« Jugements sur notre littérature contemporaine à l’étranger » : différence entre les versions

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Il arrive assez fréquemment de l’étranger des diatribes fort vives contre notre littérature actuelle, nos drames, nos romans, etc., etc. En réponse à l’admiration, à la bienveillance enthousiaste avec laquelle nous avons accueilli ses derniers, grands hommes, l’Angleterre, en particulier, découronnée comme elle l’est aujourd’hui de ses plus beaux noms littéraires, se montre d’une sévérité singulière contre la France, qui, seule pourtant, depuis la disparition des Goethe, des Schiller, des Byron et des Scott, continue d’offrir une riche succession de poètes, et une variété renaissante de talens. Comme ce n’est pas du tout ici une défense systématique ni ''patriotique'' que nous prétendons faire, nous laisserons dès l’abord le chapitre des drames qui, d’ailleurs composés la plupart pour les yeux, sont plus dans le cas d’être juges à une première vue, même par des étrangers qui ne feraient que passer. Mais un article du ''Quarterly Review'', reproduit par la ''Revue britannique'' avec une certaine emphase et des réserves qui sont un peu là pour la forme (car elle-même a souvent exprimé pour son compte des opinions analogues), intente contre toute notre littélittérature
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rature actuelle un procès criminel dans de tels termes, qu’il est impossible aux gens d’humble sens et de goût, dont notre pays n’a pas jusqu’ici manqué, de taire l’impression qu’ils reçoivent de semblables diatribes importées de l’étranger, lorsque toutes les distinctions à faire, toutes les proportions à noter entre les talens et les œuvres, sont bouleversées et confondues dans un flot d’injures que l’encre du traducteur épaissit encore.
 
C’est une question sur laquelle il y a lieu au moins de douter que celle de la compétence des étrangers à juger une littérature tout-à-fait contemporaine, surtout quand cette littérature est la française. A moins d’y être préparés par des voyages, par un long séjour et toutes sortes de renseignemens qui équivalent à une naturalisation, que peuvent dire ces étrangers sinon que d’approchant plus ou moins et de provisoire ? Certes, au XVIIIe siècle, je n’aurais pas récusé comme juges très compétens Bolingbroke, Horace Walpole, Hume ou Grimm. Mais ils connaissaient la France et la bonne compagnie d’alors, autrement que pour avoir passé six mois en Touraine, comme a fait peut-être l’auteur de l’article. Je m’en remettrais encore très volontiers à des juges comme Mackintosh, esprits sages, subtils, prompts, et bien introduits, bien pourvus dès leur début de l’indispensable ''cicérone''. On a vu pourtant des natures d’élite plus réfractaires malgré un long séjour. M. WIL ; Schlegel, cet illustre critique, a toujours été assez injuste, et, malgré les années qu’il a vécu ici, toujours assez mal informé à nôtre égard. Pour moi, j’oserai le dire, quant à ce qui est tout-à-fait contemporain et d’hier, et qui demande une comparaison attentive, éveillée et de détail, un étranger, quelque instruit et sensé qu’il soit, ne peut, demeurant absent, porter qu’un jugement approximatif, incomplet, relatif, et pour parler dans le style en usage sous Louis XIV, qu’un jugement grossier comme le ferait le plus reculé des provinciaux qui voudrait être au fait de la littérature de la capitale. Les plus grandes intelligences n’échappent pas à cet inconvénient. Goëthe, si sagace et si ouvert à toutes les impressions qu’il ait été, jugeait un peu de travers et d’une façon très subtile notre jeune littérature contemporaine ; il y avait manque de proportion dans ses jugemens ; ce qu’il pensait et disait là dessus au temps du ''Globe'', pouvait être précieux pour le faire connaître, lui, mais non pour nous faire connaître, nous. Il était d’un goût incertain, équivoque en ce qui nous
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que l’attaque, si cette défense se prolongeait et devenait une thèse opposée à une autre thèse. Que la littérature actuelle soit assez peu prude, qu’elle aime les exceptions, les cas singuliers, les situations scabreuses ou violentes, je ne le nierai pas, et je lui souhaiterai un peu plus de tempérance, au nom de la morale sans doute, mais aussi au nom du goût. Le goût, il faut bien le dire, n’est pas tout-à-fait la même chose que la morale, bien qu’il n’y soit pas opposé. La morale, établie d’une façon stricte, peut être quelquefois en méfiance du goût et le faire taire ; si difficile et si dédaigneux qu’il soit, elle est moins étendue et moins élastique que lui. Quand une personne de principes et de croyance religieuse me parle contre un certain genre littéraire au nom de sa conscience, je m’incline et ne discute pas ; c’est de sa part un motif supérieur qui interdit un danger, un écueil ; il n’y a pas de comparaison à faire entre les avantages gracieux qu’on pourrait réclamer, et les inconvéniens funestes qu’elle y croit voir. Quand Racine fut convaincu de la doctrine de Nicole, il cessa de faire des tragédies. C’était le parti le plus sûr. Devant saint Paul, Anacréon et Horace n’existent pas ; la ceinture de Vénus est à quitter pour l’austère cordon. Mais la société n’en est pas là, et, dans la discussion présente, quand on se tient du parti sévère à la morale du monde, à ce qu’on appelle être honnête homme, à la morale qui admet la comédie et la tragédie, ''Tartufe'' et ''Phèdre'', et la ceinture de Vénus et