la quadruple alliance aura toujours cette valeur-là), la France voit se résoudre sans elle et contre elle le conflit élevé en Espagne, elle sera aussi moralement affaiblie que si elle avait laissé s’opérer l’arme au bras la restauration de l’ancien royaume des Pays-Bas ? Le traité de 1834 ne servirait qu’à constater plus authentiquement ses vœux et son impuissance ; ce serait le témoignage le plus éclatant et le plus maladroit de sa déchéance politique.
 
Tant que l’intervention ne fut pas invoquée par le ministère espagnol et par les chambres, il n’y avait pas à la discuter. Lancer une division de cavalerie aux ''trousses'' de don Carlos, comme on le proposa, dit-on, était un de ces moyens à la Bonaparte que le succès aurait pu couronner, mais qu’un gouvernement qui respecte ses alliés n’avait aucunement le droit de prendre. Mais du jour où notre concours, sous une dénomination ou sous une autre, était instamment réclamé par la législature et le gouvernement espagnol, c’est-à-dire à partir du mois de mai 1835, cette affaire ne se présentait plus que sous deux rapports : l’intérêt de la France et ses engagemens envers l’Europe.
 
Les avantages de l’intervention au point de vue national étaient manifestes, et le bon sens public y fût revenu malgré les déclamations de la presse ; car il importait aussi bien au gouvernement français de prévenir le triomphe des hommes de violence, dont son refus allait inaugurer le règne, que d’empêcher une restauration que cette fois avec justice M. Fox aurait appelée la ''pire des révolutions''.
 
On comprendrait fort bien que la monarchie de 1830, placée entre les
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démagogues et les carlistes, traitât avec ces derniers, si le pouvoir du prétendant pouvait s’établir dans ces conditions normales de force et de durée qui permettent de contenir toutes les imprudences. Quelles que soient les dissidences de principes, on s’arrange, en effet, de tous les gouvernemens assez solidement établis pour pouvoir être modérés ; et la monarchie nouvelle n’en est pas à ignorer pour son propre compte ce qu’elle a sur ce point si utilement enseigné à l’Europe. Malheureusement ceci ne saurait s’appliquer à l’Espagne, et les illusions qu’on a pu se faire à cet égard seront éternellement regrettables. On devait voir la position telle que l’ont faite l’histoire, les mœurs et les circonstances locales, et comprendre qu’il s’agissait de l’anarchie sous le drapeau de la foi comme sous celui de 1820 ; il fallait voir dans un prochain avenir l’agonie d’un grand peuple exploité par toutes les mauvaises passions, devenant pour la France une source de précautions ruineuses, pour l’Espagne d’horreurs sans fin, pour le monde de scandales à se voiler la tête.
 
Notre concours aurait-il prévenu ces dangers, sauvé la vie à de nombreuses légions de martyrs, épargné aux armées de l’Europe l’exemple de la Granja, qui, après avoir eu ses parodistes à Strasbourg, peut avoir autre part ses imitateurs ? Une intervention, même très limitée quant aux forces militaires, aurait-elle suffi pour maintenir le gouvernement aux mains des hommes honorables que la nation entourait d’une adhésion manifeste, quoique timide, pour pacifier la Navarre, et rendre à la sécurité le pays du continent qui, depuis un siècle, a offert à notre commerce les débouchés les plus constamment favorables ? Questions graves, sans nul doute, mais auxquelles j’ose répondre affirmativement, en déplorant qu’une gloire si digne d’elle n’ait pas été acquise à la France, et qu’on ait espéré sortir par des expédiens d’une crise qu’il fallait embrasser dans toute sa gravité.
 
Les adversaires de l’intervention, qui affectaient de redouter pour notre armée les résistances matérielles, ont dû se convaincre par ce qui s’est passé depuis, de la faiblesse égale des deux factions, et de l’adhésion certaine de ce pays à une mesure qui l’arrachait à de si effroyables calamités. Lorsque déjà en 1823 tous les partis se réfugiaient avec bonheur sous notre égide protectrice, l’Espagne n’avait pas vu ses généraux devenus la risée de l’Europe, ses meilleurs citoyens massacrés, ses provinces au pillage, son gouvernement, comme les partis, tombé dans une atonie radicale et honteuse. Et comment craindre en 1835, une explosion de ces haines de 1808, remplacées depuis par de si vives sympathies ? Préoccupation qu’on ne s’arrêtera pas, du reste, à discuter trop sérieusement, car elle ne pouvait s’exploiter que dans quelques journaux, ou bien encore dans les couloirs de la chambre. Quant à la Bourse, l’adversaire
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le plus prononcé de l’intervention, parce que cette mesure représentait une baisse de quelques francs, elle ne pouvait ignorer qu’il ne s’agissait, cette fois, ni d’armer cent mille hommes ni de dépenser trois cents millions.
 