les jardins d’Armide ; oh ! alors le goût peut intervenir en son nom et faire valoir ses motifs. Or, depuis qu’il y a des sociétés civilisées, des littératures polies, ces littératures, soit sur le théâtre, soit dans les poésies lyriques, soit dans les autres genres d’imagination, ont vécu sur des exceptions pathétiques, passionnées, criminelles souvent, sur des amours, des séductions, des faiblesses, et les œuvres qu’on admire le plus parmi les hommes sont celles qui ont triomphé dans la forme, dans un certain charme qui y respire, dans une certaine moralité qui résulte autant de la beauté de la production que de la conclusion expresse, ou qui même est quelquefois en sens contraire de cette conclusion littérale qu’on y pourrait voir. Cette beauté, il faut en convenir, cette harmonie de contours et de composition, qui peut réparer jusqu’à un certain point les désordres du fond, nos écrivains modernes, si éclatans dans le détail, ne l’ont guère, et c’est là peut-être ce qu’il faudrait leur demander plutôt qu’une moralité
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directe que l’art véritable, n’a jamais cherchée et qu’il fuirait, j’en suis sûr, obstinément, sitôt qu’on la lui afficherait avec solennité. Le mariage, entre autres choses essentielles dans la vie, est de celles qui se respectent d’autant plus qu’on en parle moins et qu’on les prêche moins. Qu’on en jouisse, qu’on y trouve avec vertu le bonheur, mais toute inspiration n’est pas là. Dans l’état de démocratie ou plutôt de classe moyenne où nous allons de plus en plus, il y a un écueil, un faux idéal tout-à-fait à éviter pour l’art, et pour le goût. Qu’on s’imagine une littérature qui serait de nature à satisfaire à première vue, bon Dieu ! les susceptibilités moralistes d’outre-mer, les ménages vertueux mais étroits ; de toutes les provinces, ou encore la majorité d’une chambre des députés (je demande pardon à tout ce que cette majorité renferme de membres individuellement spirituels). Le jour où il y aura une telle -littérature, claire, évidente, bien déduite, bien moralisante, n’offrant incontestablement que d’honnêtes tableaux, ce jour-là la société aura gagné beaucoup en tout autre point que le goût. Cette espèce de littérature, qui sera un symptôme de tant d’autres prospérités et de tant de mérites désirables, adviendra, nous l’espérons. Mais il devra y avoir à côté une littérature un peu moins à l’usage de ces bons et honnêtes esprits étrangers, de cette majorité de classe moyenne, de chambre des députés, etc., etc. ; il y aura toujours une littérature plus en quête des exceptions, des idées avancées et encore paradoxales, des sentimens profonds, orageux, tourmentans, dits poétiques et romanesques. Heureuse cette littérature à la fois plus démocratique et plus aristocratique, plus raffinée et plus audacieuse, moins moyenne en un mot, si elle n’est pas jetée hors de toute beauté et de tout calme d’exécution, hors d’un certain bon sens indispensable au génie et de certaines conditions éternelles de l’art, par la pruderie, l’honnêteté exemplaire et les prétentions établies de l’autre littérature ! Aujourd’hui nous n’en sommes pas là. Toutefois, au bruit de la réaction morale qui semble depuis quelque temps s’organiser, et à laquelle l’article reproduit par la ''Revue Britannique'' vient prêter sa grosse voix, nous concevons qu’il y ait de quoi mettre hors des gonds une littérature, même un peu plus patiente que ne l’est la nôtre. L’article en question est, dans son genre, une manière de grossièreté qui vaut (en fait d’offense au goût et à la vraie décence) tout ce qu’il impute à cette littélittérature
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rature un peu relâchée. Si l’article était resté là où il a paru, c’est-à-dire hors de France, nous l’y aurions laissé à l’usage des préjugés ''tories'' et des vanités littéraires nationales qu’il caresse ; mais puisqu’on a jugé à propos de nous le reproduire en France comme une pièce qui a quelque intérêt et quelque gravité, il nous a été naturel d’en dire notre avis. Au reste, un seul ouvrage où un sentiment vrai, une situation touchante, une idée digne d’être méditée apparaîtraient sous des formes qui auraient attrait et fraîcheur, servirait plus la cause du goût et de la morale délicate que toutes ces discussions et récriminations stériles que pour cette raison nous nous hâtons de clore. Ceci soit dit sans faire bon marché pour notre nation de cette faculté de vraie critique qu’elle a toujours, possédée et dont elle n’est pas si dénuée aujourd’hui. C’est en France encore (que les ''reviewers'' étrangers daignent le croire) que les ouvrages qu’on lui reproche de faire naître sont le plus promptement, le plus finement critiqués, raillés, sinon par écrit toujours, partout ailleurs, en causant, au coin d’une rue ou d’un salon, dans la moindre rencontre de gens qui à demi-mot s’entendent. Athènes enfin n’est pas si anéantie qu’on s’en vante là-bas : elle existe, je ne dis pas à l’Académie tous les jours, ni dans le gros des journaux ; mais bien qu’éparse, c’est un plaisir de plus de la savoir là et de la retrouver. Que si l’auteur de l’article ou autres de son bord me demandaient où se dérobent par hasard ces coins d’Athènes, je me garderais bien de le leur dire. Quand des gens comme ceux-là surviennent en tumulte, il faudrait avant tout, si l’on était sage, se tenir coi dans le plus petit des buissons de l’Hymète, leur abandonnant à discrétion toute la Béotie et même tout le Péloponèse.