Si, au moment où l’on consulta l’Angleterre, en lui laissant deviner une intention déjà fort arrêtée, on avait résolu cette entreprise d’une manière aussi loyale, mais aussi ferme en même temps que le siège d’Anvers, qui doute que le succès n’en eût été aussi sûr que rapide ? Quelques bataillons débarquant à Portugalette, sous le pavillon de l’alliance anglo-française, durant ce premier siége de Bilbao, si fatal à l’armée carliste ; une division filant sur l’Ebre, pour en occuper les principales places, et rendre les garnisons espagnoles disponibles ; une force navale britannique secondant ces opérations pour en bien fixer le caractère : voilà pour la partie stratégique. Quant à la partie morale, elle paraissait plus propre à ramener l’Europe continentale qu’à la froisser. Faire comprendre à l’infant don Carlos, qui ne pouvait manquer d’y être alors fort disposé, qu’il lui était donné de se retirer avec honneur et en conscience devant une force étrangère ; prendre des mesures pour assurer convenablement sa position personnelle, et peut-être les intérêts éventuels de sa famille ; déterminer l’évacuation temporaire des provinces insurgées, en leur assurant, pendant le cours d’une occupation qui eût été plus longue qu’onéreuse, le bénéfice d’un régime exceptionnel ; continuer enfin, dans la Péninsule, cette politique de modération et de prévoyance dont la France s’honorait à juste titre : telles nous apparaissaient alors ses obligations, telles elles n’ont jamais cessé de nous apparaître depuis <ref> L’auteur a peut-être le droit de faire remarquer qu’ayant eu occasion, dans le cours de l’année dernière, de traiter incidemment cette question dans ce même recueil, il la résolut dans les mêmes termes, en laissant prévoir des chances qui se sont trop tristement réalisées. Il est loin d’attacher de l’importance à ses idées ; mais il met quelque prix à établir qu’elles ont toujours été fixées sur un sujet qui a été pour la presse périodique le sujet des plus étranges et des plus déplorables variations. (''Des parties et des écoles politiques en France'', troisième article, ''Revue des Deux Mondes'', n° du 1er novembre 1835.)</ref>.
 
L’intervention exercée avec opportunité détournait des chances dont il est impossible qu’on n’ait pas compris les dangers. Elle offrait au gouvernement français, pour son action intérieure, des avantages si réels, que des motifs de la plus haute gravité ont pu seuls prévenir une mesure, complément naturel de sa politique. Or, ces obstacles ne se rencontrant pas en Espagne, il faut de toute nécessité les chercher en Europe.
 
Ici la tâche du publiciste qui se respecte devient plus difficile ; il n’entend pas, comme d’autres, tout ce qui se dit dans les conseils des rois ; il ne
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lit pas, dans les portefeuilles des courriers, les correspondances les plus intimes, et se refuse à raisonner sur autre chose que sur les faits et les documens acquis à la publicité. Néanmoins il est un point de vue d’où l’on domine, à bien dire, les transactions les plus secrètes, et duquel il est licite, sinon de les juger en elles-mêmes, du moins d’apprécier leurs résultats avec quelque assurance. Ce point de vue est celui de la nature des choses.
 
L’école gouvernementale en fait trop souvent abstraction, disposée qu’elle est à se considérer comme le centre d’où partent et où viennent aboutir les événemens. Peut-être la diplomatie ne voit-elle pas assez que, de notre temps, elle ne remplit guère dans la vie des peuples que l’office du notaire qui met en forme exécutoire des conventions arrêtées sans lui. Les arrangemens de cabinet, qui, au XVIIIe siècle, décidaient souverainement du sort des nations, sont désormais subordonnés à des intérêts avec lesquels il serait trop redoutable de se compromettre, là même où le contrôle de l’opinion ne s’exerce pas d’une manière légale. C’est pour cela que la perspicacité du publiciste peut, jusqu’à un certain point, suppléer aux notions précises de l’homme d’état.
 
Qui n’aurait pu deviner, en effet, en étudiant les tendances des idées ou les exigences des intérêts matériels, l’issue des principales transactions contemporaines ? N’était-il pas probable, par exemple, dès 1821, à voir la vive et universelle émotion de l’Europe, la sympathie religieuse et politique de la Russie, que la Grèce ne retomberait pas sous le joug ottoman, quoique, sous des impressions habilement suscitées, Alexandre eût d’abord dévié des traditions de l’empire ; et les cabinets, alors le plus hostiles à cette cause, n’ont-ils pas été conduits à signer, en 1827, l’émancipation de ce pays ? Pouvait-on croire également, en pesant les intérêts commerciaux de l’Angleterre et la nécessité où elle était alors de maintenir la paix continentale, qu’en 1823, lors de l’expédition française en Espagne, le cabinet de Saint-James se compromit sérieusement avec celui des Tuileries et avec toutes les puissances signataires des actes de Vérone ? N’était-il pas manifeste que, nonobstant les notes et les citations virgiliennes de M. Canning, l’intervention suivrait son cours sans obstacle ? Enfin, lorsqu’en 1830 les cabinets furent froissés dans leurs plus profondes croyances, ne se sont-ils pas, avec une haute raison, empressés d’offrir une ratification que leur principale crainte fut de ne pas voir demandée ; et lorsqu’à cette époque on a tremblé pour la paix du monde, ces appréhensions ne s’appuyaient-elles pas bien plus sur les exigences de la révolution que sur celles de la diplomatie européenne ?
 
Appliquant ce principe aux affaires d’Espagne, nous osons dire que si d’étroits engagemens ont été pris, si des mesures comminatoires ont été
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délibérées, ces mesures et ces engagemens seraient restés sans nul effet, au cas où l’intervention se fût opérée avec une sage modération et une invariable fermeté. Nous ne savons ce qu’on a pu dire, mais nous pressentons ce qu’on aurait fait, et, sur ce point, le passé révélait clairement l’avenir… qui persuadera-t-on que l’Europe, après avoir laissé choir du trône de France trois générations royales ; après avoir assisté immobile aux deux campagnes de Belgique, entreprises contre un établissement et une maison qui lui étaient chers à tant de titres ; après avoir été jusqu’à souffrir le bris nocturne des portes d’Ancône ; associant son sort à la moins importante, sans contredit, des restaurations, venant tenter aux bords de l’Ebre ce qu’elle n’avait point essayé sur ceux de l’Escaut, dérivât tout à coup, par une incompréhensible fascination, des voies de prudence où elle s’était engagée avec de si notables avantages ? L’Autriche, d’ailleurs, a-t-elle donc un si grand intérêt au maintien de la loi salique en Espagne ? et le droit en vertu duquel règne Isabelle n’est-il pas celui-là même qui, au préjudice d’un frère aîné, fit monter l’empereur actuel au trône de toutes les Russies ? On ne se compromet à ce point ni avec la prudence ni avec la logique.
 
L’Europe continentale n’aurait pas fait la guerre pour l’intervention dé 1835, plus que l’Angleterre ne la fit pour l’intervention de 1823. La France serait passée de la coopération à un secours plus efficace et plus digne d’elle, que les plaintes seraient devenues plus vives, sans être, au fond, plus sérieuses. Il en est de l’assertion contraire comme de celles déjà discutées plus haut : elle est bonne pour les couloirs de la chambre ; Dieu me garde de dire pour la tribune, car de là on parle à la France. Si l’on s’est lié sur cette affaire, c’est donc en toute liberté et par des considérations d’un autre ordre. Dès-lors une nouvelle question se présente, et celle-ci subsiste seule. En renonçant à l’intervention, n’a-t-on pas servi des intérêts plus précieux que nos intérêts en Espagne ? ne s’est-on pas créé des facilités pour des transactions importantes, et ne faut-il pas attendre l’avenir pour juger de ce qu’il y a d’obscur dans le passé ?
 
Sur ce point, j’accorde sincèrement au gouvernement de mon pays la confiance dont je le crois digne ; mais j’ai peine à comprendre, je l’avoue, quelle compensation la nation pourrait jamais attendre d’un abandon sur lequel elle devra tôt ou tard revenir ; et en reconnaissant que le sang de ses enfans n’appartient qu’à elle-même, je ne saurais détacher ma pensée de ces scènes de désolation qui accusent aux yeux du monde ou son indifférence ou sa faiblesse.
 
A la question d’intervention se lie celle de la coopération, comme l’accessoire au principal. On sait comment elle se produisit. Ayant été saisies, dans le courant de mai 1835, de la demande du gouvernement espagnol,
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l’Angleterre et la France répondirent que le moment ne paraissait pas venu de donner aux articles additionnels du 18 août une aussi complète extension, mais que de promptes mesures seraient prises pour répondre aux vues du gouvernement de la reine-régente. En vertu de cette déclaration, un ordre du conseil de sa majesté britannique, du 10 juin, permit les enrôlemens à l’étranger. La France, de son côté, dénationalisa sa belle légion d’Alger pour la faire passer sous les drapeaux espagnols. Comment ces secours furent-ils aussi complètement inefficaces contre une armée démoralisée par la mort de son chef et l’échec de Bilbao ? Comment la coopération, au lieu de finir la guerre civile, la rendit-elle plus cruelle et plus persévérante ? La force, anglo-française était-elle insuffisante, et de nouveaux corps auxiliaires auraient-ils mené à fin la pacification des provinces basques ?
 
Pas davantage. Ce qui a perdu la coopération, c’est son inefficacité politique, et pas du tout son insuffisance militaire. Si les secours envoyés à l’armée de la reine pouvaient lui assurer quelques succès sur le champ de bataille, ils relevaient le moral de l’insurrection, bien loin de l’abattre. Ce concours, quelque développement qu’on essayât de lui donner, contribuerait à prolonger la lutte sans présenter aucun moyen de la terminer. Ce qu’il fallait en Navarre, c’était une force médiatrice, qui pût traiter avec le gouvernement espagnol et se porter garante des conditions de la paix ; ce qu’il importait surtout d’y présenter, c’était un drapeau qui n’eût pas été cent fois vaincu, et devant lequel des gens de cœur pussent sans honte abaisser leur épée.
 
Au lieu de cette occupation tutélaire que la Navarre aurait bénis sans doute, que lui a-t-on montrer ? Des Français déshérités de leurs couleurs nationales, et n’ayant conservé qu’une bravoure inutile ; des aventuriers ramassés dans les docks et les tavernes de Londres, étalant aux yeux de ce peuple le scandale d’une intempérance que la victoire n’a pas même une seule fois honorée ? Ces ''condottieri'' sans patrie étaient aussi sans mission pour faire espérer aux provinces l’évacuation militaire et le respect de leurs droits, aux vaincus l’amnistie, aux hommes les plus compromis un exil sans flétrissure et sans misère. Comment n’a-t-on pas vu qu’il ne servait à rien d’envoyer des soldats là où il fallait des négociateurs armés, et qu’il s’agissait moins de vaincre la Navarre que de la rassurer’ ?
 
Là git toute la faiblesse d’un système qui n’est ni dans nos mœurs, ni dans nos traditions nationales. La France fut toujours assez grande, et l’Europe la sait assez modérée, pour avoir le droit d’agir à la face du monde, et pour couvrir tous ses enfans de l’ombre de son drapeau, lorsqu’ils combattent pour elle. La coopération, telle que l’a conçue le ministère
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du 11 octobre, telle même que l’administration du 22 février voulait l’étendre, ne pouvait avoir pour effet que d’atténuer l’irréparable faute commise en juin 1835, et d’en retarder les inévitables conséquences. A ce titre, elle avait sans doute encore une véritable importance politique ; et l’on comprend qu’un cabinet, plutôt que de renoncer à cette dernière ressource, se soit dissous en face d’une telle responsabilité.
 
Cependant l’état des choses s’était compliqué à ce point, que la continuation du concours semblait nous compromettre désormais autant que l’avaient fait les refus antérieurs, et qu’il y eut peut-être sagesse à livrer au hasard des événemens qu’on s’était rendu gratuitement incapable de maîtriser. Au fond, le ministère du 22 février et celui du 6 septembre restent en dehors de la véritable question espagnole ; c’était avant qu’il fallait la résoudre ; depuis on n’a guère eu qu’à choisir entre des fautes et des impossibilités.
 
Dissoudre le dépôt de la légion étrangère, abandonner l’Espagne à elle-même, était une marche fort dangereuse, car on semblait ouvrir la route de Madrid à don Carlos, et l’on acceptait aux yeux de la France la solidarité directe d’un tel évènement. Maintenir les enrôlemens, pousser nos soldats en Espagne, au moment où l’insurrection militaire y substituait les épaulettes de capitaine aux galons de sergent ; tendre une main empressée au pouvoir sorti d’une nuit de désordre, c’était courir des chances également redoutables, et se compromettre plus sérieusement avec l’Europe qu’on ne l’eût fait par l’intervention antérieurement exercée.
 
Les prévisions qu’inspirait, il y a si peu de mois, l’état de la Péninsule, semblent, à certains égards, il est vrai, avoir été trompées. Mais si don Carlos, au lieu de profiter des épreuves de l’Espagne et de notre tolérance, s’est maintenu dans ses lignes, revenant à Bilbao sans rien tenter sur Burgos, c’est là un dernier témoignage de prudence ou de faiblesse, sur lequel il est juste de reconnaître qu’on était fort loin de compter. D’un autre côté, si le mouvement révolutionnaire avorte, comme une traînée faisant long feu, si cette assemblée joue son rôle de convention nationale avec un sang-froid fort édifiant, ce n’est là ni ce qu’on croyait, ni ce qu’on annonçait chaque jour à la France ; or, en politique, les miracles ne dispensent pas de prévoyance.
 
D’ailleurs, soit que le prétendant gagne du terrain ou qu’il se borne à se maintenir ; soit que l’ardeur révolutionnaire, un instant contenue, reprenne son cours ou qu’elle s’éteigne, une question se reproduira toujours incessante, toujours sûre de triompher des hésitations et des retards. L’intervention deviendra une nécessité finale, à laquelle les événemens acculeront les plus récalcitrantes volontés.
 
Si l’on ne reconnaît pas la convenance de prêter secours à Madrid à un
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système politique réclamant un ''tuteur'', comme ces, jeunes plants qui chassent sur leurs racines avant de les enfoncer dans le sol, un jour viendra où il faudra bien finir cette guerre de Navarre, si désastreuse pour nos provinces limitrophes. On a renoncé, je pense, à regarder l’Espagne comme étant en mesure de la terminer elle-même ; il est démontré qu’à cet égard le mouvement peut encore un peu moins que la résistance, et nul n’ignore que son gouvernement songe bien plus désormais à protéger son territoire qu’à reconquérir celui que l’insurrection parait s’être irrévocablement acquis. N’est-il pas manifeste que si les provinces basques laissaient aujourd’hui de côté la question de parti, pour s’en tenir au fait consommé pour elles, leur indépendance serait presque aussi solidement fondée que le fut celle du Portugal au XVIIe siècle ?
 
Je suis fort loin de partager les vues de séparation politique émises dans ce recueil par un écrivain, du reste, fort compétent et fort éclairé ; un tel projet susciterait d’insolubles objections dans l’intérêt même des quatre provinces, outre que le mouvement européen incline bien plus à réunir les peuples qu’à les fractionner. Cependant, comment nier qu’il n’y ait là des droits historiques tout pleins de sève, avec lesquels la victoire oblige d’ailleurs à composer ? Le moment ne peut être éloigné où l’Europe elle-même comprendra l’urgence de maintenir à la fois, par une intervention diplomatique probablement inefficace sans une occupation militaire, et l’intégrité de la monarchie espagnole et une position exceptionnelle que le temps seul fera cesser.
 
Quant à l’avenir du pays dont on vient de s’occuper longuement, il serait problématique sans doute, si un peuple chrétien pouvait disparaître sous le ciel, sans invasion, sans catastrophe, et par le seul effet d’une irrémédiable décrépitude. Mais un tel exemple de la rigueur divine sur les nations ne s’est pas encore vu dans le monde. Que l’Espagne souffre donc pour tant de maux versés sur les cieux continens, pour l’orgueil barbare de ses pères auquel le ''deposuit potentes'' est si sévèrement appliqué ; qu’elle expie le crime de s’être placée à part du mouvement du monde, et d’avoir mis l’héritage de la vérité sous l’exclusive protection du bras de chair ; qu’elle souffre, mais qu’elle espère, car déjà, malgré l’incertitude des événemens politiques, ses idées se transforment et ses mœurs avec elles ; qu’elle espère surtout en la France, car la France la sauvera : c’est encore là l’une des fatalités glorieuses de sa destinée.
 
LOUIS DE CARNÉ.